Colloques en ligne

Chantal Liaroutzos

La loi et la règle dans le chapitre « De l’expérience »

1Le début du chapitre 13 du livre III peut être considéré comme un « discours de la méthode » avant la lettre, en même temps qu’un bilan et un protocole de lecture pour l’ensemble des Essais1. Il débute par un axiome : « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance». Cette traduction de la première phrase de la Métaphysique d’Aristote revêt la forme d’une sentence, ainsi qu’en témoignent la construction rythmique fondée sur la symétrie : 4x4 (ou 2 octosyllabes) et la répétition de « désir ». Assertion vigoureuse, donc, mais les possibilités de la connaissance étant pour Montaigne très limitées, on voit d’emblée qu’on va se heurter à une aporie. « Nous n’avons aucune communication à l’être » (II, 12 : 395). La libido sciendi n’a d’autre fondement qu’elle-même, elle est une « curiosité transcendantale »2.

2La difficulté apparaît d’emblée : le désir de connaissance est naturel, mais ce désir naturel est contrecarré par la nature elle-même : « Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne [fût] dissemblable » (III, 13 : 403). Ni les « formes » conçues par la raison, ni celles que l’on pourrait tirer de l’expérience, ne sauraient s’adapter à l’infinie mobilité du réel. Il sera dit plus loin que l’esprit de l’homme est victime d’une « maladie naturelle » : « Il ne fait que fureter et quêter. Et va sans cesse tournoyant, bâtissant et s’empêtrant en sa besogne, comme nos vers de soie, et s’y étouffe » (III, 13 : 407). Le recours à l’expérience risque donc d’être décevant pour qui cherche la vérité. La nature est exigeante avec l’homme. Peut-on aller jusqu’à dire qu’elle lui demande l’impossible ? En tout cas, deux « postulations » contradictoires se partagent son esprit : le désir d’aller vers l’unité, ou au moins la ressemblance, et la tendance à la dispersion qui empêche de progresser.

3Pour analyser cette difficulté, Montaigne se place immédiatement sur le terrain juridique. Il est question de « la multitude des lois » (III, 13 : 403). Montaigne fait ici de la loi la pierre de touche de la connaissance. Le nœud de la problématique est le lien connaissance – expérience – justice – vérité. Il s’agit de questionner le rapport de ces notions entre elles d’une part, et à la nature de l’autre. Dans un premier temps, l’association lois-justice semble aller de soi, puisqu’elle est envisagée sous l’angle de l’ « autorité des juges » (Ibid.). Il est aussi illusoire de multiplier les lois (comme le fait Tribonien, compilateur du Digeste) que de les restreindre à la loi biblique (comme font les protestants). Montaigne donne à cela deux explications : l’une conjoncturelle, la « licencieuse liberté des juges », qui abuse des subtilités offertes par la rhétorique du droit ; la seconde est essentielle : les lois, qui sont fixes, ne peuvent coïncider avec l’action, qui est par définition mouvement.

4D’où une hypothèse, présentée sous la forme d’une provocation : si suivre les lois c’est errer indéfiniment, ne serait-il pas alors préférable de vivre sans lois ? « Il vaudrait mieux n’en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre » (III, 13 : 404). Faut-il prendre cette hypothèse au sérieux ? C’est ce que fait Pierre Manent3. Mais Montaigne n’a-t-il pas dit tout au long des Essais qu’il faut suivre la loi, suivant l’exemple de La Boétie: « il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né » (I, 28 : 382).

5Ce paradoxe trouve un commencement de solution grâce à la seule référence possible, celle que fait alors Montaigne aux lois naturelles, « toujours plus heureuses » que les lois faites par les hommes. Pour connaître ces lois naturelles, nous avons deux témoignages : l’âge d’or des poètes, et les « nations qui n’en [des lois] ont point d’autres ». Mais on notera que l’exemple convoqué ici n’est pas celui des Indiens d’Amérique : dans l’allusion qu’il y fait dès l’avis « Au lecteur », Montaigne avançait déjà une restriction à la possibilité de vivre encore sous la seule loi naturelle : « ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature » (je souligne). Dans le chapitre « De l’expérience », Montaigne reste très allusif quant aux lois des « sauvages » (« en voilà.... », « les autres », III, 10 : 404), se contentant d’alléguer l’exemple d’une justice qui prend le parti de s’en remettre au hasard pour régler les cas litigieux, « selon les occurrences, et à l’œil » (Ibid.). C’est suggérer que s’abandonner au hasard est le moyen le plus naturel d’exercer la justice.

6Vient alors un nouvel argument contre la multiplicité des lois : elles sont prononcées dans un langage qui n’est pas naturel (en particulier les « clauses artistes »), si bien que les lois ne peuvent « tomber sous aucun règlement ». À ce stade de la réflexion, il apparaît que les lois sont contre-nature, contre la règle et contre la raison (« elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription, ni aucune certaine intelligence », III, 13 : 405). Au contraire, l’indocilité de la nature à être contenue dans un cadre est démontrée par l’exemple du mercure. Il est impossible de « contraindre la liberté du généreux métal ». L’expression rappelle explicitement le « cœur généreux » évoqué en II, 17 (« Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au moins tout y est humain », II, 17 : 460), et annonce l’« esprit généreux » évoqué un peu plus loin (« Nul esprit généreux ne s’arrête en soi », III, 13 : 407).

7Montaigne fait alors retour à la question de l’expérience et de son rapport à la vérité : « il se sent par expérience que tant d’interprétations dissipent la vérité ». La vérité serait-elle donc accessible aux sens ? L’exemple du mercure permet une avancée dans la réflexion sur la « chasse de connaissances » amorcée précédemment. L’aporie initiale est toujours présente : un « esprit généreux » ne se lasse pas de chercher, bien qu’il en soit, comme un autre, empêché par sa « maladie naturelle ». L’esprit généreux toutefois ne se contente pas des connaissances acquises, il suit le mouvement du monde. C’est un esprit libre (« sans patron et sans but »), toujours insatisfait, à qui la route est « toujours ouverte », et qui progresse comme un fleuve, ou comme un poème. Comme la prolifération des lois empêche la justice, celle des commentaires nuit à la vérité, qui est adéquation à l’objet, lui-même toujours en mouvement. Donc il faut se libérer de la paralysie créée par les commentaires.

8Suit un ajout postérieur à l’édition de 1588, qui se présente comme une digression : le passage au thème du livre qui se prend lui-même pour objet : « nous ne faisons que nous entregloser » : en fait Montaigne n’a pas perdu le fil, puisqu’il ici se glose lui-même, il est à la fois auteur et commentateur de son discours : « Mon thème se renverse en soi » (III, 13 : 409). Quel rapport entretient cette autojustification avec les notions convoquées jusqu’ici (connaissance – expérience – justice – vérité – nature) ? Le fait de se cantonner dans son moi, de limiter ses investigations à ce mouvement infiniment circulaire serait-il un remède à la maladie de l’esprit, un moyen de limiter l’errance dans l’infini du monde ? La question n’est pas ouvertement posée pour le moment. Montaigne se contente de présenter sa démarche comme un exercice de sa liberté, au nom de laquelle il espère que le lecteur voudra bien l’excuser. Cette liberté n’est-elle pas ce qui fonde le pacte de lecture des Essais ? Nous n’avons pas perdu de vue le questionnement sur la possibilité de la connaissance, mais la réflexion métadiscursive permet d’avancer un nouvel argument : l’interprétation est source de « divisions et d’altercations » (III, 13 : 409), d’où Montaigne conclut que « notre contestation est verbale ». Il est impossible de savoir ce que sont la nature, les sens et l’esprit (« volupté »), les sciences (« cercle ») et le droit (« substitution »), parce que, comme les lois, « nul événement et nulle forme, ressemble entièrement à une autre » (Ibid.) : la nature est un ingénieux mélange, une tension entre semblable et dissemblable. La loi consiste à juxtaposer les rares « coins » par où il peut y avoir similitude entre les actions : « Toutes choses se tiennent par quelque similitude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’expérience, est toujours défaillante et imparfaite : On joint toutefois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les lois » (III, 13 : 410). Cela concerne les lois éthiques (qui gouvernent le particulier) et les lois générales.

9On voit que la critique de la justice n’a pas été abandonnée. Elle a même gagné en véhémence pendant que le propos semblait s’attacher à d’autres motifs. La justice est un « témoignage de l’humaine imbécillité » ; « faveur » et « rigueur » sont des « parties maladives » de la justice, et en constituent le « corps même et essence » (Ibid.), de même que les vices sont une composante essentielle de l’âme, comme l’avait montré le chapitre « De l’utile et de l’honnête ». La justice est fondamentalement injuste, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle en vienne, sciemment, au sacrifice humain : la condamnation d’innocents « consacrés aux formules de la justice » (III, 13 : 411).

10Le rappel des « anciennes opinions concernant la justice » conduit à y voir une tension entre justice « en détail » et justice en soi (III, 13 : 410-411). La justice humaine ne peut être que relative. On comprend alors que Montaigne, qui a été juge, avoue qu’il souhaite ne pas avoir affaire à la justice, pour rester libre. À ce moment de son argumentation, il peut alors avancer ce qu’il a appelé au livre I « la loi des lois »4 : « les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité ». L’emploi du terme « mystique », qui appartient au domaine religieux est un hapax dans les Essais, sur lequel il peut être utile de s’interroger.

11Montaigne ne veut évidemment pas dire que les lois (humaines) sont d’origine divine. On n’en connaît pas l’origine5. Si on pouvait en avoir quelque appréhension, ce serait plutôt par référence à la nature6. Certes, nous avons perdu la connaissance des lois naturelles, mais nous pouvons peut-être en déceler quelques traces dans le monde et en nous (par exemple la libido — le désir de se reproduire — et la libido sciendi), puisqu’il n’est rien de « plus naturel que le désir de connaissance ». Alors, si les lois humaines ne sont pas un don de Dieu, d’où vient leur caractère « mystique » ? Au xvie siècle l’adjectif « mystique » est omniprésent : selon Michel de Certeau, il désigne une opération à faire sur les termes qu’il affecte : « jardin », « rose », « sens »7. Le terme revêt une portée à la fois pragmatique et métalinguistique : il précise une façon d’utiliser et d’entendre les expressions qu’il surdétermine. Hérité de la théologie, il désigne une des modalités de l’allégorie comme procédé de lecture de l’Écriture sainte (c’est cela le « sens mystique »)8. Il est en particulier employé dans l’expression « corps mystique », qui désigne allégoriquement l’Église (l’Église est le corps mystique du Christ). Depuis la mort du Christ, c’est l’Église qui remplace dans le monde le corps absent de Dieu. Être membre de l’Église (l’assemblée des fidèles) c’est ainsi adhérer à une absence vécue comme une présence absolue. Cette adhésion est de l’ordre de la foi, non de la raison. Dire que le fondement de la loi est mystique, c’est dire que la loi est fondée sur une absence — celle de la justice — qui devient fondatrice par un acte de violence 9 : c’est la seule volonté du législateur qui impose la loi, par un pur « tour de force » le plus souvent irrationnel. À cet acte de violence on ne peut répondre que par un acte de foi : il faut croire à la loi.

12Montaigne applique-t-il à la justice l’apophasis qui définit la théologie négative10 ? On ne peut dire ce qu’est la loi (en tout cas il ne le dit pas, il ne la définit pas), on ne peut que dire ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas la justice. Ainsi, l’adhésion à la loi ne peut se faire que sur le mode de l’appropriation mystique. La loi est fondamentalement contradictoire. En effet, elle est à la fois émanation du général – elle doit s’appliquer à tous – mais elle est aussi émanation du particulier, en tant qu’elle procède d’un Prince ou d’un législateur qui peut obéir à des contingences : elle peut répondre à des circonstances particulières (« […] la fortune, réservant toujours son autorité au-dessus de nos discours, nous présente aucunefois la nécessité si urgente, qu’il est besoin que les lois lui fassent quelque place », I, 23 : 279). Cette contradiction est rappelée par l’« ancienne opinion » : « Qu’il est force de faire tort en détail, qui veut faire droit en gros » (III, 13 : 411-412). La théologie négative abolit le principe de non-contradiction. À ce stade, il apparaît que la loi est contre nature et contre la justice, c’est pourquoi, paradoxalement, elle est un impératif absolu. En refusant à la loi la caution de la raison, Montaigne rend inapproprié, et même dangereux, tout désir de changer la loi.

13Une fois posée l’impossibilité de tirer une loi de l’expérience, l’argumentation développée au début du chapitre III, 13 fait retour à la question de la connaissance : « notre expérience personnelle » est « suffisante » à nous instruire, si nous savons en faire notre profit. La loi générale du monde s’appréhende par le « sentir » et s’oppose à « nos lois » ou aux « lois ». Il faut donc se référer aux règles de la nature (III, 13 : 415), que la connaissance philosophique ne peut saisir. Ce n’est pas la philosophie qui est le moyen de la connaissance, mais la prudence : celle-ci apprend à se conduire « naïvement et ordonnément ». Le mouvement de la pensée apparaît circulaire : par la prudence, la nature nous apprend à vivre naturellement ; celui qui a le bonheur de vivre selon la nature connaît les règles de la nature. On voit ici que Montaigne ne parvient pas à donner frontalement une définition de la nature : cela ne peut se faire que par une tautologie.

14Le moment est venu de se poser la question de ce qu’est la règle pour Montaigne, et de son rapport à la nature. L’on pourra se référer dans un premier temps au chapitre I, 14 (« Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion, que nous en avons ») : l’essayiste cherche des règles pour s’affranchir de la peur de la mort, de la souffrance et de la pauvreté. À cette fin, il se propose une ascèse, sur la base d’un argument : l’être-horrible de la mort n’est pas un en-soi, puisqu’il est éprouvé différemment par chacun. Puisque la mort peut être appréhendée de diverses manières, le mieux est de suspendre son jugement, de mettre en veille la raison qui nous fait voir le danger11. Cette ascèse du jugement constitue une première règle, qui offre une double caractéristique dans laquelle nous pourrons voir un élément de définition : la règle est valable pour tous ceux qui l’adoptent, mais chacun doit trouver une manière qui lui est propre de la mettre en œuvre en fonction de ce qu’il est. Cela suppose de mettre en œuvre une intelligence de la règle en fonction de la commodité, de l’intuition que chacun a de son être. C’est là une composante indispensable, ce qui permet, si on suit la règle, d’agir conformément « à l’universel ordre des choses » (I, 14 : 184), cet ordre des choses dont l’être de chacun, quelque singulier qu’il soit, participe éminemment.

15Trouver un principe qui permette de surmonter la douleur est plus difficile. Montaigne engage ici une réflexion qui va plus loin dans la question de l’élaboration de la règle. Contrairement à la mort, la douleur, elle, existe en soi, sa connaissance ne relève pas de l’imagination mais d’un savoir objectif, qui est le jugement des sens. Souffrir corporellement est un fait de nature. Pour affronter la douleur, la règle à suivre est celle de la patience, qui suppose que l’on parvienne à désolidariser autant que faire se peut l’âme du corps, suivant le principe stoïcien. Le corps s’émeut sous l’effet de la douleur, l’âme peut refuser de s’émouvoir. Le second argument en faveur de la patience est qu’elle est un apprentissage de la vertu, elle permet de s’élever au-dessus du commun, d’acquérir ce que Montaigne appellera « un esprit généreux ». Enfin, Montaigne donne un nouvel argument pour encourager à la patience : si la douleur est longue, elle est supportable, si elle est violente, elle est courte (III, 10 : 447). La règle à adopter face à la douleur doit en fin de compte satisfaire, on l’a dit, au principe de commodité. S’imposer une règle est une libre disposition de la volonté, fondée sur une connaissance interne de ce qui convient à notre être. Cette attention à soi engage notre nature en ce qu’elle participe à notre nature. Il ne faut pas suivre son imagination, parce que l’imagination est démesurée, alors que la nature est mesurée. L’imagination est la faculté de s’affranchir des règles de la nature, et, « puisque nous nous sommes émancipés de ses règles [des règles de la nature], pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantaisies, au moins aidons-nous à les plier du côté le plus agréable » (I, 14 : 188) : faute d’avoir conservé la placidité des animaux, nous pouvons, par l’exercice, résister à la douleur. La multiplicité des exemples que donne alors Montaigne est garante de la possibilité d’ériger une règle de conduite face à la douleur.

16Reste la question de l’indigence : elle est bien du ressort des productions de l’imagination. C’est l’imagination qui crée la peur de manquer, c’est-à-dire un rapport anxiogène au temps. Le temps de l’avarice est une perpétuelle anticipation sur un avenir angoissant parce qu’inconnu. Montaigne s’appuie sur son propre exemple : après une phase de prodigalité suivie d’une phase d’avarice, il n’a commencé à trouver sa règle que dans le présent. Cette règle, qui lui permet d’affronter la crainte de l’indigence, engage un rapport à autrui : pour préserver littéralement son temps libre, cette jouissance du présent, Montaigne a confié sa bourse à un tiers, auquel il accorde une confiance totale. Cette confiance crée un lien, qui est indispensable à la constitution d’une règle.

17L’on voit que le chapitre 14 du premier livre joue un rôle programmatique : il fonde les bases d’une réflexion sur la règle qui trouve pleinement sa portée dans le dernier chapitre des Essais, et que nous allons tenter de récapituler brièvement.

18Notons, avant de poursuivre, que le mot « règle » (au singulier ou au pluriel) n’est pas employé de manière univoque : le sens du terme est toujours spécifié par le contexte (règle religieuse, règle philosophique, règle médicale, règles de la nature) ; dans l’ensemble des Essais, le mot n’apparaît qu’une fois pour désigner la règle scientifique. Lorsqu’il parle des principes qui dirigent sa conduite, Montaigne emploie le singulier. L’emploi d’un déterminant joue fréquemment un rôle dépréciatif : il en va ainsi de « nos règles » (« notre connaissance […] est un misérable fondement de nos règles », III, 6 : 181), ou du déictique dans « ces règles populaires de la civilité » (III, 8 : 232), « ces règles qui excèdent notre usage et notre force » (III, 9 : 297) ; mais on peut trouver un emploi similaire de l’adjectif dans l’expression ironique « cette belle règle » (III, 5 : 103) qui circule parmi les femmes (Montaigne évoque ici le conseil de considérer son mari comme un traître).

19L’on peut dire qu’une action est réglée si elle est conforme à ce que je sais de ma condition, de ma « forme maîtresse » (« selon ma règle », III, 2 : 48). La règle est le propre d’un individu particulier. L’exemple de Sénèque illustre le souci jaloux (« À celles [les promesses] qui sont de nul poids je donne poids de la jalousie de ma règle», III, 9 : 265) de respecter une règle que l’on s’est choisie, puisque le philosophe est allé jusqu’à renoncer au régime végétarien qu’il avait adopté pour que l’on ne puisse croire qu’il l’ait emprunté « d’aucunes religions nouvelles ». Mais cet exemple illustre aussi l’extrême plasticité de la règle individuelle : Sénèque renonce à son régime aussi facilement qu’il l’avait adopté, car la règle que l’on s’impose doit être fixée suivant le principe d’une violence minimale. Il suffit d’infléchir un penchant naturel, de modifier le pli, comme disait le chapitre 14 du livre I, pour s’adapter à une nouvelle exigence imposée par la vie. La règle est fondée, nous l’avons vu, sur la « commodité ». Plus, même : le désir est un principe d’heuristique de la règle, il en est la pierre de touche, parce qu’il procède de nature, comme le savent les médecins les plus avisés : « Les médecins ploient ordinairement avec utilité, leurs règles à la violence des envies âpres, qui surviennent aux malades. Ce grand désir ne se peut imaginer, si étranger et vicieux, que nature ne s’y applique » (III, 13 : 436). Si j’ai des coliques néphrétiques et que j’ai envie de manger des huîtres, il n’y a pas de raison que je m’en prive, parce qu’il n’est pas certain que la consommation des huîtres soit néfaste (c’est négation du principe de précaution !).

20Cela ne signifie pas que le désir est la seule règle, parce que le désir est sans mesure, alors que la règle suppose toujours modération. Il faut savoir la moduler :

Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en été, et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément : mais pour n’offenser la règle de Democritus, qui défendait de s’arrêter à quatre, comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin jusques à cinq, trois demi-setiers environ [...]. (III, 13 : 464) 

21 L’humour signale la part active que prend l’auteur à l’élaboration d’une règle qui n’est ni celle d’Auguste, ni celle de Démocrite, mais la sienne. C’est là encore un trait qui distingue la règle de la loi : la loi n’exige pas véritablement une adhésion, seulement que l’on se soumette à elle. Il n’y a rien à négocier avec la loi, il suffit de lui obéir, tandis que la règle suppose un consentement actif, une juste pesée de la contrainte qu’elle peut impliquer : « On se doit adonner aux meilleures règles, mais non pas s’y asservir : Si ce n’est à celles, s’il y en a quelqu’une, auxquelles l’obligation et servitude soit utile » (III, 13 : 433). De ce fait la règle ne fige rien, ou elle n’est pas règle : « J’ai des inclinations plus propres et ordinaires, et plus agréables, que d’autres. Mais avec bien peu d’effort, je m’en détourne, et me coule aisément à la façon contraire. Un jeune homme doit troubler ses règles, pour éveiller sa vigueur : la garder de moisir et s’apoltronir » (III, 13 : 430). L’on pourrait objecter que cette liberté intérieure est impossible à maintenir lorsqu’il s’agit de règles collectives. Certes, dans ce cas, il n’y a pas de malléabilité. La règle monacale, par exemple, n’est pas négociable. Elle soude une collectivité par le consentement de chacun. Cela dit, elle est non-contraignante pour ceux qui ne l’acceptent pas. Ce n’est évidemment pas le cas de la loi, instance d’autorité externe, comme on l’a vu.

22Ainsi, toute règle — qu’elle concerne le jugement ou les mœurs et la façon de vivre — est « une règle pour l’esprit », selon l’expression de Bernard Sève12 : elle met à l’épreuve le jugement en même temps qu’elle l’entraîne, et revêt ainsi une portée éthique. Elle suppose en effet une confrontation permanente de soi avec soi-même, mais encore avec autrui :

Quand je me trouve convaincu par la raison d’autrui d’une opinion fausse, je n’apprends pas tant ce qu’il m’a dit de nouveau, et cette ignorance particulière : ce serait peu d’acquêt : comme en général j’apprends ma débilité et la trahison de mon entendement : d’où je tire la réformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs, je fais de même : et sens de cette règle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l’espèce et l’individu, comme une pierre où j’aie bronché. J’apprends à craindre mon allure par tout, et m’attends à la régler (III, 13 : 416).

23Ainsi ramené à une humilité salutaire, l’esprit est capable d’aller à la rencontre d’autrui, de se « fortifier par la communication des esprits vigoureux et réglés » (III, 5 : 203). Se fixer une règle et la suivre implique, comme nous l’avons vu avec la question de l’indigence, une relation de confiance en un tiers. Dans le meilleur des cas, cette confiance peut faire naître un lien plus étroit. Rappelons ce passage célèbre de III, 9 : « Je sens ce profit inespéré de la publication de mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de règle. Il me vient parfois quelque considération de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette publique déclaration m’oblige de me tenir en ma route » (III, 9 : 283-284). Cette règle de sincérité que s’est imposée Montaigne lui permettra peut-être même de rencontrer l’amitié « en [s]a route » :

[…] s’il advient que mes humeurs plaisent, et accordent à quelque honnête homme, avant que je meure, il recherchera de nous joindre. Je lui donne beaucoup de pays gagné : car tout ce qu’une longue connaissance et familiarité, lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement […]. Ô un ami : Combien est vraie cette ancienne sentence, que l’usage en est plus nécessaire, et plus doux, que des éléments de l’eau et du feu. (III, 9 : 285)

24Un passage du chapitre « Sur des vers de Virgile » explicite la nécessité de cette exigence de sincérité. Pour que la règle soit active, l’on doit faire la lumière sur ce qu’on donne à voir aux autres. Se publier, tout dire, garantit l’observance de la règle. À ceux qui offrent une « contenance bien réglée » alors que leur conscience est « au bordel » (III, 5 : 94), Montaigne oppose son effort de transparence, qui permet de mettre à l’épreuve — ou à l’essai — son observance de la règle, évitant ainsi le risque de la mauvaise foi : la mauvaise foi, c’est ce qui fait que l’on manque à la règle que l’on s’est fixée.

25Dans l’établissement de ces règles de vie dont seront donnés des exemples nombreux à la fin du chapitre, la mémoire est un adjuvant :

Qui remet en sa mémoire, l’excès de sa colère passée : et jusques où cette fièvre l’emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu’il a couru, de ceux qui l’ont menacé, des légères occasions qui l’ont remué d’un état à autre, se prépare par là, aux mutations futures, et à la reconnaissance de sa condition. (III, 13 : 415)

26Montaigne nous conduit à nous demander : qu’ai-je fait de ma mémoire ? Il faut la déblayer pour l’utiliser à plein : ne pas l’encombrer de regrets (« Du repentir »), de connaissances ni de recherches inutiles. L’auteur, qui dit ne pouvoir se fier à la sienne, donne dans ce passage l’exemple d’une utilisation éthique de la mémoire. En somme, celle qui lui manque ne sert à rien. La « bonne » mémoire emploie la capacité de recherche qui est en chacun à se conduire suivant sa « forme maîtresse » – même si celle-ci est plus un idéal qu’une réalité perceptible13 –, dont on déduit des règles de vie.

27Montaigne ne présente certes pas ici un protocole de sagesse, mais se propose comme exemple de la prudence, c’est-à-dire comme exemple d’un usage de l’exemple. Il ne s’agira pas, dans la suite du chapitre, de confronter notre manière de manger, dormir, faire l’amour… à celle de l’auteur des Essais, mais de se confronter à sa méthode : comparer sa façon d’établir des règles de vie à notre propre méthode, ou plus vraisemblablement à son absence. Est-ce que j’établis des règles de vie à partir de mon expérience par le moyen du souvenir ? Suis-je moi-même un esprit généreux, capable non pas de faire des lois, mais de se fixer des règles en s’observant soi-même ? La prudence, dont il a été question plus haut, n’est autre que la connaissance de soi, ce qui revient à reconnaître sa faiblesse (voir la fin du chapitre « De la vanité »).

28Donc la réponse à la question du désir de connaissance, c’est la recherche infinie de la connaissance de soi, c’est-à-dire la mesure de sa propre ignorance, qui est « l’école du monde ». L’expérience y trouve alors sa justification : « c’est par mon expérience, que j’accuse l’humaine ignorance » (III, 13 : 419). Une fois posée cette règle, le risque de l’errance, qui vient de la maladie naturelle de l’esprit, est réduit : prendre la mesure de son ignorance, qui est infinie, c’est à la fois répondre au désir de connaissance infinie, et mesurer le chemin à parcourir avec au moins un instrument pour prendre des repères : la conscience de sa faiblesse. Ce retour à soi est la clé de la connaissance d’autrui :

Cette longue attention que j’emploie à me considérer, me dresse à juger aussi passablement des autres : Et est peu de choses de quoi je parle plus heureusement et excusablement. Il m’advient souvent, de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu’ils ne font eux mêmes. J’en ai étonné quelqu’un, par la pertinence de ma description : et l’ai averti de soi. Pour m’être dès mon enfance dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui, j’ai acquis une complexion studieuse en cela. Et quand j’y pense, je laisse échapper autour de moi peu de choses qui y servent : contenances, humeurs, discours. J’étudie tout : ce qu’il me faut fuir, ce qu’il me faut suivre. (III, 13 : 419-420)

29C’est l’art de chercher sa règle que décrit ici Montaigne, auquel il s’est adonné depuis l’enfance, conformément à sa « forme maîtresse », qui n’est jamais trouvée une fois pour toutes mais dont la quête caractérise l’esprit généreux. La connaissance et la reconnaissance d’autrui est ce qui donne vie à cette entreprise : Montaigne espère d’autrui qu’il puisse se porter garant de sa règle.

30Le même esprit anime la rédaction de son livre14. Dire, c’est promettre, c’est un engagement à la fois vis-à-vis de soi et des autres. Montaigne a besoin de la réassurance que lui donne sa conscience, c’est une contrainte plus forte que n’importe quelle juridiction commune. La règle est à usage interne, mais elle contribue aussi, et par là même, à créer la réciprocité. Elle fonde ainsi une communauté des sujets moraux. Transgresser cette règle, c’est se condamner plus sévèrement que pourrait le faire un juge. Cette action est celle d’un « esprit généreux » parce qu’elle est libre. En somme, l’esprit généreux sait remettre la loi à sa place, dans le lointain mystique dont la contemplation ne l’intéresse pas. Lui ne cherche qu’à « tenir sa route », c’est à dire écrire les Essais, entreprise où la règle n’est jamais donnée par avance, mais où il progresse, et son lecteur avec lui, « sans règle […] et à tâtons » (III, 10 : 420).