Colloques en ligne

Philippe Desan

Montaigne règle ses comptes : le caractère politique du troisième livre des Essais

1L’approche que nous proposons de suivre est résolument sociologique ; elle part du principe Lukacien1 qu’une œuvre littéraire ou philosophique doit d’abord être saisie dans sa totalité et non pas analysée par bribes détachées. C’est notamment la méthode que nous avons suivie dans notre biographie politique de Montaigne et dans plusieurs articles récents sur la nature du troisième livre des Essais de Montaigne2. Rappelons que si les Essais furent effectivement rédigés sur vingt ans (1572-1592), le troisième livre (aussi bien dans sa première version de 1588 que dans les additions marginales de l’Exemplaire de Bordeaux) ne représente qu’environ six années (1586-1592) d’activité rédactionnelle pour leur auteur. Il faut aussi s’affranchir du mythe montaignien, encore trop souvent colporté par les spécialistes, qui fait de l’Exemplaire de Bordeaux la preuve par neuf d’un travail soi-disant quotidien de la part de l’auteur des Essais3. Comme nous allons le voir, c’est là une exagération des pratiques d’écriture de Montaigne et une méconnaissance de la chronologie.

2Le troisième livre des Essais est bien un objet à part, un livre qui se démarque de par sa forme (chapitres dans l’ensemble beaucoup plus longs) et son contenu (réflexion a posteriori de ses expériences administratives et politiques). Suite à la mairie de Bordeaux (1581-1585) et au lendemain de l’échec de sa première négociation entre Henri III et Henri de Navarre en 1585, Montaigne n’avait pas jugé bon de pour­suivre les développe­ments moraux, militaires et diploma­tiques qui ponctuent les premiers chapitres rédigés entre 1572 et 15804. Son livre avait évolué en fonction de ses propres ambitions politiques5 et avait pris une tournure différente. L’expérience de Montaigne comme administrateur de la cin­quième ville de France ne lui avait pas laissé de bons souvenirs et le troisième livre des Essais fut pour lui l’occasion de régler ses comptes et de dresser un premier bilan de ses déconvenues diplomatiques et politiques. Il faut sur ce point rappeler que les Essais ont toujours été conçus comme une caisse de résonance par rapport aux événements de leur temps6, principalement les guerres de religion qui sévis­sent en France entre 1563 et 1592.

3Mais revenons brièvement sur le contexte éditorial du troisième livre. En septembre 1585 – deux mois après la fin du second mandat de Montaigne à la mairie de Bordeaux –, Henri de Navarre et Condé furent excommuniés par une bulle privatoire de Sixte Quint. Soutenu par les Guise, Charles de Bourbon faisait figure de prétendant à la couronne. Henri III s’était incliné une fois de plus sous la pression de son entourage et n’avait pas su mener à bien les négociations amorcées à la fin de l’année 1584. Il faisait l’objet de critiques acerbes pour son tempérament non « point guerrier, mais timide, et craintif de ceux qu’il jugeoit luy pouvoir faire du desservice7 ». L’influence de sa mère, Catherine de Médicis, renforçait son image de piètre décideur et l’on dénonçait le double-jeu qu’il aurait appris auprès d’elle. On rappellera sur ce point que ses détracteurs virent en elle l’instigatrice du massacre de la Saint-Barthélemy. La légende veut que c’est en lisant – en cachette – Le Prince de Machiavel qu’elle aurait eu l’idée de se débarrasser des princes huguenots et de l’intelligentsia protestante. Feinte et tromperie n’étaient pas des qualités recommandables pour un souverain. C’est dans ce climat d’incertitude et de mépris envers la personne du roi que Montaigne se mit en retrait de la cour en 1585. Il n’avait jamais pu véritablement comprendre la logique des décisions politiques de Henri III. Dans un ajout de l’Exemplaire de Bordeaux, il offre ce portrait peu flatteur du dernier Valois sans le nommer :

Nulle assiette moyenne : s’emportant toujours de l’un à l’autre extrême, par occasions indevinables : nulle espèce de train sans traverse et contrariété merveilleuse : nulle faculté simple : si que le plus vraisemblablement qu’on en pourra feindre un jour, ce sera qu’il affectait [et] étudiait de se rendre connu par être méconnaissable8. (III, 13 : 421 C)

4Il existait un vrai mystère Henri III9, et Montaigne, comme beaucoup de ses contemporains, fit les frais à plusieurs reprises d’une politique royale imprévisible, ponctuée de volte-face, et souvent conduite selon l’humeur du moment. Que de promesses non tenues, que d’engagements bafoués : la patience et la loyauté de Montaigne avaient leurs limites.

5Il ne faut pourtant pas transformer Montaigne en dissident ou en contestataire. Les relations entre un prince et un noble de province sont clairement définies, et l’auteur des Essais ne fut jamais ouvertement critique du pouvoir en place, quel qu’il soit. Les choses ne sont en effet pas si simples et Montaigne relativise souvent les faiblesses de Henri III, notamment devant les partisans de la Ligue qui lui semblent beaucoup plus dangereux pour la stabilité sociale et politique du royaume. En effet, malgré ses faiblesses de caractère, le roi possédait une conception élevée de ses responsabilités. Il plaçait par exemple une confiance démesurée dans la justice et les lois, ce que Montaigne ne manqua pas d’apprécier chez lui. Contre l’avis des bellicistes catholiques, le monarque continua de travailler sans répit à la réconciliation religieuse et tenta de trouver un compromis entre les extrêmes politiques qui polarisaient l’opinion publique. Le dernier Valois fut souvent contraint de céder à ceux qui voulaient en découdre par la force : c’était dans sa nature. Il fit son possible pour éviter la ruine du pays et le péril vers lequel il se dirigeait irrémédiablement. Homme d’idées, privilégiant les entretiens aux coups de main, Henri III ne réussit cependant pas à créer un espace politique suffisant pour permettre aux « Politiques10 » d’influencer de façon durable et décisive les décisions royales.

6La prudence n’était plus de bon ton après 1585 et Henri III appliqua les enseignements de sa mère en matière de gouvernement, allant jusqu’à légitimer la violence pour préserver l’autorité royale. Quinze ans après la Saint-Barthélemy, il était cette fois confronté à un rapport de forces défavorable11. Au début de l’année 1585, il voulait éviter le recours à la force malgré la prise d’armes des ligueurs. S’ensuivit une courte période d’hésitations. Beaucoup de gentilshommes possédaient encore quelques scrupules à s’engager auprès des princes lorrains qui fascinaient cependant par leur audace12. Montaigne ne partageait plus le point de vue des Guise, comme il avait pu le faire lors de la première guerre civile au début des années 1560. Certes, il respectait leur engagement inconditionnel au service de la foi catholique, mais il s’opposait aux « séditions » et aux « troubles » qui conduisaient à ce qu’il appelait le « désordre en nos consciences » (I, 27 : 364 A). La « sédition publique » doit toujours être évitée d’après Montaigne qui, au fil des guerres civiles et de ses propres expériences, se considérait lui-même comme un homme de compromis et de dialogue. Son conservatisme – souvent évoqué par la critique – peut même être considéré comme une forme suprême de préservation de l’État. Henri III venait de céder aux catholiques ultras et la stabilité sociale du royaume ne pouvait que pâtir de cette faiblesse politique. Le traité de Nemours de juillet 1585 constituait de fait une abdication du pouvoir royal en faveur de la Ligue. Les édits de tolérance furent annulés et l’on se retrouvait plusieurs années en arrière.

7Tout le travail diplomatique de Montaigne pour réconcilier Henri III et le Béarnais avait été mis à bas en un instant. Le Sud-Ouest de la France se transformait en champ de bataille et les sensibilités confessionnelles entre protestants et catholiques étaient plus que jamais exacerbées par la multiplication des manœuvres militaires en Guyenne. Les divisions religieuses au sein d’un même village, voire d’une même famille, étaient fréquentes et la famille de Montaigne n’échappa pas à ce phénomène d’éclatement religieux et idéologique. Ainsi, un de ses frères – Thomas, sieur de Beauregard – et les sœurs de Montaigne embras­sèrent la cause protestante. Son plus jeune frère – Bertrand, sieur de Mattecoulon – conservait sa foi catholique, mais il appartenait désormais à la chambre du roi de Navarre, tout comme Montaigne d’ailleurs. Les relations entre Montaigne et ses frères et sœurs étaient difficiles, à la fois pour des divergences religieuses et pour des raisons liées à l’héritage de Pierre Eyquem. Rappelons également que Thomas avait épousé en secondes noces Marguerite de Carle, belle-fille de La Boétie. La dérive confessionnelle des héritiers de La Boétie vers le protestantisme lui rappelait certainement de mauvais souvenirs. Ces ralliements à la religion nouvelle dans sa famille rendaient aussi Montaigne suspect. Situé en territoire huguenot, son château était « assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France » (II, 6 : 68 A). Il était entouré de voisins qui avaient fait le choix de la Réforme et vivait sur le qui-vive dans une zone d’insécurité permanente.

8C’est dans ce contexte politique et religieux qu’il faut comprendre la nature particulière du troisième livre des Essais. Montaigne entreprit l’addition de ce troisième livre dans un climat d’incertitude politique extrême et les doutes de notre essayiste transparaissent dans la plupart des treize chapitres du troisième livre. Sa carrière était désormais en suspens, et, de septembre 1585 au tout début de l’année 1588, il rédigea – par intermittence – la plupart des additions de la deuxième couche des Essais lors de deux campa­gnes d’écriture assez brèves, mais relativement intenses, entre juin 1585 et juillet 1586 dans un premier temps, puis entre mars 1587 et février 158813. C’est à cette époque qu’il com­mença à multiplier les remarques sur lui-même, ses expériences, ses opinions et à émettre des jugements person­nels sur ses expériences politiques et diplomatiques. Il prit pourtant garde à ne pas donner l’impression qu’il appartenait à un camp particulier. Ses critiques demeurent pour cette raison voilées, non pas parce qu’il craignait pour sa vie — comme la critique straussienne voudrait nous le faire croire —, mais tout simplement parce que son rang et sa qualité de gentilhomme lui interdisaient de tomber dans les querelles pamphlétaires qui faisaient rage à son époque. Montaigne se considère toujours au-dessus de la mêlée.

9De part et d’autre, on dressait pourtant des listes de partisans ou d’ennemis. Ainsi, un rapport composé par un observateur italien en 1589 recense cinquante-trois seigneurs acquis à la cause de la Ligue et cinquante-neuf à celle de Henri III14. Il fallait choisir son camp. On reprocha aux « Politiques » — catégorie dans laquelle il est possible de mettre Montaigne avec Jean Bodin et Michel de L’Hospital par exemple — de se tenir passivement sur la touche alors que, selon les chefs zélés aussi bien du parti huguenot que du parti ligueur, le conflit religieux requerrait plus que jamais des prises de position et des actions fortes et résolues. Le non-engagement de Montaigne – le « cul à cheval » entre les deux Henri – se retourna assez vite contre lui. La mode était du côté des libellistes et des auteurs de brûlots ; les Essais irrésolus d’un gentilhomme gascon paraissaient quelque peu anachroniques et décalés face à l’assurance idéologique qui marquait la plupart des esprits du temps. Montaigne se livre pour sa part à une forme de propagande subtile qui prône l’immobilisme politique et religieux : « Autant que l’image des lois reçues, et anciennes de cette monarchie, reluira en quelque coin, m’y voilà planté15 » (III, 9 : 304 B). La posture « attentiste » de ceux que l’on nommait alors les « rieurs » n’était bien entendu pas propre à Montaigne. En effet, les nobles qui jouaient la carte de la neutralité dépassaient les 60 % en Languedoc, Guyenne et Gascogne16. La grande majorité des chevaliers de l’ordre de Saint-Michel restèrent fidèles à Henri III. Sur les 78 nobles membres de l’ordre en Guyenne et en Gascogne, 32 % embrassaient la cause royale, 10 % combattaient pour Henri de Navarre, et seulement 1 % s’étaient engagés aux côtés de la Ligue, les autres préférant rester neutres17. Ce non-alignement reflète une sympathie bienveillante pour le Béarnais, sans doute plus par tradition que par véritable choix religieux.

10L’attitude neutraliste de Montaigne n’a donc rien d’exceptionnel et suit une tradition bien établie dans la région. À la lumière des événements qui se précipitaient sur le front militaire, l’auteur des Essais admet d’ailleurs que, après 1585, ses convictions politiques avaient passablement évolué :

À la vérité, et ne crains point de l’avouer, je porterais facilement au besoin, une chandelle à S. Michel, l’autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille. Je suivrai le bon parti jusques au feu : mais exclusivement si je puis : Que Montaigne s’engouffre quant et la ruine publique, si besoin est. Mais s’il n’est pas besoin, je saurai bon gré à la fortune qu’il se sauve : Et autant que mon devoir me donne de corde, je l’emploie à sa conservation. (III, 1 : 17 B)

11Servir le roi dans la mesure du possible, sans porter préjudice à la sécurité de sa maison ni à la réputation de son nom dans sa région : voilà en quelque sorte le fondement de la position politique de Montaigne à la fin de l’année 1585 au moment où il rédige le troisième livre des Essais. Cette attitude repose sur une conception réaliste et pratique du pouvoir. La dérobade devant la « ruine publique » s’imposait à Montaigne comme un choix inévitable pour « sa conservation ».

12L’auteur des Essais relate cette période difficile et périlleuse de sa vie dans « De la physionomie ». Malgré son silence et son récent retrait de la vie politique, l’auteur des Essais fait l’objet de suspicions de part et d’autre. Les ligueurs lui reprochent d’avoir des amis trop proches du Béarnais et de ne pas afficher plus ouvertement sa foi catholique. Les protestants le soupçonnent d’être à la solde des princes catholiques et de ne pas avoir été un négociateur impartial. Bref, Montaigne se retrouve isolé : « J’encourus les inconvénients que la modération apporte en telles maladies » (III, 12 : 373 B). Sans appuis politiques, il donne l’impression d’une indifférence équivoque à un moment où il est pratiquement impossible de séparer le public du privé : « La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon voisinage, me présentaient d’un visage : ma vie et mes actions d’un autre » (III, 12 : 373 B). Montaigne poursuit la description de sa difficile situation et explique comment il se sentit tiraillé par les partis politiques qui s’opposaient : « Je fus pelaudé [étrillé] à toutes mains : Au Gibelin j’étais Guelphe, au Guelphe Gibelin » (III, 12 : 373 B), identifiant dans ce passage les Guelfes aux ligueurs et les Gibelins aux huguenots.

13Dans ce climat de méfiance mutuelle, Montaigne voyagea peu juste après son mandat de maire. Bordeaux était touchée par la peste et il était trop risqué de traîner sur des routes envahies de déserteurs, mercenaires étrangers et brigands de grand chemin. Pour plus de sûreté, et par manque de perspectives politiques, il fit le choix de rester dans le calme relatif de son château d’août 1585 à juillet 1586. Montaigne se plaçait en attente, en réserve pourrions-nous dire. Ce fut l’occasion de reprendre ses Essais qu’il augmenta sensiblement à la lumière de son expérience à la mairie de Bordeaux. Une partie des chapitres du troisième livre furent rédigés au cours de l’année 1586. Il serait pourtant erroné de considérer cette époque comme un temps seulement consacré à l’écriture. Difficile en effet d’ignorer la situation militaire qui prenait une forme menaçante sous ses fenêtres. Mouvements de troupes, escarmouches, sièges, entretiens et tractations diverses se tramaient à sa porte et ne lui permirent pas de s’isoler de l’intense activité militaire et politique qui régnait dans la région.

14Montaigne décrit les problèmes pratiques auxquels il est confronté et commente son expérience politique dans le troisième livre des Essais (dans sa publication de 1588). Pour l’occasion, il se livre à un premier bilan d’une vie où la chance n’avait pas toujours été de son côté. Dans un passage rédigé après son second terme à la mairie de Bordeaux, il divise sa vie en trois périodes distinctes. Il est intéressant de noter que c’est dans son rapport à l’argent que Montaigne définit sa propre existence. Il parle ainsi d’une première époque où, « n’ayant autres moyens, que fortuites » (I, 14 : 194 B), il dépendait des autres. Montaigne considère cette première jeunesse comme la période la plus belle de sa vie, précisément parce qu’il était « dépendant de l’ordonnance et secours d’autrui, sans état certain et sans prescription » (I, 14 : 194 B). Durant cette première phase de son existence, « [s]a dépense se faisait d’autant plus allégrement et avec moins de soin, qu’elle était toute en la témérité de la fortune » (I, 14 : 194 B). L’insouciance liée à la dépendance lui procura une forme de bonheur. Et Montaigne de conclure : « Je ne fus jamais mieux ». Montaigne explique ensuite son évolution dans son rapport à l’argent. Sa « seconde forme, ç’a été d’avoir de [B] l’argent. À quoi m’étant [A] pris, j’en fis bientôt des réserves notables selon ma condition » (I, 14 : 197 B). Montaigne le thésaurisateur ! Durant cette période, il mit de côté un petit pécule et se corrompit dans le vil processus d’accumulation du capital qui le conduisit à la thésaurisation, une autre forme d’avarice. Désormais, c’est-à-dire après 1585, dans cette troisième période de sa vie qui fait suite à ses deux mandats politiques à la tête de la cité bordelaise, Montaigne a décidé de vivre au jour le jour. Il profite de ce moment où il expose ses confidences pour présenter, sur l’Exemplaire de Bordeaux, une analogie avec les princes de son temps : « Les plus grands princes et plus riches sont par pauvreté et disette poussés ordinairement à l’extrême nécessité. Car en est-il de plus extrême que d’en devenir tyrans et injustes usurpateurs des biens de leurs sujets ? » (I, 14 : 197 C). On voit là poindre une récrimination voilée de celui qui a étudié le cœur des princes après les avoir côtoyés. Il aurait ainsi partagé avec eux les mêmes espoirs et aspirations. Cette projection dans le cadre de « vies parallèles » s’arrête pourtant là, car Montaigne — c’est du moins ce qu’il laisse entendre à ce moment précis de sa vie — s’est une fois de plus retiré du monde — certainement moins par choix que par nécessité —, laissant ainsi aux rois le privilège douteux de sombrer dans la tyrannie.

15Montaigne admet manquer de souplesse et explique son succès politique mitigé par une trop grande franchise, que l’on a pu percevoir comme une forme d’incivilité. En fait il s’agit plus certainement d’une sorte de nonchalance ou de sprezzatura — pour reprendre le terme utilisé par Castiglione dans son traité du parfait courtisan —, mais une nonchalance qui n’est pas une feinte et ne fait pas appel à la dissimulation. Souvent associée à une forme de « mollesse18 », la nonchalance de Montaigne se veut naturelle et n’est pour cette raison pas idéale en société — contrairement à ce qu’avait pu croire l’auteur des Essais dans ses expériences diplomatiques à Rome —, car elle représente une finalité plus qu’un moyen. Ce que Montaigne avait dans un premier temps considéré comme des qualités politiques natu­relles, à savoir l’indécision, la transparence et le franc-parler, avait été perçu par ses contemporains comme une preuve de naïveté pouvant conduire à l’échec. Montaigne accepte désor­­mais une certaine forme de flegme qui semble aller à contre-courant de son époque : « [Je] désire molle­ment ce que je désire, et désire peu. M’occupe et embe­sogne de même : rarement et tranquillement » (III, 10 : 317 B).

16La dissimu­lation n’est pas pour lui et les positions extrêmes non plus. La modération est plus de son ressort et il privilégie constamment un équilibre, un juste milieu que l’on pourrait associer à la position des Poli­tiques. Malgré l’inconvénient d’être réellement ce qu’il paraît être aux yeux des autres, Montaigne se plaît néanmoins à voir une continuité dans sa naïveté instinctive, qui peut être perçue comme un défaut en politique mais représente une révélation pour un auteur d’un genre nouveau dont les propos se situent toujours entre la discourtoisie et la candeur :

Présentant aux grands cette même licence de langue, et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle décline vers l’indiscrétion et incivilité. Mais outre ce que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande, et pour en échapper par quelque détour : ni pour feindre une vérité : ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte : ni certes assez d’assurance pour la maintenir : et fais le brave par faiblesse. Par quoi je m’abandonne à la naïveté, et à toujours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d’en conduire l’événement. (II, 17 : 463 B)

17Tout laisse croire que, dans un premier temps, Montaigne n’avait pas bien évalué la réception de son livre en 1580. Il s’était peut-être trompé de public et la forme des Essais paraissait supérieure, aux yeux de beaucoup, à leur contenu. Montaigne multiplia alors ses réflexions sur la forme de son écriture, allant jusqu’à confesser qu’il n’avait jamais été fait pour les négociations. Bref, son discours s’accordait mieux avec les premières réactions à son livre, moins vanté pour son apport politique dans le domaine public et le contexte des guerres de religion, que pour son style privé. Un ajout de 1588 permet à Montaigne de conclure que son style est « bien loin de l’usage présent » (I, 40 : 461 B). Ce retournement effectué après 1585 deviendra sa principale revendication dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux et, à partir de ce moment, Montaigne théorisera une séparation bien nette entre vie privée et vie publique. L’auteur des Essais a désormais le sentiment d’avoir trouvé une voie non exploitée, non plus en politique mais dans un style bien particulier qui le définit en tant qu’auteur. Après avoir connu le doute et l’incertitude, l’ignorance sociale et politique deviendra bientôt sa « maîtresse forme » et sa « forme universelle ».

18Après 1588, la réflexion critique de Montaigne sera encore développée avec le sentiment que Montaigne profite du dernier allongeail pour régler ses comptes et faire le point sur sa carrière politique. Vers la fin de sa vie, dans une marge de l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne écrit : « Mon monde est failli, ma forme est vidée. Je suis tout du passé » (III, 10 : 326 C). C’est là un constat politique, à n’en point douter. Les soutiens politiques de Montaigne avaient disparu un à un et il se sentait plus que jamais isolé et marginalisé. C’est l’époque où il se replia dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux. Depuis août 1589, la France possédait un nouveau roi. Mais, comme son prédécesseur, Henri IV n’arrivait pas à se faire accepter de son peuple et demeurait interdit de séjour à Paris, qui était aux mains des ligueurs. Montaigne s’était retiré dans son château, pour la troisième fois. Cette réclusion était cette fois définitive. Montaigne s’intéressait désormais au caractère et à la psychologie des hommes et des auteurs plutôt qu’à leurs actions ou à leurs écrits :

Je me prends fermement au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécia­lement, ennemi des autres, et outre [la] raison générale. J’accuse merveilleusement [cette] vicieuse forme d’opiner. [Il] est de la Ligue, car il admire la grâce de monsieur de Guise. L’activité du Roi de Navarre l’étonne, il est Huguenot. Il trouve ceci à dire aux mœurs du Roi, il est séditieux en son cœur. (III, 10 : 329 C)

19Dans cet ajout de l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne reproche aux gens de son époque de tirer des conclusions politiques des jugements affectifs ou moraux que leurs contemporains formulent sur des hommes. Il revendique à partir de ce moment le droit de parler des hommes en dehors de leur historicité, et donc sans être inquiété. Pour durer, il fallait nécessairement se débarrasser de l’histoire. À partir de ce moment, son discours tend uniquement à rendre compte du caractère privé des hommes et à chercher en eux la forme universelle de l’humaine condition. C’est le seul créneau qui lui restait.

20Comme nous l’avons suggéré, la rédaction du troisième livre des Essais s’est faite dans un climat de retrait par rapport à la politique lors d’une période difficile qui mena l’auteur des Essais à prendre du recul par rapport à l’actualité tourmentée de son temps et à développer une écriture réflexive et autobio­graphique. Un ajout tardif du chapitre « Considération sur Cicéron », à l’occasion de l’édition de 1588, explique assez bien son échec en politique. Son langage naturel ne convient pas aux négo­ciations publiques, mais correspond par contre parfaitement au genre littéraire et au style auxquels sa personne est désormais associée :

[B] J’ai naturellement un style comique et privé, Mais c’est d’une forme mienne, inepte aux négociations publiques, comme en toutes façons est mon langage. Trop serré, désordonné, coupé, [C] particulier : [B] Et ne m’entends pas en lettres cérémonieuses, qui n’ont autre substance, que d’une belle enfilure de paroles courtoises. Je n’ai ni la faculté, ni le goût de ces longues offres d’affection et de service. Je n’en crois pas tant, et me déplaît d’en dire guère, outre ce que j’en crois (I, 40 : 461).

21Cette confidence permet à Montaigne de réfléchir à la forme de son livre et surtout à la singularité de son style. Ce qui fut considéré comme un handicap dans une autre carrière — politique et diplomatique — était maintenant perçu comme un avantage. L’auteur avait désormais le sentiment d’avoir trouvé un filon non exploité. Le troisième livre lui permit ainsi de prendre du recul par rapport aux événements de son temps et de théoriser l’écriture subjective et privée des Essais : un monument littéraire construit sur les ruines du politique.