Colloques en ligne

Jean Balsamo

Montaigne auteur. Conscience littéraire et pratiques éditoriales dans le livre III des Essais

1Pour introduire une approche résolument littéraire des Essais de Montaigne, une œuvre littéraire étudiée comme telle dans le cadre de l’agrégation des lettres, nous partirons d’un philosophe. On doit à Michel Foucault une réflexion sur la notion d’auteur. L’auteur et plus précisément la fonction d’auteur constitueraient des instances de contrôle et de limitation du discours. Plus qu’il n’a ruiné la figure canonique de l’auteur, centrale dans l’histoire littéraire traditionnelle, Foucault a rappelé que celle-ci, comme la notion qui permettait de la penser, était le résultat d’une construction inscrite dans l’histoire, destinée à garantir une double vérité, celle d’un texte autorisé et du savoir qui porte sur lui. Foucault ne semble pas s’être occupé de Montaigne. Il aurait pu en tout cas évoquer son exemple avant tout autre, pour illustrer la constitution de cette figure auctoriale au cours de la Renaissance et le rôle qui lui a été confié.

2Le portrait que Montaigne trace de lui-même dans les Essais est un portrait complexe, beaucoup plus riche que la « peinture du moi » à laquelle une longue tradition critique s’est arrêtée. Montaigne se représente dans son apparence physique, le portrait chauve et grisonnant d’un vieillard malade, dans sa condition sociale, celle d’un gentilhomme distingué engagé dans la vie publique, dans son éthos enfin, celui d’un vir prudens. Mais son portrait est aussi celui d’un « homme au livre », qui le représente tantôt comme un lecteur, héritier prodigue de toute la tradition lettrée classique, tantôt comme un écrivain, qui se définit comme tel, en relation avec ses propres Essais, un livre qui lui est « consubstantiel », porteur d’une véritable conscience littéraire. Cette notion a été appliquée à Marot, premier écrivain français au sens moderne du terme1. Friedrich la reprend et la précise pour Montaigne : celui-ci aurait inauguré la dignité alors toute nouvelle de l’écrivain libre, en adaptant un mode d’écriture non pédante à un statut social noble2. Dans les Essais, cette conscience s’exprime en un abondant discours réflexif sur l’écriture du livre et le style qui l’ordonne, qui définit d’emblée la  nature littéraire, voire poétique du projet de Montaigne. Ce discours a été étudié en détail et de façon souvent pertinente, à la lumière de la culture rhétorique du xvie siècle.

3Foucault, dans son analyse, fait une allusion au rôle de l’institution littéraire en général et l’institution éditoriale en particulier dans ce qu’il appelle les « sociétés du discours » :

Il se pourrait bien que l’acte d’écrire tel qu’il est institutionnalisé aujourd’hui dans le livre, le système de l’édition et le personnage de l’écrivain, ait lieu dans une « société de discours », diffuse peut-être, mais contraignante à coup sûr3.

Cette institution éditoriale, née à la Renaissance, trouve son lieu dans l’atelier de l’imprimeur et plus précisément encore dans la « boutique de libraire » (III, 9 : 285). Elle a contribué de façon décisive à la création de la figure de l’auteur moderne4. On se proposera d’examiner ici, la relation de Montaigne et de son éditeur, le rôle des procédures éditoriales, la conception de l’auteur qui se précise à travers cette relation, telles que ces questions ont été formulées par Montaigne dans le livre III. Ces remarques demanderaient à être précisément contextualisées en relation à l’histoire de l’édition des Essais entre 1588 et 1595, et en particulier à l’infortune de l’édition de 15885.

Le choix d’un éditeur : les « enhortemens d’autrui »

4Le livre III parut pour la première fois au mois de juin 1588, dans la cinquième édition des Essais, publiée à Paris par le libraire Abel L’Angelier, à la suite des livres I et II. Le contrat d’édition n’a pas été retrouvé en dépit de recherches systématiques dans le Minutier central des notaires parisiens. L’édition porte un privilège pour 9 ans, daté du 4 juin 1588, dont L’Angelier était le seul bénéficiaire, se voyant assurer l’exclusivité de l’impression et de la vente des « Essais du Seigneur de Montagne [sic], reveus et amplifiez, en plus de cinq cens passages, avec l’augmentation d’un troisiesme livre ». Il n’était pas fait mention d’une cession de privilège d’auteur. L’édition était assumée par le seul libraire. Il ne s’agissait plus d’une édition à compte d’auteur ou à compte partagé, comme l’édition de 15806. Dans un ajout au chapitre « Du repentir », porté après 1588, Montaigne évoque la réception contradictoire du livre, incompris de ceux à qui il avait été destiné à l’origine, mais devenu objet d’une diffusion publique. Il fait état de la transformation de son propre statut :

J’achète les imprimeurs en Guyenne : ailleurs ils m’achètent. (III, 2 : 40)

Une première rédaction précisait « en France ils m’achettent ». Il est probable que Montaigne désignait L’Angelier sans le nommer, évoquant l’édition de 1588. En même temps, il suggérait probablement aussi une nouvelle offre du libraire pour une nouvelle édition, celle-là même qu’il était en train de préparer par les ajouts sur le texte de 1588.

5Les deux premiers livres avaient déjà été publiés en 1580 à Bordeaux, chez Simon Millanges. Ils avaient fait l’objet d’une seconde édition corrigée et augmentée en 1582 chez le même libraire, avant d’être réédités à Rouen, en 1584, et à Paris en 1587. Ces éditions attestent du succès que connut le livre, qui fut présenté dès 1581 à la foire de Francfort. Ce premier succès, inattendu, encouragea peut-être Montaigne. Au moment  où il était libéré de ses obligations publiques, mais où il eut à affronter critiques et inimitiés, il put chercher à amplifier son livre en lui donnant une suite destinée à se justifier en se faisant mieux connaître. Il suscita également l’intérêt de L’Angelier, très attentif aux nouveautés littéraires et à l’exploitation intelligente de best sellers7. Au mois de juillet 1585, alors que Montaigne achevait son second mandat à Bordeaux, le libraire avait envoyé un de ses associés en Guyenne pour négocier avec le poète Du Bartas les droits d’une nouvelle édition de La Sepmaine. Il était également en étroits rapports commerciaux avec son confère Millanges, dont il diffusait certains titres, en particulier ceux de Pierre de Brach et François de Foix-Candale, des proches de Montaigne. Il est possible que ce soit par ces intermédiaires qu’il ait pu approcher celui-ci et lui proposer de publier une nouvelle édition de son livre. On peut faire l’hypothèse que dès 1585 Montaigne préparait cette édition, suivant un projet défini en accord avec le libraire.

6Le grand libraire parisien poursuivait sur un mode nouveau le projet d’illustration de la langue française, auquel collaborait sa famille, depuis trois générations. Il encourageait tout particulièrement le développement d’une prose d’art en français. Ce n’est pas un hasard s’il publia, en 1584, La Bibliothèque de François de La Croix du Maine, première bibliographie des auteurs français. Montaigne y faisait l’objet d’une longue notice le célébrant et faisant l’éloge de ses Essais, présentés dès cette époque comme une « ample déclaration de la vie » de leur auteur :

Ce livre est très recommandable, soit pour l’institution de toutes personnes, et pour autre choses très-remarquables qui sont comprises en iceluy […] Si Plutarque est tant estimé pour ses beaux œuvres, cetuy-cy le doibt estre pour l’avoir imité de si près8.

Il est possible que cette notice ait attiré l’attention du libraire sur l’œuvre de Montaigne. Les Essais trouvaient place dans un catalogue original, dont ils allaient constituer pour près de vingt ans un titre phare. Le livre de Montaigne, trop souvent considéré comme un objet unique, détaché de tout contexte, s’éclaire dans le cadre d’une véritable « politique éditoriale », ambitieuse et cohérente, en relation à d’autres ouvrages qu’il complète ou qu’il remplace et aux lecteurs réels, auxquels le libraire savait pouvoir le destiner, sa clientèle au Palais, haut lieu de la nouveauté éditoriale.

7L’Angelier offrait aux robins lettrés, du droit et de l’éloquence juridique en français, des livres de poésie et d’histoire, aux dames et aux gentilshommes, des traités de civilité, du théâtre et de la littérature mondaine, pour tous, missels et livres de dévotion. Avant les Essais, en quinze ans d’activité, le libraire avait publié près de 125 titres en 200 éditions ou émissions. À côté des éditions partagées avec d’autres libraires, 70 titres correspondent à sa politique éditoriale propre. Celle-ci était marquée par une importante part italianisante, en version française et en langue originale, de nombreuses traductions du latin et du grec (Platon, par Loys Le Roy, Tacite, par Claude Fauchet, la réédition du Plutarque d’Amyot), et surtout des ouvrages français originaux, illustrant des genres variés, dans une conception compréhensive des Belles-lettres, ouverte à l’histoire, à l’éloquence et à la philosophie. Ils étaient dus, pour la plupart, à des auteurs avec lesquels le libraire entretenait des relations privilégiées. Depuis 1586, L’Angelier avait ainsi publié les Lettres d’Étienne Pasquier, plusieurs ouvrages de Blaise de Vigenère, dont le Traicté des chiffres, le Traicté de la Pénitence, le Psautier de David, les Discours philosophiques de Pontus de Tyard, La Bibliothèque historiale et Les Fastes des Anciens de Nicolas Vignier, La Saincte Philosophie de Guillaume du Vair.

8En 1595, l’édition posthume des Essais « revue et augmentée d’un tiers » par l’auteur, marquait de façon splendide le retour de la paix civile et l’activité retrouvée du libraire, dont le catalogue, sous le patronage symbolique de Montaigne, témoignait d’un net renouveau, pour célébrer un grand style français et catholique. Ils étaient accompagnés de La Constance et de L’Eloquence françoise de Du Vair, de traités de Jean de Sponde et de Blaise de Vigenère, des Remonstrances d’Antoine Loisel, rééditées pour être adaptées au nouveau contexte politique, et qui proposaient un éloge de Montaigne. C’est dans cette édition que les contemporains de Henri IV lurent les Essais et reçurent la leçon civile de Montaigne.

9Les Essais, dans leur singularité, s’inscrivent en relation à ces ouvrages. Ils semblent aussi avoir intéressé L’Angelier comme un grand ouvrage de civilité et de philosophie morale, dû à un gentilhomme français, capable de renouveler une matière qui jusqu’alors avait été traitée par les Anciens et surtout par les Italiens. Dans la mesure où ils étaient un choix de L’Angelier, ils peuvent aussi, dans leur élaboration postérieure, avoir subi la marque de celui-ci. Pour bénéficier d’un nouveau privilège, au moment où le privilège général accordé à Millanges était échu, la nouvelle édition des Essais ne pouvait plus être la simple réédition des livres précédents, fût-elle corrigée ; elle devait offrir une nouveauté9. Montaigne rappelle cette obligation, tout en cherchant à confirmer l’unité profonde de son propos comme un choix personnel :

Mon livre est toujours un. Sauf qu’à mesure qu’on se met à le renouveler afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vides, je me donne loi d’y attacher, comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe, quelque emblème supernuméraire10. (III, 9 : 261)

C’est sur cette exigence éditoriale que prit corps le livre III, le « troisième allongeail » (Ibid.) ainsi que le qualifie son auteur. Sa rédaction accompagnait la modification substantielle des deux premiers livres, qui portaient 641 additions et étaient enrichis de 543 citations nouvelles. En amplifiant son livre pour une nouvelle édition, Montaigne modifiait ses propres pratiques de lecture dans un sens plus intéressé :

Quoi si je prête un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette si j’en pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien ? (II, 18 : 486)

Cet ajout contredit en apparence une affirmation précédente :

Quand j’écris, je me passe bien de la compagnie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. (III, 5 : 134)

Il évoque ici les exemples et les passages narratifs ajoutés, si fréquents dans la rédaction définitive du livre III, témoignant de nouvelles lectures et de l’approfondissement des textes fondateurs de son œuvre, auxquels il ne cessait d’avoir recours. Ces ajouts semblent lui avoir été suggérés par le libraire, qui lui prodiguait ses conseils pour son amplification :

Je m’en charge [de ces parements empruntés] de plus fort tous les jours, outre ma proposition et ma forme première, sur la fantaisie [du] siècle et enhortements d’autrui. (III, 12 : 390)

Le travail éditorial d’amplification, loin d’aliéner la « forme » originale de Montaigne par la concession à des emprunts, lui permet au contraire d’intégrer ceux-ci à sa propre expression.

10La longueur des chapitres a aussi pu faire l’objet de semblables conseils ou de débats (III, 9 : 306). Dans un ajout tardif, l’écrivain confirme l’importance des modifications portées sur ses Essais :

Je prête l’épaule aux répréhensions que l’on fait en mes écrits : et les ai souvent changés, plus par raison de civilité que par raison d’amendement. (III, 8 : 206)

Ces « répréhensions » sont précisément évoquées dans le chapitre « Sur des vers de Virgile » :

Tu es trop épais en figures. Voilà un mot du cru de Gascogne. Voilà une phrase dangereuse […] voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. (III, 5 : 135)

Elles ne lui ont pas été faites par des lecteurs anonymes, mais par des lecteurs choisis, qui entouraient le libraire et constituaient une instance critique au sein même de l’instance éditoriale11. Etienne Pasquier, lié à la fois à Montaigne et à L’Angelier, a laissé une longue série de ses observations sur les Essais12. Montaigne déplorait avoir dû rédiger son livre chez lui :

En pays sauvage, où personne ne m’aide ni ne me relève […] je l’eusse fait meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eût été moins mien. (Ibid.)

Au moment de l’édition de son livre, il trouvait à Paris cette aide qui le rendait meilleur tout en le gardant parfaitement sien. La « nouvelle manière » de Montaigne, si visible dans le livre III, en apparente rupture avec la manière scolaire des deux premiers livres dans les premières éditions pouvait aussi être le résultat de ces conseils et de ces critiques.

Procédures éditoriales : renouvellement, copies, délégation, correction

11La succession des éditions originales des Essais, de 1580 à 1598, et en particulier celles du livre III, de 1588 à 1595, met en évidence l’évolution du texte, non seulement amplifié, mais profondément modifié et remanié par son auteur. Ce processus se poursuivit en 1588 pour s’accentuer dans la dernière rédaction, sur l’Exemplaire de Bordeaux, jusqu’aux ultimes retouches portées par l’édition posthume.

12Le livre III a fait ainsi l’objet d’un remaniement d’ensemble. Dans l’Exemplaire de Bordeaux, 215 pages sur 302 portent de façon visible des modifications par ajout. Toutefois, le processus de renouvellement ne se lit pas seulement de façon visible dans les « couches » d’ajouts approximatives mises en évidence par une tradition éditoriale tardive ; il se lit en creux, dans les centaines de variantes textuelles de détail recensées ailleurs13, les milliers de variantes de ponctuation qui distinguent le texte de l’édition originale des rédactions provisoires de l’Exemplaire de Bordeaux et celles-ci du texte de l’édition posthume, mais aussi dans les nombreux passages supprimés du texte de 1588. Celui-ci, sur l’Exemplaire de Bordeaux, porte de nombreuses corrections de mots ou de passages entiers, biffés et remplacés. Dans le premier chapitre, Montaigne oppose les lois à la vertu ; il corrige la première caractérisation de celle-ci par une suppression:

la vraye vertu [et Philosophique biffé] a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle (III, 1 : 23 ; EB : 347v ; EM : p. 9 var.)

Dans « Des coches », il adoucit une expression injurieuse par suppression et correction partielle :

Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple, par les mains de ceux mesme [sic] lesquels ils avoyent iniquement avancez, [bouffons, maquereaux, menestriers, & biffé] telle [racaille biffé] manière d’hommes (III, 6 : 175 ; EB : 396 ; EM : p. 152 var.).

Dans le seul livre III, on dénombre ainsi 27 pages portant des corrections par suppressions de plus d’une ligne.

13Dans l’édition de 1588, Montaigne affirmait pourtant : « J’ajoute, mais je ne corrige pas » (III, 9 : 260). Cette formule reprenait une affirmation analogue des éditions précédentes : « Au demeurant je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes » (II, 37 : 620), qu’il avait nuancée plus tard par un ajout inscrit dans la marge de l’Exemplaire de Bordeaux : « oui à l’aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour ôter ». Dès la deuxième édition en fait, Montaigne avait ajouté, mais il avait aussi corrigé et même supprimé des rédactions antérieures. Par les innombrables corrections qu’il portait sur son texte, il ne cessait de  démentir par sa pratique ce que lui-même avait écrit lorsqu’il évoquait une correction restreinte et réticente de son œuvre. Ces affirmations servaient à une représentation de soi en écrivain spontané, correspondant à son éthos noble.  Dans le cas du livre III, elles servaient sans doute aussi à valoriser celui-ci comme un ajout complétant et enrichissant les deux premiers d’une peinture de soi toujours plus précise et plus détaillée, sans corrections stylistiques qui eussent correspondu à une correction morale, à une forme de repentir. Mais il conviendra de se demander aussi quelle part les « répréhensions d’autrui » ont jouée dans ces corrections.

14Montaigne n’a cessé d’entretenir une conversation avec lui-même qu’il décrit longuement dans le chapitre « De trois commerces ». Il s’agit d’une conversation suivie avec un livre, celui qu’il ne cessait de lire, de relire mais aussi d’écrire et d’enrichir, ces Essais qu’il écrit comme il leur parle et qu’il qualifie de « songes », qu’il « enregistre et dicte » (III, 3 : 69). L’expression figure dans l’édition de 1588. On l’a interprétée de façon inexacte comme un simple redoublement synonymique, en donnant au  verbe « dicter » le sens d’écrire à la main14. Les deux verbes décrivent en fait, avec une précision technique, la préparation du livre, selon les habitudes éditoriales de l’époque. Ils ne sont ni antinomiques ni synonymes, mais complémentaires, et correspondent à deux étapes d’une même tâche. Montaigne d’une part « enregistre » les remarques notables, des « traits », ses « formes » ou ses « façons », en rédigeant lui-même son texte sur des feuilles volantes, des « brevets décousus » (le terme est employé en III, 13 : 445 ; il désigne alors le support qui sert à enregistrer les phases de la maladie), ou dans les marges des exemplaires de travail qui lui servent de lieu où mettre en forme ses conceptions et développer ses rédactions. D’autre part, il en « dicte », stricto sensu, à un secrétaire la transcription pour la mise au net sur une copie ; la dictée à haute voix servant aussi à confirmer un texte autographe peu lisible ou trop surchargé de repentirs, ou à préciser des indications portées sur le premier support15. La mise au net elle-même n’est pas un état définitif ; Montaigne la relit, la corrige, en fait établir une nouvelle mise au net, sur laquelle il peut encore porter d’ultimes modifications. La conversation avec le livre était ainsi une conversation avec le secrétaire ou celui qui en tenait lieu16. Cette procédure décrite par Montaigne est usuelle à son époque17. Montaigne l’a suivie en 1588, mais aussi après cette date pour préparer la nouvelle édition, ainsi que l’attestent, en amont de celle-ci, les indications destinées à la mise au net, qui figurent au verso de la page de titre de l’Exemplaire de Bordeaux ; elles s’adressent bien à un secrétaire, un typographe n’en aurait pas eu l’usage.

15Toutes les éditions des Essais ont été imprimées par le typographe, sur la base d’une copie d’imprimeur établie par un écrivain, elle-même établie sur une transcription de la copie d’auteur par un secrétaire, sous le contrôle de l’auteur. Cette copie mettait en œuvre un ensemble de normes ortho-typographiques et de présentation dont Montaigne ne se souciait pas, et auxquelles il acceptait de se soumettre, de même qu’il avait délégué, à quelques réserves près, un certain nombre de compétences orthographiques au secrétaire chargé d’établir la transcription de ses brouillons et de ses manuscrits de travail sur la copie d’auteur établie sous son contrôle :

Je ne me mêle ni d’orthographe : et ordonne seulement qu’ils suivent l’ancienne : Ni de la ponctuation : je suis peu expert en l’une et en l’autre. (III, 9 : 262)

Sur l’Exemplaire de Bordeaux, qui n’était pas destiné à l’imprimeur, Montaigne précisait exactement la nature et les formes de cette délégation ; celle-ci avait lieu en amont de l’impression, dans les phases de mise au net. Ce choix, qui n’était pas un renoncement à la singularité de l’auteur, incombait en propre à Montaigne ; non seulement il confirmait son statut mais surtout il exprimait son éthos de gentilhomme, peu soucieux de tels détails18. Ce choix aurait pu être différent. Quelques rares écrivains de son temps avaient imposé leur propre code orthographique et suivi la correction de leur livre jusque dans l’atelier. Leur initiative ressortissait probablement à une pratique de l’édition privée, et elle portait la marque, rédhibitoire pour Montaigne, du pédantisme.

16L’Angelier n’était pas imprimeur mais éditeur. La qualité typographique de l’édition de 1588, attribuable à Pierre Chevillot, est conforme au standard des livres diffusés au Palais, soignée sans être parfaite. Les négligences peuvent être dues aux délais de fabrication trop courts, entre le mois de février et le mois de mai, mais surtout à une correction (proof-reading) insuffisante. Montaigne évoque les erreurs et les fautes d’impression qui pourraient se trouver dans son texte :

Ne te prends point à moi, Lecteur, de celles [les fautes] qui se coulent ici par la fantaisie, ou inadvertance d’autrui : Chaque main, chaque ouvrier, y apporte la sienne. (III, 9 : 262)

Il rédige cet avertissement alors que le livre est en cours d’impression, anticipant un reproche à venir. Cette excuse est topique ; elle constitue, dans de nombreux livres de l’époque, l’argument d’un avis au lecteur, que Montaigne déplace dans le corps du texte. Elle sert également à valoriser l’auteur, en distinguant la part qui lui revient (l’invention), de la part technique, qui est du ressort de l’éditeur, et dans celle-ci, à la fois la part mécanique du secrétaire (aussi désigné à l’époque sous le terme d’écrivain), cette « main », capable de fantaisie et de choix mais aussi d’erreurs, et la part du typographe.

17Il est probable que conformément à son rang et à son statut, Montaigne avait délégué la correction des épreuves à un tiers, à un collaborateur de l’imprimeur, ou peut-être son ami Pierre de Brach, pourtant peu compétent en la matière19. Il se plaint de l’aspect fastidieux de cette relecture :

Je redicterais plus volontiers, encore autant d’essais, que de m’assujettir à resuivre ceux-ci, pour cette puérile correction. (III, 9 : 263).

Montaigne refuse cette correction, digne d’un homme de lettres gagé, pour mettre en valeur la tâche qui le qualifie en tant qu’auteur, la dictée du manuscrit autographe, porteur de son invention, pour sa mise au net par un secrétaire. Les bibliographies ne mentionnent pas de variantes en cours d’impression et encore moins d’interventions sur le texte au cours de  la fabrication du volume, contrairement à l’édition des Essais publiée en 1580, et à l’édition posthume. Il manque une édition critique moderne qui permette d’en juger. Plusieurs erreurs ou coquilles subsistent, ainsi la date erronée de l’avis « Au lecteur »20. Ces erreurs seront très imparfaitement corrigées par Montaigne lui-même sur l’exemplaire de Bordeaux.

18Ces remarques mettent en lumière la relation de dépendance du texte des Essais à des contraintes éditoriales. Ce point a été avancé pour disqualifier les éditions posthumes, qui auraient été soumises à l’arbitraire de leurs éditeurs et à celle des typographes. Cela n’est pas moins vrai de toutes les éditions publiées du vivant de Montaigne et sous son contrôle. Il se soumettait lui-même à ces contraintes, en pleine connaissance de cause et en toute conscience du bénéfice qu’il en retirait, dans le cadre de l’institution éditoriale.

L’affirmation de l’auteur

19Par cette publication chez L’Angelier, le gentilhomme d’épée, fier de son rang, était devenu un auteur. Il revendiquait cette qualité et en reconnaissant ouvertement les réalités économiques dont il était le bénéficiaire. Dans les Essais, Montaigne revient à plusieurs reprises sur les conditions de la véritable autorité littéraire par une série de distinctions, en termes de morale comme en termes éditoriaux. Il sépare ainsi l’auteur et en particulier le « bon auteur » de l’écrivain, des « écrivains ineptes et inutiles » (III, 9 : 236). Le terme reste technique à l’époque. Chez Montaigne, il se double d’une connotation péjorative, à une exception près, celle d’Amyot, et il accompagne la dénonciation de « l’escrivaillerie », symptôme d’un siècle corrompu (ibid.). Montaigne distingue aussi l’auteur de l’« homme de lettres » et du « faiseur de livre ». Il range sous cette dénomination la plus grande partie des acteurs du livre imprimé de son temps, non seulement les collaborateurs du monde de l’édition, correcteurs, compilateurs, polygraphes, mais aussi les érudits de tout genre, et les traducteurs. Seul Amyot échappe à cette condamnation, en tant qu’il était le traducteur de Plutarque et qu’il avait su mettre en œuvre dans sa traduction la parfaite « naïveté » de la langue française, c'est-à-dire sa pureté et son meilleur usage, sans concession ni au grec ni à la moindre forme de pédantisme.

20Montaigne évoque ainsi les autres livres qu’il aurait pu écrire et publier ; ils auraient fait de lui « un auteur sans recommandation » (III, 8 : EM, 199) et non pas un auteur véritable. La notion d’auteur désigne pour lui en premier lieu, dans un emploi générique, ce que l’ancienne critique appelait les « sources » dont Montaigne avait tiré sa documentation, dans la mesure où ces auteurs en étaient les garants, étant les premiers ou les seuls à traiter certains sujets, ainsi les historiens de l’Amérique qui avaient décrit la civilisation des anciens Mexicains, évoquée dans le chapitre « Des coches ». Les auteurs au sens restreint, ceux qui étaient nommés, constituent pour lui un canon des valeurs littéraires et morales. Ce sont principalement des auteurs anciens, poètes et prosateurs, parmi lesquels Plutarque, désigné plusieurs fois en tant qu’auteur, à côté de Platon, de César et de saint Augustin. En revanche, les modernes sont rares à être ainsi qualifiés : La Boétie, Raymond Sebon, deux auteurs dont Montaigne avait été l’éditeur, avant de devenir lui-même un auteur, et de façon plus inattendue, Philippe de Commynes, « très-bon auteur certes », célébré à deux reprises, pour la qualité de sa langue et sa bonne foi (II, 10 ; III, 8 : 229). Amyot en revanche désigné comme « écrivain », n’est pas considéré comme un auteur : il n’invente pas et n’est pas à l’origine d’un savoir. Parmi ces auteurs, Montaigne se désigne lui-même, en se définissant, comme l’auteur d’un livre qui lui est « consubstantiel » (II, 18 : 485). Vers 1590, dans un autre ajout au chapitre « Du repentir », il précisait :

Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque particulière et étrangère : moi le premier, par mon être universel, comme Michel de Montaigne : non comme grammairien ou poète ou jurisconsulte. (III, 2 : 35)21

Montaigne  met ainsi en évidence ce qui caractérisait sa singularité et qui donnait son autorité à sa parole : non pas seulement une maîtrise de la langue, moins « naïve » que celle d’Amyot, ou des formes littéraires, la sienne étant hors de toute norme ; non pas une autorité savante, mais, sous l’apparence d’un simple nom, une autorité sociale, celle du seigneur de Montaigne, qui déterminait un éthos noble, reposant sur une même « bonne foi » que Commynes. En 1580-1582, Montaigne avait eu recours à la fiction d’un éditeur pour se définir comme auteur, ainsi que le révèle le déterminant et l’appellatif « Messire » complétant le titre de son livre22. Après 1588, il pouvait jouer de son seul nom, qui restait toutefois lié à son titre.

21L’écriture personnelle si singulière des Essais trouvait une forme éditoriale capable de satisfaire à la fois l’éditeur qui en faisait son profit mais aussi Montaigne lui-même. Outre le gain et le prestige, son livre ainsi publié donnait à son discours une tout autre dimension publique, en lui offrant les moyens d’une sincérité nouvelle :

Plaisante fantaisie. Plusieurs choses que [je] ne voudrais dire à personne, je les dis au peuple. Et sur mes plus secrètes sciences ou pensées, renvoie à une boutique de libraire mes amis les plus féaux. (III, 9 : 285)

Le livre n’est plus le prolongement accessoire de l’identité de Montaigne et d’une parole privée destinée à la famille et aux amis ; il devient une fin en soi, assumant la personnalité même de son auteur, dans un mouvement qui déplace le lieu propre à celui-ci, du château dont il porte le nom vers la « boutique de libraire » au Palais, en entraînant avec lui la cohorte de nouveaux amis qui poursuivent sa conversation sous forme de lecture. Cette personnalité d’auteur, fondée sur la révélation d’une personne et sa mise en scène, entièrement originale dans les lettres françaises de l’époque, est la création de Montaigne. Mais elle bénéficia de toutes les attentions du libraire, qui offrit à son œuvre les conditions de sa mise en valeur.

22L’institution éditoriale donne son autorité au texte de Montaigne et à celui-ci son « auctorialité ». C’est en ce sens qu’elle apparaît comme une instance de contrôle du discours, selon la définition de Foucault. On ne saurait pourtant confondre celle-ci avec une forme de censure. Au contraire, la mise en forme éditoriale permettait seule la création d’un espace littéraire, au sein duquel Montaigne pouvait dire plus et autre chose que ce qu’il aurait dit à ses proches : critiquer les rois (III, 7), se représenter en citoyen romain (III, 9) ou en amoureux délicat (III, 5), en somme, parler de soi sans pour autant prêcher dans le désert et « non sans dessein de publique instruction » (II, 18 : 486).