Colloques en ligne

Olivier Bessard-Banquy, Université Bordeaux 3

De la toile au livre et inversement

1 Depuis peu, il n’est plus de jour sans que l’on ait un article nous informant des sublimes promesses du web dans le domaine de la révélation des talents et de l’explosion du génie. Si les premiers écrits sur ces questions ont été publiés il y a longtemps, il est vrai que le succès planétaire des Fifty Shades of Grey a été comme le signe éclatant de la place désormais centrale du net dans la révélation d’auteurs1 – il n’est plus un jeune qui ne poste ses textes sur des plateformes communautaires sans rêver aussitôt d’une consécration mondiale avec une bonne ligne téléphonique pour discuter gros sous avec les éditeurs alléchés qui ne tarderont pas à appeler pour les débaucher à prix d’or. Le web autrement dit est devenu le rêve américain des auteurs et gageons déjà que la célèbre saga sadomasochiste de l’Ouest américain aura suscité de nouvelles vocations d’auteurs comme hier le premier roman censément sulfureux de Françoise Sagan…

2On le sait, cela ne veut pas dire du tout que l’envoi traditionnel de manuscrits aux maisons d’édition ait cessé ou même baissé, loin de là – Gallimard en reçoit toujours plus, au-delà de 6 000 aujourd’hui2 –, il faut donc essayer d’apprécier ce que le web fait à l’imprimé, précisément, et voir ce qui peut changer à terme pour les métiers du livre – voir ce qui peut disparaître d’un côté, ce qui peut perdurer de l’autre.

3Revenons d’abord sur quelques faits simples à partir du dossier de Livres Hebdo en date du 12 février 20163 qui évoque en France une demi-douzaine de textes auto-édités sur la toile qui auront été récupérés récemment par des éditeurs traditionnels, une demi-douzaine sur des milliers, notons tout de suite que cela n’évoque pas un raz-de-marée et que cela ressemble même très fort au taux de publication traditionnel sur des milliers d’envois par la poste (chez Gallimard encore une fois moins d’une dizaine par an sur plusieurs milliers d’envois). Les gens de Wattpad annoncent quant à eux aux États-Unis pour 2015 une centaine d’auteurs récupérés par des éditeurs sur un ensemble de 180 000 titres disponibles, là encore le ratio est très faible et, si l’on peut dire, même les éditions de Minuit s’avèrent in fine moins sélectives, un comble…4

4Notons par ailleurs tout de suite que l’éditeur qui fait de la veille en ces domaines et qui est le plus actif ou le plus empressé dès lors qu’il s’agit de récupérer les auteurs-stars de l’auto-édition a pour nom Michel Lafon, l’éditeur dont les débuts sont racontés dans L’Industrie des lettres et qui a démarré avec les mémoires de Julio Iglesias suivi des livres toniques de Véronique et Davina5 – celui-là même qui a lancé la grande dame venue des sphères de l’auto-édition électronique, Agnès Martin-Lugand, auteur de l’inoubliable Les gens heureux lisent et boivent du café, publié en version électronique sur le site d’Amazon le jour de Noël 2012, repéré par des internautes, repris très vite chez Michel Lafon où deux autres romans ont été publiés depuis. Vendu paraît-il à près de 400 000 exemplaires selon l’éditeur, en grand format et en poche, le livre a depuis été racheté pour être adapté au cinéma. En tout, depuis des années, Michel Lafon a acheté près d’une dizaine de titres sur le même mode, aucun semble-t-il qui ait approché le succès des Gens heureux avec leur café. Mais une certaine Margot Malmaison aurait quand même dépassé la barre des 50 000 exemplaires avec Un amour de jeunesse, un titre qui fleure bon le catalogue Harlequin. Il est vrai que tout est permis depuis que Minuit a un jour publié un livre d’une certaine Cécile Beauvoir intitulé Envie d’amour.

5Pour l’éditeur très grand public installé à Neuilly, la toile est devenue un véritable « service des manuscrits », au même titre que la boîte aux lettres, le catalogue des confrères, la valse des rumeurs et des échos, les pages personnelles des réseaux sociaux les plus suivies, les blogs les plus consultés, les numéros des derniers magazines… Toute personne susceptible de savoir faire parler d’elle a vocation à devenir auteur chez Michel Lafon. Albin Michel n’est pas en reste et récupère aussi au compte-gouttes les meilleurs de ces textes, c’est-à-dire ceux qui ont suscité le plus gros buzz, et comme pour les stars des têtes de gondoles les éditeurs se concurrencent alors à coups d’enchères, Fayard est là aussi, en embuscade, mais tout cela reste très sage et somme toute assez limité. (Certains auteurs entrés dans le top vingt des meilleures ventes électroniques sur Amazon n’ont pas été approchés par des éditeurs ou bien ces derniers n’ont pas donné suite après de premiers et timides contacts6.)

6Un autre éditeur qui a depuis le début suivi tout cela est le groupe Hugo et Cie qui a publié en France le succès numéro un venu de Wattpad, la saga After signée Anna Todd, une fan fiction relevant de la chick litt parcourue sur le web par douze millions de personnes et roulée en France à 180 000 exemplaires en 2015, un beau tirage mais qui donne quand même une idée de l’extraordinaire déperdition en passant du gratuit au payant…7

7Le seul éditeur qui imperturbablement ne semble guère s’intéresser à ces lendemains qui chantent s’appelle Gallimard, autant dire que jusqu’ici la très célèbre NRF n’a donc pas vraiment imaginé trouver par ce biais un digne émule de Camus, un lointain héritier de Sartre, mais rien n’est jamais définitif, dans le monde du livre comme ailleurs, et la très prestigieuse maison aux dizaines de prix Nobel vient de publier au printemps 2016 dans sa collection « Nos vies » un étrange volume signé Louisiane C. Dor, Les Méduses ont-elles sommeil ?, un texte repéré sur le web, de l’aveu même d’Antoine Gallimard8, que « la banque centrale des lettres » a décidé de publier, sans doute pour se rapprocher de la jeunesse festive, puisque le texte porte sur les mondes la nuit et l’addiction aux drogues les plus dures. Le patron de la maison de Gide et de Claudel laisse quand même entendre en passant que l’auteur a été « aidé » ou « accompagné » dans la mise au point du texte définitif, la publication desdites Méduses, non en « Blanche » mais dans une série moins littéraire ou moins prestigieuse, ne peut donc en aucun cas être vue comme une simple reprise d’un titre qui a fait le buzz mais bien comme une forme d’édition nouvelle à partir d’un matériau premier donné initialement sur le web. Pourtant cela ne fait-il pas déjà bien longtemps que Grasset a donné en librairie Hell de Lolita Pille sur les mêmes enfers de la nuit ? La NRF ne regimbe-t-elle pas encore à monter dans le train de la modernité quand il emporte résolument vers les territoires de l’œuvre de circonstance ou du livre fabriqué ?

8Livres Hebdo note pudiquement que les textes publiés issus du web « relèvent le plus souvent d’une littérature grand public, ni trop sentimentale, ni trop marquée par un genre dont le lectorat serait plus réduit » (mais le magazine parle pour l’essentiel de ce qui est donné sur la plateforme d’auto-édition mise en place par Amazon, Kindle Direct Publishing, et non des fan fictions). C’est là, autrement dit, ce que les Anglo-saxons appellent la literary and commercial fiction, des textes qui passent pour littéraires aux yeux de ceux qui attendent essentiellement de leurs lectures un divertissement ou un délassement, des textes qui jouent sur les deux tableaux et qui dépassent les antiques frontières entre ce qui serait d’un côté pour les lettrés et de l’autre pour le grand public, une distinction qui a de moins en moins de sens en hyperdémocratie où la sélection des élites se fait par les sciences et non par les humanités9. En France le plus fameux de ces auteurs a pour nom Amélie Nothomb qui à la fois a très bonne réputation et vend très régulièrement ses livres, chaque année parus à la même date aux mêmes prix avec le même nombre de pages approximativement et globalement issus d’un même moule. Une production qui est aujourd’hui le cœur de ce que proposent les maisons parisiennes, de Plon à Robert Laffont en passant par Flammarion ou Albin Michel, sinon Buchet-Chastel, sans oublier Jean-Claude Lattès, autant de marques interchangeables – Pierre Jourde a dit dans ses livres et sur son blog ce que l’on peut en penser10.

9Derrière Amélie Nothomb coexistent tout un ensemble d’auteurs plus ou moins conventionnels qui produisent en masse des textes calibrés pour des lecteurs d’aujourd’hui, « un mixte de roman policier, de gnose sociologique et de psychologisme de magazine féminin, rédigé dans un sous-état de langue11 » selon Richard Millet. Une production qui domine déjà en librairie et qui sans surprise domine aussi la production spontanée. Preuve s’il en est qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait commande pour que la production soit standardisée. La logique de marché à la base même du livre – si l’auteur veut être payé, il faut que son livre se vende – impose cet état de fait. L’autonomisation de l’artiste pour parler comme Bourdieu a eu ses effets positifs, il s’est affranchi du pouvoir des puissants et de la versatilité des princes. Mais il est tombé dans une autre dépendance dont on peut parfois se demander si elle n’est pas pire : celle du public. L’auteur peut s’en moquer, s’en désintéresser et afficher avec morgue ses ambitions absolues. La logique de la publication lui rappelle que, quelle que soit sa posture ou sa position de principe, la reconnaissance qu’il peut attendre de son travail ne peut être mesurée concrètement qu’à l’aune du montant exact des ventes engrangées et des sommes collectées. Les jeunes générations seront-elles plus indépendantes vis-à-vis de la logique du marché ? Ce n’est pas en tout cas ce que semblent penser les analystes du phénomène Wattpad puisque Thierry Crouzet cité par Hubert Guillaud nous le dit, les auteurs sur ces plateformes de fan fictions sont directement influencés par les commentaires des lecteurs et tentés de produire dans le sens de ce qui peut plaire aux habitués, donnant in fine une sempiternelle resucée du même récit narratif archétypal au détriment de toute forme de création…12

10Cette récupération par le papier des succès de l’auto-édition est donc loin d’être un phénomène de masse ou une norme en devenir. Pourquoi ? Parce que la publication traditionnelle du texte auto-édité fait passer la vie commerciale dudit texte de 0 ou 2,99 dollars, le tarif médian du texte auto-édité, à 15 ou 20 euros, le prix d’un volume en boutique, et cela change évidemment tout. Autrement dit, les éditeurs doutent que beaucoup de lecteurs soient prêts à payer, a fortiori bien plus de 2,99 dollars, pour lire des histoires tantôt de fantômes, parfois de soucoupes-volantes, sinon avec des elfes ou des spectres, un peu d’amour et beaucoup de clichés, quand il s’en trouve tant et plus disponibles gratuitement sur le web ou pour quelques centimes sur la plateforme d’Amazon. C’est d’ailleurs là que se trouve le nœud de toute cette affaire ; la base même de ce qui fait le prix du web aux yeux des digital addicts est liée à la gratuité ou la quasi-gratuité des contenus ainsi offerts à l’infini dans un désordre étourdissant, des textes partout libres, en partage, permettant le triomphe du consommateur au détriment du producteur, enrichissant au passage le seul et unique intermédiaire dont chacun connaît le nom, quand ces textes sont en vente, Amazon, non pas le seul, il est vrai, mais celui qui a réussi à être en situation dominante, opérant une OPA de fait sur ce nouveau segment qui ne peut que s’amplifier au détriment de la vieille chaîne du livre puisqu’il y aura mécaniquement toujours plus de gens à vouloir lire du texte brut pour 2,99 dollars que des textes propres bien édités pour 15 ou 20 euros. Et d’ailleurs les succès de Wattpad ne viennent-ils pas en tout premier lieu de la gratuité du site et de la liberté qu’y a le lecteur pour commenter tous les textes qu’il lit ?

11Selon le responsable France de la plateforme Kindle Direct Publishing, Éric Bergaglia, cité par Livres Hebdo, près de quarante des livres du top cent des meilleures ventes électroniques sur Amazon sont des livres auto-édités13 ; cela prouve deux choses :

  • que le rapport au texte en France est dans un état que l’on peut dire dépassionné ou décontracté, les digital addicts n’ayant aucun souci de lire un texte propre, bien fait, sélectionné par des experts de l’écrit, ayant su pousser l’auteur à porter son texte vers un point de perfection ; paradoxalement, c’est plutôt le culte de l’auteur en France qui explique cela : pour les non-professionnels, il est inconcevable que les textes aient pu être repris ou retravaillés, il n’y a donc pas de différence à leurs yeux entre l’édition traditionnelle et l’auto-édition sauvage ;

  • que l’argument économique du prix de vente le plus bas est l’argument de vente numéro un, ou l’élément-clé poussant à la consommation, trahissant tout à la fois la baisse tendancielle du lien à la littérature – moins j’aime quelque chose, moins je suis prêt à payer – et le désir d’Amazon d’utiliser l’auto-édition comme un moyen de dumping ou de pression sur les éditeurs pour les enjoindre à vendre leurs livres électroniques à perte et ainsi les mener à la ruine dans un monde où l’ebook par ses tarifs-plancher aura su définitivement cannibaliser le papier.

12Étant donné l’intérêt d’Amazon dans cette affaire, on peut douter de ces chiffres et en même temps être sûrs des bons soins de l’entreprise pour aider les auteurs à s’auto-éditer. (Aide même pour se faire traduire en anglais pour les plus doués comme Aurélie Valognes, lue 120 000 fois aux États-Unis dans la langue de Shakespeare avec son émouvant Mémé dans les orties.) Mais il est tout à fait vrai que ces plateformes ont des vertus et Amazon, entreprise au grand cœur, prétend avoir aidé une dizaine d’auteurs auto-édités sur Kindle Direct Publishing en 2015 en France à avoir « touché un smic ». Au-delà, nombreux sont ceux qui ont réussi à se faire connaître et qui ont réussi à intégrer le top cent des meilleures ventes électroniques sur Amazon.

13En vérité, comme l’a révélé un internaute intrigué, après enquête, il est assez facile d’intégrer ce top cent en faisant acheter par diverses personnes, proches de l’auteur, à des lieux différents, avec des cartes bleues différentes, entre 70 et 100 exemplaires dudit livre en peu de temps (à 2,99 dollars pièce, l’investissement reste limité et peut s’avérer très rentable) ; la suite est sans surprise, les internautes, en raison de la loi qui veut que le succès aille au succès, plébisciteront les volumes-stars en haut de ce top (le même internaute a d’ailleurs été alerté par le fait que tous les commentaires laissés en lien avec les produits de la grande édition dans ce top cent étaient le fait de commentateurs usuels, réguliers, autrement dit des fervents d’Amazon, tandis que ceux des ouvrages auto-édités dans le top cent étaient tous systématiquement le fruit de commentateurs uniques…14)

14Tout cela est-il simplement toléré ou bien véritablement encouragé par Amazon ? Peu importe. Dans tous les cas, il ne fait aucun doute qu’il y a effectivement une volonté très nette d’Amazon de jouer avec les chiffres pour donner autant de visibilité et de force que possible à l’auto-édition pour attirer les recalés de « la galaxie Gutenberg » ou les nouveaux auteurs du cybermonde et faire de la firme de Jeff Bezos la plateforme miracle, le lieu de tous les rêves ou de tous les fantasmes, comme dans la publicité d’une officine de compte d’auteur de jadis qui présentait le visage de Proust avec un stylo entre les dents et le slogan : « Proust a été refusé, indignez-vous, donnez-nous vos textes… » Que veut Amazon à terme ? Éric Bergaglia l’avoue sans détour : que demain l’auteur conserve ses droits électroniques pour vendre ses œuvres sur Amazon, par le biais de la plateforme Kindle Direct Publishing, en cédant simplement les droits papiers aux éditeurs traditionnels qui voudront bien se contenter d’une exploitation seconde en quelque sorte, chère et peu séduisante, en grand format et peut-être en poche, dans un environnement que la firme de Seattle espère essentiellement numérique (du fait encore une fois de la quasi-gratuité des ebooks à la différence des volumes traditionnels).

15Ce modèle pourra-t-il s’imposer ? Les auteurs seront-ils tentés de tous sauter le pas et d’abandonner les éditeurs traditionnels pour ne les rejoindre que pour quelques ventes d’exemplaires papiers en contrepoint, très chers, quand l’essentiel sera vendu par le web à 2,99 dollars sinon cracké, pillé, piraté ? Comment croire que les éditeurs dans cette histoire-catastrophe puissent trouver par magie des moyens de résister ? L’amazonisation de la production ne peut à terme que précipiter la mort des éditeurs car, si ceux-ci ne peuvent plus par les droits dérivés, le poche, les traductions, par toutes les exploitations variées équilibrer leurs comptes, alors ils feront comme tout le monde, ils feront autre chose, comme le Club français du livre qui a jadis abandonné la publication de ses beaux volumes maquettés par Massin ou Faucheux pour développer l’Encyclopædia universalis

16Est-ce bien là l’intérêt des auteurs ? Non, car réussir à percer sur le web demande une débrouillardise hors norme que très peu sont susceptibles de posséder, comme l’explique Christophe Mayor, l’auteur de Braco passion, qui déclare vivre de l’auto-édition mais qui admet qu’il lui faut y passer tout son temps et qui finit par avouer que c’est bien plus simple de passer par une maison d’édition traditionnelle (quand cela s’avère possible)15. En effet, pour devenir son propre éditeur, efficacement, il faut avoir du talent et de l’entregent dans tous les domaines, autrement dit connaître le monde du livre et du web et savoir se faire entourer de bonnes volontés pour suppléer à ses manques. Seules quelques très rares personnes peuvent réussir dans ce domaine et si l’on poussait plus loin le raisonnement on pourrait dire que seuls les professionnels du livre également doués dans l’univers numérique peuvent parvenir à bien fonctionner sur ce mode. Nous pensons tous à François Bon qui a fait du Tiers Livre et de Publie.net un véritable lieu de vie intellectuelle, club de réflexion, atelier d’écriture qui est aussi antenne de publication, maison nouvelle, mais nous pouvons de même penser avant lui à Jean Guénot, chantre de l’auto-édition au temps du papier, ou encore à Marc-Édouard Nabe, le sulfureux auteur d’Au régal des vermines, qui n’aurait jamais pu se lancer s’il n’était déjà connu, s’il n’était entouré de fans et de soutiens prêts à l’aider généreusement ou gracieusement, lui permettant de vendre à 25 euros les exemplaires de ses livres, propres, bien imprimés sur beau papier et de gagner au passage bien plus que s’il se contentait de ses traditionnels 10 % de droits d’auteur16. Un modèle difficilement transposable ou exportable car on ne voit pas bien qui pourrait se targuer de pouvoir compter comme Nabe sur un petit matelas de 3 000 lecteurs fidèles prêts tout à la fois à l’aider et à lui acheter sa production, le protégeant de tout risque de déroute financière. Ajoutons dans le cas de Jean Guénot comme de Nabe qu’il ne s’agit que d’entreprises personnelles ayant pour seul but de publier les œuvres de l’artiste-PDG et que par définition ces expériences ne peuvent donc être que singulières, mineures, isolées, limitées.

17Les seuls domaines vraiment concernés par l’auto-édition courante où les chances de succès sont réels bien que minces sont tous les sous-genres portés par des sites de fan fiction comme Wattpad ou par des sites de partage spécialisés, tout particulièrement dans le domaine du thriller ou de la romance selon Metronews du 19 mars 201517 qui assure, selon une étude Odoxa commandée par Amazon, que 6 % seulement des personnes sondées se déclarent prêtes à « payer pour lire un livre numérique ». Certes cela fait potentiellement trois millions de lecteurs mais cela montre bien que la question du prix est essentielle dans cette affaire et qu’il est peu probable que le marché de la lecture électronique devienne jamais un Eldorado mais bien plutôt le haut lieu ou bien d’une lecture aléatoire (à partir des seuls textes en libre accès) ou bien alors d’une piraterie de haut vol généralisée (quand des textes comme les Harry Potter ou les Fifty Shades of Grey sont ardemment recherchés par ceux qui ne veulent pas payer pour les lire).

18Cette mutation des choses débouche aussi, en raison de ce qui a été dit, sur un véritable business. Du coach littéraire traditionnel au conseiller technique toute une pléiade de professionnels du web facturent leurs services auprès des auteurs, jadis dépouillés par la Pensée universelle, aujourd’hui prêts à payer pour s’assurer les faveurs d’un expert de la toile. Laurent Bettoni, passé de chez Robert Laffont au web et retour, prend ainsi jusqu’à 2 500 euros pour aider ceux qui le souhaitent à s’auto-publier correctement18. L’histoire ne dit pas s’ils sont tous satisfaits du résultat. Dans tous les cas devenir éditeur ne s’invente pas. Pour être efficace il faut se former, travailler, tâtonner, tout essayer.

19Si sans surprise les stars de l’auto-édition se disent très satisfaites de la chose, les autres se montrent très circonspects voire franchement critiques et sur les blogs d’auteurs l’auto-édition est assez sèchement décriée. « 90 % […] des livres publiés en auto-édition sont des échecs », écrit sur son blog un auteur auto-édité du nom de Thibault Delavaud, un pourcentage sans doute encore en dessous de la réalité19.

20Pour essayer d’exister les auteurs auto-édités ont lancé leur propre rentrée littéraire, « la rentrée des indés », comme ils l’ont appelée, mais il n’est pas certain que beaucoup de personnes en aient entendu parler, il n’y a guère que sur le site d’Actualitté que la chose a pu être évoquée20. Sans surprise, Amazon a aussi lancé le prix Amazon de l’auto-édition, prix qui a été remis pour la première fois en 2015 à Amélie Antoine pour Fidèle au poste repris chez Michel Lafon en mars 2016, roman déjà décrit en février comme « à dévorer » par le magazine Elle. Le jury du prix emmené par un certain Lorànt Deutsch – auteur Michel Lafon qui a jadis incarné Jean-Paul Sartre à l’écran – est pour l’essentiel composé d’auteurs auto-édités confirmés et le choix ou l’assortiment des titres sélectionnés est réalisé à partir, c’est ce qui compte, des commentaires des internautes, autrement dit la prime va de facto à ceux qui ont le plus plu, autrement dit à ceux qui ont le plus vendu – l’auto-édition, phénomène de pure hyperdémocratie, génère ainsi ses propres rites d’auto-consécration selon les canons d’un libéralisme intégral, selon les standards Amazon – ce qui se vend le plus se voit le plus21. À ceci près, on l’a dit, que tout se trafique, qu’il est possible de laisser de faux posts pour faire croire à des lectures enthousiastes d’internautes de Belfort ou de Poitiers et qu’en faisant acheter un certain nombre d’exemplaires pour entrer dans le top cent il est possible de lancer la carrière d’un livre sur Amazon.

21De tout cela il ressort que la révélation par le web peut être miraculeuse comme dans le cas des Fifty Shades of Grey mais qu’il y a toutes les chances que ce soit par nature un ouvrage de piètre facture issu des sous-genres de la production contemporaine qui en bénéficie alors que le best-seller à l’ancienne a pu être un ouvrage grand public divertissant mais bien plus palpitant et bien mené comme l’inoubliable Papillon, ouvrage d’aventure qui ne ressemble à rien et qui plonge le lecteur comme l’amateur de « Série noire » dans l’univers des marlous attachants du vieux Montmartre et fait réfléchir à la condition carcérale et plus globalement à l’ancienne logique du bagne où Dreyfus a passé des années de sa vie.

22Par définition, et quoi qu’en disent les adorateurs du web, l’auto-édition ne peut être qu’une solution par défaut dans la mesure où la sélection par un professionnel du livre et le travail sur le texte de l’auteur main dans la main avec un expert du conditionnement et le lancement avec des moyens capitalistiques conséquents seront toujours préférables et plus utiles pour lancer un auteur ce qui encore une fois ne garantit aucun résultat. Mais tout cela a un coût et jamais un éditeur ne pourra lancer un jeune auteur à deux ou cinq euros.

23On ne voit donc pas comment à terme des lecteurs de volumes du Seuil, de la NRF, de Grasset, de Verdier, de Monsieur Toussaint Louverture, d’Allia, du Nouvel Attila, du Tripode, de Finitude et de tant d’autres pourraient ne pas rêver de rejoindre le petit clan de leurs auteurs fétiches lancés avec succès pour préférer l’anonymat effrayant des grands espaces vides du web intersidéral. Ajoutons qu’il y a dans l’édition traditionnelle ce que l’on peut appeler « l’effet collection » qui s’avère déterminant – pourquoi lire tel jeune auteur inconnu sinon parce qu’il vient précisément d’être publié en « Blanche » chez Gallimard ce qui lui confère noblesse et prestige ? Les auteurs traditionnels veulent faire catalogue et s’agréger à la longue liste de ceux qui les ont inspirés ou dont ils se sentent intellectuellement proches : Perec va publier chez Maurice Nadeau en raison de tout ce que le célèbre directeur de collection a publié dans les « Lettres nouvelles », Tournier veut être en « Blanche » parce que c’est là que sont tous les livres qu’il admire. Quant aux auteurs Minuit, c’est peu de dire qu’ils sont tous, peu ou prou, dans une sorte de révérence du grand Sam, Éric Chevillard a d’ailleurs écrit à ce sujet de très belles pages22. Les auteurs auto-édités sont tout à rebours seuls, abandonnés à eux-mêmes avec les outils contemporains pour créer plus ou moins artificiellement le buzz, dans une sorte de darwinisme assez effrayant qui est celui de la société libérale avancée. Ce n’est pas une communauté de pensée qui les relie à tel ou tel auteur-star de la même sous-catégorie dans laquelle ils s’illustrent mais un seul et même désir de faire le buzz et de vendre leurs productions.

24La solution à terme passe sans doute par des structures comme celle de François Bon et c’est pourquoi son expérience est si précieuse car il est pour ainsi dire le seul à pouvoir dire comment cela peut marcher. Une petite cellule sur une base coopérative, des gens qui ont des revenus par ailleurs, des passionnés de la chose littéraire, un très bon sens de l’organisation, une structure légère peut-être aidée ou soutenue par les pouvoirs publics, des opérations de lancement efficaces avec la complicité de libraires et de bibliothécaires, des auteurs en petit nombre suivis par des journalistes curieux, des prix de vente raisonnables au format numérique, des volumes papiers jolis, bien faits, accessibles ­– tout cela ressemble bien plus à un grand rêve qu’à une sorte de réalité possible dans la durée.

25En vérité, il n’y a pas de bon système : l’économie du livre telle qu’elle existe, plus de 70 000 titres publiés par an pour la très grande majorité condamnés à la mévente ou au pilon, est un immense gâchis dont chacun peut sentir qu’il sert la course en tête toujours des mêmes auteurs, les lecteurs de bonne volonté, sidérés par la masse des nouveautés, incapables de choisir, se rabattant systématiquement sur les livres qui marchent ou dont tout le monde parle selon une logique bien discutable qui est que, si cela se vend, cela ne peut pas être tout à fait mauvais. Le numérique n’offre rien de spécial sinon d’accroître encore plus l’effet darwinien de la chose et de multiplier les aigreurs ou le désenchantement car, quand jadis l’auteur refusé enterrait son manuscrit et partait dans la campagne ramasser des fraises, aujourd’hui il se met à espérer que son texte, disponible sur le web, sera téléchargé, partagé puis acheté par une maison traditionnelle pour finir traduit en vingt langues. Le phénomène Wattpad présente de nouvelles perspectives intéressantes ; n’importe qui peut poster n’importe quoi et voir en temps réel combien de fois le texte a été lu, où il a été abandonné, combien de personnes l’ont aimé, ce qu’elles ont pu faire comme remarques, suggérer comme modifications, c’est un travail éminemment interactif qui offre de grandes satisfactions narcissiques.

26À rebours, on ne voit pas comment ceux qui sont dans « le plaisir du texte » pour parler comme Barthes peuvent intégrer ce genre de communautés qui repose une fois encore sur une logique libérale où ce qui plaît le plus est le plus mis en avant comme dans un supermarché. Celui qui ne veut lire que le meilleur et non le plus populaire a besoin de certification, de labellisation, de garantie, et tout cela a un coût et suppose une structure, une organisation, un travail. Or plus le monde se libéralise, secoué par le culte de la performance, et plus le rapport aux textes se détend, ou plus exactement se désacralise, et moins les lecteurs potentiels sont prêts à payer. C’est ainsi qu’un simple lecteur en quête de détente préférera lire gratuitement sur Wattpad un polar rédigé par un amateur plutôt que de lire Pierre Michon. C’est cela qu’Amazon a compris avant tout le monde. C’était déjà le cas auparavant quand les éditeurs commerciaux donnaient pour quelques centimes des romans-feuilletons vendus en masse mais quand Fasquelle gagnait beaucoup en vendant Zola, ou Flammarion en publiant Hector Malot, l’argent collecté irriguait une économie qui servait aussi la publication de Huysmans ou de Jarry. C’est peu de dire que le système d’aujourd’hui n’est plus un système de péréquation et qu’Amazon se soucie comme d’une guigne qu’il y ait encore des auteurs comme Léon Bloy ou Georges Darien qui trouvent à être publiés. Le net en l’état pourra servir la cause de la littérature mais toujours mécaniquement moins que la cause des sous-productions faites non pas pour la toile mais portées naturellement par le web, ce grand bazar de l’hyperdémocratie.

27La grande question qui déterminera demain la forme de la vie du livre est donc la suivante : quelle est la somme exacte que les futures générations seront prêtes à payer pour lire ? Si la réponse est zéro euro, il y aura donc encore des auteurs et des lecteurs mais il leur faudra tous être dentistes, experts comptables, profs ou agents immobiliers, pour vivre et seules les entreprises d’interface entre les deux gagneront de l’argent, beaucoup d’argent même, mais personne d’autre n’en touchera et il n’y aura plus rien sinon des best-sellers d’un côté vendus dans les gares et les supermarchés et des ouvrages éminemment confidentiels très chers de l’autre vendus par internet.

28Toutefois, les espaces qui ont déjà été creusés au cœur du web par François Bon, Claro, Éric Chevillard, parmi bien d’autres, sont aussi la preuve que le net peut être un moyen de faire vivre l’écriture et la partager ouvertement ; des liens, des nœuds, des amitiés, des rencontres peuvent naître de là et déboucher sur de nouvelles parutions voire de nouveaux modes de publications. Pierre Assouline a donné ses Brèves de blogs, François Bon a su publier de très bons auteurs qui lui sont proches intellectuellement, humainement, affectivement : le net peut être évidemment un mode de socialisation littéraire après les salons, les cénacles et tout le reste, il peut favoriser bien des choses mais il ne peut en quelque sorte escamoter fondamentalement ce qu’est l’édition pour la simple et bonne raison qu’il demeure un antagonisme de fond entre la nature profondément hyperdémocratique du web et le travail forcément filtrant ou hiérarchisant de l’édition qui trie et qui a pour fonction de donner le meilleur au public après un travail réalisé pour parvenir à ce résultat customisé en quelque sorte.

29Et il reste à prouver que des sites comme Wattpad soient capables de donner envie de payer à terme à des gens qui pour l’instant peuvent assouvir leur désir de lecture gratuitement, il reste donc comme une étanchéité entre ceux qui veulent aléatoirement consommer ce qui est le moins cher et ceux qui parce qu’ils ne se satisfont pas de ce qui est disponible librement sur la toile savent qu’il leur faut payer plus pour avoir ce qu’ils jugent être de qualité supérieure. Mais ce ne sont là que des projections, des réflexions, des supputations et bien sûr il est inconcevable d’imaginer savoir ce que peuvent nous réserver les outils de demain et surtout ce que peuvent être les habitudes culturelles de ceux qui ne sont pas encore nés et dont le rapport au texte nous est par définition entièrement inconnu.