Colloques en ligne

Marie-Jeanne Zenetti, Université Lyon 2

Pulsion de documentation, excès du roman contemporain : Emmanuelle Pireyre, Aurélien Bellanger, Philippe Vasset

1De dérives euphoriques en glissades périlleuses, les flots de données que la toile élargit aux dimensions d’un océan dessinent les contours d’un monde où l’on surfe. Olivier Cadiot y voit un terrain de jeu où s’invente un « nouveau sport », dont les charmes algorithmiques n’ont rien à envier aux anciennes formules des voyants et des mages :

J’ai accès à tout.

C’est comme si j’avais à ma disposition des hangars gigantesques bourrés de documents, étagères en métal, petite manivelle, on rapproche et éloigne les murs d’archives à volonté.

Mais en version moderne.

Autrefois on allait chercher tout ça à patins à roulettes, fff-fff, 1922, 1870, 1830, 1390, en remontant.

Comme ça.

Maintenant c’est à portée de main.

Commande vocale.

On peut effleurer chaque nom pour ouvrir une porte dans des textes explicatifs.

Je me compresse.

Me décompresse.

En voilà un nouveau sport1.

2Les explorations virtuellement infinies de la documentation en ligne ne sont pourtant pas sans dissimuler leur part d’ombre, ni sans susciter chez les écrivains, comme chez nombre de leurs contemporains, une sourde angoisse des profondeurs. Car ce qui nous appelle, derrière la surface lisse et bleutée des écrans, relève aussi bien d’un vertige : celui des heures englouties dans le maelström des hyperliens, dont on ressort parfois comme frappé d’hébétude.

3On dirait une vraie forêt, on se perd là-dedans, tiens cet arbre ressemble à celui que j’ai vu tout à l’heure, on repasse par la même clairière, mais par un autre angle, avantage : on tombe sur n’importe quoi tout de suite, on suit n’importe quelle trace, on s’enfonce immédiatement, les vies s’enchaînent, on remonte, on revient, on repart. À force de vivre dans cette bibliothèque de souvenirs, je vais me faire enterrer vivant comme les gens qui finissent par étayer des couloirs entre des piles gigantesques de journaux. Une cathédrale dans une poubelle2.

4Cette expérience contemporaine de l’engloutissement documentaire, plus largement partagée que ne l’ont jamais été les égarements parmi les rayonnages des bibliothèques, pose à la littérature la question de ses formes, qu’elle nourrit et interroge tout à la fois. Car là où l’hyperlien ouvre la multiplicité des parcours possibles, le livre, du moins dans son format papier, balise une trajectoire et clôture la recherche ; il réduit la profusion pour la rendre lisible. Si on peut y voir une tentative de domestication ou de canalisation de la pulsion de documentation, les œuvres qui adoptent la linéarité généralement associée à l’objet-livre n’en sont pas moins informées par les usages d’internet : elles ne se contentent pas d’en faire un objet du discours ou une source, mais l’envisagent comme un laboratoire de mise à l’épreuve des formes et de leur réinvention. Elles interrogent et exhibent les gestes par lesquels s’organise un nouveau rapport aux données, selon un glissement qu’on observe également dans la production plastique et qui touche à un rapport proprement contemporain à la documentation. D’une littérature qui utilise, met en scène, pense le document en tant que source ou en tant qu’objet (qu’il nourrisse l’écriture, comme dans la tradition réaliste, ou qu’il s’y manifeste concrètement), on serait passé à une littérature qui se focalise sur la documentation en tant que système de pratiques caractéristiques de notre manière d’être au monde, et dont internet constitue le centre de gravité.

5 Je mobiliserai à titre d’exemples de ce phénomène trois écrivains français, dont les débuts littéraires ont coïncidé peu ou prou avec une très large démocratisation des recherches en ligne, et chez lesquels un imaginaire de la bibliothèque se voit supplanté par un imaginaire du web. Leurs œuvres interrogent la manière dont nos représentations, notre pensée et nos comportements se voient transformés par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ; mais, et on pourrait s’en étonner, elles le font sous une étiquette générique (le roman), une forme (le récit) et un format (le livre papier) qu’on peut qualifier de traditionnels, et qui privilégient la linéarité. Les raisons de ce choix sont évidemment liées à la structuration du champ littéraire contemporain, mais on peut aussi légitimement considérer ces œuvres en tant qu’elles témoignent d’une mutation des imaginaires. Elles jouent des représentations que font proliférer les pratiques de documentation, possiblement menaçantes à l’heure où chacun sent peser sur lui le risque de l’enlisement dans un chaos d’informations contradictoires et déhiérarchisées. D’où une obsession chez ces écrivains – et bien d’autres avec eux : celle de remettre de l’ordre, d’agencer, d’ordonner les données. L’hypothèse que je défendrai, c’est que la forme du récit, voire du roman, peut apparaître comme une tentative de contrer cette angoisse, mais qu’elle n’est pas nécessairement ou pas toujours synonyme d’un lissage ou d’un repli, dans la mesure où les données débordent la forme narrative – qu’elles résistent. Au lieu que le livre ordonne le web, la documentation désorganise et met en échec les modes de représentation hérités, participant ainsi d’une reconfiguration du paysage littéraire.

Pulsion de documentation : d’un imaginaire de la bibliothèque à un imaginaire du web

6Plusieurs études récentes ont été consacrées aux modes d’érudition, plus ou moins imaginaire, mis en scène par les œuvres littéraires3. Nourrie de références, émaillée de citations, l’écriture contemporaine semble hantée par les fantômes d’une bibliothèque dont la fréquentation imprime sur les textes l’empreinte stratifiée d’une collection de lectures. Les livres de Pascal Quignard sont emblématiques d’une littérature qui s’écrit en marge des rayonnages et dans le dialogue constant avec les volumes qu’ils supportent. Mais les formes de l’érudition changent, les outils de l’écriture aussi, et avec eux la manière dont les techniques informent le processus de création. C’est une telle mutation qu’incarnent Comment faire disparaître la terre ? et Féerie générale, deux œuvres d’Emmanuelle Pireyre que leur auteure refuse de qualifier de romans, même s’ils sont parfois désignés comme tels par les éditeurs ou les critiques, et dans lesquels elle invente une forme mi-narrative, mi-essayistique, qui brasse et agence la masse des informations disponibles à l’heure du web 2.04. Dans Comment faire disparaître la terre?, la narratrice, qui s’inquiète des possibilités pour la femme de trente ans de réaliser un scénario du bonheur qui lui convienne, compile d’abord dans les livres les informations disponibles sur le sujet – que ce soit dans le roman de Balzac, La Femme de trente ans, ou dans le Manuel d’Épictète. Elle se rend également à la médiathèque5 et s’émerveille devant la logique du système d’indexation Dewey, « bénédiction pour la santé et le confort mental, car il consiste à fendre les choses, à les ouvrir et à en analyser le contenu6 ». Mais c’est pour déplorer aussitôt qu’en matière de littérature, la classification Dewey « nous ait abandonnés, qu’elle ait procédé n’importe comment, et nous ait renvoyé nous les auteurs à l’injustice et à la concurrence déloyale entre les indices R [pour roman] et 840 [Pour littérature française] ». Avec pour conséquence navrante que « [l]es rayons littérature sont incompréhensibles, tout le chaos du monde [y] est encore intact, oublié de tous »7 .

7C’est précisément dans ce chaos et dans la tentation de l’organiser que réside le travail qu’Emmanuelle Pireyre assigne à l’écrivain : dans Féerie générale, elle élargit progressivement ses recherches aux dimensions d’un monde qui excède les rayonnages de la bibliothèque pour citer aussi bien les discussions tenues en ligne sur un site de fanfictions qu’un blog écologiste consacré aux toilettes sèches, sous la forme d’une curiosité omnivore et joyeuse qui congédie avec humour la gravité érudite. À la fin de Comment faire disparaître la terre ?, déjà, l’auteure avait une révélation : « Je compris que j’avais la tête en aquacenter, et que l’aquacenter était un phénomène de société8 ». Par cette image, elle définit notre paysage mental contemporain comme un espace rhizomatique, dans lequel nous glissons perpétuellement de discours en discours, selon une logique de connexions multiples qui renvoie manifestement au modèle hypertextuel :

L’aquacenter est une mode de la pensée, une affection où le malade, heureux, fonce souple et rapide de toboggan en toboggan, il a pris un abonnement et grâce à cet abonnement, il est à présent dans une forme extraordinaire. Les toboggans peuvent le mener très loin : où qu’on soit, on peut le voir débarquer avec son grand sourire préoccupé. Sur n’importe quel bureau où on travaille à classer des papiers il faut s’attendre à voir débouler un de ces nageurs suractifs et dégoulinants d’eau froide. L’aquacenter a un défaut d’isolation, toute isolation sérieuse est rendue impossible par la pensée en toboggans, les problèmes se mélangent, comme quand on construisit les grands ensembles et que, au lieu de parier sur une bonne isolation rendant les appartements vivables, on choisit les cloisons de la plus mauvaise qualité, fines et poreuses, et qu’on laissa les espaces sonores s’interpénétrer9.

8Dans ce livre, E. Pireyre passe ainsi d’un imaginaire de la bibliothèque, de ses classements rassurants et stables mais au final inopérants, à un imaginaire du web, où tout est interconnecté et où l’organisation procède de façon dynamique. Du silence des salles de lecture aux toboggans du parc aquatique, et des réserves aux réseaux, on pourrait croire que l’imaginaire de la documentation change seulement de décor et d’ambiance, tandis que la pratique qu’il recouvre reste relativement stable. Laurent Demanze, définissant après Jean-François Lyotard les banques de données comme incarnations contemporaines de l’Encyclopédie10, situe les fictions encyclopédiques d’aujourd’hui dans le prolongement des errances érudites de Bouvard et de Pécuchet, en mettant l’accent sur la continuité qui lie les unes aux autres :

Le basculement technologique ne bouleverse pourtant pas les imaginaires : le labyrinthe encyclopédique laisse place aux réseaux, les entrelacs des arborescences à la toile et la navigation change à peine d’échelle11.

9Pourtant, la pratique de documentation change, moins peut-être dans ses outils que dans l’élargissement de la temporalité et des espaces où elle s’inscrit. Les glissades ludiques de l’aquacenter renvoient à un monde où l’on surfe, activité dans laquelle, au-delà du seul esprit (œil et mémoire), c’est le corps entier qui se trouve virtuellement engagé. L’espace clos de la bibliothèque, mais aussi, pour peu qu’il s’agisse d’une bibliothèque publique, les horaires qui en restreignent l’accès, accèdent avec la navigation en ligne à une extension virtuellement infinie, à des limites susceptibles de coïncider avec celles de l’existence. La documentation dès lors se superpose à la vie ; elle double les conversations, les méditations et les échanges. Avec les prothèses technologiques, smartphones en tête, il n’est plus un moment du jour ou de la nuit, plus un point de l’espace où elle ne peut proliférer. Dans les imaginaires, cette évolution des pratiques fait resurgir, derrière le ridicule des tentatives menées par les héros de Flaubert, la menace d’une dévoration. Car ce qui guette dans Bouvard et Pécuchet, c’est autant la bêtise, à laquelle les bribes de savoirs traversés n’apportent guère de remède, que l’incapacité à vivre hors de la bibliothèque – une expérience du réel malheureuse, car noyée dans les livres, qui prolonge à certains égards les mirages romanesques d’Emma.

10Publié en 2003 par Philippe Vasset, Carte muette déploie une intrigue dont l’issue rejoint ce fantasme d’engloutissement dans le flux des données. Le roman relate l’entreprise d’un groupe de cartographes dont la mission est de proposer une carte exhaustive d’internet, et met en scène, sous la forme d’un récit rétrospectif entrecoupé de fragments d’e-mails, une exploration qui se transforme en piège. Le narrateur, ancien géographe, finit enfermé seul dans un réduit souterrain face aux écrans qui font défiler, en continu et en temps réel, les données qu’il prétendait rassembler, et qu’il scrute, hypnotisé par ces vastes « pans de rumeur urbaine12 ». En écho à ce double ensevelissement – sous terre et sous la masse monstrueuse des informations – le récit se voit contaminé d’un point de vue formel par les discours exogènes qui viennent en parasiter la continuité, dans une hétérogénéité que rend sensible la multiplication des polices d’écriture. Elle incarne, au moins autant que l’intrigue elle-même, cette menace latente derrière la navigation en ligne : celle d’une boulimie, d’une documentation compulsive où l’identité (ici figurée par la voix narrative) s’éparpille en fragments de discours, lesquels s’enchaînent les uns aux autres sans plus parvenir à cerner les contours d’un sujet.

11Cette colonisation du récit romanesque par les données que ne cesse de brasser la documentation en ligne se manifeste aussi dans La Théorie de l’information, d’Aurélien Bellanger13. Le roman, qui adopte la forme à première vue très classique de la fiction biographique, s’inspire dans les grandes lignes de la vie du fondateur de Free, Xaviel Niel, pour retracer celle d’un personnage fictif, Pascal Ertanger, adolescent solitaire, programmeur et entrepreneur devenu milliardaire. Sa trajectoire suit les avancées technologiques de son époque, de l’apparition du Minitel à celle d’Internet et du web 2.0, ces trois étapes donnant leur titre aux trois parties du roman. Mais ce récit de vie est entrecoupé de chapitres théoriques, dont la succession expose une « théorie de l’information » inspirée de la théorie probabiliste du mathématicien Claude Shannon. Elle aussi divisée en trois parties, Steampunk, Cyberpunk et Biopunk, et présentée sous forme de courts chapitres en italiques entrelacés à la fiction, elle mobilise différents savoirs scientifiques glanés sur internet, depuis la première confirmation expérimentale des théories atomistes jusqu’aux modélisations mathématiques des mondes possibles, dont l’exposé parasite la logique narrative. Ce sont ces discours théoriques, bien que proportionnellement beaucoup plus minces, qui donnent leur titre au roman, comme pour indiquer que le cœur de l’intrigue, voire du « romanesque » au sens où l’entend Aurélien Bellanger, réside moins dans la destinée individuelle de ses personnages que dans l’épopée des avancées scientifiques et technologiques – idée qu’on retrouve dans son dernier ouvrage, L’Aménagement du territoire, qui retrace l’aventure de la mise en place de la ligne du TGV Paris-Le Mans sur fond d’histoire de la Mayenne, de société secrète et de haine entre deux familles14.

12Si Aurélien Bellanger revendique son inscription dans une tradition romanesque d’inspiration balzacienne, il l’infléchit en décentrant ses intrigues, des personnages vers l’histoire récente des sciences et des technologies. Ses récits, nourris de longues errances sur internet, notamment sur Wikipédia, se gonflent d’excroissances à visée didactique qui recyclent ses recherches en ligne et témoignent d’une véritable boulimie de l’information. Cet encyclopédisme monstrueux n’est pas uniquement présent à la marge du récit, mais le contamine progressivement. Dans L’Aménagement du territoire, il s’invite à chaque chapitre, et la moindre description d’objet est prétexte à quantité de développements et d’explications. La Théorie de l’information, quant à elle, inclut également un faux article à teneur scientifico-philosophique intitulé « La singularité française », et attribué à un certain Xavier Mycenne, qui apparaît à plusieurs égards comme un double autofictionnel de l’auteur15.

13En termes de posture littéraire, si on entend ce terme au sens où l’a défini Jérôme Meizoz16, Aurélien Bellanger joue assez finement dans le monde médiatique d’une image de geek. Il appartient à la génération née au début des années 1980, pour qui les smartphones et leurs applications fonctionnent sur le mode de la prothèse technologique, la recherche en ligne et en temps réel venant perpétuellement doubler l’expérience et les conversations. La menace plane sur ses deux romans d’une dissolution de l’individu dans une histoire dont les seuls vrais héros sont devenus les outils censés relier les hommes (le TGV, le minitel, internet), ainsi qu’une angoisse latente quant à la masse exponentielle des données disponibles, écrasante pour ce programme rudimentaire de traitement de l’information qu’est le cerveau humain.

14Cette inquiétude sourde, loin du barbotement euphorique dans la mer d’hyperliens où plongeait Olivier Cadiot, trouve sa formulation dans un article d’Emmanuelle Pireyre intitulé « Un environnement assez contraignant pour les datas », qui pose la question suivante : « Comment ne plus être data victim? »17 .Si les données peuvent faire de nous des victimes, c’est autant parce qu’elles sont perpétuellement manipulées par les discours médiatiques et politiques que parce qu’elles nous assaillent en flots qui découragent l’esprit critique. C’est là qu’intervient la littérature, à laquelle l’auteure confère un usage éminemment pratique : la lecture et l’écriture aideraient à résoudre ou du moins à éclairer certains problèmes, que l’auteure énonce souvent avec un humour décalé et impertinent. Si l’un des principaux problèmes de notre temps réside dans ce rapport aux données que nous compulsons de manière obsessionnelle, dans ces labyrinthes d’informations où nous nous égarons quotidiennement, une des tâches de l’écrivain consiste alors à penser ce phénomène, afin de s’approprier, d’intégrer, et d’habiter ce nouveau paysage mental qu’internet a reconfiguré – de structurer par l’écriture les glissades de l’aquacenter. Il s’agit, en d’autres termes, de mettre des mots et des formes sur la pulsion de documentation, de passer de l’errance fascinée sur les réseaux à la production d’une architecture textuelle stratifiée, chargée de ressaisir les données pour les rendre assimilables dans le temps de la lecture.

Excès documentaires et crise du modèle romanesque

15Parce qu’elle se donne comme une tentative de sélectionner et d’organiser le chaos des données en un objet textuel circonscrit par le format du livre, l’écriture d’Emmanuelle Pireyre semble à première vue domestiquer la documentation en ligne. Elle réconcilie les profondeurs abyssales de la toile avec la forme littéraire, qui, comme toute forme esthétique, implique la définition de limites. Laurent Demanze voit dans cette démarche consistant à privilégier les itinéraires individuels et fragmentaires sur le fantasme de totalisation érudite une sagesse, dont la littérature contemporaine esquisserait le programme :

[…] les fictions encyclopédiques recomposent les savoirs et les confrontent, pour promouvoir une connaissance, « dont l’incomplétude est le trait fondamental ». La valeur du trajet encyclopédique se mesure à cette révolution intérieure et à cette conversion du regard qui amènent à délaisser après bien des inventaires, des listes ou des accumulations, le désir d’embrasser exhaustivement le réel ou de totaliser les connaissances18.

16Butineuse et mélancolique, erratique et gourmande, cette encyclomanie connaît pourtant aussi des manifestations qui prennent au contraire le parti de la monstruosité, dans des œuvres où la boulimie échoue à se résoudre en une sagesse heureuse, et où l’écriture tente précisément de donner forme à l’angoisse que trahit la compulsion documentaire19. On pourrait ainsi formuler l’hypothèse que le roman contemporain, après s’être confronté durant tout le vingtième siècle à la question de la représentation littéraire du temps – laquelle a donné naissance aux monstres que l’on connaît, de Proust à Joyce, dans un souci de la démesure qu’a théorisé Tiphaine Samoyault dans Excès du roman20 – se heurte aujourd’hui à ce nouveau défi que l’époque pose à la littérature : celui de la représentation de données en surnombre. Les excès du roman contemporain répondraient moins à la gageure de donner une forme au temps (selon une logique qui privilégie le récit et ses réinventions) qu’à celle de donner forme à l’information, qui engage davantage des questions d’espace. D’où des écritures qui explorent les outils de spatialisation des données (carte fixe, puis animée dans le roman de Philippe Vasset, cartes heuristiques mises en scène par Emmanuelle Pireyre dans ses ouvrages et dans ses conférences-performances) tout en soulignant leurs limites, voire leur incapacité à contrer la dispersion et à mettre en ordre le brouhaha du monde. Ainsi l’ambition initiale du narrateur de Carte muette (« Mettre fin au mythe du virtuel : rabattre Internet sur le territoire et faire de cette zone supposée annuler le lieu une simple région de l’espace21 »)cède-t-elle le pas à la recherche d’algorithmes capables d’afficher en temps réel les flux de mots et de chiffres qui prolifèrent à tout instant en chaque point du réseau22, avant de se voir elle-même taxer d’inanité. Plus généralement, c’est l’ensemble des modes de représentation, littéraires et visuels, qu’internet met ici en échec. En témoigne cette impossibilité d’en produire une carte, que le roman ne cesse de ressasser, dès ses premières lignes :

Correspondances secrètes, formes invisibles, rapports souterrains : la carte devait révéler tout un monde obscurément pressenti, le projeter sur l’espace terrestre et l’ouvrir à la déambulation. Mais rien n’est apparu : sur les innombrables écrans qui couvrent les murs de mon réduit, il n’y a qu’un interminable défilé de listes de noms, de lieux, de latitudes, d’identités, de signes particuliers, de montants, de dimensions d’horaires, de cotations et de messages, tout cela à la suite, sans ordre ni signification, comme un long et sinueux ruban de déchets continuellement déposés par les vagues23.

17Si l’algorithme lui-même échoue à représenter le flux ininterrompu des données, comment le roman pourrait-il espérer y parvenir ? Et le récit est-il encore adapté pour tenter de donner forme à un tel phénomène ? Les œuvres d’Aurélien Bellanger, de Philippe Vasset et d’Emmanuelle Pireyre apparaissent chacune à leur manière comme les symptômes d’une indigestion d’informations dont la mise en forme littéraire relèverait d’une ambition délirante. Elles interrogent, de façon plus ou moins critique, la prétention qu’il y aurait à vouloir replier les multiples dimensions du réseau sur la ligne claire d’un récit, et le désir d’enfermer les débordements de la pulsion documentaire dans les limites rassurantes de l’objet-livre.

18Aurélien Bellanger mobilise pour sa part la notion de système, romanesque et philosophique, comme moyen d’intégrer le chaos documentaire, selon une logique qui n’est pas sans impliquer une certaine violence et où l’illusion de totalité fait retour, tout en se signalant comme délire. La construction romanesque vient canaliser et ressaisir la boulimie d’informations en ordonnant les données. Le système philosophique (notamment celui de Leibniz, très présent à l’arrière-plan de La Théorie de l’information) ou la théorie du complot (dans L’Aménagement du territoire) ont le mérite d’unifier la profusion, en la passant au crible d’une interprétation qui lisse la discontinuité, nie le désordre et l’organise dans une perspective téléologique. Ce dont ses récits témoignent, c’est autant d’une sérendipité érigée en principe créateur que d’une ambition délirante de totalisation des savoirs. L’écriture, qu’elle soit philosophique ou romanesque, apparaît alors comme un palliatif à la documentation compulsive, comme la manifestation d’une volonté d’en contenir les débordements, mais sous une forme tellement systématique qu’elle se signale elle-même en tant que délire. Sa logique excessive dévoile en négatif une angoisse de dispersion omniprésente dans les représentations et les discours sur la navigation en ligne. Les romans d’Aurélien Bellanger renvoient ainsi à leur propre aporie : ils signent l’échec d’une ambition de totalisation rendue impossible et d’une tentative de canalisation malheureuse de la pulsion documentaire. En tant que fictions monstrueuses, ils pointent également les limites d’une théorie du roman comme forme capable d’accueillir la profusion des discours et des savoirs pour en rendre compte sous la forme d’une totalité harmonieuse et maîtrisée. En cela, le genre romanesque, le récit et sa linéarité ne sortent pas indemnes de cette confrontation aux errances hypertextuelles. S’ils perdurent, ce n’est plus avec la croyance que le roman parviendrait à représenter le réel : il se donne désormais comme un artifice, une tentative folle et vouée à l’échec de le circonscrire et de l’ordonner en lui donnant un sens.

19Cette limite que rencontre le roman quand il prétend ressaisir les activités de documentation en ligne et leur donner forme, si elle se manifeste chez Aurélien Bellanger sur le mode du débordement, de l’hypertrophie et du délire mégalomaniaque, se voit aussi interrogée sur un mode plus mélancolique par Philippe Vasset. À la différence du premier, qui procède par excroissances et protubérances, le second privilégie une esthétique lacunaire, qui prend acte de l’impossibilité d’organiser les faits en une histoire linéaire et close : les échanges de mails qu’il prétend restituer sont fragmentaires, plusieurs versions concurrentes des faits coexistent, et l’accent est mis en permanence sur l’incomplétude de la représentation ainsi produite.

Régulièrement, le récit saute comme un film, zébré de rayures et troué de chaleur, et, à chaque saut, revient le risque qu’ébréchée, détruite, l’histoire lue soit suffisamment différente de celle que j’ai vécue pour empêcher tout rapprochement et m’interdit de comprendre comment le piège s’est refermé24.

20 Pourtant, contrairement aux écrivains encyclopédiques, qui érigent l’incomplétude en parti-pris esthétique, et en font pour certains le fondement d’une certaine éthique du savoir, Philippe Vasset n’intègre à son récit aucune de ces données dont son personnage s’épuise à rassembler la masse faramineuse. Il semble résister au choix du fragmentaire et ressasse à la place l’impossibilité de la représentation d’internet. Hachée, trouée, traversée parfois de fulgurances poétiques aux accents mélancoliques, sa prose n’apparaît que comme l’ombre venue cerner et doubler un autre texte, au pouvoir étrangement hypnotique : celui d’internet lui-même, assimilé par le narrateur à un « interminable récit aux milliers de personnages », dont le roman constituerait le négatif.

[U]n texte aux lignes serrées, régulières, long relevé de connexions, d’horaires, d’aller et retour, d’identités, de montants, de latitudes, de profils, d’adresses et de casiers judiciaires, de péripéties, de rebondissements, d’itinéraires, de discours et d’alibis, interminable facture, quittance, récépissé, bordereau : autant de certificats de décès du superbe anonymat de l’espace, devenu une étendue omnisciente, lieu d’inscription d’une mémoire absolue25.

21Le narrateur, « seul lecteur » de ce texte total, impossible à contenir dans le format d’un livre papier, ne peut que déplorer son impuissance, et avec elle celle d’un roman pensé comme l’évocation imparfaite d’une œuvre absolue, tout à la fois anonyme et collective, faite de nuées d’images, de chiffres et de mots clignotants, qui tournoient et s’écoulent avant de disparaître26. La toile, érigée en idéal littéraire, renvoie l’écriture à sa mélancolie : comme les cartes géographiques, auxquelles Philippe Vasset avoue ne s’être intéressé qu’après avoir compris « qu’elles n’entretenaient que des rapports très lointains avec le réel27 », le livre se donne comme une représentation imparfaite et dérisoire. Il est lui aussi une « carte muette », dont les lignes trop nettes, phrases ou courbes de niveaux, ne sauraient parvenir à cerner le foisonnement du dehors.

22Si ce n'est qu'en assumant sa monstruosité que le roman peut tenter de donner forme à la pulsion documentaire, on comprend qu'il gravite autour de ce geste paradoxal qui consiste à congédier les modes de représentation hérités – les cartes, mais aussi les genres littéraires, à commencer par le genre romanesque. On comprend aussi qu’il cherche à sortir des bibliothèques et du format papier.. Cette fabrique d’écritures nouvelles prolifère dans les replis de la toile, mais elle s’élabore aussi hors des livres, chez des auteurs qui inventent pour la littérature d’autres modes d’existence. Les conférences-performances d’Emmanuelle Pireyre, qui intègrent vidéos, schémas et présentations Powerpoint, sont l’exemple d’une littérature dans laquelle le livre n’est pas le tout de l’œuvre. L’écrivaine produit une œuvre mutante, collection de chimères textuelles28 qui débordent la fixité de l’écrit pour s’accroître, dans la performance, de protubérances vivantes où le texte s’allie à l’image et à la voix. Littérature à géométrie variable également, dans la mesure où l’on peut considérer comme « faisant œuvre » le livre seul, ou le livre et les performances qui s’y greffent. Devenues elles-mêmes réseaux ou rhizomes, n’autorisant qu’une lecture partielle (car il faudrait pour considérer l’œuvre dans sa totalité, assister à l’ensemble des performances de l’auteure), les chimères littéraires d’Emmanuelle Pireyre adoptent la plasticité et l’extensibilité qui caractérisent la navigation en ligne, tandis que la menace d’un trop-plein documentaire et d’un engloutissement dans la masse des données se voit restreinte par la temporalité nécessairement limitée de la performance.

23Fiction excessive, fiction négative, chimère fictionnelle : les œuvres d’Aurélien Bellanger, de Philippe Vasset et d’Emmanuelle Pireyre tracent les contours d’un roman en excès, en défaut ou en crise, dans des textes qui tendent au genre le miroir déformant de ses monstres. De la carte au récit, la recherche en ligne et les dérives qu’elle occasionne interrogent les modes de représentations hérités, cernant une question que l’époque pose à la littérature en des termes inédits : celle de la spatialisation de l’information. Boulimique, anarchique, la documentation déborde les limites du récit, pour constituer l’œuvre en espace à dimensions multiples et aux allures de piège. C’est ce que pressentait déjà Olivier Cadiot entre deux plongées :

Vous vous souvenez du type qui, dans un immeuble aujourd’hui bombardé, accumule un collage quasi vivant qui grimpe inexorablement, il perce le plafond, loue l’appartement du dessus pour continuer à faire grimper la sculpture. Oh, je comprends ça très très bien29.

24La métaphore inquiétante d’une œuvre germinative faite d’excroissances et comme dotée d’une vie propre, combinaison potentiellement infinie d’éléments prélevés et collés, se prolonge dans le fantasme du réduit souterrain où s’ensevelit le narrateur de Carte muette. Cerné par les écrans, les rubans infinis de chiffres et de données dont il ne peut intégrer la somme, le roman contemporain est à l’image de ce géographe : médusé par le texte monstrueux dont le réseau l’enserre, fasciné par la démesure de la toile, et tiraillé par le désir de l’arpenter comme un paysage.