Colloques en ligne

Nicolas Aude (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)

Sémiotique de la honte : lire les « signes du repentir » dans le confessionnal du roman (Ann Radcliffe, Fédor Dostoïevski)

1Peu de désignations génériques nous semblent avoir fait l’objet d’autant de contestations que la notion problématique de « confession », à laquelle on hésite en français à accoler la marque désinentielle du pluriel tant sa destinée littéraire paraît étroitement liée aux titres de ces deux parangons occidentaux de l’écriture autobiographique que sont les Confessiones d’Augustin d’Hippone et les non moins célèbres Confessions de Jean-Jacques Rousseau. À la fin du xxe siècle, Georges Gusdorf s’est notamment insurgé contre la laïcisation théorique des écritures du moi permise par la diffusion du terme « autobiographie » :

La tradition millénaire des écritures du moi est d’inspiration religieuse ; jusqu’à une époque relativement récente, le journal intime et l’autobiographie se trouvent étroitement associés avec l’examen de conscience auquel le fidèle se livre devant Dieu, forme particulière d’exercice spirituel dont le mot confession caractérise bien l’aspect sacramentel1.

2Dans le prolongement d’un célèbre jugement prononcé par Chateaubriand à l’encontre de la confession profane du philosophe genevois2, il est effectivement possible de reconnaître dans l’histoire des « confessions » littéraires la dégradation progressive d’un éthos pénitentiel qui s’avère étroitement subordonné à un pathos. Dans la perspective théologique chrétienne, repentir et contrition fondent l’efficacité performative du rite sacramentel. La construction de l’éthos pénitentiel doit donc venir s’inscrire dans une corporalité qui exhibe les signes de l’émotion. Au sein de la longue histoire des pratiques que Michel Foucault a su regrouper sous la notion d’« herméneutique du sujet3 », la confession rituelle a certainement contribué à la constitution de l’émotion corporelle en objet d’un déchiffrement et, partant, d’une sémiotique. Mais s’il adopte face au texte la posture du confesseur, comment le critique peut-il faire face à l’absence de ce corps signifiant ?

Un confessionnal romanesque

3Plusieurs fois édité au xxe siècle sous le titre « La Confession de Stavroguine », un célèbre texte de Fédor Dostoïevski paraît mettre à jour cette contradiction. Le dialogue intergénérique qu’il organise constitue un véritable cas d’école qui nous invite à arracher la scénographie rituelle du seul corpus autobiographique. Afin d’interroger l’identification naïve de ces deux pratiques de véridiction que constituent la scène rituelle et l’écriture autobiographique, nous nous proposons, en suivant Dostoïevski, d’esquisser un pas de côté et de considérer la confession non pas comme un genre littéraire autonome mais comme une scène romanesque topique. Ce lieu romanesque, que nous appellerons désormais le confessionnal du roman, paraît étroitement lié à la catégorie générique du romance anglais. Un phénomène de figuration du rite sacramentel émerge en effet dans le roman gothique de l’extrême fin du xviiie siècle, dans l’œuvre d’Ann Radcliffe plus particulièrement où il se trouve mis au service d’un anticatholicisme nationaliste virulent, mêlé de fascination ambivalente pour l’altérité du rituel romain. Reconnaître en ces scènes de confession un topos revient à souligner le rôle structurel joué par l’espace clos du confessionnal, celui-ci recelant bien souvent le mot d’une énigme et donc le dénouement de l’intrigue romanesque. Cette dénomination permet également d’entrapercevoir les liens qui s’établissent dans de telles œuvres entre communication rituelle, communication littéraire et rhétorique narrative. Les scènes de ce confessionnal romanesque présentent en effet des formes fixes. Celles-ci organisent l’échange narratif au niveau de la fable, échange qui se joue entre un narrateur pénitent et son interlocuteur à l’intérieur de la diégèse, tout en participant à l’intégration d’un discours subjectif dans la trame objective du récit englobant. La scène rituelle peut dès lors apparaître comme le « miroir légitimant4 » de l’énonciation romanesque, même s’il s’agit d’un miroir déformant.

4De fait, si la scène peut parfois sembler réfléchir dans l’énoncé les conditions de la communication narrative telle qu’elle se réalise au niveau de  l’énonciation, cette réflexivité ne peut être qu’imparfaite car elle recouvre une dissemblance fondamentale. Celle-ci est constituée par l’écart entre un discours véridique de type confessionnel et un discours fictionnel de type romanesque, redoublé par un deuxième écart manifeste entre une communication en présence, celle du rituel, et une communication en absence, celle du littéraire. Or, c’est dans cette dissemblance que peut advenir le dialogue intergénérique, bien que celui-ci ne soit pas systématique, comme le montrera la comparaison de deux œuvres romanesques qui ont pour point commun de relocaliser le discours de l’aveu dans la scène sacramentelle. Publié en 1797, le roman d’Ann Radcliffe The Italian or the Confessional of the Black Penitents occupe une place fondatrice dans la généalogie du topos européen au xixsiècle. Proprement intitulé « Chez Tikhone », le texte de Dostoïevski possède un statut philologique problématique : édité seulement de manière posthume en 1922, il s’agit en vérité d’un fragment de roman, initialement destiné à clore la deuxième partie des Démons (1872). La scène de confession y confronte explicitement la pratique rituelle à celle d’une écriture autobiographique sécularisée. Sa lecture mettra plus particulièrement en relief les conséquences, pour le déchiffrement herméneutique de la honte, du passage d’une communication en présence vers une communication en absence, celle-ci étant conditionnée par le médium écrit.

Le théâtre intime de la subjectivité

5Mais quel rôle attribue-t-on exactement aux émotions dans le cadre du rituel ? Placé en titre de cet article, l’emploi du mot honte peut paraître autoritaire. Il dissimule en effet d’autres mots qui font partie du même champ d’une affectivité humaine empreinte de significations éthiques : regret, remord, culpabilité etc. Le substantif repentir et ses équivalents anglais et russe, repentance ou raskajanie, font particulièrement concurrence au mot honte au sein du vocabulaire de la théologie sacramentaire. L’opposition entre honte et repentir recoupe partiellement celle qui existe dans le lexique théologique entre les mots attrition et contrition, opposition qui a fait les beaux jours d’un grand débat animé par les jansénistes à la fin du xviie siècle5. En vérité, à la différence du lexème honte, le sémantisme du mot repentir engage l’idée d’une discontinuité temporelle caractéristique de la subjectivité chrétienne depuis ses origines6, ce qui rapproche le sentiment d’une expérience de la conversion. La honte nous renvoie au contraire à la pure phénoménalité de l’émotion, au surgissement fugace d’un trouble à la surface d’une conscience, mais surtout à la surface d’un corps. Or, c’est au caractère phénoménal de l’émotion que le prêtre doit porter son attention lorsque les manuels de confesseurs, qui fleurissent à l’ouest comme à l’est de l’Europe dès le xivsiècle, l’enjoignent à scruter les « signes du repentir », à en déchiffrer les indices qui sont autant de symptômes de la lutte interne que la grâce livre au péché. Il lui incombe, par exemple, de distinguer les larmes du vrai repentir de l’expression passagère d’un regret frivole tandis que la rougeur du pénitent désignera à son investigation le lieu où s’énonce dans le discours une pensée coupable qu’il conviendra d’aller accoucher à l’aide de questions.

6Les deux œuvres que nous comparons contestent pourtant les limites de ce petit théâtre de la subjectivité dès lors qu’elles procèdent à sa publication dans l’espace scriptural du livre. Le roman gothique nous semble devoir nécessairement occuper une place privilégiée à l’intérieur de toute réflexion sur les rapports entre émotion et fiction littéraire. Au crépuscule du xviiie siècle, ce sous-genre de la fiction narrative inaugure en effet dans l’imaginaire occidental, à l’instar du mélodrame qui lui est contemporain, ce que Peter Brooks désigne comme un « mode de l’excès7 », essentiellement caractérisé par la représentation d’états émotionnels hyperboliques censés agir directement sur l’affectivité d’un public réputé féminin. Thématisé dans le sous-titre du roman d’Ann Radcliffe, le confessionnal a pour fonction d’enclore un mystère. Le pacte narratif qui se noue dans le prologue de The Italian met en exergue un premier état affectif qui, rattaché au lieu romanesque, s’apparente moins à de la honte qu’à de la curiosité. Un voyageur anglais de passage en Italie y fait figure de narrataire interne : il investit en effet dans cette armoire de bois noir qui s’offre à son regard un authentique désir narratif, autrement dit le désir d’entendre une histoire et de connaître ainsi le fin mot de l’énigme celée  par cette vision. L’émotion représentée du narrataire fictif médiatise et suscite tout à la fois l’émotion réelle du lecteur externe. Bien qu’il brise le sceau du secret, le roman ne constitue pas la confession d’un crime, il n’en présente à vrai dire aucune des caractéristiques énonciatives. Un narrateur extradiégétique y livre au contraire le récit d’une enquête visant à reconstruire la scène rituelle de confession, advenue à une époque antérieure aux événements racontés, de façon à dévoiler l’identité du criminel. The Italian peut donc nous apparaître comme le récit d’un récit qui peine à être reconstitué.

Ritualité catholique et procédure pénale

7Le quatrième chapitre du second volume de The Italian contient toutefois une grande scène de dialogue entre la marquise Vivaldi et le moine Schedoni, son confesseur, qui pourrait laisser présager une actualisation de la scène sacramentelle, s’il ne s’agissait en réalité d’une parodie. Loin de délier la marquise de son péché, le confesseur scélérat occupe ici la fonction mythique du tentateur : mauvais conseiller, il enjoint cette dernière à autoriser un crime en la libérant des conséquences surnaturelles de sa faute. Éveillés par les échos d’un requiem qui amplifient les soubresauts de la vie intérieure du personnage, les larmes et les tremblements se trouvent vainement cachés au regard du confesseur. Ce dernier les interprète néanmoins comme des indices trahissant une faiblesse de la volonté et non  comme les résistances d’une âme assaillie par la tentation.

8Pour faire lumière sur le crime originel qui oriente l’intrigue, il faudra donc adjoindre à la scène du confessionnal une autre scène éminemment plus théâtrale, celle du tribunal.  Le procès fictif s’apparente bel et bien à une mise en spectacle du processus de dévoilement de la vérité. La divulgation du crime coïncidera avec l’épiphanie de l’identité morale du personnage à la surface de son corps. Semblable au « curé de village » balzacien ou au saint de Lumbres que figure le premier roman de George Bernanos, le personnage de Schedoni possède lui aussi le don charismatique de clairvoyance que la tradition catholique prête aux grands directeurs spirituels. Le premier portrait moral qui en en est fait signale néanmoins chez ce dernier l’existence de compétences herméneutiques corrompues :

Les plus âgés des frères du couvent […] faisaient observer qu’il était rarement sensible à la vérité d’une démonstration quand celle-ci était en surface. Il était à même de la suivre dans le parcours labyrinthique de la discussion, mais l’ignorait quand elle était sans le moindre déguisement. […] Au bout du compte, coutumier du soupçon et de la complication, son esprit vicié ne pouvait rien tenir pour vrai qui fut simple et aisé à comprendre8.

9Un tel rapport à la vérité, que l’on peut facilement qualifier de paranoïaque, s’oppose à la procédure qui consiste à faire émerger l’attestation, sous la forme d’une émotion physique incontrôlable, à la surface de la physionomie d’un des allocutaires dans le cadre agonistique d’une dispute. Mise en place dès le premier volume du roman, la méthode réalise pleinement ses effets dans le double procès narré au sein des chapitres vi, vii et viii du troisième volume. Il convient de parler ici de procédure au sens juridique et non plus de rite car c’est en effet l’opposition de deux procédures pénales qui est en jeu. Traîné par les manœuvres de son ennemi dans les caves de l’Inquisition, Vivaldi a tôt fait de s’insurger contre une pratique judiciaire qui, en instituant le secret du témoignage, tend à confondre en une seule et même instance les figures du témoin, de l’accusateur et du juge. Effectivement, le rôle considérable accordé au juge fonde encore de nos jours la spécificité de la procédure pénale continentale, dite inquisitoire. La comparution de l’accusé devant le magistrat ne va d’ailleurs pas sans rappeler la binarité du face-à-face entre un pénitent et son confesseur au sein d’un espace rituel que la théologie catholique postridentine qualifie souvent de « tribunal de pénitence ». Or le procès à huis clos narré au chapitre vi donne lieu à un scandale qui opère la transition d’une procédure pénale inquisitoire vers une procédure toute différente, de type accusatoire, encore aujourd’hui caractéristique du fonctionnement de la justice pénale anglo-américaine. À la suite d’une nouvelle péripétie, le procès de Vincentio di Vivaldi devient celui de Schedoni. Cette nouvelle distribution des rôles s’accompagne d’un changement notable de scénographie puisqu’un accusateur réel, présent, identifié, s’oppose à l’accusé au sein d’un affrontement essentiellement verbal. Le juge n’assure dès lors plus qu’une fonction d’arbitre, étant censée réguler la divulgation organisée de la vérité.

10La conscience focalisatrice du récit reste celle de Vincentio. Ce dernier occupe toutefois une nouvelle position qui n’est plus celle de l’accusé, ni celle de l’accusateur mais bien celle d’un tiers, d’un juré extérieur à l’agôn, au sein d’une procédure en voie de publication. Sa fonction consistera donc à observer les visages, à scruter les contenances et les physionomies tandis que se succèdent les réquisitoires et les témoignages à charge, de façon à repérer le retentissement des discours proférés à même la surface des corps. Parce qu’elle recouvre ce qui, dans la signification, échappe à l’intention et donc à la possibilité du mensonge, la corporalité fondamentale de l’émotion revêt le statut sémiotique de l’indice : la matière privilégiée qui s’offre à l’observation du juré, ce tiers indispensable à la procédure, ce sont les « symptômes d’une culpabilité consciente9 ».

Le visage, le livre

11Non sans raison, Vladimir Nabokov reconnut en Dostoïevski « le plus européen des écrivains russes10 », du fait précisément de l’influence exercée sur son œuvre par le modèle du roman gothique anglais dont la principale caractéristique résidait, selon lui, dans l’exacerbation des émotions courantes. Le chapitre « Chez Tikhone » issu du manuscrit des Démons contient lui aussi une grande scène dialogale de confession. Apparu depuis le début du roman comme une énigme, Stavroguine s’apprête à livrer à son confesseur ce qu’il désigne comme son « secret monstrueux11 ». Le texte tend néanmoins à confondre les rôles : c’est d’abord Stavroguine, en tant que conscience focalisatrice du chapitre (fait exceptionnel dans l’ensemble du roman), qui interroge, juge et qui surtout scrute les indices à la surface du corps de Tikhone. Dans la première section du chapitre, quatre occurrences du syntagme « baisser les yeux » font office de pathème redondant. Cette fuite répétée du regard met en évidence un fait important, souligné notamment par Jean-Pierre Martin dans son beau Livre des hontes consacré à la littérature comme « façon singulière de paraître et modification consciente de l’incarnation et de la visibilité des corps12 », à savoir le caractère essentiellement intersubjectif de la honte, sa dimension inassignable et contagieuse. Or c’est cette volatilité, en même temps que cette universalité de la honte, qui justifient le fait qu’à la fin du chapitre le starets demande lui aussi pardon au gentilhomme criminel, se confessant à lui en retour. Toutefois, avec Dostoïevski, le roman entre bel et bien dans une zone d’incertitude où la nature de l’émotion éprouvée n’est plus véritablement tranchée, univoque – zone où elle cesse d’être instantanément lisible comme c’est le cas dans l’œuvre stéréotypée d’Ann Radcliffe. Le code sémiotique y est donc brouillé et l’émotion devient alors objet d’une interrogation au fil de laquelle s’approfondit, parfois jusqu’au vertige, l’expérience de son caractère composite. Telle est l’aporie de la démarche introspective mise en œuvre par Stavroguine lui-même, devenu narrateur de sa propre vie.

12Avant que le narrateur hétérodiégétique ne laisse sa place au narrateur autodiégétique, l’insistance sur le médium scriptural de ce récit de soi enchâssé dans une chronique révèle la nature proprement intergénérique du chapitre. Le mot confession, en russe ispoved’, retrouve son statut de signe générique, dont nous l’avions provisoirement dépouillé, dans la mesure où un texte écrit se donne à lire au confesseur comme autobio-graphie au sein de la scène sacramentelle figurée. La relation intertextuelle unissant la confession de Stavroguine aux Confessions de Rousseau a été abondamment glosée par la critique13. Si un parallèle s’esquisse nécessairement entre les contenus de ces deux aveux, la fausse accusation de Matriocha faisant écho à l’épisode du vol du ruban et au renvoi injustifié de Marion, l’intégration du texte imprimé dans la communication orale intimiste du sacrement ne va pas elle-même sans rappeler le préambule des Confessions rousseauistes qui pose la scénographie énonciative d’un auteur comparaissant au tribunal du Jugement dernier « ce livre à la main14 ». La foule des « semblables » rassemblée aux pieds du Souverain Juge s’y oppose certes au confesseur, unique représentant de Dieu ici-bas et donc seul auditeur autorisé. Cependant, Tikhone n’apparaît absolument pas comme le destinataire unique de l’acte de langage réalisé dans le rite, il n’est que le premier lecteur d’un texte qui s’apprête à être édité et donc livré lui aussi à un public. Le récit dostoïevskien cherche, en quelque sorte, à réunir les contraires : il thématise ainsi lourdement le passage d’une communication en présence à une communication en absence, conditionné par la nouvelle culture de l’imprimé qui triomphe en Europe au xixe siècle. Après lecture, les deux partenaires du rite vont notamment chercher à anticiper l’effet incertain que produira sur l’entité collective des lecteurs à venir la publication d’un tel document. Au sein même du chapitre, la nature composite de l’émotion dostoïevskienne s’exhibe toutefois sur le visage du premier destinataire.

13La conscience focalisatrice du roman radcliffien faisait elle-même partie d’un public, dans le cadre diégétique d’un procès. Afin de déceler la vérité, cette conscience qui médiatisait l’attention lectrice ne disposait alors que d’un corps. Quant à la figure de Tikhone, elle se trouve placée dans un entre-deux fascinant : à la fois confesseur, investi du pouvoir d’absoudre, de la dignité sacerdotale, gardien du secret de la confession, Tikhone est aussi un lecteur, destinataire indéterminé d’une faute morale devenue texte, voire hissée au rang d’œuvre littéraire. La conduite herméneutique qu’il incarne est le fruit de cet entre-deux, elle juxtapose le visage et la page comme deux surfaces différentes à déchiffrer. C’est d’abord en philologue que le confesseur réagit à l’aveu de son pénitent : il en commente le style, la littérarité. Lorsqu’il fait paraître en 1924 l’une des premières réactions de la communauté philologique soviétique à la redécouverte du chapitre censuré, Leonid Grossman ne manque pas de souligner le nombre important de solécismes présents dans le texte de la confession. Son article « Stylistique de Stavroguine15 » résonne en écho avec la première question posée par Tikhone au sortir de sa lecture : « Et ne serait-il possible de procéder à quelques corrections sur ce document16 ? ». La syntaxe de Stavroguine serait-elle quelque chose comme sa rougeur d’écrivain, ce qui à la surface du discours trahit son trouble affectif et spirituel ? Le lecteur sait depuis le premier portrait du personnage placé en début du roman que le visage de Stavroguine est un masque, un écran, en contraste avec l’expressivité extraordinaire du visage de Tikhone tout au long de la scène qui nous occupe. Or la vérité se situe sans doute elle aussi dans cet entre-deux ou plutôt dans le hiatus que décèle, entre ces deux supports de signification, le « connaisseur des cœurs », traduction littérale du substantif russe serdceved17. Et celui-ci de porter son regard de la page au visage pour y déchiffrer d’autres signes. Le suicide comme alternative à la publication, telle est la prophétie formulée par Tikhone, que le pénitent ne manquera pas de traiter du sale nom de « psychologue » avant de quitter sa cellule. Le doute demeure toutefois sur la nature des compétences extraordinaires mobilisées par le confesseur dostoïevskien, en ce qu’elles oscillent entre, d’une part, le don charismatique et la préscience surnaturelle de l’avenir propre au saint et, d’autre part, l’habileté herméneutique du psychologue apte à rassembler les indices, voire celle du critique littéraire capable de lire in praesentia.    

14Qu’il aille de l’espace intime du rituel vers la scène spectaculaire du tribunal ou vers le genre littéraire de l’autobiographie, un mouvement de publication, commun aux œuvres romanesques d’Ann Radcliffe et de Fédor Dostoïevski, déforme la pratique de la confession sacramentelle. À l’intérieur de cette dynamique, la scène figurée gagne en réflexivité énonciative. Dans l’histoire occidentale de la subjectivité, le rituel sacramentel a certainement contribué à la constitution de l’émotion, et de la honte plus spécialement, en objet sémiotique requérant l’activité d’un interprète apte à recueillir les « signes du repentir ». Ouvrir cette scène herméneutique au regard d’un tiers dans la scénographie du procès apparaît chez Ann Radcliffe comme une amélioration de la procédure de dévoilement du vrai qui coïncide avec l’avènement d’une justice véritable. Dans le roman de Fédor Dostoïevski, le processus de publication revêt une dimension métalittéraire et intergénérique indéniable où s’entremêlent deux phénoménalités de l’émotion, l’une corporelle, l’autre stylistique. Il resterait néanmoins à interroger, dans le sens de la pensée critique de Michel Foucault, le présupposé même de ces pratiques herméneutiques qui prennent pour objets les émotions, que celles-ci affleurent dans l’interaction institutionnalisée entre un prêtre et son pénitent ou bien dans celle qui se réalise de façon temporellement décalée entre un écrivain et son lecteur. Ce présupposé commun concerne l’existence d’une vérité morale du sujet qui se situerait en deçà de la corporalité émotionnelle et qui préexisterait donc à son expression. On pourrait remettre en cause ce postulat expressionniste en considérant que ce sont les conditions d’énonciation, leur dramatisation à travers la ritualité du sacrement, celle du procès ou encore celle de l’énonciation autobiographique, qui créent semblable climat d’exacerbation émotionnelle afin que viennent s’y démultiplier les indices censés trahir une culpabilité cachée. Ceci reviendrait à dire que la confession ne dévoile pas la culpabilité en tant que vérité du sujet mais qu’elle contribue à construire le mode historique et hystérique d’une subjectivité coupable, dont le roman nous donne peut-être les moyens d’une compréhension affinée.