Colloques en ligne

Thomas Le Colleter

Figures de Mozart chez Pierre Jean Jouve

1Pierre Jean Jouve, dans une grande partie de sa production poétique et critique, fait régulièrement référence à la musique, cet art « suspendu » et « libre », selon les termes qu’il emploie dans son « journal sans date », En Miroir. Le poète confesse un peu plus loin dans le même ouvrage : « la Musique fut la passion de ma vie », comme pour en évincer la littérature, dans ce qui s’apparente à un véritable putsch esthétique.

2Or cette passion pour la musique trouve son emblème dans la figure de Mozart, figure principale de musicien à laquelle se réfère Jouve dans toute la première période de sa production poétique reconnue. Jusqu’à la fin des années 1930, Mozart constitue même l’unique référence explicite à un compositeur. Cette référence constante, qui court sur presque quinze ans de production littéraire (1925-1938), tend à assimiler entièrement Mozart à la musique, comme par métonymie, et à en faire le représentant le plus éminent de celle-ci, son émissaire. Mozart, corps glorieux, devient à lui seul le symbole de la musique en gloire.

3Les poèmes consacrés explicitement à Mozart se situent dans trois recueils qui s’échelonnent chronologiquement : Les Noces (1925-1931), Matière Céleste (1936-37) et Kyrie (1938). Le nombre de poèmes qui prennent Mozart pour thème varie en fonction des recueils : deux pour Les Noces, quatre pour Matière Céleste, cinq pour Kyrie. Mais la rareté de la convocation est inversement proportionnelle à l’importance de la référence, surtout dans le cas des Noces,où la disposition des poèmes consacrés à Mozart atteste un réel souci de les placer à des endroits particulièrement stratégiques du texte (en quasi-ouverture, puis en fermeture du recueil) et leur confère, de ce fait, une grande envergure.

4Mozart prend successivement plusieurs « figures » dans la production poétique jouvienne, dont l’examen excèderait largement le cadre de cet article. De nombreuses contributions critiques ont d’ailleurs déjà vu le jour sur le traitement jouvien de la référence à Mozart. Nous nous focaliserons donc prioritairement sur un aspect de la perception jouvienne assez peu relevé jusqu’ici par la critique : le rapport particulier qu’il établit avec l’univers de la mystique, avant de voir l’utilisation proprement poétique qui en est faite par l’écrivain.

Mozart mystique ?

5Il est en effet frappant de remarquer, et cela peut sembler étrange de prime abord, que la réévaluation de la figure de Mozart passe prioritairement dans la poétique jouvienne par un voisinage contraint du compositeur avec l’univers de la mystique. Ainsi Les Noces associent-elles implicitement la figure de Mozart à la pensée de Ruysbroeck quand le recueil Matière Céleste fait cohabiter le compositeur avec la figure tutélaire de Jean de la Croix, régulièrement convoqué au fil du recueil : il donne son titre à la section « Nada », la nada – littéralement, le rien ­– étant un élément fondamental de la pensée mystique du moine carmélite espagnol, que Jouve n’hésite d’ailleurs pas à citer directement en langue originale dans le corps du texte1. Ce qui pourrait apparaître à première vue comme une incongruité nous invite à nous pencher plus précisément sur les liens qui unissent musique et mystique dans l’univers poétique de Pierre Jean Jouve, pour voir dans quelle mesure ils peuvent constituer les modèles rêvés d’une quête de l’Être, en même temps que des appels pressants et réitérés à l’écriture qui choisit de se lancer à leur poursuite.

6Jouve reconnaît l’importance dans son œuvre de ce qu’il appelle le « thème Nada », issu de la pensée de Jean de la Croix, dans un chapitre d’En Miroir qui lui est entièrement consacré:

Le thème Nada, ou de l’Absence, m’a profondément hanté et poursuivi. Il fut toujours devant moi comme le “mot” propre à ouvrir la porte essentielle. Il m’a poursuivi comme si, à une valeur de transcendance, il réunissait une valeur concrète particulière et relative à mon cas personnel. […] Il a passé en mon œuvre entière et l’a aux trois quarts soutenue. [« Le thème Nada », EM 113-119]

7Pour s’approcher de la conception jouvienne de la mystique, il faut partir de la citation de Ruysbroeck (1293-1381)2 placée par le poète en épigraphe des Noces. Celle-ci apparaît au premier abord fort énigmatique, d’autant que Jouve ne précise ni l’ouvrage dont elle est issue, ni le nom du traducteur, comme pour en crypter l’origine :

Ah ! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses, et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas.
Ruysbroeck l’Admirable. [Œ I 81]

8Après recherches, il apparaît que cette citation cryptée est tirée du livre d’Ernest Hello (1828-1885), Rusbrock l’Admirable [sic], Œuvres choisies. Il s’agit d’une anthologie de fragments du mystique rhénan publiée à Paris en 1869 chez Poussielgue Frères3, traduite par Hello en français à partir d’une traduction en latin des écrits de Ruysbroeck établie par le moine chartreux Surius à Cologne en 1552.

9Jouve rend volontairement obscure la citation qu’il prélève en la coupant de son contexte, alors qu’elle est d’une importance capitale. Ruysbroeck distingue dans ces pages deux types de croyants, plus précisément deux types d’attitudes relatives à l’ouverture à la transcendance, entre lesquelles « la distance est grande ».

10La première renvoie à la catégorie des « Amis secrets ». Ruysbroeck ne remet pas en cause leur amour de Dieu, mais souligne qu’ils ne parviennent pas à un contact fusionnel avec lui : « ils ont au fond d’eux-mêmes l’impression d’un obstacle et d’une distance », car ils ne se départissent pas de la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes,« couverts » qu’ils sont « de portraits qui représentent leurs personnes et leurs actions ». Cette spécularité de la conscience les bride et les empêche d’accéder à ce que Ruysbroeck, dans une expression lourde de sens, appelle la « nudité sans images », c’est-à-dire le concept central de Bloetheit4.  Ils ignorent la déprise de soi qui seule permet le contact sans intermédiaire. Il y a là un élément caractéristique de toute théologie apophatique, dont Jean de la Croix, précisément, sera un continuateur : l’accès aux Noces spirituelles de l’ami et de l’aimée, pour reprendre le vocabulaire du Cantique des Cantiques, qui sera aussi celui de Nuit Obscure5,ne peut se faire que par le chemin de la negación espiritual, autrement dit par la nuit faite en soi qui est une phase préliminaire de purgation nécessaire à l’illumination qui lui succède.

11Dès lors, l’autre type de croyant, l’« Enfant mystérieux », c’est-à-dire, semble-t-il, l’enfant initié aux mystères, est assimilé à la figure du mystique. Si la mystique, au sens strict, est un « mode de connaissance expérimentale et concrète d'un Absolu6 », alors mystique est celui qui accède à un contact d’ordre fusionnel, « sans intermédiaire », avec Dieu, en ayant laissé derrière lui, d’une certaine manière, sa conscience. L’« Enfant mystérieux » se caractérise en effet par la nudité qui est une « mort à soi-même et à toute propriété ». Mais cette mort symbolique n’est pas vécue négativement : elle est ce qui permet de nous « transport[er] au-dessus de tout », dit le texte. L’aspiration au contact sans intermédiaire est ainsi rendue possible par ce que Ruysbroeck appelle le « désir de la mort sublime », qui permet, au bout du chemin, de s’abandonner dans l’extase.

12En plaçant une citation de Ruysbroeck en exergue de son recueil, Jouve fixe une direction à suivre pour sa poésie, qui s’efforcera, précisément, de « mourir […] dans la simplicité qui ne se connaît pas » : cette direction, c’est celle de l’Enfant mystérieux, s’oubliant soi-même dans le « désir de la mort sublime ».

13Or, ce faisant, le poète se lance dans le sillage d’autres figures de créateurs qu’il associe volontairement, à tort ou à raison, avec une quête d’ordre mystique, au premier rang desquels figure Wolfgang Amadeus Mozart. Cette association entre musique et mystique prend un relief tout particulier dans l’article « Grandeur actuelle de Mozart ». De manière pour le moins surprenante, Jouve y prête en effet à Mozart une démarche qui est précisément celle propre à l’« Enfant mystérieux »tel que décrit par Ruysbroeck :

Mozart ne saurait être expliqué par son propre témoignage. Ce qu’il dit sur son œuvre a très peu d’importance. Génie étrange et de proportions fantastiques, il tient son œuvre dans la dépendance de son bizarre personnage : il est anti-goethéen en ce sens qu’il s’ignore lui-même et doit demeurer dans la sainte ignorance. [nous soulignons] Sa conscience est d’être simplement tout chant, tout musique ; de pouvoir (comme l’annonce fièrement une lettre d’Italie) composer dans tous les styles. Paradoxe génial, qui voulait que Mozart allât en Italie pour y apprendre à être seulement Mozart, à créer un style inimitable dès les premiers pas, à faire, à l’aide de la superficielle Italie, ce que l’Italie ne pourrait jamais produire : le monde-Mozart. [GAM 17]

14Mozart, réinterprété par Jouve, trace ici le modèle déterminant d’un art poétique qui s’appuie de manière extrêmement frappante sur la fusion de la musique et de la mystique. Le musicien apparaît comme un « enfant mystérieux » dans la mesure précise où il atteint à l’état de « nudité », de Bloetheit ruysbroeckienne, dans l’ignorance parfaite de lui-même – et Jouve, pour nous mettre sur la voie de cette assimilation, accole à son expression, comme par un fait-exprès, l’adjectif « sainte7 ».

15Or, et c’est en ce point exact que se noue chez lui l’articulation entre musique et mystique, cette ignorance de lui-même se traduit précisément par la seule conscience du chant. Ce chant est délivré de soi : « sa conscience est d’être simplement tout chant, tout musique » [GAM 17]. Avec Mozart l’état mystique se fait chant, à travers l’accès à un absolu qui est, paradoxalement, redécouverte de soi et coïncidence avec sa propre nature : « être seulement Mozart ».

16L’originalité profonde de l’approche de Jouve réside dans la connexion particulière qu’il établit entre cette ignorance de soi, qui serait caractéristique de l’écriture mozartienne, et l’univers mystique. L’ignorance de soi dont ferait preuve le compositeur constitue en effet un topos de la critique mozartienne ; elle dérive directement du mythe de l’enfant prodige. Une telle perspective sera abondamment empruntée plus tard, notamment par Wolfgang Hildesheimer dans sa biographie8, précisément pour proposer une relativisation de la notion de « génie » en démontrant son anachronisme dans le cas de Mozart9. Norbert Elias en approfondira les implications dans son ouvrage inachevé Mozart. Sociologie d’un génie10. Reste que Jouve demeure le seul à faire le lien précis entre cette « docte ignorance du jeune virtuose » (Jankélévitch11) et l’univers de la mystique – exception faite, dans une certaine mesure, de Mauriac12.

« Tempo di Mozart » : musique, mystique, politique

17Nous aimerions illustrer et complexifier ces propos par l’analyse rapprochée d’un poème prenant Mozart pour thème : « Tempo di Mozart » [MC, Œ I 302-303], tiré de Matière Céleste. S’y trouvent condensés les traits majeurs de la caractérisation jouvienne de Mozart, notamment à travers une reprise des postulations énoncées par Jouve dans « Grandeur actuelle de Mozart », daté de 1935, soit deux ans avant Matière Céleste.

18Le poème est situé à une position stratégique du texte, puisqu’il vient clore la première section du recueil, « Hélène ». Mais comme le remarque Martine Broda dans l’approche psychanalytique sibylline qu’elle consacre au poème13, « Tempo di Mozart » annonce tout autant la section « Nada », par le réseau souterrain ayant trait à la mystique qu’il expose.

19Le titre nous oriente du côté d’une polysémie signifiante. À un premier niveau d’analyse, par le choix de la langue italienne, Jouve semble effectuer un pastiche d’indication musicale – « Tempo di Mozart », comme on dirait « Tempo di Minuetto ». Le poème ferait donc d’abord signe vers un rythme primordial, une respiration qui seraient propres au compositeur. La vertu de Mozart résiderait dans le choix du tempo idoine, celui convenant au déploiement du chant. Mais on peut également comprendre le titre en le reliant à l’article « Grandeur actuelle de Mozart » : il viendrait signifier que ce temps, cette époque, est celui (celle) de Mozart, et le poème en serait l’illustration. Enfin, le titre n’exclut pas une troisième interprétation, qui n’est triviale qu’en apparence : le temps, c’est aussi le temps qu’il fait – or cette perspective, au départ météorologique, permet d’ouvrir l’imaginaire sur la contemplation de l’azur, qui déporte symboliquement le sens vers une référence explicite à Mallarmé.

20Le début du poème expose de manière extrêmement significative un réseau lexical qui sera repris pratiquement tel quel dans le Don Juan de Mozart, dont la rédaction est exactement contemporaine ;ce réseau apparaît également comme une émanation de l’article de 1935 :

Le ciel le vaste ciel est de souffle et de pierre
Durcis pierre d’azur, et tremble air du rocher,
Quel acier d’anciens violons chante
Comme ils sont caressants les cœurs du génie vert
[« Tempo di Mozart », MC, Œ I 302]

21Le paysage jouvien est constitué de deux états contradictoires, le « souffle » et la « pierre », l’esprit et le corps, l’insaisissable et le préhensible. Tout est fait dans le poème pour procéder à leur étroite intrication, notamment au vers 2 où l’élément minéral et l’élément aérien sont placés chiasmatiquement en position de destinataire et de complément du nom (« pierre d’azur »/« air du rocher »). Or, cette intrication se poursuit dans la caractérisation même de la musique de Mozart, dont le « chant » (élément aérien) apparaît en « acier », réminiscence directe de l’article de 1935 (« de l’opéra de Mozart, il apparaît que la structure soit en acier » [GAM 17]). Comme c’est le cas dans le poème « Mozart » tiré des Noces, Jouve emprunte ici une tonalité que l’on pourrait qualifier d’hymnique, à travers le recours à des structurations exclamatives.

22Il n’est pas impossible que le poème soit né d’une expérience de concert à Salzbourg dans le « Manège des rochers » (Felsenreitschule), appelé ainsi car il s’agissait à l’origine d’un lieu destiné à l’entraînement de la cavalerie. Le lieu, aménagé au pied du Mönschberg, est pour une part constitué d’arcades creusées à même la roche ; à l’occasion  du Festival de Salzbourg, il fut réaménagé en 1926 et se transforma en espace de concerts à ciel ouvert, comme ce sera plus tard le cas pour le Festival d’Aix-en-Provence. Jouve évoque dans l’avant-propos au Don Juan l’expérience des concerts dirigés par Bruno Walter dans ce lieu mythique. On perçoit à coup sûr dans le poème la réminiscence de ce mélange de ciel et de roche qui, dans un mouvement caractéristique, s’étend à la qualification de la musique même de Mozart. Naturellement, un lien intime se tisse entre cette fusion oxymorique du solide et du spirituel et le titre même du recueil, Matière céleste. D’une certaine manière, on peut considérer que Jouve envisage l’œuvre même de Mozart comme une forme de « matière céleste » : la qualification de sa musique, procédant d’une substance en « acier » [GAM 17] qui ouvre dans le même temps à « l’azur », vient en témoigner. Dès lors, l’évocation du « génie vert » (v. 4) ne laisse guère planer le doute sur son identité : il s’agit, à coup sûr, de la figure de Mozart14.

23La deuxième strophe du poème poursuit et amplifie la dynamique de louange initiée au début du texte :

Que la pierre est précieuse avec les monts de cendre
Qu’il est pur ! sans saison, le volume de l’or
Quelle ardeur froide dans ses plis
Inviolable hymen du jour
[« Tempo di Mozart », MC, Œ I 302]

24La « pierre » mozartienne est « précieuse », et sa matière, d’« acier », est devenue « or pur » : ainsi s’opère une sorte de démarche alchimique de transsubstantiation dans le cours du texte, conjointe au réseau subséquent de la pureté sans tache, « inviolable hymen du jour », et à la poursuite des constructions oxymoriques (« ardeur froide »), dont la rhétorique n’est pas sans rappeler la lyrique amoureuse d’une Louise Labé. Les « monts de cendre », qui entourent cette opération miraculeuse et en apparaissent comme le résidu symbolique, renvoient sans doute aux contreforts du Mönschberg. La musique de Mozart apparaît donc comme une qualité étroitement associée à l’espace ; Jouve en témoignera à nouveau dans le poème « Le Criminel ancien » [MC, Œ I 340], qui ouvre la perception à un espace « trop beau », « comme dans Mozart (v. 5).

25Le deuxième temps du texte semble assez obscur à première lecture. Une analyse attentive permet néanmoins d’y voir la superposition de l’expérience de Don Giovanni à Salzbourg et, semble-t-il, d’une évocation possible de la menace nazie.

Mais l’heure ainsi qu’un drame de regards
Qu’un amour violateur de vierge maternelle
Comme la vénéneuse chair des fleurs des champs
Ou grande comme la passion du Christ à l’ombre
A changé.
[« Tempo di Mozart», MC, Œ I 302]

26Si « l’heure […] a changé » en effet, c’est sans doute parce que nous sommes en 1937 à l’époque de rédaction du poème, et que Salzbourg est menacée dans son intégrité politique par l’envahisseur allemand, depuis l’assassinat de Dollfuss en 1934. Ainsi le poème, en essayant de fixer le « temps de Mozart » comme le titre le laisse supposer, tenterait de lutter symboliquement contre sa disparition imminente.

27Mais de manière surprenante, cette « heure » est associée à l’« amour violateur de vierge maternelle » qui désigne sans guère de doute le personnage de Don Giovanni – dans l’avant-propos à l’édition 1967 du Don Juan, Jouve reprend le même terme en qualifiant Donna Anna de femme « amoureuse du violateur » [DJM 11] –, tout comme la « vénéneuse chair des fleurs des champs » peut à bon droit être rapprochée de Zerline. En outre, le « drame de regards » fait signe explicitement vers le champ sémantique de la conquête amoureuse. Le poème brasse et associe donc deux réalités contemporaines et contradictoires : la beauté des représentations de Salzbourg sous la houlette de Walter et Toscanini, et, partout autour, la menace nazie, de plus en plus pressante et précise. Dès lors se trouve esquissée une superposition inattendue, poursuivie dans la strophe suivante :

Céleste ouragan retenu par un bord
Le néant est pendu sur le bord de tes yeux
Ouragan mâle ! Tout est perdu, tout est tranquille
Du monde que fait la haine de tes yeux
[« Tempo di Mozart », MC, Œ I 302]

28L’évocation de l’« ouragan mâle » vient inscrire la figure de Don Juan dans le corps du texte comme une puissance désirante, mais il peut s’agir dans le même temps d’une qualification de la musique de Mozart dans une plus large mesure, qui conjoindrait l’aspiration « céleste » avec la masculinité, selon une perspective proche des propos tenus dans « Grandeur actuelle de Mozart ». Or, cet « ouragan » apparaît cerné d’éléments dysphoriques : le « néant », la « per[te] », la « haine ». Le poème dégage ainsi l’impression concomitante d’un déploiement de puissance qui serait dans le même temps sujet à une absolue fragilité. Seul « un bord » retient « l’ouragan », quand tout autour n’est que « néant ». Jouve souligne donc à sa manière le paradoxe inquiétant du calme avant la bataille : « tout est perdu » car l’annexion prochaine de l’Autriche, fruit de la « haine », est sûre ; et néanmoins, dans la beauté du ciel d’été salzbourgeois, où pierre et azur se mêlent, « tout est tranquille ». On retrouve ainsi exactement la même caractérisation à l’œuvre que dans le poème « Mozart » [N, Œ I 95] : celle d’un sursis sublime, quand les puissances de mort guettent tout autour, sursis qui associe très étroitement le personnage de Mozart et sa musique, à la ville dont il est issu.

29La strophe suivante poursuit cette évocation dysphorique, à travers la mention de la mort (« tout est expirant »), de la décadence (« tout s’effondre ») et du meurtre (« se tue »). Mais, dans le cœur même de cette « doul[oureuse] » vallée de larmes – dans l’œil du cyclone, osera-t-on –, le miracle opère néanmoins :

Tout est blanc tout est expirant mais éclatant
De ce qui passe sur la douleur de tes yeux
Tout s’effondre en des fontaines nues de larmes,
Se tue, et dans le silence des anges
L’abandon pâle le plus précieux s’accomplit.
[« Tempo di Mozart », MC, Œ I 303]

30On retrouve ici la caractérisation proprement mystique de l’expérience mozartienne, à travers l’évocation d’une forme d’extase – « l’abandon pâle le plus précieux » – qui opérerait « dans le silence des anges », de la même manière que chez Jean de la Croix : il faut relire Nuit Obscure et noter cette ouverture de la dernière strophe au silence extasié, dans la blancheur de l’illumination « parmi les lis », où la conscience s’« oublie » (« Entre las azucenas olvidado », dit le texte original), exactement comme ici, « tout est blanc ». Le poème jouvien s’inscrirait ainsi pour une part dans une filiation directe avec la mystique espagnole : l’imminence de la mort, symbolique cette fois, associée métaphoriquement au réseau de la « nuit obscure », rend l’extase encore plus puissante. Il dirait en même temps, à un autre niveau de lecture et de manière pas nécessairement contradictoire, bien au contraire, la survivance fragile de l’œuvre mozartienne au milieu du déchaînement à venir de la barbarie nazie.

31Dès lors, le poème se clôt sur les paroles suivantes :

Je suis celui qui aime
Enfant dont les langes se sont déroulés
En nuages en vues de l’âme et en prières
Enfant dont l’œil de rayons fut transpercé
Enfant d’amoureuse colère
Tandis que mon œil d’homme s’aveuglait.
[« Tempo di Mozart », MC, Œ I 303]

32L’identité de l’énonciateur pose question dans un premier temps. Mais à la lumière de notre analyse, on peut de manière certaine y voir la parole de Mozart lui-même, dans l’évocation réitérée de l’« Enfant », qui permet de conjoindre la représentation topique du petit prodige avec la réélaboration jouvienne telle qu’opérée dans Les Noces, qui assimilait, on s’en souvient, le compositeur à l’Enfant mystérieux ruysbroeckien. Cette hypothèse aurait d’autant plus de sens ici que Jouve vient d’évoquer dans la strophe précédente une extase d’ordre mystique.

33Dans le même temps, par le jeu sur l’ambiguïté au niveau du signifiant, on ne peut que rapprocher « je suis celui qui aime » de la phrase biblique « je suis celui qui est », renvoyant explicitement le texte à un énonciateur transcendant. Autre manière, peut-être, de faire de Mozart un ange, angelos, messager de la parole divine.

34Le texte se clôt également sur une évocation possible de la persistance du « génie enfant » y compris dans la période de maturité du compositeur, et y compris, peut-être, jusqu’à sa mort (ce qu’évoqueraient les derniers vers, mentionnant l’« œil d’homme aveugl[é] », dans une structure clairement oppositionnelle avec l’œil de l’enfant, transpercé de « rayons15 »). Naturellement, la mention de l’aveuglement renvoie tout aussi directement à un conflit d’ordre œdipien sur lequel nous ne nous attarderons pas ici, et nous nous contenterons, pour une approche exclusivement psychanalytique, de renvoyer le lecteur à l’analyse proposée par Martine Broda dans son ouvrage déjà cité16.

35Le poème permet ainsi de fédérer plusieurs perspectives associées à la représentation de Mozart, en le plaçant dans la position paradoxale de la puissance fragile, image à travers laquelle s’illustre toute l’ambivalence que Jouve perçoit dans sa musique.

36*

37En guise de conclusion à ce bref article, on peut tirer un double enseignement du recours à la référence mozartienne.

38D’une part, la figure de Mozart s’inscrit en faux dans la poétique jouvienne contre l’image qui apparente le compositeur autrichien à une forme de « musicien officiel du paradis », selon les mots de Cioran17, et que Strehler dénoncera. Cette perception a pour défaut de donner de Mozart une image biaisée, car tronquée, ignorante des deux facettes de sa réalité musicale. C’est pourquoi Mozart apparaît chez Jouve comme un personnage fantasmatique investi d’une singulière ambivalence : celle d’une beauté qui allège le monde dans l’instant d’un envol d’oiseaux « à six heures l’été » [OC I 95], mais qui demeure néanmoins placée, par une fatalité inébranlable, sous le signe de la mort, celle du « Confutatis » du Requiem ou de l’Ouverture de Don Giovanni. Un ange rilkéen, si l’on veut, pénétré de cette fondamentale dualité : « jeder Engel ist schrecklich18 »…

39D’autre part, Mozart apparaît, contre toute attente, comme le modèle d’une pratique qui débouche sur une mystique, illustrant la grâce d’un art dans l’ignorance parfaite de lui-même, ce qui est d’ailleurs la définition même de la musicalité par Adorno19.L’art musical mozartien conjugue le chant et l’aspiration à un absolu, répondant ainsi fantasmatiquement au souhait jouvien de conjoindre « le chant » et une « tendance de glorification », de nature proprement religieuse. Si, comme Jouve l’affirme dans ses Commentaires, « tout grand art doit par paradoxe contenir une fin mystique » [C 121], il ne fait aucun doute que ce qu’on osera appeler la poétique mozartienne a pu jouer un rôle décisif dans cette prise de conscience.