Colloques en ligne

Welleda Müller

Figures du musicien dans l’art gothique en France
Instruments et corps mis en jeu

1Le musicien est une figure multiple dans l’art comme dans la société au Moyen Âge. En effet, on peut regrouper sous ce terme des instrumentistes et nécessairement des chanteurs, mais aussi des danseurs et acrobates ou encore des conteurs d’histoires (certainement chantées), des dresseurs d’animaux et des escamoteurs. Comme l’ont indiqués divers spécialistes, il serait d’ailleurs plus approprié de parler de « jongleurs » pour qualifier ces fonctions multiples assurées par un seul et même personnage polyvalent. Le terme « jongler » qui dispose de nombreuses variables graphiques (jougler, jogler, jugler), renvoie d’ailleurs à plusieurs significations telles que « dire des chansons », « plaisanter », « se jouer de », et bien sûr « jongler » ou « effectuer des actions propres au jongleur ». Toutefois, à partir du xve siècle et surtout au siècle suivant, la multiplicité de la fonction va disparaître au profit d’une « spécialisation ». La musique va ainsi se désolidariser progressivement de la danse (dont elle reste cependant le support privilégié) et surtout des acrobaties. On voit apparaître des corporations de ménestriers dont l’activité principale et quasi exclusive est la musique instrumentale et vocale. De fait, un nouveau métier se met en place : les « maîtres à danser », qui ne font plus de jonglerie, mais apprennent à danser aux nobles, établissent des chorégraphies et organisent des bals. Des traités de danse apparaissent d’ailleurs dès 1430 avec des notations de chorégraphies parfois fort complexes comme celles de basses danses (danses de cour)1. La figure du jongleur va donc « éclater » en divers artistes plus spécialisés, tels les instrumentistes (ménestriers) qui ne feront plus d’acrobaties, les maîtres à danser, les acrobates, les conteurs d’histoires, les escamoteurs, les montreurs d’ours, etc. qui seront des individualités différentes et non plus un seul et même artiste polyvalent. La figure du jongleur en tant que telle finit par disparaître en même temps que le Moyen Âge.

2Une telle polyvalence impliquait un rôle fondamental du corps du jongleur du Moyen Âge et il suffit pour s’en convaincre de regarder les images de la même époque. Le corpus choisi pour cet article est axé sur les images d’origine française (il y aura toutefois quelques exemples européens) datant de la période gothique (fin xiie-xve siècles). On verra que ces images s’expriment principalement sur trois supports : les enluminures de manuscrits, les objets en ivoire sculpté et les stalles (sièges de chœur) ; les vitraux et la sculpture monumentale représentant surtout des anges musiciens ou des personnages bibliques (le roi David jouant de la harpe) seront donc généralement écartés. Les représentations de musiciens « humains » seront privilégiées, car les anges appartiennent à un contexte très particulier lié à la représentation de l’harmonia mundi et à la musique des sphères2, certainement assez éloignée de la musique « profane » exercée par les musiciens professionnels au Moyen Âge. Toutefois, il est intéressant de faire une incursion chez les chantres dont la fonction était de retrouver cette harmonie divine à travers la pratique de la liturgie chantée3. On verra que le mouvement musical représenté dans les images gothiques peut être un indicateur de la condition sociale et de la « symbolique » du musicien non seulement dans l’art, mais également dans toute la société médiévale. 

Le corps mis en jeu : les chanteurs

3Avant d’en venir aux instrumentistes proprement dits, il est intéressant de faire un point sur les chanteurs, dont l’étude du corps peut nous renseigner sur de nombreux points, notamment sur la pratique de la polyphonie. Contrairement à la majorité des instrumentistes que nous verrons plus loin, ceux-ci sont principalement des membres du clergé régulier ou séculier dans les images médiévales. Toutefois, l’association de religieux et de laïcs était courante, comme on peut le voir sur un couronnement de jouée4 des stalles de Bois-le-Duc (Pays-Bas, 1430-14605), dans lequel on distingue bien trois personnages différents : un enfant de chœur, un chantre (ecclésiastique) et un chanteur (laïc, identifiable par son vêtement). Notons qu’il était fréquent pour les chœurs d’être « renforcés » par des musiciens professionnels ; on sait que ce fut le cas notamment à la cathédrale d’Amiens, où les chanteurs professionnels étaient placés dans les stalles basses (on leur reproche d’ailleurs d’être dissipés, malgré une qualité de chant indéniable6). Deux groupes d’appui-main dans les stalles de la cathédrale d’Amiens (1508-15227) renvoient certainement à cet état de fait : le bon exemple est montré dans les stalles hautes (réservées aux hautes hiérarchies du chapitre) avec deux chantres suivant sur le livre, leurs têtes suggérant un parfait accord des deux voix ; et le mauvais exemple s’affiche dans les stalles basses (place des chantres plus bas dans la hiérarchie, ainsi que des chanteurs professionnels renforçant la schola cantorum) dans lequel les deux chantres sont avachis l’un sur l’autre et ne regardent plus le livre, tenu négligemment vers le sol8. Si l’on revient au couronnement de jouée de Bois-le-Duc, la posture de chaque personne dans cette image est très intéressante : l’enfant de chœur est devant et s’apprête à tourner la page du graduel ou de l’antiphonaire posé sur un lutrin ; sa petite taille permet aux autres de suivre aussi la notation musicale. Le deuxième personnage est un chantre, membre du clergé ; il penche légèrement la tête pour bien voir ce qui est inscrit sur le livre et sa bouche est entre-ouverte. Le dernier personnage, le chanteur laïc, adopte une position idéale pour le chant : les genoux fléchis et les jambes écartées, les mains à la ceinture semblent renforcer l’idée de colonne d’air bien droite et de respiration abdominale que tout bon chanteur devait pratiquer ; sa bouche est aussi entr’ouverte.

4Bien qu’il soit évident aujourd’hui que la notation musicale était plutôt un aide-mémoire qui permettait aux chantres de savoir immédiatement la façon dont étaient chantés l’ordinaire et le propre de la messe et des offices (qui variaient suivant les régions), la plupart des chantres représentés dans l’art médiéval sont figurés avec un livre ou un rotulus, donc avec un support de notation musicale9. Les exemples sont nombreux dans les manuscrits enluminés, en particulier dans les bréviaires, les psautiers et les bibles10. Les gestes effectués vis-à-vis de ce support écrit sont intéressants, car très souvent le livre n’est pas simplement posé sur un lutrin ; non seulement les regards convergent vers celui-ci (Heures à l’usage de Troyes, ms. 0140, BM de Besançon, f. 190, seconde moitié du xive siècle11), mais il n’est pas rare que les pages en soient tournées, touchées ou encore désignées (Bréviaire à l’usage de Verdun, ms. 0107, BM de Verdun, f. 47v°, vers 1302-130512). On retrouve des attitudes similaires un peu plus tard dans les stalles de choeur (Précigné, vers 149013).

5Apparaissent également d’autres gestes que l’on peut interpréter comme des marques de direction musicale. Le plus fréquent est le « tactus de contact »(par opposition au tactus en l’air), qui se manifeste par une main posée sur l’épaule et qui permettait de guider le chant certainement par pressions ou petits mouvements de la main. On voit nettement ce geste sur une parclose des stalles de Leon (Espagne, 1461-148114). Bien qu’il y ait fort à parier que des gestes de chironomie étaient pratiqués tôt dans le Moyen Âge, il fallut attendre le xve siècle pour qu’une « théorie du tactus » soit formulée, notamment par Bartolomeo Ramos de Pareja (1440-1522) dans son traité Musica Practica, indiquant le lien entre une nécessaire pulsation pour chanter ensemble et un geste de la main ou du pied. On trouve aussi ce geste dans les enluminures de manuscrits (Psautier-heures, ms. 0121, BM d’Avignon, f. 162v°, vers 1330-134015). Une Bible conservée à la BnF (Bible historiale, ms. Fr. 159, f. 277v°, charnière XIVe-XVe siècle16) montre plusieurs types de tactus : main sur l’épaule, main donnant la mesure en l’air devant le groupe de chanteurs ; le livre est encore une fois important dans cette image, puisqu’un des chantres s’apprête à en tourner la page et qu’un autre désigne un passage de l’index, enfin la majorité des regards convergent vers ce support écrit du chant.

6Pour conclure sur le corps des chantres mis en jeu, l’ouverture des bouches est également remarquable dans les images médiévales. Si les bouches sont parfois largement ouvertes (Bible, ms. 0146A, BM d’Autun, f. 245v°, vers 1270-128017), elles peuvent aussi être fermées comme on le voit sur l’exemple de la Bible d’Alençon (ms. 0054, f. 184, vers 1240-125018) et beaucoup d’autres. L’action de chanter est alors déduite de la présence de plusieurs personnages en habit de chantre, groupés autour d’un livre ; et lorsque, comme dans les deux exemples précités, les personnages sont représentés dans l’initiale C du cantate du psaume 9819, la figuration du chant devient évidente.

Corps et instruments mis en jeu : les instrumentistes 

7À l’époque gothique, le musicien laïc se pose en professionnel. S’il n’est intégré à un système de corporation que tardivement à la fin du xve siècle et surtout au xvie siècle, il n’en est pas moins engagé par des cours princières ou royales20, mais aussi par des nobles ou même des bourgeois, et ce toujours pour une raison particulière : accompagnement d’un banquet, d’une entrée royale, d’une festivité quelconque et surtout pour entraîner la danse. Les jongleurs se plaignent d’ailleurs de l’intervention de musiciens amateurs qui font danser gratuitement (et souvent n’importe comment) les villageois. Dans le Dit des Taboureurs, un jongleur déplore ainsi que des bergers qui savent tout juste jouer de la flûte et du tambourin mènent le bal à la place des jongleurs que l’on devrait embaucher pour l’occasion. Déjà à l’époque une rivalité voit le jour entre musiciens amateurs et professionnels. Dans une marge des Heures de Jeanne de Navarre (BnF ms. NAL 3145, f. 53, après 132921) on peut remarquer que la danse menée par les bergers est très gesticulante et par là connotée négativement, comme on le verra plus loin.

8L’exemple d’un vitrail de la cathédrale de Chartres (verrière de la vie de saint Julien l’Hospitalier, vers 1210-122522) donne quelques renseignements sur le statut social des musiciens. Un vièliste accompagne le banquet de mariage de saint Julien ; scène très fréquente dans l’art médiéval en général, évoquant une pratique sociale courante. On peut remarquer que la couleur de la tunique de ce musicien est la même que celle du serviteur qui coupe du pain de l’autre côté ; de par sa position, il semble à peu près au même niveau hiérarchique que le serviteur, si ce n’est qu’il est légèrement plus grand (mais évidemment plus bas que saint Julien et son épouse). Ce vièliste semble donc avoir un statut similaire à celui d’un serviteur, mais à un niveau hiérarchique plus élevé que le simple officier tranchant ; et cette idée est renforcée par sa ressemblance au personnage de saint Julien, à la fois par les traits du visage et par l’inclinaison de la tête du même côté. Ce mimétisme place alors le musicien à un niveau hiérarchique nettement plus élevé que celui du serviteur de table.

9Les musiciens jouent ainsi beaucoup dans un contexte courtois, notamment dans les ivoires sculptés. Toutefois, il est remarquable que les musiciens représentés ne soient pas systématiquement des musiciens professionnels, mais aussi et surtout des nobles cherchant à séduire les dames par la musique (valve de miroir BK 1992-27, conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam, 1425-145023). Il est d’ailleurs précisé dans la Clef d’Amors24 qu’un damoiseau voulant plaire aux dames, doit savoir chanter ou jouer de la musique et danser. On trouve le même genre d’images courtoises dans les stalles de la cathédrale de Cologne en Allemagne (vers 131025). L’observation des vêtements apporte souvent une aide précieuse dans l’identification des figures de musiciens et danseurs. Ainsi, à Cologne, les costumes permettent d’identifier un musicien noble jouant d’un instrument pour séduire une dame dansant, tous deux évoquant alors une scène courtoise. Dans le manuscrit de Graz en revanche (ms. Graz 32, Universitätsbibliothek, fol. 106v°, xive siècle26), les vêtements permettent de situer les personnages dans une catégorie sociale plus basse, il s’agit certainement d’un vièliste et d’une danseuse professionnels engagés pour une prestation de spectacle vivant.

10En ce qui concerne la posture des musiciens dans les images médiévales, force est de constater qu’elle n’est pas si éloignée des instrumentistes d’aujourd’hui (Heures à l’usage de Thérouane, ms. 0111, BM de Marseille, f. 60, vers 1280-129027). Si certains théologiens déplorent l’attitude gesticulante des jongleurs, y compris lorsqu’ils jouent d’instruments de musique, ceci ne transparaît que rarement dans les images et généralement, tout comme les anges, les musiciens sont placés dans une situation plausible de jeu musical28. Toutefois, il semble évident qu’il n’existait pas de façon « standardisée » de tenir une vièle ou un traverso. Si la position la plus récurrente est celle du manche des cordophones vers la gauche et de la flûte vers la droite, il existe en effet des exemples de position inverse sans que cela semble connoté négativement, comme sur une miséricorde29 des stalles de Saint-Martin-aux-Bois (1492-150030) où un ménestrier tient un traverso vers la gauche (à l’inverse de la posture actuelle) ; ou encore dans une marge des Heures à l’usage de Troyes où une jeune fille joue du rebec en tenant le manche vers la droite (ms. 0112, f. 041, BM de Marseille, troisième quart du xve siècle31). La « règle » de tenue d’un instrument à archet ou d’une flûte traversière semble s’être fixée beaucoup plus tard, probablement du fait de l’apparition de grands ensembles orchestraux qui ont rendus nécessaires l’organisation cohérente et ordonnée des instrumentistes. On trouve d’ailleurs des exemples de tenue de vièle qui peuvent paraître très fantaisistes sur les dorsaux des stalles d’Erfurt (vers 137032) mais qui ne semblent pas connotées comme inhabituelles ou déviantes. En outre, cette tenue particulière de la vièle est également visible à peu près à la même époque dans le Codex Manesse33, peut-être s’agissait-il d’une tenue propre à la région au xive siècle; quoi qu’il en soit, elle paraît tout à fait plausible pour le jeu de vièles de grande taille.

11De part une certaine abondance de l’iconographie courtoise des musiciens, il est parfois difficile de prendre conscience du caractère profondément polyvalent du jongleur médiéval. Ainsi, l’acrobatie paraît nettement dissociée de la production de musique a fortiori avec un instrument, tout comme l’équilibrisme, l’escamotage ou le dressage d’animaux dans de nombreuses images. On trouve toutefois l’association de ces disciplines dans l’iconographie, mais avec la figuration de plusieurs personnages différents, parfois vêtus de la même façon. Dans les stalles d’Hoogstraeten (1532-1548, Belgique34), un escamoteur est accompagné d’un joueur de cornemuse ; à Beverley Minster (1520, Angleterre35) et à Burgos (xvie siècle, Espagne36), le dressage d’animaux se fait en musique. Curieusement ces exemples sont relativement tardifs, à une époque où la musique se désolidarise déjà des autres disciplines « annexes » du jongleur médiéval et de son spectacle pluridisciplinaire. Il est également remarquable que si certains musiciens sont représentés légèrement contorsionnés (miséricorde de Saint-Chamant, vers 149037), il arrive assez souvent qu’ils esquissent des pas de danse (les jambes croisées en sont un exemple fréquent) comme le joueur de guiterne accompagnant une danse de femmes dans une marge du Roman d’Alexandre conservé à Oxford (ms. 264, Bodleian Library, f. 97v°, 1338-134438).

12Quoi qu’il en soit, des débats interviennent autour du corps du jongleur, surtout à la fin du Moyen Âge. En effet, la gesticulation dont il fait preuve, surtout lorsqu’il chante des chansons de gestes, est durement réprouvée et opposée à celle, « mesurée » du prédicateur. Les gestes qualifiés d’excessifs du jongleur représentent donc le mauvais exemple (c’est la gesticulatio négative), alors que la mesure dont fait preuve le prédicateur est le bon exemple à suivre par excellence comme l’a souligné Jean-Claude Schmitt39. Néanmoins, rappelons que le jongleur est très souvent le bouc émissaire des condamnations du « mauvais geste » et qu’en dehors de ces considérations, les gestes des jongleurs chantant les chansons de gestes en s’accompagnant à la vièle ou à la harpe, faisaient partie intégrante de leur performance tout en ayant un aspect symbolique indéniable. En effet, on trouve dans les textes copiés de ces chansons des formules récurrentes qui marquaient les articulations du récit, et qui, conjointes à des gestes codifiés, formaient alors des « jalons » que l’auditoire pouvait reconnaître. Le texte indique souvent clairement des gestes, mimétiques ou déictiques, que le jongleur accomplissait en décrivant les personnages et l’action (G.-J. Brault parle de gestural script40). Par exemple, dans la Chanson de Roland, dans la Chanson de Guillaume et dans le Couronnement de Louis, le geste de colère, de menace ou de défi consiste à tirer l’épée de deux doigts hors du fourreau. Le texte de ces chansons n’était alors pas simplement raconté, mais à la fois chanté et mimé. Dans la Chanson de Roland, l’emploi des injonctions telles que « Voyez maintenant la bataille âpre et cruelle ! » (v. 3403) ou encore « Voyez Roland pâmé sur son cheval ! » (v. 1989) implique en effet que les spectateurs regardent le jongleur. On trouve encore l’usage des adjectifs démonstratifs qui sont une preuve supplémentaire de la « mise en mime » des chansons de geste : « Par cette barbe que vous voyez blanche » (v. 261), « C’est cette épée que je porterai en Arabie » (v. 2282)41 ; on imagine tout à fait le jongleur brandir une épée (imaginaire ou de bois) et montrer sa barbe (ou un postiche) en chantant ces vers42.

13Les exemples de femmes musiciennes sont également nombreux, indiquant l’existence d’un vrai statut de jongleresse (soit de musiciennes professionnelles) au même titre que les hommes. Toutefois, on remarque qu’elles ne jouent pas indifféremment de tous les instruments comme leurs homologues masculins, en tout cas dans les images du corpus présenté ici. Ainsi, il n’existe pas à ma connaissance de femme jouant de la cornemuse, peut-être du fait de la symbolique sexuelle qui y est attachée (la cornemuse est en effet associée aux organes génitaux masculins au Moyen Âge43). Ce « tabou » semble néanmoins contourné dans les marges de manuscrits, dans lesquelles le lapin ou connin, symbole de la vulve et de fait avatar de la dame, emploie très fréquemment cet instrument à la symbolique forte (ms. 0107, Bréviaire à l’usage de Verdun, f. 101, BM de Verdun, 1302-130544). En revanche, l’orgue portatif semble être leur instrument privilégié (miséricorde de Saint-Chamant, vers 149045). Et plusieurs exemples d’ivoires sculptés montrent bien qu’elles peuvent assurer une fonction de maître à danser (valve de miroir, MRR 195, Paris, Musée du Louvre, 1310-133046), mais plutôt dans un contexte courtois et noble que populaire comme le font les hommes. Dans les ivoires, comme dans les stalles, il est remarquable que les femmes musiciennes ne gesticulent pas : elles sont souvent assises pour jouer d’un instrument bas (à faible volume sonore), qui permettait certainement d’accompagner le chant (fragment de peigne en ivoire, 1856, 0701.1501, Dalton 254, Londres, British Museum, début du xive siècle47). Les musiciennes professionnelles en tant que telles dans les stalles sont cependant assez rares ; les femmes tenant des instruments de musique dans ce contexte sont plutôt des allégories, notamment de l’art libéral de la musique. En revanche, les danseuses sont assez souvent représentées dans les enluminures et dans les ivoires en particulier. La moresque est par exemple une danse assez fréquemment figurée dans les ivoires sculptés, mettant particulièrement en valeur le corps de la danseuse (coffret de jeu d’échec n° 71.93, xve siècle, Walters Art Museum, Baltimore, USA48). Celle-ci porte une robe fendue sur la cuisse et sur le coffret du Walters Art Museum de Baltimore, la robe est même largement décolletée sur la poitrine. Les bras forment des mouvements gracieux, tandis que les hommes autour d’elle font des mouvements des pieds et des bras plus dynamiques, le tout au son d’un flûtet-tabor. Ce type d’exemple montre à la fois une danse de séduction, et un contexte professionnel. On trouve aussi des femmes dansant seules ou effectuant des acrobaties au son de la vièle comme c’est le cas dans une Summa in jus civile conservée à Angers (ms. 0338, f. 121, troisième quart du xiiie siècle49).

14Il est intéressant de faire un point sur le cas particulier des animaux musiciens qui sont très nombreux dans les stalles50 et les enluminures de manuscrits (principalement dans les marges51), parfois peut-être même plus que les musiciens pleinement humains. En effet, diverses espèces d’animaux sont figurées sur ces deux supports dits « marginaux » en particulier. Toutefois, certaines récurrences sont observables ; ainsi les lapins, les singes, les ours et les cochons semblent les animaux musiciens les plus nombreux dans les images médiévales. Et cette récurrence nous donne une piste d’interprétation ; en effet, ces quatre animaux peuvent être rapprochés de l’être humain : le singe se tient de la même façon que l’homme et est parfois considéré, notamment par les scolastiques, comme un humain dégénéré ; en occitan le singe se dit d’ailleurs « simi » (et la guenon « simia »), on lit dans le Naturas d’alcus auzels e d’alcunas bestias : « Lo simi vol contrafar tot cant ve far » : le singe veut contrefaire tout ce qu’il voit faire52.  Le cochon est déjà vu comme l’animal le plus proche de l’homme, d’un point de vue physiologique ; les médecins indiquent ainsi que le porc est « l’animal intérieurement le plus semblable à l’homme » et l’enseignement de l’anatomie se fait à partir du verrat ou de la truie dès le xive siècle du fait de l’interdiction pesant sur la dissection de cadavres humains. L’ours, comme l’a montré Michel Pastoureau, a un caractère anthropomorphe très affirmé, il représente d’ailleurs l’homme sauvage et il n’est pas rare qu’il s’accouple avec la femme ; ainsi de nombreuses légendes mettent en scène des rois qui sont « fils d’ours »53. Enfin, le lapin est aussi appelé « connin » et renvoie à la vulve (il intervient d’ailleurs souvent au sein de scènes courtoises, induisant une symbolique sexuelle peu subtile) ; une marginalia du Bréviaire à l’usage de Verdun montre peut-être un homme dominé par les appétits sexuels de sa femme en figurant un lapin trompettiste à califourchon sur un homme nu (ms. 0107, BM de Verdun, f. 105, 1302-130554). Généralement ces animaux sont anthropomorphisés dans leur posture (ils se tiennent debout sur leurs pattes arrières), et parfois par le port de vêtements, mais leur condition animale n’est pas remise en cause, de même qu’ils ne semblent pas être des animaux dressés (si l’ours et le singe sont effectivement dressés à faire des tours à la fin du Moyen Âge, ce n’est pas le cas du cochon et encore moins du lapin).

15Mais alors pourquoi tant d’animaux musiciens dans les stalles et les marges de manuscrits ? À la suite des recherches de Frédéric Billiet55 et à la lecture de saint Augustin et de plusieurs de ses héritiers philosophiques, certains éléments de réponse apparaissent. Dans son De Musica, saint Augustin insiste sur le fait que la musique est une science et compare les chanteurs et les instrumentistes à des animaux lorsqu’ils ne connaissent pas la théorie musicale et jouent d’instinct comme chante le Rossignol56 ; idem pour les personnes qui écoutent la musique sans la « comprendre ». On retrouve cette idée, surtout aux xie et xiie  siècles (époque de la constitution de la polyphonie avec l’organum à l’école de Notre-Dame), chez divers théoriciens. Ainsi, Guido d’Arezzo compare celui qui fait ce qu’il ne connaît pas à un animal et indique qu’il convient de savoir expliquer la musique rationnellement57. Simon Tunstede écrit que « celui qui fait de la musique et qui ne sait pas la définir est semblable à une bête »58. Enfin, John Cotton distingue la musique ex arte (avec art) qui est musica sapientis et la musique ex usu (par le talent naturel) qui est musica luxuriantis. En bref, il est intéressant de constater que l’instrumentiste qui joue d’instinct ou d’oreille et ne connaît par la théorie musicale est comparé à un animal par les théoriciens médiévaux : comme le singe qui imite l’homme ou comme l’oiseau qui chante parce que c’est sa nature. Il n’est alors pas étonnant de trouver de nombreux animaux musiciens dans les images médiévales, et ceux-ci peuvent alors être considérés plutôt comme des humains « dégénérés » que comme de véritables animaux jouant de la musique. Ces animaux sont peut-être des « miroirs » déformés des musiciens et, de fait, les plus fréquemment illustrés sont des animaux qui peuvent facilement être rapprochés symboliquement de l’être humain.

16Le cas des hybrides est intéressant dans cette même optique. En effet, ils peuvent être interprétés de deux façons : soit il s’agit d’humains en dégénérescence, peut-être parce qu’ils se tournent vers la musique improvisée et délaissent la théorie musicale ; soit au contraire d’instrumentistes en apprentissage de la théorie, qui deviennent progressivement des humains. Il convient cependant de noter que les comparaisons humain/animal sont réprouvées voire occultées au Moyen Âge, époque où l’animalité fascine autant qu’elle répugne. Les hybrides, même avec une constituante humaine sont donc considérés comme des animaux (la sirène est décrite dans les Bestiaires à côté des autres animaux « réels »), cependant leur simple hybridité leur confère un statut de monstres et une symbolique généralement très négative. Le fait que les hybrides transgressent l’ordre à plus d’un titre (comme l’ont souligné Gil Bartholeyns, Pierre-Olivier Dittmar et Victor Jolivet59), nous ramène vers l’idée de musiciens dégénérés. En effet, ils transgressent d’abord les lois de la nature en combinant un ou plusieurs éléments animaux à une tête ou un buste humain ; or, les analogies entre humain et animal étaient proscrites dans la pensée médiévale à tel point que l’Histoire Naturelle d’Aristote qui établit des analogies entre corps humain et corps animal, ne fait l’objet d’aucun commentaire de la part des médiévaux et qu’Albert Le Grand qui en propose la traduction, précise en préambule qu’il n’adhère pas à l’idéologie du grand philosophe grec60. Ensuite, les hybrides transgressent évidemment l’ordre musical et divin, puisqu’ils sont très souvent en possession d’instruments qui produisent au pire du bruit (Évangéliaire, ms. 0024, f. 001, xive siècle, BM d’Avignon61), au mieux une musique transgressant les lois de consonances liées à une certaine idée de l’harmonie céleste édictée par l’Église62.

17Pour conclure, revenons à la figure du musicien humain, ou plutôt du jongleur dans l’art médiéval. Le statut polyvalent du personnage est bien présent dans les images, les instrumentistes sont d’ailleurs souvent représentés esquissant des pas ; la figuration de plusieurs personnages : musiciens, danseurs, escamoteurs, vêtus de la même façon avec des gestuelles distinctes prouvent bien qu’il s’agit d’un même personnage, généralement un professionnel du geste à l’époque gothique. Toutefois, nous avons pu remarquer qu’il était de bon ton pour les jeunes nobles de savoir chanter et jouer d’un instrument, notamment pour séduire. Malgré sa popularité tant auprès des cours princières que chez les bourgeois ou les paysans, il est toutefois évident que la figure du musicien attisait diverses animosités ; les théoriciens de la musique critiquent ainsi leur approche instinctive de la musique et les transforment en animaux musiciens ; les théologiens quant à eux réprimandent leurs gesticulations et les opposent aux « bons » gestes mesurés des prédicateurs. Néanmoins, ce corps musicien, particulièrement mis en valeur par les jongleurs lorsqu’ils se contorsionnent, fait écho à l’image divine dans la pensée médiévale ; ainsi la souplesse des acrobates était-elle louée en ce qu’elle montre les merveilleuses possibilités que Dieu a données au corps de l’homme63.