Colloques en ligne

Stéphane Lelievre

Johannes Kreisler, ou l’impossible incarnation du musicien idéal

1Johannes Kreisler apparaît dans deux des plus importants ouvrages de Hoffmann : les Méditations du Chat Murr entremêlées d’une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannes Kreisler présentée au hasard de feuillets arrachés, et les Fantaisies à la manière de Callot. Feuillets tirés du journal d’un enthousiaste en voyage1. Le personnage de Kreisler, maître de chapelle fantasque et fantastique, génial et fou, opéra une fascination profonde sur l’esprit des lecteurs – notamment français –, qui n’eurent de cesse de chercher, parmi les musiciens réels, ses possibles incarnations, en Berlioz, Liszt, ou encore Paganini.

2Or le refus, pour les lecteurs, les critiques, les mélomanes des années 1830, de voir en Kreisler un personnage de fiction, leur désir d’échanger ce statut contre celui d’un être réel qui soit leur contemporain et dont ils puissent entendre les œuvres, ne trouvent-ils pas leur source dans l’absence qui semble avant tout caractériser le personnage de Hoffmann ? Le paradoxe est grand : le musicien qui marqua si fort en France les Romantiques de la Monarchie de Juillet est un compositeur idéal, dans tous les sens du terme, et Hoffmann réussit la gageure de lui donner corps en évoquant son absence plus encore que ses actes, en soulignant ses difficultés à accomplir l’œuvre artistique qu’il espère plutôt qu’en donnant à lire ses pièces musicales (détruites sitôt composées). Ces difficultés se lisent dans les pensées sur l’art de Kreisler, lesquelles constituent en elles-mêmes, étonnamment, une somme artistique : non seulement un manifeste esthétique, une poétique, mais encore une œuvre d’art à part entière.

3Ainsi l’étude du personnage de Kreisler permet-elle de comprendre les stratégies déployées par Hoffmann pour fixer dans le tissu de ses écrits la présence d’un personnage par essence insaisissable, mais aussi de rappeler la conception de l’art propre à l’auteur allemand, voire de mettre au jour certaines caractéristiques particulièrement remarquables de sa poétique.

Un être de chair et de sang ?

4De façon tout à fait surprenante, alors qu’au cours du xixe siècle Hoffmann tend, dans l’imaginaire collectif des lecteurs français, à se confondre avec un personnage de fiction2, l’idéal Kreisler revêt progressivement l’apparence d’un être de chair et de sang. Hoffmann pourtant, dans son œuvre, ne fait jamais véritablement le portrait de son maître de chapelle ; tout au plus en propose-t-il parfois un portrait en creux, le personnage prenant corps par l’évocation de son entourage ou du monde dans lequel il évolue, qui constituent le plus souvent le contrepoint parfait de sa personnalité et de ses convictions artistiques.

L’apparence physique de Kreisler

5Ne soyons pas étonnés de l’extrême rareté des précisions apportées par Hoffmann sur le physique du maître de chapelle dans les « Kreisleriana ». Dans ce texte dont l’énonciation est très majoritairement homodiégétique, trois lignes à peine sont consacrées à l’allure générale du personnage ; trois lignes insérées au sein du seul passage dans lequel Kreisler soit évoqué à la troisième personne : il s’agit du préambule des « Kreisleriana », que l’on présente au lecteur comme une note de l’éditeur.

[…] le fait est qu’on l’avait vu franchir la porte de la ville, chantant gaiement et sautillant, avec deux chapeaux enfoncés l’un sur l’autre, et deux tire-lignes à régler le papier passés comme des poignards dans sa ceinture rouge3.

6Cette évocation très brève suffit à souligner l’excentricité du personnage, une excentricité qui inscrit Kreisler dans la galerie somme toute traditionnelle des génies toujours un peu fous, perdus dans leurs  pensées, leurs recherches, leurs obsessions.

7Lorsque, dans les Méditations du Chat Murr, Kreisler apparaît pour la première fois à Julia et à la princesse Hedwiga, son portrait est à la fois tout autre – et similaire dans ce qu’il révèle du personnage :

Il pouvait avoir une trentaine d’années. Son habit noir était taillé à la dernière mode. Rien, dans sa tenue, n’était étrange ni insolite, mais il présentait pourtant un aspect singulier, inhabituel. En dépit de la propreté de sa mise, on décelait sur lui une certaine négligence qui semblait provenir moins d’un manque de soin que d’une obligation de faire à l’improviste un voyage pour lequel son costume ne convenait pas4.

8Ces deux apparitions du musicien Kreisler, ces deux portraits mettent au jour non seulement le caractère étrange, peut-être un peu ridicule de l’artiste (c’est là un motif dont Hoffmann n’est pas l’initiateur et qui trouvera encore de nombreux avatars dans la littérature post-hoffmannienne, y compris française5) ; mais ces portraits soulignent encore et peut-être surtout l’irréductible inadaptation du personnage au monde qui l’entoure. Lorsque Kreisler porte des habits qui témoignent de sa nature fantasque, excentrique (ses deux chapeaux, sa ceinture rouge), il passe pour un fou ; mais lorsque sa mise est en adéquation avec les codes vestimentaires, sociaux de ceux qui l’entourent (son habit noir), il n’en paraît pas moins ridicule tant son apparence extérieure entre en contradiction avec son Moi. Une dissonance, une discordance se font jour entre le monde intérieur de l’artiste et l’image extérieure qu’il renvoie à ses semblables ; ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si la première vision que Hedwiga et Julia ont de Kreisler est celle d’un homme cherchant désespérément à tirer des sons harmonieux d’une guitare particulièrement rebelle6… Et c’est effectivement de discordance, de dissonance, de dysharmonie qu’il s’agit : le problème, nous le constaterons bientôt, est bien d’ordre musical.

Un être de musique

9Si les apparitions physiques de Kreisler sont à ce point discordantes et génèrent presque toujours la surprise, le rire, mais plus souvent encore l’effroi, c’est que l’inscription du personnage dans la sphère du réel par le biais d’un corps, de gestes, d’actions, va presque à l’encontre de la nature du maître de chapelle, musicien idéal dont la présence, l’existence, l’œuvre même semblent parfois ressortir à la sphère du virtuel. Kreisler est un musicien dont on ne fait que croiser la route, dont ne subsiste aucune œuvre, si ce n’est les quelques feuillets sur lesquels furent griffonnés les « Kreisleriana », retrouvés par le plus grand des hasards par une de ses amies.

10Par son inadaptation au monde, par son insatisfaction permanente, Kreisler est voué à la solitude, l’effacement, l’absence, la disparition. Sa présence ne peut s’inscrire durablement dans notre monde, si ce n’est par le souvenir, ou le biais de certains media : les différentes formes d’art notamment, et les œuvres qu’elles lui permettent de réaliser. Encore faut-il ne pas oublier que les rares productions laissées par le maître de chapelle avant sa disparition ne consistent qu’en quelques feuillets épars et incomplets, et que Kreisler, écrivain et musicien – comme Hoffmann –, privilégie avant tout l’art musical, soit l’art le plus immatériel qui soit… Kreisler ne parle que musique, ne vit que par et pour la musique. Le musicien tient lui-même à ce sujet des propos on ne peut plus singuliers et tout à fait révélateurs. Le maître de chapelle, en effet, a du monde qui l’entoure une perception exclusivement musicale :

Car vous n’ignorez pas ce que les gens racontent : que la musique, que je portais naguère bien enfermée en moi, en a jailli soudain avec tant de force et d’impétuosité et m’a si bien enlacé et garrottéque je n’en puis plus sortir, et que tout, absolument tout prend à mes yeux figure de musique7.

11De fait, en lieu et place du bavardage des invités des soirées musicales auxquelles Kreisler est tenu d’assister, le maître de chapelle entend des « bourdonnements dans tous les tons8 » ; ces bourdonnements des joueurs de whist mêlés de façon sacrilège au chant d’une cantatrice interprétant le premier air de Konstanze dans L’Enlèvement au sérail constituent ainsi un fort mauvais mélodrame, où la trivialité de certaines exclamations se mêle de façon tout à fait inappropriée « à la beauté des passages chantés, comme par exemple : “Ach ich liebte… − Quarante-huit ! − War so glücklich… − Je passe… − Kannte nicht… − Whist !... − Der Liebe Schmerz9…” » !

12En réalité, « le musicien, c’est-à-dire l’être dans l’âme duquel la musique parvient à sonner claire, limpide, consciente, vit tout entier plongé dans la mélodie, dans l’harmonie10». On peut ainsi affirmer que le musicien et la musique qu’il a composée, entendue ou lue ne font qu’un, sont absolument indissociables. « L’ennemi de la musique » éprouve ce sentiment étrange lorsqu’il lui est donné d’assister à un concert de grande qualité :

Il m’arrive la même chose dans les concerts : souvent, la première symphonie a éveillé en moi un tel tumulte que je suis mort pour tout le reste. Parfois même, la première phrase à elle seule m’a tellement exalté, m’a si fort ébranlé, que je n’aspire plus qu’à me retrouver dehors pour contempler à loisir toutes les apparitions étranges qui m’obsèdent, pour me mêler à leur danse merveilleuse, jusqu’à me confondre finalement avec elles ; car il me semble alors que je suis moi-même la musique que je viens d’entendre11

13Ainsi la personne même de Kreisler se confond avec l’art dont il est le ministre : Kreisler, plus qu’un homme, est un musicien, et plus qu’un musicien, il est la musique qu’il écoute, qu’il exécute ou qu’il compose. Ici se fait jour un paradoxe étonnant : c’est en effet la rencontre d’un être idéal, absent et d’un art par essence immatériel, qui permet l’incarnation du personnage, une incarnation qui passe également par une matérialisation de l’élément sonore. Le Kreisler du Chat Murr explique en effet en quoi la musique, littéralement, s’incarne en lui. Dans une vision à la fois morbide et burlesque, il imagine son propre cadavre, préparé pour ce qu’il appelle une « dissection biographique », et constate avec stupéfaction, au moment où l’on ouvre sa poitrine, que ses veines sont irriguées par un « sang musical » :

[…] je me suis vu, cadavre étendu sur la table d’opération, prêt à subir une dissection biographique. L’article pourrait dire : rien d’étonnant à ce que, à travers des milliers de veines et de veinules un sang musical parcoure ce jeune homme, car ce fut le cas de beaucoup de ses consanguins, et c’est même la raison pour laquelle il est leur consanguin12

14Tout à la fois être idéal, fait de paroles et de musique, et être de chair et de sang, en proie aux souffrances et aux passions humaines, Kreisler, donc, manifeste aux hommes sa présence de façon intermittente. Il convient dès lors d’observer selon quelles modalités s’effectuent ces apparitions, et de dégager leurs éventuelles fonctions poétiques et symboliques.

Les apparitions d’un être par essence idéal

15C’est effectivement le terme d’apparitions qui qualifie sans doute le mieux la présence très singulière du maître de chapelle Kreisler, tant dans les « Kreisleriana » que dans Le Chat Murr. Contrairement à d’autres personnages de musiciens dont le destin est retracé de façon si ce n’est complète, du moins suivie, dans une forme narrative idoine (le roman, la nouvelle : on peut penser, dans des genres très différents, à la cantatrice Consuelo de George Sand, au Leverkühn de Thomas Mann, au Gambara de Balzac), Kreisler ne manifeste sa présence que sporadiquement. Il apparaît et disparaît de façon impromptue, et le lecteur ne dispose, pour reconstituer la personnalité au demeurant très étrange et complexe de ce musicien, que de quelques fragments : les fameux « feuillets arrachés » du Chat Murr, ou encore les quelques pensées griffonnées au dos de partitions retrouvées chez Kreisler par une amie du maître. Apparitions et disparitions inopinées caractérisent le maître de chapelle qui vient on ne sait d’où (ce sont les tout premiers mots des « Kreisleriana13 »), et qui disparaît à la fin du recueil d’une manière elle aussi tout à fait mystérieuse ; le dernier Kreislerianum donne d’ailleurs à lire les lettres de maîtrise accordées à Johannes Kreisler par… Johannes Kreisler lui-même, lequel fait précéder sa signature d’un « Hic jacet » et d’une croix noire.

16Cette alternance d’apparitions et de disparitions peut s’envisager sous trois angles différents. Frappée au sceau du mystère, elle ressortit en partie à l’esthétique fantastique, en faisant jouer les ressorts de la surprise et de la peur (la première apparition de Kreisler dans Le Chat Murr a lieu dans le parc de Sieghartshof, au crépuscule, près du « Roc-aux-Vautours », dans un silence total sur lequel finissent par se détacher les accords d’une musique pour le moins étrange). Elle peut également s’expliquer par certaines données psychologiques – ou psychiatriques – propres au personnage : la souffrance que sa présence au monde lui inflige serait telle que le maître de chapelle n’aurait d’autre choix que celui de vivre plus ou moins reclus, éloigné, à l’abri de la vulgarité ; ou bien encore sa folie lui dicterait les actes les plus inexplicables, au nombre desquels il faudrait compter ses imprévisibles disparitions et réapparitions. Mais on peut encore proposer une autre lecture de ces épisodes, en les inscrivant cette fois dans un contexte religieux : « Notre royaume n’est pas de ce monde », rappelle Johannes… à Johannes dans la « lettre de maîtrise » qui clôt les « Kreisleriana ». En faisant ainsi paraphraser par Kreisler certaines des dernières paroles du Christ à Ponce Pilate, Hoffmann n’érige-t-il pas le maître de chapelle – et, au-delà de ce seul personnage, tout musicien de génie – en être d’essence quasi divine, condamné à souffrir de l’incompréhension et de l’injustice des hommes, à qui il apporte pourtant le message qui leur permettrait – ou leur permettra – de s’élever au-dessus d’une condition insupportablement étriquée et décevante ? Plusieurs indices, dans le texte, autorisent cette lecture quasi religieuse des Fantaisies : le personnage de Gottlieb (présent dès le premier Kreislerianum) dont le nom sonne comme un avatar germanique du troisième prénom (Amadeus) que se choisit Hoffmann, sorte d’anti-Méphisto permettant à Kreisler, en lui faisant boire du vin de Bourgogne, de s’élever au-dessus de la multitude ; la lettre de maîtrise, placée à la fin du recueil des « Kreisleriana », dans laquelle se lisent la passion et la résurrection de Kreisler (la croix noire et le Hic jacet qui terminent l’œuvre signent bien la mort du maître de chapelle, quand la nature même du dernier Kreislerianum, une lettre de maîtrise, semble autoriser tous les espoirs, celui, notamment, de voir un jour Kreisler réapparaître ici-bas, sous ses propres traits – à moins qu’il ne trouve à s’incarner en certaines personnes bien réelles de musiciens !) ; enfin la structure même des « Kreisleriana », qui apparaissent souvent comme autant de variations à partir d’un certain nombre de thèmes (variations dues, notamment, à des changements énonciatifs), semble autoriser ce parallèle entre le texte de Hoffmann et les Évangiles.

17Cette interprétation du texte a deux conséquences. Elle confère aux « Kreisleriana » le statut d’un texte quasi sacré, sorte d’évangile païen dans lequel se lit une véritable religion de l’art. Elle permet également d’apparenter les apparitions de Kreisler à des théophanies : le musicien génial apparaît alors comme un être d’essence divine dont les manifestations terrestres, incomprises, moquées, permettront pourtant à une semence de germer, celle grâce à laquelle l’Art véritable s’épanouira et affranchira enfin l’homme de sa prison terrestre.

18Les différentes interprétations des mystérieuses disparitions/apparitions de Kreisler (surgissement du fantastique, trait de caractère, théophanie) ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Cette indécision du lecteur, continûmentà l’œuvre dans sa découverte du texte, est sans doute l’une des premières caractéristiques du recueil des Fantaisies ; on la retrouve d’une manière générale dans l’image du maître de chapelle que l’on tente en vain de fixer au fil des pages des Fantaisies ou du Chat Murr. Qui est Kreisler ? Un musicien dont l’origine nous est inconnue, dont la disparition s’avère pour le moins étrange (est-il mort ? ou bien est-ce l’apprenti musicien qui est mort, faisant place, à la fin du recueil, au véritable maître de musique ?) ; un musicien dont la vie et la pensée ne nous parviennent que de façon fragmentaire, dont on ne sait s’il est dieu ou homme et qui tient des propos auxquels on ne sait pas toujours quel crédit accorder tant l’ironie qui les travaille est fine et travestit, parfois de façon très subtile, la véritable pensée du musicien… Quelle meilleure incarnation pour Kreisler, finalement, que celle proposée par Hoffmann lui-même dans un célèbre dessin.14 Le maître de chapelle, croqué dans une position particulièrement instable, silhouette longiligne étrange, comme désarticulée, attire d’autant plus le regard qu’il semble prêt à disparaître : les bras écartés du musicien, les pans du frac et la ceinture flottant dans son dos évoquent les ailes d’un étrange oiseau prêt à s’envoler pour suivre les bulles s’échappant de sa pipe.

Une voix

Une incarnation par la parole

19Certes, la présence physique du maître de chapelle ne se manifeste dans l’œuvre de Hoffmann que par intermittence ; la permanence du Je, cependant, est assurée par la parole du personnage. Car Kreisler, à l’instar des personnages de théâtre, est avant tout un être de paroles, qui n’existe que par les mots, grâce aux mots. Plus encore qu’un personnage qu’on voit ou dont on parle, Kreisler est un personnage qui parle et qu’on entend. Autant les portraits physiques de Kreisler sont rares, autant le personnage prend corps, si l’on peut dire, par ses paroles, par sa voix – dont le lecteur, curieusement, a l’impression de connaître les moindres inflexions. Remarquons, dans un premier temps, que les propos du maître de chapelle dans les « Kreisleriana » présentent toutes les caractéristiques de la transcription d’un discours oral15 : nombreuses modalités exclamatives, adresse à des interlocuteurs (fictifs ou réels), fréquentes indications prosodiques et rythmiques apportées par la ponctuation (virgules, tirets, points de suspension sont encore plus nombreux dans l’original allemand que dans les traductions françaises).

20En outre, si l’on prête foi à la théorie aristotélicienne selon laquelle la voix serait le reflet de l’âme16, celle de Kreisler nous donne véritablement accès à la psychédu musicien. Elle donne à entendre une infinie variété dans ses inflexions et son intensité, du murmure à peine audible qui ouvre le premier Kreislerianum (murmure brisant le silence succédant à une épouvantable soirée mondaine à laquelle Kreisler a été tenu d’assister17), aux nombreux cris de colère ou épanchements lyriques qui émaillent le texte. Ces variations reflètent effectivement les états d’âme du musicien et, par là même, témoignent des convictions artistiques du locuteur. Ce témoignage s’effectue sur le mode de l’émotion, mais il est tout aussi important – peut-être même aussi précis – que les propos tenus – c’est-à-dire que les discours appréhendés dans leur contenu et leur organisation logique.

21 La voix de Kreisler, dans tous ses états, nous fait entendre les exaspérations du maître de chapelle, son indignation, ses colères – par exemple face à l’attitude indigne des Philistins devant l’art18, ou encore son amusement devant le ridicule de certains faux artistes19, l’émotion parfois presque insoutenable qui l’étreint lorsqu’il rencontre l’art véritable, en lisant une partition de Mozart, en assistant à une représentation d’Iphigénie en Aulide de Gluck20… ou en écoutant le chant bouleversant d’une admirable cantatrice.

« Ombra adorata »

22Le célèbre Kreislerianum « Ombra adorata21 », consacré à l’évocation d’un concert au cours duquel une sublime cantatrice interprète cet air, peut-être composé par le castrat Crescentini afin d’être inséré dans l’opéra de Zingarelli Giulietta et Romeo22, fait entendre toute la gamme de nuances dont peut se parer la voix de Kreisler.

23C’est d’abord un timbre chaud, profond, égal, une voix posée qui célèbre la toute puissance de la musique en de longues périodes, amples et majestueuses :

Que la musique est donc une chose souverainement merveilleuse, et combien cependant il est peu donné à l’homme de pénétrer ses profonds secrets ! Mais n’habite-t-elle pas le sein même de l’homme, ne remplit-elle pas son être intime de ses magiques apparitions, au point que son esprit tout entier se confie à elle et qu’une vie nouvelle et toute transfigurée l’arrache dès ici-bas à l’oppression des tourments accablants de la nature terrestre ?

24La voix se fait ensuite plus dramatique et l’élocution plus heurtée, lorsqu’il s’agit de dire l’état d’accablement qui est celui de Kreisler quand il pénètre dans la salle :

Que mon cœur était oppressé lorsque j’entrai dans la salle du concert ! Combien j’étais courbé sous le poids de toutes ces frivoles misères qui, tels des insectes au dard venimeux, poursuivent et tourmentent ici-bas tous les hommes, et tout spécialement l’artiste… au point qu’à cette torture de piqûres incessantes il préférerait bien souvent le coup violent qui l’arracherait pour toujours à ces souffrances terrestres.

25La voix devient alors murmure et semble s’éteindre pour évoquer le silence précédant les premières mesures chantées par la cantatrice :

Lorsque l’ouverture prit fin, dans la puérile exubérance des timbales et des trompettes, il se fit un moment d’attente silencieuse, comme si l’on espérait quelque chose de tout à fait important. Cela me fit du bien : je fermai les yeux, et tandis que je cherchais à évoquer dans mon intime des images plus agréables que celles qui m’avaient envahi jusqu’à présent, j’oubliai le concert et avec lui naturellement tout son programme, qui m’était connu puisque je devais tenir le piano. Le silence pouvait avoir duré assez longtemps, lorsqu’enfin la ritournelle d’un air commença.

26Lorsque se déploient les méandres mélodiques de l’air de Roméo pleurant la mort de sa bien-aimée, la voix de Kreisler, enfin, fait entendre des accents inouïs, dont le lyrisme traduit une exaltation, un enthousiasme, une jouissance littéralement surhumains :

Qui pourrait décrire l’impression que je ressentis ! La douleur qui rongeait mon âme se fondit en un désir mélancolique qui répandit un baume céleste sur toutes mes blessures !

27Curieusement, c’est presque un chant que délivre alors Kreisler, ou un contre-chant, venant se superposer à celui du soprano. Mais y a-t-il vraiment lieu de s’en étonner ?

Und das Schöne blüht nur im Gesang23

28Si Kreisler n’est que musique, comment pourrait-il manifester sa présence aux hommes autrement que par des procédés eux-mêmes strictement musicaux ? Des trois voix dont, selon Rousseau, l’homme dispose, Kreisler renonce à la  première, « la voix parlante ou articulée », au profit des deux autres, « la voix pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions », et surtout « la voix chantante ou mélodieuse24 ». Au demeurant, ces deux dernières voix ne se confondent-elles pas ? S’il est vrai, comme le dit Schiller, que la beauté n’est florissante qu’à travers le chant, ne soyons pas surpris que la parole de Kreisler, pour dire la beauté, se fasse elle-même chant. En évoquant la page sublime de Crescentini – et le chant divin de la cantatrice qui l’interprète, Kreisler fait lui aussi acte de création artistique, une création littéraire, mais sans doute également musicale : cette voix aux mille inflexions que les « Kreisleriana » font entendre n’est-elle pas, essentiellement, exclusivement, la voix chantée ?

29Revenons à la structure d’« Ombra adorata » et observons-la de plus près : le Kreislerianum s’ouvre par trois paragraphes évoquant l’état d’esprit de Kreisler entrant dans la salle de concert (un état d’accablement et d’agitation extrêmes). Nous sommes, si nous filons la métaphore musicale, dans une forme de récitatif, un récitatif long et impétueux, comme l’est, par exemple, celui d’Elvire au deuxième acte de Don Giovanni25. Puis surgit l’air attribué à Crescentini : « C’était tout délicat de forme et semblait parler, dans des accords simples, mais qui pénétraient profondément au cœur, du désir ardent qui transporte l’âme pieuse à l’instant où elle s’envole vers le ciel […] ».

30Commence alors un long développement lyrique dans lequel le narrateur fait part du bonheur indicible qui l’envahit, en de longues phrases évoquant un large et ample cantabile :

Alors rayonna comme une lumière céleste ; du milieu de l’orchestre, une voix de femme, vibrante et pure comme une cloche, s’élevait. […] Tout fut oublié : je n’écoutais plus, ravi, sous le charme, que ces sons descendus d’un autre monde pour m’enlacer de leur étreinte et m’apporter leur consolation […].

31Vient ensuite un mouvement de transition, une exclamation lyrique liée à l’évocation de l’« admirable cantatrice » qui interprète l’air de Giulietta e Romeo : « Mais que dirai-je de toi, cantatrice admirable ! Avec l’enthousiasme brûlant des Italiens, je te crie : − Sois bénie du Ciel ! » Enfin, la dernière période du Kreislerianum correspond à un moment d’exaltation, d’enthousiasme : « Relève la tête, ô toi qui es courbé sous le poids du chagrin ! », la page s’achevant sur une éblouissante coda :

Tous les sons, glacés dans mon sein blessé par le sang de la douleur, prendront vie, se mouvront, s’agiteront, et ils jailliront de toutes parts, brillants comme d’étincelantes salamandres. Et je pourrai les saisir, les enchaîner, jusqu’à ce que, ramassés en une gerbe de feu, ils deviennent une image flamboyante pour glorifier, pour célébrer ton chant – toi !

32Le Kreislerianum obéit donc globalement à la structure suivante : un mouvement introductif (décrivant l’état d’esprit du narrateur lors de son arrivée au concert) ; un second mouvement, dans lequel le discours se fait plus ample et plus lent ; une phase de transition (un tempo di mezzo) ; un troisième mouvement, enfin, au ton plus vif et exalté. Il est frappant de constater à quel point la progression du Kreislerianum « Ombra adorata » épouse en fait celle d’une aria d’opéra. Non pas l’aria col da capo de type ABA, mais l’aria de type AB, ou parfois AABB, qui se développe notamment à la fin du XVIIIe siècle (on en trouve quelques exemples chez Mozart26), et dont nombre de compositeurs lyriques du XIXe feront leur miel : de Weber (l’air d’Agathe du Freischütz, acte II, scène 2 – récitatif : Wie nahte mir der Schlummer… / A : Leise, leise, fromme Weise! / transition : Doch wie? Täuscht mich nicht mein Ohr? / B : All’ meine Pulse schlagen…) jusqu’à, plus tard et dans une esthétique évidemment très différente, Verdi (premier air de Violetta au premier acte de La Traviata – récitatif : È strano! / A : Ah fors’è lui…) / transition : Follie! /B : Sempre libera…), voire Wagner (scène de Sieglinde au premier acte de La WalkyrieEine Waffe lass mich dir weisen… / A : Der Männer Sippe… / transition : Da wusst’ich, wer der war… / B : O fänd’ ich ihn heut / und hier, den Freund!…).

Les « Kreisleriana » : une œuvre musicale ?

33Il est toujours délicat, voire hasardeux, d’établir un tel parallèle entre un texte littéraire (sa thématique fût-elle musicale) et une page de musique. Cette démarche nous semble cependant ici légitimée par le fait que Hoffmann, tout autant qu’homme de lettres, fut compositeur – et compositeur d’opéras… Poussons le raisonnement à l’extrême et demandons-nous, in fine, si les « Kreisleriana » ne sont pas une œuvre musicale autant que littéraire. Ce qui revient à nous demander si, avant Schumann, Kreisler – ou Hoffmann – n’avait pas déjà en quelque sorte composé les « Kreisleriana »…

Micro-structure

34Indépendamment du fameux « Ombra adorata », en effet, d’autres Kreisleriana présentent une forme pouvant s’apparenter à celle de pièces musicales, et de façon parfois encore plus explicite. Voyons notamment le « Club poético-musical de Kreisler » dans lequel le maître de chapelle se livre au piano, pour ses amis réunis autour de lui, à une étrange improvisation musicale. On n’entend pas, bien sûr, la musique jouée par Kreisler, pas même mentalement : Hoffmann n’insère pas de partition au sein de son texte. Mais il donne malgré tout quelques indications musicales, relatives à la tonalité ou encore à l’intensité : « Accord de la bémol mineur (mezzo forte) ; […] Accord de sixte, mi majeur (ancora più forte) », etc. S’agit-il d’indications rendant compte du jeu de Kreisler au piano ? Sans doute, mais il est encore possible de les lire autrement. Car ces indications sont toutes suivies d’un étrange discours du maître de chapelle, qui livre à ses amis les visions ou les émotions qui l’assaillent alors même qu’il improvise au piano :  

« Accord de la bémol mineur
(mezzo forte)
« Ah !... ils m’emportent dans le pays de l’éternel désir, mais lorsqu’ils me saisissent, la douleur se réveille et veut s’échapper de mon sein qu’elle déchire violemment.
« Accord de sixte, mi majeur
(ancora più forte)
« Tiens ferme, mon cœur !... ne te brise pas sous l’attouchement du rayon enflammé qui a pénétré mon âme… Courage, mon vaillant génie !... Prends ton essor dans cet élément qui t’a enfanté, qui est ta patrie !
« Accord de tierce, mi majeur
(forte)
« Ils m’ont présenté une couronne magnifique, mais ce qui brille et étincelle ainsi parmi les diamants, ce sont les milliers de larmes que j’ai versées […].

35On peut dès lors lire également ces notations musicales comme des indications prosodiques, le discours de Kreisler devenant alors une forme de parlando, voire d’arioso, accompagné au piano par Kreisler lui-même.

L’ensemble du recueil

36Le fait que Kreisler, dans « Le club poético-musical », bascule dans une forme de délire de plus en plus prononcé, permet d’ailleurs de faire de ce Kreislerianum un avatar des « scènes de folie » qui émaillent le répertoire lyrique, de Monteverdi (folie de Néron dans le Couronnement de Poppée) ou Vivaldi (folie de Roland dans Orlando furioso) aux folies encore plus célèbres des romantiques italiens et français (folie de la Lucia de Donizetti, de l’Elvira des Puritains de Bellini, de l’Ophélie du Hamlet de Thomas, etc.). Et de fait, si l’on devait comparer les « Kreisleriana » de Hoffmann à une forme musicale précise, c’est peut-être à l’opéra que l’on penserait en premier lieu, pour plusieurs raisons : l’importance accordée à la voix et à la voix chantée, nous l’avons vu, mais aussi, entre autres éléments, la présence d’une ouverture (l’introduction au texte, qui se présente comme une note publiée par l’éditeur, joue précisément ce rôle en présentant les principaux motifs qui seront à l’œuvre dans le recueil), et surtout la présence d’un finale : est dévolue au dernier Kreislerianum la même fonction que celle traditionnellement assignée au finale d’un opéra (accomplissement du destin du protagoniste, couronnement de l’œuvre, signification révélée – du moins en partie).

37Mais la succession de formes brèves et l’omniprésence de l’élément vocal fait également songer à un cycle de lieder, comme la reprise de motifs déclinés selon des points de vue, des esthétiques, des tonalités différentes peut évoquer une succession de variations autour de thèmes choisis. L’éventail des possibles est large, et aucune lecture musicale de l’œuvre ne semble devoir l’emporter sur une autre. Si ce n’est, peut-être, une dernière : Kreisler, en rédigeant/composant ses « Kreisleriana », ne compose-t-il pas, tout simplement, des fantaisies ? Les « Kreisleriana », au demeurant, ne sont-ils pas inclus dans les Fantaisies à la manière de Callot ? La définition de la fantaisie musicale, cette pièce musicale « de structure assez libre et proche de l’improvisation, ce qui d’ailleurs n’exclut pas pour autant la rigueur ni les rapports avec les formes strictes en usage27 » – semble en effet, idéalement, s’appliquer aux écrits de Kreisler…

Une poétique en acte

38Kreisler (ou Hoffmann), tout en écrivant ses « Kreisleriana », les compose donc également. Mais il les peint tout aussi bien ! Le terme fantaisie participe d’ailleurs également du vocabulaire de la peinture, et la référence au graveur Callot, dans le titre du recueil (Fantaisies à la manière de Callot), souligne assez l’importance de l’élément pictural au sein de l’ouvrage28. Nous ne pouvons ici développer ce point, qui nous conduirait assez loin de l’objet de nos études ; il faut cependant garder à l’esprit cette triple appartenance des « Kreisleriana » à la littérature, à la musique, aux arts visuels, afin de bien saisir l’une des plus intéressantes caractéristiques du recueil : les « Kreisleriana », en effet, présentent cette particularité de mettreen pratique certaines théories défendues par l’auteur Hoffmann ou son porte-parole Kreisler, dans le temps même où elles sont émises. Ainsi la perception synesthésique du monde et la recherche de langages artistiques propres à en rendre compte – notions évoquées dans le Kreislerianum « Pensées très détachées29 », qui frappa si fort les lecteurs français, Baudelaire notamment – trouvent-elles une illustration dans le recueil même des « Kreisleriana », qui donne tout à la fois à lire, à voir et à entendre. Hoffmann, quelque trente ou quarante ans avant Wagner – lequel d’ailleurs lisait et appréciait le conteur berlinois – propose aux lecteurs des années 1815 l’une des premières réalisations du Gesamtkunstwerk que rêvera le musicien bavarois en 1849, dans son ouvrage L’œuvre d’art de l’avenir.

39Impossible, l’incarnation du musicien idéal par Johannes Kreisler l’est à plus d’un titre : tout à sa quête d’une musique parfaite qui se dérobe sans cesse, Kreisler n’a pas le temps, ni ne dispose des moyens d’ancrer sa présence dans notre monde. Être de musique, Kreisler ne manifeste guère sa présence que par sa voix – et par quelques apparitions sporadiques qui ne font que souligner son inadaptation au monde réel. Musicien idéal dans tous les sens du terme, personnage que caractérisent l’évanescence, l’effacement, la disparition, artiste de l’instant, de l’interprétation éphémère plus que de la partition pérenne, de la parole plus que du texte, il existe, dans l’imaginaire du lecteur, moins par les portraits au demeurant bien fragmentaires que Hoffmann laisse de lui, moins par ses faits et gestes que son biographe fictif, dans Le Chat Murr, consigne là encore d’une façon très incomplète, que par l’œuvre qu’il laisse, ses « Kreisleriana » qui, chaque fois qu’un lecteur s’empare d’eux, font entendre et réentendre la magie d’une voix, d’un chant, d’une musique sans équivalent sans doute dans la littérature musicale du XIXe siècle.


*

40Aristote, De l’Interprétation (Organon II), traduction J. Tricot, Paris : Vrin, 2004.

41Hoffmann E.T.A., Fantaisies dans la manière de Callot, traduction Henri de Curzon, Paris : Phébus, coll. « Verso », 1979.

42Hoffmann E.T.A., Le Chat Murr, traduction Madeleine Laval, Paris : Phébus, coll. « Verso », 1988.

43Hoffmann E.T.A., Contes nocturnes, Paris : Classiques Garnier, 2011 ; Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 2012.

44Hübener Andrea,Kreisler in Frankreich. E.T.A. Hoffmann und die französischen Romantiker, Heidelberg : Universitätsverlag Winter, 2004.

45Lelièvre Stéphane, « E.T.A. Hoffmann, les voix du silence », dans Évelyne Lloze, Valentine Oncins (dir.), Le Silence et le Livre, Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010.

46Rousseau Jean-Jacques, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, coll. « Pléiade », 1959-1995.

47Teichmann Elizabeth, La Fortune d’Hoffmann en France, Genève / Paris, Droz / Minard, 1961.

48Vignal Marc (dir.), Dictionnaire de la musique, Paris : Larousse, 2011 (1/1987).

49E.T.A. Hoffmann et la musique, actes du colloque international de Clermont-Ferrand, Berne, Francfort-s-Main, New York, Paris, Peter Lang, 1987.