Colloques en ligne

Raphaëlle Costa de Beauregard

Le piano à l’écran: figure du musicien

1Le piano et la figure du musicien (notamment pianiste) constituent un motif récurrent dans le cinéma classique hollywoodien, c’est-à-dire des débuts du parlant aux années 1950. Il va sans dire que le piano est également essentiel à l’épanouissement du cinéma muet, et qu’il existe des musiciens parmi les personnages de ces films. Cependant, le parallèle qui va suivre entre trois films de la période classique hollywoodienne nous permettra d’en examiner les valeurs dramatiques tantôt dans leur fonction lyrique, tantôt au contraire avec une distanciation ironique, voire moderniste. Il s’agira de The Dead/Gens de Dublin,1 (1987) dernier film de John Huston, de That Uncertain Feeling/Illusions Perdues (1941), comédie de Ernst Lubitsch, et, enfin, d’un western de John Huston, The Unforgiven (1959).2 Une première approche de cette question portera sur les jeux entre la musique dont la source relève de l’accompagnement, et celle dont la source relève de la diégèse, la source se trouvant sur l’écran soit en hors-champ. Nous suivrons ici le schéma mis en place par Michel Chion3 qui permet d’aborder les jeux énonciatifs de la musique au cinéma d’une manière éclairante: en effet nombreux sont les effets obtenus par le glissement d’un plan énonciatif à l’autre dans la musique de cinéma.

Au sens strict, le son hors-champ est le son acousmatique relativement à ce qui est montré dans le plan, c’est-à-dire dont la source est invisible à un moment donné… On appelle en revanche son ‘in’ celui dont la source apparaît à l’image, et appartient à la réalité que celle-ci évoque.
Troisièmement, nous proposons d’appeler spécifiquement son-off celui dont la source supposée est non seulement absente de l’image, mais aussi non-diégétique … voix de commentaire ou de narration – ‘voice-over’, et la musique de fosse (Chion 63-65).

2Cette distinction est utile dans la mesure où le film va jouer avec le spectateur et faire naître la curiosité sur le plan cognitif (attention, mémoire et imagination) et l’émotion (affects) sur le plan psychique. L’exemple le plus connu est celui de M. le Maudit, de Fritz Lang (1931) où le spectateur est privé aussi longtemps que possible de l’aspect physique du tueur d’enfants dont nous entendons d’emblée une voix et un sifflotement maniaque, c’est-à-dire provenant d’une source auriculaire hors-champ, espace de son acousmatique que nous partageons depuis notre siège dans la salle. Il s’agit en effet d’éveiller notre intérêt et notre imagination pour ce qui apparaît comme une sorte de rumeur. Le ‘musicien’ dans ce cas est le personnage qui siffle, et son absence à l’écran fournit une importante tension dramatique ; le sifflement est d’abord iconique, car nous l’attribuons à un être humain et non à un oiseau, mais au fur et à mesure qu’il se répète ce son devient un signal, créant une anticipation et soulignant la nature spectrale du musicien. Plus tard, une fois diégetisé, ce sifflement trahit le désir qui s’empare du tueur malgré lui, et prend une valeur psychotique, tout en inscrivant sa destinée de traqueur traqué.

Le piano et l’ironie au cœur du mélodrame

3Avec la musique d’Alex North composée pour The Dead/Gens de Dublin, (1987), John Huston situe le piano d’abord comme un son acousmatique, en son off puis en son hors-champ, l’action se situant dans la rue où passe une calèche au rythme alerte du trot d’un cheval qui scande les bruits sourds et continus des roues sur les pavés. Avec l’arrivée en sens inverse d’une seconde calèche, le bruit s’amplifie puis s’arrête brusquement. Grâce au silence de la plage sonore diégétique qui occupe le premier plan, notre oreille est attirée par le son éloigné d’un piano dont le rythme est tout aussi mécanique et répétitif que celui du trot du cheval, mais dans une tonalité plus aiguë et aigrelette. Le cadrage du décor de la rue comportant une rangée de hautes fenêtres éclairées, on distingue des silhouettes spectrales qui circulent de droite à gauche, ce qui suggère une source possible pour le son du piano sans jamais nous montrer le musicien. La séquence suivante nous fait pénétrer dans la maison et le son du piano hors-champ se renforce.

4Une fois la caméra à l’intérieur de la maison, le son du piano, qui paraît légèrement directionnel avec une source à gauche derrière la porte ouverte au fond, assure une continuité sonore, mais la cadence des accords plaqués avec une régularité toute mécanique ne l’autorise jamais à pénétrer le premier plan, lequel est entièrement consacré aux sons des voix des deux demoiselles (Miss Kate et Miss Julia Morkan) accueillant leurs invités depuis le palier du premier étage. Lorsque nous suivons les invités dans le salon, le son du piano devient légèrement plus audible, en conformité avec les règles du réalisme hollywoodien classique, suggérant que notre oreille a un point d’écoute à l’écran, car le son est tantôt fort tantôt faible selon notre distance par rapport à sa source. Dans le texte de Joyce, même si le piano n'est pas nommé, il est évoqué par la valse qu’écoute Gabriel derrière la porte fermée en attendant qu’elle se termine ; cependant le roman précise que ce qu’il guette n'est pas le son produit par l’instrument et le musicien, mais celui des jupes balayant le plancher en bois auquel s’ajoutent celui des pieds des danseurs (Joyce 178).

5Par la suite, dans le film, lorsque la caméra pénètre dans le salon et cadre les invités dansant sagement en couple, le son du piano se déplace de l’arrière-plan sonore jusqu’au premier plan. A l’arrière-plan s’élève maintenant le brouhaha indistinct des conversations. Ce n’est que très tard au cours des séquences consacrées aux invités que nous découvrons, grâce à une brève plongée sur eux, la pianiste anonyme tout en bas de l’écran : une élève de leur nièce Mary Jane, et son modeste piano droit. La figure de la musicienne courbée sur son clavier est réduite au rôle d’accessoire de théâtre : autant dire qu’il s’agit de musique d’ameublement qui n’est pas destinée à être écoutée.

6On peut néanmoins noter la transposition en image du point de vue satirique du texte source à l’égard des mœurs d’une société moribonde, dans laquelle la figure du musicien devra donc jouer un rôle central. En effet, le piano sert d’alibi aux demoiselles condamnées à un célibat forcé, et cela de deux manières. Tantôt elles confient à leur élève la lourde tâche d’assurer un bruit de fond, ou d’accompagner les danseurs – ce qui est souligné par les brefs remerciements qui lui sont discrètement adressés – tantôt elles participent elles-mêmes à un concert. Or le programme du concert du Nouvel An comporte d’abord la lecture d’un poème irlandais (ajouté dans le film par le scénariste au texte source de Joyce), puis l’exécution d’un morceau de piano d’une grande virtuosité par Mary Jane4, et enfin le retour du piano au rôle d’accompagnateur lors de l’interprétation par Julia de l’extrait des Puritains de Bellini, « Arrayed for the Bridal »5.

7Cependant, comme le prouvent l’utilisation de la harpe pour le générique sur fond noir ainsi que la voix du ténor a capella vers la fin du film, c’est la charge émotionnelle de la musique populaire, soigneusement mise en place dans la nouvelle, que le film s’efforce de nous faire vivre. Le spectateur est de ce fait déchiré entre deux modalités contradictoires. D’une part, nous jouissons d’une distanciation ironique lors de l’exécution de partitions de musique classique, qu’il s’agisse de l’aria de Bellini ou de pièces pour piano. D’autre part, nous éprouvons une émotion bouleversante lors de séquences où s’impose l’écoute réduite (Chion 28), c’est-à-dire portant sur les qualités et les formes propres du son de l’instrument, la harpe irlandaise, ou celles de la voix dans la ballade irlandaise, «The Lass of Aughrim».

8En effet, dans le premier cas, ironiquement, la chanson d’amour de la jeune future mariée : « Arrayed for the Bridal », exprime des sentiments peu adaptés à la situation de la vieille fille. Cependant, cette ironie est l’occasion dans le film d’un effet mélodramatique à peine suggéré par le texte de Joyce. En effet, la caméra de John Huston quitte rapidement le plan sur la pitoyable vieille dame pour nous montrer les objets qui résument sa vie : quoique sans amour, celle-ci se révèle ainsi fertile en fantasmes d’amour, autant religieux que romanesques. Le son-in devient alors un son hors-champ dont la source s’efface au profit d’une voix spectrale. En effet, l’ajout d’un écho donne à la voix mal assurée et frêle une grande puissance, tandis que le travelling cède la place à des plans fixes cadrant tour à tour une collection d’objets hétéroclites. La séquence s’adresse alors à nous sur un mode mélodramatique – au sens littéral de drame – exprimé en musique, grâce à l’aspect flétri d’objets comme des chaussures, des photos jaunies, des prières brodées sur des morceaux de baptiste ainsi qu’un chapelet qui sont autant de témoignages de la vie intérieure du personnage. Par l’amplification de l’écho, la voix éraillée accompagnée au piano fait naître l’émotion par ses hésitations même et non plus par les paroles de la ballade. La voix devient un son-off, créant donc un point d’écoute réduite étranger à la diégèse, et qui entre en résonance avec le solo de harpe du générique d’ouverture qui nous annonce en quelque sorte que la musique jouera un rôle de premier plan dans ce film.

9Le même procédé de son hors-champ, acousmatique par conséquent, devenant un son-off est utilisé dans le film pour la ballade populaire «The Lass of Aughrim» chantée a capella. On observe ici un effet insolite analogue à la défamiliarisation en littérature. Dans le texte de Joyce, la voix émane d’une source invisible pour Gabriel, personnage focalisateur qui entend la ballade depuis le bas de l’escalier où il s’apprête à quitter la maison ; il ne voit que les pieds et l’ourlet de la robe de sa femme en arrêt en haut des marches, décrits comme s’il les voyait pour la première fois. Dans le texte source, toujours, l’effet de hors-cadre dé-familiarise le son en lui donnant une valeur spectrale. Dans le film, la voix en son hors-champ reprend à son compte l’effet de décadrage et nous fait partager l’écoute de Gabriel observant sa femme (Angelica Huston) pétrifiée sur la haute marche de l’escalier. En effet elle est elle-même plongée dans une écoute qui la submerge et la rend indifférente au présent, suggérant l’écoute d’une voix venue d’ailleurs en son-off. Pour elle, nous l’apprenons plus tard, il s’agit du retour d’un fantôme de sa jeunesse. Pour Gabriel, la voix hors-champ du ténor exerce sur sa femme un pouvoir de fascination qu’il ne partage pas : cette béance au sein du couple, qu’il découvre d’une manière inattendue, lui révèle que l’intimité qu’il a cru partager avec sa femme au fil des années ne lui était que partiellement acquise. Plus tard, en effet, la femme de Gabriel verse des larmes la nuit en rêve, mais c’est la solitude irréparable du personnage masculin que la caméra nous invite à .partager lorsqu’il s’approche de la fenêtre et regarde le paysage sous la neige.

10En ce qui concerne la figure du musicien elle-même, ces jeux sur la source de la musique le dotent d'une ubiquité égale aux différents niveaux énonciatifs. Tantôt c’est la/le harpiste qui introduit le thème de l’amour perdu dans la séquence du générique d’ouverture, tantôt le musicien est au piano dans un rôle social. Cependant, le musicien s’incarne véritablement dans la voix du ténor ; dans la nouvelle, il est accompagné au piano, mais dans le film, sa voix s’élève dans un silence absolu. On voit ainsi comment la modalité acousmatique offre à la musique de film une plage sonore intermédiaire qui libère l’émotion du spectateur. La musique agit donc par sa propre force expressive lorsqu’elle est acousmatique, médiatrice car à la fois son-off et son hors-champ, entre une musique dont la source est visible à l’écran (son-in, diégétique) et le continuum sonore en son-off. Quant à la figure du musicien, on a vu avec quelle complexité elle peut s’inscrire dans une distanciation ironique et néanmoins se métamorphoser en source d’émotion.

Le musicien et l’amour comique à l’écran

11L’histoire du cinéma, comme celle de la musique, comporte une scène souvent reprise, celle de la leçon de musique, l’élève cantatrice s’amourachant du professeur. Au fur et à mesure que le piano a remplacé le violon comme accompagnement, la situation amoureuse du professeur de musique et sa jeune élève est représentée par un professeur de piano6.

12En proposant une rétrospective de la leçon de piano, Parakilas7 en rappelle l’origine : la reconnaissance du piano comme un domaine spécifique de l’apprentissage de la musique, dans les conservatoires en particulier (et l’usage du métronome), et, d’autre part, en tant qu’instrument se jouant seul, par la création du récital, attribuée à Franz Liszt lors de son tour des grandes capitales européennes en 1837-38. Dès lors, le piano ne pouvait que devenir un instrument privilégié dans les représentations de la vie de la bonne société.

13Avec sa comédie That Uncertain Feeling/Illusions Perdues (1941), Ernst Lubitsch reprend cette thématique de la leçon de piano grâce à un portrait du musicien en pianiste romantique8. Le film n’utilise pas de musique extra-diégétique, i.e. en son-off, mais introduit rapidement l’image du piano à queue lorsque nous suivons dans son appartement l’héroïne (Merle Oberon), une femme mariée depuis six ans à un homme d’affaire (Melvyn Douglas); il s’agit d’un élément du décor figurant à l’arrière plan, rappelant le rôle purement somptuaire de ce meuble. Ironiquement, le motif de la leçon de piano est travesti en initiation à la peinture moderne. Ayant fait la connaissance d’un artiste (Burgess Meredith) dans la salle d’attente du psychologue qu’elle consulte pour un hoquet persistant, celle-ci le suit dans une galerie d’art moderne où se tient une exposition de peinture et s’efforce de maîtriser les secrets de la peinture figurative surréaliste, ou plutôt dadaïste. Ici le narcissisme exacerbé du pianiste est exprimé par l’examen minutieux de son propre portrait par les deux visiteurs de l’exposition. Les formes singulières et les tracés insolites du portrait dadaïste du musicien prennent en charge l’expression de toute la fatuité de son ego surdimensionné.

14Plus tard, le pianiste joue de cet instrument chez elle, mais le couple amoureux est loin d’être formé. Ironiquement, c’est toute seule que l’élève s’efforce de maîtriser l’instrument. En effet, la jeune femme est filmée au piano dans une séquence où elle est seule et lutte pour produire une suite de notes en déchiffrant à grand peine.

15Le rapprochement sentimental que permet le piano est rendu possible non par des leçons, mais par des performances étourdissantes. Le pianiste séduit la jeune femme une première fois à l’aide d’une variation qui décline une suite de gammes descendantes jouées pianissimo ; puis il joue toute la nuit jusqu’à l’aube, et la fascination qu’il exerce sur la jeune femme atteint un paroxysme, ce dont témoigne le moment où ils finissent par se regarder dans les yeux. Cédant à l’impulsion amoureuse, le pianiste se lève et s’approche d’elle mais elle s’enfuit à droite, tandis qu’il la poursuit hors du champ de la caméra. Aussitôt de retour dans le champ de la caméra, il se rue sur le clavier pour y plaquer de grands accords disant toute l’exultation de son triomphe amoureux : on reconnaît une variation sur le thème wagnérien de l’amour paroxystique de Tristan et Isolde. Le piano occupe tout le champ de la caméra et les vagues sonores (en son-in) déferlent littéralement sur un arrière-plan onirique de gratte-ciels noyés dans la brume.

16Une fois le pianiste conquérant installé à demeure, ayant éliminé provisoirement le mari, le son du piano occupe tout l’espace sonore environnant. La parodie du musicien repose sur l’excès sonore des avalanches de notes arpégées qui en dit long sur son ambition de donner un récital. L’excès qui caractérise le déferlement de nappes sonores évoque les portraits de Liszt,9 et l’emphase du geste musical n’a d’égal que l’extrême intensité des décibels. La cible de la parodie est ici la recherche d’une amplitude acoustique évoquant celle d’un orchestre, dont on trouve des témoignages frisant le ridicule chez un Bernard Shaw par exemple, décrivant un concert en 1888 de trois pianos à queue dans les salons d’exposition de la marque de piano Broadwood à Londres (un piano pour la partition solo, deux autres pour les partitions d’orchestre)10. La virtuosité des gammes arpégées est rendue par un enregistrement en playback dont la vélocité est fort éloignée du geste du pianiste filmé de face paraissant suivre plutôt que produire la déferlante assourdissante, ce qui renforce l’effet comique de la scène en suggérant qu’il est littéralement possédé par le piano.

17La figure du musicien en pianiste dans cette comédie s’inscrit dans une histoire de la musique de film, et du piano accompagnant les films muets, qui a été retracée par plusieurs historiens du cinéma comme nous le rappellerons brièvement.

Le pianiste et le cinéma

18Non seulement le pianiste est un personnage hollywoodien ayant donné lieu à une grande richesse d’interprétations, mais, dès les débuts du cinéma, il a eu pour vocation de remplacer fréquemment l’orchestre entier attendu. Une brève discussion de l’état actuel de la recherche en ce qui concerne les liens entre la musique d’orchestre et le cinéma servira à resituer cette figure du musicien dans un contexte socio-historique. C’est en particulier la question que pose un lieu commun à ce sujet, à savoir les relations entre la musique de Wagner et la musique de film.

19Les cue sheets à l’intention des musiciens font apparaître une autre figure du musicien, manifeste dans l’articulation entre son acousmatique (son-off et son hors-champ) et son-in. Il s’agit du rythme de la projection ou rythme du film. En effet, jusqu’en 1915 aux États-Unis, on indique les effets ou les tonalités en enchaînant successivement un andante, un allegro se terminant par une complainte, un adagio suivi d’un allegro fortement appuyé, d’un lento pianissimo, suivi d’un andante et d’un accelerando, etc.11 Comme le montre l’historien du cinéma Rick Altman, contrairement aux idées reçues, la musique d’orchestre, incidental music, accompagnant une mise en scène au théâtre et utilisée pour accompagner les films muets, repose sur des couleurs musicales que l’orchestre, et le piano ou l’orgue, peuvent rendre par des extraits d’œuvres diverses et variées. L’auteur note pour l’année 1911 la parution en parallèle d’une liste de citations possibles, toujours énumérées scène par scène, et regroupées par bobine, en précisant l’éditeur de la partition, ce qui signale la question des droits à payer à l’auteur ou à l'éditeur. Toutefois, dans les exemples de films de la Vitagraph cités par Altman, la répétition est évitée soigneusement au profit de musical plots ou narrations musicales, tandis que chaque segment du film n’en est pas moins traité séparément, sans continuité musicale. Par ailleurs, les extraits choisis appartiennent à une liste d’auteurs supposés connus, tels que Massenet, Mendelssohn, Offenbach, Rossini et Weber, ou encore Grieg. Un changement brutal apparaît en 1915 avec S.M. Berg qui publie avec Clarence E. Sinn, pour l’éditeur du Photoplay Department de New-York, des programmes musicaux (musical settings) dans une page consacrée à la musique de film du journal Moving Picture World, où apparaît pour la première fois le concept de thème. Rapidement, le principe de la répétition apparaît avec la mention « thème » réitérée de manière régulière dans la liste au programme. Altman relève un grand nombre de critiques lassés par ces répétitions, tout en faisant le constat d’une pratique régulière créant un horizon d’attente chez les spectateurs. Il fait remarquer cependant que de nouvelles sources musicales apparaissent, permettant un jeu sur l'horizon d’attente ainsi mis en place, pour en tirer le principe général qui fait recette encore de nos jours : l’introduction d’un thème inédit au début du film, puis répété, joue d’abord sur l’effet de surprise, puis sur la mémoire du spectateur, et enfin sur le plaisir sécurisant d’un thème connu à la fin du film qui devient dès lors emblématique de l’œuvre, et exploitable par la suite indépendamment. On voit donc qu’il ne s’agit pas du tout du leitmotiv wagnérien même si la critique associe le thème à un personnage selon une habitude profondément enracinée. Ce qui est recherché est l’instauration d’un rythme destiné à affirmer l’unité musicale de l’œuvre, et non celle du portrait de l’évolution psychologique d’un personnage.

20Dans les deux films dont il vient d’être question, le musicien est tantôt la cible de la comédie – il s’agit alors d’un, ou d’une, pianiste –, tantôt la source d’une émotion intense (le ténor ou la harpiste pour The Dead, les variations sur la Pathétique de Beethoven par un pianiste amoureux pour That Uncertain Feeling).

Vers une réhabilitation du piano au cinéma: le cas de The Unforgiven (1959) de John Huston, musique de Dimitri Tiomkin12

21La musique occupe une place de choix dans l’œuvre filmique de John Huston comme en témoigne l’un de ses premiers films, The Unforgiven (1959), dont il sera question à présent. Dans ce western où plusieurs intrigues se nouent et se résolvent grâce à de nombreuses péripéties inattendues, on se demandera pourquoi un piano figure au beau milieu du décor comme de l’action, et comment il s’intègre au rythme de l’œuvre. Le piano à queue entre en scène tôt dans le film, lorsque Ben Zachary (Burt Lancaster) ramène l'instrument de Wichita avec des cowboys qu’il a recrutés pour travailler sur son ranch : objet insolite qui éveille l’émotion de sa mère (Lillian Gish) et de sa jeune sœur adoptive Rachel (Audrey Hepburn), l’instrument est posé à l’extérieur de la ferme à même la terre. Il connote d’emblée la culture urbaine de salon du 19è siècle, et le nom de Mozart est presque aussitôt cité. Au centre de la question culturelle explorée par le film, à savoir les conflits irréductibles qui opposent les Amérindiens /Native Americans, ou « First People », aux colons Blancs (sujet sensible dans les années 50 aux États-Unis), le rôle dévolu au piano est donc central. Il se caractérise à la fois par sa masse imposante qui lui vaut de rester hors de la maison au début, et par sa taille relativement minuscule au cœur des étendues de plaines et de collines qui l’entourent. Il occupe trois rôles musicaux distincts qui entraînent une modification majeure de la figure du musicien. A sa livraison, malgré un sol de terre battue et une exposition aux intempéries, le piano incarne le souvenir nostalgique de la civilisation européenne que les colons, ou pionniers, ont du laisser derrière eux dans leur conquête des terres de l’Ouest. L’écart entre le vieux et le nouveau continents est marqué par les gestes des deux femmes : tandis que Rachel s’approche des cordes qu’elle fait sonner timidement, Mme Zachary s’assoit sur le banc que son fils lui apporte et joue de mémoire une pièce de Mozart pendant un très court instant. Lors de la visite des voisins venus pour fêter le retour de Ben et leur entente concernant l’élevage du troupeau, ceux-ci entendent de loin le son du piano (en son hors-champ) et sont capables d’identifier l’instrument, mais l’associent à la joie de la fête. Telle est la seconde fonction du piano dans le film, car, lors du repas qui se déroule au soleil devant l’habitation, Mme Zachary joue une musique d’ambiance, puis des danses populaires : on reconnaît la fonction du piano dans les festivités, accompagnant danses et chants, et rythmant la fête de cadences endiablées ou plus lentes. Les demandes en mariage attendues ont lieu, quoique d’une manière qui laisse percer chez les deux jeunes filles une tension et une frustration suggérant que le partenaire qui leur est attribué ne répond pas à leurs attentes. La bande son intègre trois sources sonores différentes : l’accompagnement par la pianiste attitrée (en son-in), puis des pauses qui orchestrent le dialogue et les silences, voire les provocations ; et enfin, la musique en son-off qui souligne le désarroi de Ben s’éloignant du groupe lorsqu’il doit donner son accord à une demande en mariage concernant sa jeune sœur Rachel.

22Une troisième fonction symbolique est attribuée au piano lors de l’affrontement sans merci du clan Zachary et des Indiens Kiowas au sujet de Rachel dont nous découvrons avec émotion, en même temps qu’elle, l’origine amérindienne. En réponse à la musique des Kiowas13 venus réclamer leur fille en campant en face de la ferme, Ben Zachary, refusant de leur abandonner celle qu’il aime en secret, décide d’imposer la musique du piano. D’abord installé à l’intérieur de l’habitation pour y être protégé, celui-ci est remis dehors et Mme Zachary plaque de grands accords en guise de réponse à la musique indigène. On entend ici le projet culturel de Ben désireux de coloniser la terre à l’aide de la musique classique (son-in), mais la bande son n’en supprime pas pour autant la musique autochtone (son hors-champ). La séquence comporte une permutation du point d’écoute, la superposition sonore nous étant offerte tantôt depuis l’un des camps, tantôt depuis l’autre. Grâce à cette égalité culturelle proclamée, nous nous trouvons contraints d'accorder une égale attention aux deux bandes sonores superposées. L’idéologie anti-raciste du film est clairement affirmée par ce procédé durant cet instant.

23Cependant, le piano joue ici un rôle supplémentaire qui n’est plus celui de symboliser l’ambition colonisatrice. Ben qualifie la musique des flûtes et des tambours autochtones de tour de magie pour se rendre invincible et ordonne à sa mère de jouer le plus fort possible pour y répondre par une autre magie. Le jeu sur le terme même de magie suggère le caractère à double tranchant de l’ironie de Ben : loin de nous convaincre que la magie du piano est autre chose qu’un simple cliché de salon – on note d’ailleurs un jeu sur salon et saloon –, cette ironie se retourne contre lui, la musicalité des instruments Kiowas nous touchant davantage que les grands accords plaqués à toute force par la pionnière du désert.  S’il y a magie de la musique au sens de la musique romantique, celle-ci se trouve là où on ne l’attend pas.

24Le déferlement de violence qui lui fait suite acquiert de ce fait une valeur particulière, à savoir la condamnation de toute violence par le spectacle de son absurdité. Le film confère ici au piano un rôle ultime lors du saccage de l’instrument par les assaillants qui l’escaladent à cheval. La bande sonore offre alors un intérêt tout particulier, inédit à notre connaissance dans le cinéma classique hollywoodien, le registre des notes classiques étant métamorphosé en une succession de sons (en son-in) incongrus. L’enchaînement percussif qui fait se succéder des explosions sonores de cordes rompues, de charnières arrachées, de bois massif retombant dans un fracas soigneusement orchestré, relève de ce que l‘on pourrait qualifier de musique sinon sérielle, du moins atonale. La figure du musicien a subi une métamorphose remarquable, cette musique étant l’œuvre des sabots des chevaux qui viennent remplacer les doigts de la pianiste. De là à rappeler l’influence des musiques amérindiennes sur la musique moderne américaine il n’y a peut-être qu’un pas14.

25Une telle interprétation du saccage du piano offrirait l’intérêt de rendre à cet instrument la place qu’il a occupé à l’époque romantique, alliant la voix soliste à la puissance de l’orchestre, et s’érigeant ainsi en instrument d’une musique totale. Si l’on mesure l’écart entre ce western insolite (et peu apprécié à sa sortie) et le dernier film de John Huston, Gens de Dublin, dont il a été question plus haut et dont on a souligné la cohérence musicale, tout se passe comme si, dès le début de sa carrière de cinéaste, John Huston avait su donner à la musique de film la place prépondérante qui lui revient de droit.

26Filmographie:

27John Huston The Unforgiven/Le Vent de la plaine (1960) Western. Interprètes : Lilian Gish, Audrey Hepburn, Burt Lancaster. Dans les années 1850, les Peaux Rouges réclament à des fermiers blancs une jeune femme qu’ils estiment être de leur race. Les pionniers, de leur côté, considèrent qu’elle est des leurs.

28John Huston The Dead/Gens de Dublin (1987). Drame. Interprètes: Angelica Huston, Dowal McCann. Adaptation d’une nouvelle de James Joyce. En 1904 à Dublin, deux vieilles demoiselles  et leur nièce reçoivent en musique leurs amis pour les fêtes de fin d’année. Parmi les invités, Gabriel (personnage focalisateur) et sa femme vivent la soirée avec une intensité toute particulière; lui par son rôle de chef des cérémonies, et elle par ses souvenirs de jeunesse. A l’occasion de la ballade «The Lass of Laughrim», elle révèle à son mari un amour de jeunesse qui s’est terminé tragiquement. Le film et la ballade sont sur youtube (consulté en janvier 2012).

29Ernst Lubitsch, That Uncertain feeling/Illusions Perdues (U.S.A., 1941). Comédie. Interprètes: Merle Oberon, Melvyn Douglas, Burgess Meredith. Une jeune femme mariée depuis six ans à un industriel consulte un psychologue pour un hoquet permanent. Elle fait la connaissance d’un artiste qui lui fait découvrir l’art moderne et s’avère être un pianiste méconnu. Le pianiste devient son amant mais par ses exercices ininterrompus il détruit la tranquillité de l’appartement au point qu’elle lui demande de faire une courte pause, ce qui provoque leur rupture, et permet au mari évincé de réintègrer les lieux.