Colloques en ligne

Patrick Vayrette

Le timbre voilé d’une écriture : La Voix d’alto de Richard Millet

[…] l’infinie plainte de Job et la déploration de Jérémie, me dirait-il, quelques années plus tard, lorsqu’il me ferait travailler la Sonate pour alto et piano de Charles Koechlin, une œuvre sombre et intime, une plainte humaine composée au début de la Grande Guerre et dont le caractère général semble avoir été déterminé par la nature même de l’alto1.

1Au-delà de son timbre, de son répertoire ou de sa place dans la palette orchestrale, tout instrument de musique recèle un imaginaire spécifique, possède une sorte d’identité dont la littérature offre quelques déploiements singuliers, associant parfois intimement en une « figure » complexe le musicien et l’instrument qu’il pratique. C’est cette identité distincte, cette « figure du musicien » que La Voix d’alto de Richard Millet travaille à partir d’un instrument — l’alto — dont il dévoile toute la force métaphorique.

2De ce point de vue, la valeur essentielle de ce roman réside à la fois dans les références obsessionnelles à la musique, évidentes chez Richard Millet dont l’écriture est traversée, voire inondée par la musique, et, surtout, dans la sollicitation première d’un texte romanesque que l’imaginaire nimbant l’instrument éponyme irradie à chaque instant. Œuvre-miroir, œuvre-foyer, La Voix d’alto s’inscrit de plein droit dans l’entre-deux de la littérature et de la musique, mais le projet matriciel du roman semble être celui que défend Richard Millet lui-même qui, dans Ma vie parmi les ombres, évoque des « images séminales qui donnent vie à ce genre (le roman) : […] une couleur, un visage, une odeur, un son. »2.

3S’agissant d’un roman qui place la musique au centre de ses préoccupations thématiques, il eût été paradoxal pour Millet de refuser à ses lecteurs tout ancrage dans la littérature musicale propre à l’alto et toute exploration de tout ce qui a trait à cet instrument, sa couleur propre, son timbre si particulier, tout à la fois voilé et tristement passionné, ses interprètes, le répertoire, le rôle si particulier de l’alto dans une formation de chambre ou au sein de l’orchestre. Si Richard Millet le fait intensément, et sur plusieurs niveaux, il n’en laisse pas moins transparaître ses propres prédilections musicales et fait naître cette part de rêve et cette complicité indispensables à toute saisie immédiate de l’œuvre, adhésion qu’il faut dépasser pour discerner ce qui la sous-tend.

4Le répertoire de l’instrument, surabondamment convoqué, rend toute restitution exhaustive impossible. De Telemann à Takemitsu, en passant par Mozart, Berlioz, Brahms, Bruch, Vieuxtemps, Honegger, Milhaud, Hindemith, Bartók, Koechlin, Ligeti, Hersant, les références aux œuvres écrites pour l’alto sont si nombreuses qu’il serait presque plus facile d’y déceler des absences (les Lachrymae de Britten par exemple). Les choix opérés révèlent toutefois deux sortes de mise en valeur.

5D’une part, Millet réinsère certaines œuvres écrites pour l’alto parmi les éléments sémiques intrinsèques à l’instrument et qui vont bien au-delà de ses propres attributs musicaux. C’est le cas lorsqu’il cite par exemple la Romance de Bruch, qui n’évoque pour le narrateur « nulle image, aucun de ces sous-bois dont la lumière crépusculaire baigne les Sonates de Brahms pour alto et piano, ni l’atmosphère lunaire et hivernale de celle de Chostakovitch »3. L’alto est ainsi replacé, par les qualificatifs qui accompagnent ces captures intertextuelles, au centre d’une constellation, dans une tresse d’œuvres apparentées dans laquelle viennent naturellement prendre place d’autres musiques, étrangères au répertoire de l’alto mais qui participent à ce que l’instrument peut précisément avoir de sombre, de crépusculaire, voire d’endeuillé : Verklärte Nacht de Schönberg4, les Leçons de ténèbres de Michel Lambert, le Winterreise de Schubert5, le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg. Lorsqu’il évoque le Concerto de Bartók, le narrateur rappelle en ces termes les circonstances biographiques de sa composition :

Musique d’un homme malade, exilé en Amérique à cause de la guerre ; un homme pauvre, dont l’épouse était en train de sombrer dans la folie, et dont le corps ressemblait à du parchemin finement tendu sur une cavité sonore, avec l’air de se creuser davantage à chaque pulsation, avais-je un jour entendu dire à Yehudi Menuhin : un corps-instrument, un corps en quelque sorte devenu l’alto pour lequel il composait son concerto […]6

6En second lieu, la passion de Richard Millet pour la musique contemporaine qu’il a défendue dans un essai7 innerve judicieusement le roman et rappelle l’investissement de nombreux compositeurs contemporains en faveur de l’alto sous l’impulsion d’interprètes comme Youri Bashmet ou Kim Kashkashian. Loin de n’introduire dans son texte que de simples références à ce répertoire, Richard Millet procède comme par cercles concentriques, passant d’œuvres connues (Ligeti, Schnittke) à des choix nettement plus éclectiques (Manoury, Grisey, Lévinas). Le narrateur-altiste se voit proposer de rencontrer Krzysztof Penderecki8, dit avoir approché Messiaen, Ohana et Lutoslawski9, évoque une amie commune chez qui sont venus Martinů, Jolivet, Dutilleux10, Varèse ou Boulez11, crée des œuvres imaginaires – le « trio » de Samuel Du Bois12 – et entre pour ainsi dire par effraction, par imposture même, dans la réalité par le récit réinventé de l’écriture d’Abii ne viderem qu’il dit commander au compositeur géorgien Giya Khancheli.

7Le réel et l’imaginaire s’entrecroisent ainsi sans cesse, comme le font dans tout le récit les strates temporelles, les lieux géographiques, les langues, donnant à l’ensemble du roman un aspect kaléidoscopique13 qui potentialise le désordre et l’intensité d’un imaginaire traversé par des émotions intenses, par la folie de plusieurs personnages, par une violence proprement faulknérienne. Dans ce roman où des scènes d’amour d’une grande crudité renvoient comme par un jeu de miroirs à des plongées mémorielles tragiques, la figure du musicien – et non plus seulement de l’altiste – à travers tout ce qu’il peut représenter de transgressif, s’insère comme l’élément nécessaire d’une œuvre dans laquelle l’amour et la mort – Eros et Thanatos – s’enlacent sans cesse :

[…] tant il est vrai que le spectacle de deux corps soupirant, râlant, criant, sursautant, se figeant dans des attitudes de suppliciés, a quelque chose de l’agonie dont il n’est peut-être que le joyeux ou morbide avant-goût […]14

8La trame diégétique de ce roman tient, si l’on veut, en peu de choses : il s’agit d’une vaste analepse, du souvenir d’une histoire d’amour entre un narrateur, Philippe Feuillie, altiste de renom, que Richard Millet fait d’ailleurs réapparaître dans un texte plus récent15, venu à la musique à l’issue d’une enfance douloureuse, solitaire et secrète, et une femme, non musicienne, Nicole, qui choisit de se donner la mort pour finir dans l'éclat de sa beauté.

9S’il serait inapproprié de le résumer, je voudrais, pour m’en tenir à la relation fusionnelle avec la musique, insister sur la conscience aiguë du temps qu’il ravive. L’absence de temps qu’est l’enfance y est évoquée comme le « seul paradis »16 ; le père du narrateur est « terrifié par le temps »17. Le roman manifeste sur plusieurs niveaux la perception lancinante de son écoulement.

10La musique, nous le savons tous, nous renvoie au temps. « Je crois qu’il n’appartient à personne, ce temps », confie le narrateur qui poursuit :

[..] pas même aux solitaires devenus pur bruissement de temps à force d’en accompagner l’écoulement […]18

11Le temps, ce temps qui « nous humilie »19 :

[…] nous dicte sa loi, à moi comme à tous ceux qui tentent de ruser, d’établir avec lui un pacte que l’art ne rend pas plus fiable ou plus clément […]20

12Tout semble dit au détour d’une allusion, et, au-delà des plongées dans le passé qui dans ce roman ramifient le temps à l’infini, qui le diffractent jusqu’à le détruire en de vastes rétrospectives21, l’écriture de Richard Millet trouve, dans ses phrases sinueuses, ses phrases simoniennes dont il semble parfois rédupliquer le « chant des participes présent et passé, (la) ponctuation savante, (le) jeu des temps et des modes »22 une sorte de respiration proprement musicale. Il en est ainsi de ces deux ou trois pages dans lesquelles le narrateur évoque le souvenir obsédant du personnage de Céline Soudeils, perdue lors de l’enfance et retrouvée bien plus tard, mourante. En témoignent notamment les ruptures de ton, les incises où surgissent peu à peu les paroles d’autres personnages comme pour mieux en faire ressortir, par le jeu des allitérations ou la courbe des assonances, le timbre particulier :

Et encore ne s’agissait-il pas de ma petite personne mais de ce qui est commun à l’humanité, à tout le moins partageable par quelques-uns, vivants ou morts, m’avait expliqué mon maître, sur le pas de sa porte, lorsque je suis passé du collège des Buiges au lycée d’Ussel et que c’est chez lui que j’ai pris mes leçons, dans la petite maison qu’il louait à l’entrée de la ville, sur la route de Bort-les-Orgues, ayant trouvé là non pas la Terre promise mais un lieu où achever le temps qu’il lui aurait été donné de survivre, avec au loin les neiges des monts d’Auvergne qui valaient bien les hauteurs enneigées de l’Hermon, m’avait-il laissé entendre, un autre jour, dans un étrange murmure qui me laissait penser que la Terre promise ne se trouve pas ailleurs qu’en nous même, et que la musique est le chemin non de l’amour mais de cette terre à laquelle on n’arrive sans doute jamais mais où tout nous appelle, les vivants et les morts, et les voix de ceux dont la musique est le seul, le frêle, l’impalpable écho :
« Vous les entendrez vous aussi, ces voix, vos voix, un jour elles seront là, elles sont déjà là, en vous… »23

13La structuration globale en chapitres de plus en plus brefs24 contribue également à cet effet, comme pour signifier dans un épuisement de plus en plus perceptible le retour progressif au silence de cette Voix d’alto.

14Le dernier chapitre est précisément constitué d’une phrase unique, déployée à l’infini. Il est quasi exclusivement consacré à une voix qui reste, mais c’est celle de Nicole, l’amante qui a laissé un dernier message vocal au narrateur avant de mourir. Au lieu d’écraser l’ambiguïté d’un titre qui signifie peut-être davantage, au seuil de la toute première lecture, la voix féminine que l’instrument, ce dernier chapitre la réactive. Une lecture cursive du texte tendait à infléchir la polysémie du titre vers l’instrument ; sa coda – il ne m’a pas semblé possible d’éviter cet emprunt aux formes musicales – éclaire rétrospectivement tout un réseau d’allusions au grain de la voix de Nicole :

[…] le calme si étonnant de sa voix et l’espèce de retrait où elle tenait son visage, comme si pour parler il lui fallait de l’ombre, fût-elle celle de sa voix ; une ombre qu’elle trouvait dans le grain de sa propre voix […]25
Sa voix avait trouvé son point d’équilibre, d’un grain à la fois clair et un peu rauque […]26
[…] la voix de Nicole, l’écho de ce qu’elle avait été, tout entière dans ce reflet et cette souffrance qu’elle tenait à distance et qui donnait à sa voix son grain incomparable, sa douceur, également, et sa clarté, quelque chose d’un verre impur, de rauque par moments, ou de voilé […]27

15En ravivant ainsi une trouble parenté entre le personnage féminin et l’alto28, Richard Millet insiste sur ce que l’instrument éponyme a d’équivoque, d’indécidable, et ne manque pas de condenser en une phrase les deux attributs métaphoriques majeurs qu’il en a retenus :

[…] cet instrument qui n’a, je le savais maintenant, ni le brillant virtuoso du violon ni le pathos du violoncelle, encore moins la dimension méditative de la viole de gambe, mais qui est un bel instrument à la voix automnale, un passeur à la fois viril et féminin, apte à saisir l’émotion sans la revendiquer, un peu distant et par là très moderne […]29

16La « voix automnale » de l’instrument innerve l’ensemble du texte. Le compositeur Béla Bartók, dans une lettre adressée à l’altiste Primrose et que reprend Millet, évoque « l’opposition (…) entre le caractère sombre et plutôt masculin de l’alto et la masse transparente de l’orchestre »30. Précisément, tout se passe comme si l’écriture travaillait cet aspect de la sonorité de l’instrument, sombre, crépusculaire, comme pour en épuiser les corrélats littéraires.

17Ainsi en va-t-il de ces scènes ténébreuses, voire nocturnes, comme l’évocation de l’éclipse de la fin du siècle dernier qui ouvre significativement le roman. La prédilection des personnages pour certains lieux de vie renvoie à celle de Millet dont l’imaginaire est hanté par les hautes terres corréziennes et « l’influence du climat, du granit, du ciel et du froid »31. Le narrateur, qui rêve le nom du quai de Gesvres en « quai de givre »32, confie au tout début :

J’ai toujours eu trop chaud, même en hiver, dans les chambres, les rues, les sous-sols des villes, à cause, j’imagine, de mon enfance à Siom, dans le haut Limousin, entre les grands vents et des hivers où semblaient devoir surgir de la nuit les loups de l’ancien temps […]33

18poursuit un peu plus loin :

Nicole et moi aimions par-dessus tout les nuages, les ciels changeants, les pluies d’automne et de printemps. Nous partagions l’horreur des ciels trop bleus […]34

19et dit aimer « le matin de Bruges, en semaine, lorsque le brouillard tarde à se dissiper »35 , ou la « Venise hivernale, sombre, glaciale »36 du roman d’Ernest Hemingway.

20Ces paroles prennent place parmi un ensemble de notations – une « chambre presque obscure […] un vendredi de février »37, des intérieurs toujours obscurs38, des « sentiers recouverts d’herbe ou de brume »39 – ensemble qui irradie par exemple jusqu’aux langues, lorsque le narrateur évoque la « langue noire des French Canadians, […], parlure de ténèbres en ce pays de neige et de catholicisme dur »40 ou bien, sur un mode plus atténué, jusqu’aux objets :

[…] tandis que l’œil finissait par distinguer quelques objets plus rares, par exemple deux minuscules tableaux représentant, le premier, un paysage automnal assez semblable à celui de Charlevoix, au bord du Saint-Laurent, et l’autre, une rue de village, l’hiver, traversée par un traîneau attelé d’un cheval noir […]41

21Ce réseau de notations charge l’ensemble du texte d’une sorte d’amertume de ton que redoublent les innombrables références à la mort, déjà connotée par l’ultime partition de Bartók. L’alto lui-même devient dans le roman une sorte de voix d’outre-tombe, incarnant dans un passage saisissant le frère du narrateur décédé en bas âge, portant le même prénom :

[…] je n’étais que l’image infiniment altérée de celui qui n’était plus là tout en persistant à se rappeler à eux […]42
[…] cet instrument à peine moins épais, oserais-je dire, que le corps du petit Philippe ou que le cercueil qui l’avait contenu, pourrait me permettre d’incarner, comment le dire autrement, le petit disparu […]43

22et qui justifie la comparaison de la caisse de l’instrument, mais aussi de l’instrument lui-même, avec un cercueil44, surchargeant ainsi l’alto d’une tristesse de ton qu’on lui reconnaît volontiers et que l’on retrouve dans ce roman, qui est comme une vaste métaphore de cet instrument.

23Il existe une œuvre écrite pour l’alto qui mérite sans doute d’être rapprochée de ce roman en raison de l’extraordinaire audace de son écriture pour l’époque (1915), des violences qui la traversent, de ses incessantes ruptures de registre, de métrique, de tempo, mais qui n’effacent jamais l’unité du discours instrumental. Il s’agit de la Sonate pour piano et alto de Charles Koechlin, et plus particulièrement de son quatrième et dernier mouvement (avec cet achèvement dans un fa# majeur radieux qui l’apparente si intensément à notre texte). Richard Millet confie « le singulier rapport d’intimité »45 qu’il entretient avec la musique de Charles Koechlin, disant en avoir déchiffré les Sonatines et éprouvé « la fraîcheur lointaine de l’enfance, un soleil de fin d’été, le bonheur de ce qui a fui et qui est cependant là, dans la fadeur de ce qui n’a plus d’âge […] ». En évoquant cette « œuvre sombre et intime, une plainte humaine composée au début de la Grande Guerre et dont le caractère général semble avoir été déterminé par la nature même de l’alto »46, Millet ramasse en une phrase la démarche esthétique d’un roman où il n’aurait guère pu placer d’autre instrument dans les mains de son Philippe Feuillie, figure si singulière du musicien.


*

24Hemingway Ernest, Across the River and into the Trees [1ère éd . 1950], trad. franç. Au-delà du fleuve et sous les arbres, trad. Paule de Beaumont, 1950, « Folio » Gallimard n° 589, 2011.

25Jackson Alan, « En traduisant La Voix d’alto », Richard Millet : la langue du roman, études réunies par Christian Morzewski, Arras, Artois Presses Université, 2008.

26Koechlin Charles, Sonate pour piano et alto, op. 83, Paris, Salabert, 1923.

27Millet Richard, « Amoureuse défiance envers la poésie », Le Sentiment de la langue, 1ère éd. 1993, Paris, La Table ronde, 2003.

28Millet Richard, Intérieur avec deux femmes, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

29Millet Richard, La Voix d’alto, 1ère éd. Gallimard 2001, « Folio » Gallimard n° 3905, 2003.

30Millet Richard, Ma vie parmi les ombres, 1ère éd. Gallimard 2003, « Folio » Gallimard n° 4225, 2005.

31Millet Richard, Musique secrète, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2004.

32Millet Richard, Pour la musique contemporaine, Fayard, 2004.

33Mura-Brunel Aline, « La voix de la terre », L’Esprit créateur, vol. XLII, n° 2, 2002.