Colloques en ligne

Martin Stawiarski

Un roman quasi-musical et quasi-biographique : Infinity de Gabriel Josipovici

Introduction

1Infinity: The Story of a Moment (2012)1, roman de Gabriel Josipovici (1940-)2, se présente comme une enquête dialoguée sur un compositeur excentrique – le mystérieux Monsieur Pavone. La construction de la figure du musicien s’impose dès le début du roman, placée sous le signe de l’écrit biographique, retraçant la vie de ce personnage-artiste qui a consacré son existence à la musique. Il semble évident que le genre biographique est le lieu privilégié pour l’étude de la figure du musicien, et, plus généralement, celle de l’artiste. Toutefois, plutôt que d’une écriture biographique, il s’agit d’une réécriture complexe qui doit être mise en regard avec son intertexte spécifique – les œuvres et les écrits autobiographiques du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) dont s’inspire le roman3. Je souhaite démontrer que le roman de Josipovici tire son origine de l’œuvre autobiographique de Scelsi, qui constitue le substrat à partir duquel Josipovici construit son texte de fiction, où l’on découvre un personnage-musicien singulier, marqué du sceau de l’excentricité. Le roman s’appuie sur la pensée musicale scelsienne pour nous offrir un livre de réflexions sur la musique et sur la place de l’artiste au sein de la société, une sorte de biographie-pamphlet engagée et le testament d’un artiste marginal, fait de doléances et de revendications.

2Or, loin d’une simple réécriture biographique, on a affaire à une mise en fiction qui n’a de cesse de jouer des tours à son modèle qu’elle tord et détourne, comme un miroir déformant. Par ailleurs, le romanesque chez Josipovici présente des éléments formels communs avec l’écrit autobiographique scelsien, si bien qu’il finit par porter la trace d’emprunts non seulement thématiques mais aussi structurels et stylistiques, comme si la spécificité de la plume d’auteur se voyait transposée, elle aussi, d’un écrit à l’autre. Néanmoins, dans ce roman, qui est avant tout œuvre de fiction, Scelsi n’est qu’une figure lointaine, un spectre dont les traces atomisées émaillent le roman.

3Nous proposons ici une lecture croisée qui prend appui sur un va-et-vient intertextuel entre les textes autobiographiques de Scelsi et la figure du musicien au sein de ce roman de Josipovici. Tout d’abord, nous centrerons notre propos sur la représentation du musicien. Le second volet de notre examen consistera à envisager la figure de l’artiste par le biais de la représentation de son œuvre. Nous chercherons, enfin, à mettre au jour les spécificités poétiques de l’écrit biographique, telles qu’elles découlent de la dynamique intertextuelle qui se tisse entre l’œuvre de Scelsi et le roman de Josipovici.

Compositeur quasi excentrique

4En mettant au cœur de son intrigue un personnage-compositeur contemporain, Tancredo Pavone, Infinity nous offre un parfait exemple de figure du musicien. Ce texte est une méditation philosophique sur la condition de l’artiste, entretenant des échos avec la pensée et certains biographèmes du compositeur italien, Giacinto Scelsi. Présenté comme un noble d’origine sicilienne, Pavone est un artiste riche et un gentleman singulier4, appartenant à un genre à part5, celui des vrais artistes6. C’est d’abord un compositeur de musique moderne, mais aussi poète, écrivant en français, comme Scelsi.

5Si Pavone n’est guère un individu ordinaire, ce qui frappe de prime abord dans le roman de Josipovici, c’est la grande importance accordée à la description du quotidien du personnage-compositeur ainsi qu’à son apparence, surtout en ce qui concerne ses habitudes vestimentaires. Pavone est décrit comme un grand homme aux cheveux noirs, doté d’un nez aquilin, portant des vêtements chers et élégants, possédant des centaines de costumes7, de chapeaux ou de cravates8, attachant un grand prix à la mode. Ce n’est guère un hasard que soit ainsi mis en exergue un aspect ordinaire, voire banal de la vie du musicien. Le quotidien constitue le premier élément biographique qui fait clairement écho à la biographie scelsienne9. Ainsi l’ordinaire permet d’emblée de confirmer le rapport entre certains détails de la vie de Scelsi et les biographèmes fictionnels employés pour construire la figure du compositeur dans le roman de Josipovici. Par exemple, si Pavone avait subi une éducation dite à l’ancienne, fondée sur l’enseignement du Latin, des échecs et de l’escrime10, dans la biographie de Scelsi, écrite par Luciano Martinis, on lit ceci :

Le petit Giacinto, […] passa une grande partie de son enfance dans un château vétuste, où il reçut les premiers rudiments d’une instruction plutôt singulière : un précepteur lui donnait des leçons de latin, d’échecs et d’escrime. (Scelsi, 2006 : 259)

6Un autre exemple nous est fourni par la formation musicale suivie par le compositeur. Dans les années 1930, Pavone avait passé deux ans à Vienne à étudier la composition avec un certain Walter Scheler, présenté comme élève d’Arnold Schoenberg. Scelsi, lui, avait étudié le dodécaphonisme avec Walter Klein (Scelsi, 2006 : 260), compositeur autrichien et élève de Schoenberg. Pavone insiste à plusieurs reprises sur le fait que Schoenberg avait fait reculer la musique par l’excès de ses théorisations et avoue qu’il lui avait fallu des années pour se remettre de l’enseignement de Scheler11.

7Pavone apparaît comme un artiste mondain et cosmopolite, côtoyant les élites artistiques de son époque, fréquentant des cafés chics à Vienne, séjournant dans des sanatoriums en Suisse pendant la guerre, puis passant un peu de temps à Paris où il fait la connaissance d’artistes, de notables, de nobles, mais aussi de mendiants12. Parmi les célébrités qui allaient devenir amis de Pavone figurent Pierre-Jean Jouve, Michel Leiris, André Pieyre de Mondiargues, Philippe Soupault ou Henri Michaux. Scelsi aussi avait côtoyé le milieu artistique et on trouvera le récit de ses rencontres, de ses séjours et, surtout – car là aussi le quotidien a son importance – de ses maladies et de ses visites médicales, dans son autobiographie Il Sogno 101, où des dizaines de pages sont consacrées au récit de ses fréquentations mondaines et de ses visites médicales qu’il finit par qualifier avec humour de « saga thérapeutique » (Scelsi, 2009 : 56).

8En dépit de sa vie sociale abondante, le compositeur se définit comme un artiste de la limite, de la marge – individu habitant le seuil et s’efforçant d’insuffler cette signification symbolique au lieu même où il réside et aux œuvres qu’il produit :

[…] this is Rome. Rome is the boundary between East and West. South of Rome the East starts, and north of Rome is where the West starts. This border-line runs exactly over the Forum Romanum. This is where my house is, and this explains my life and my music. (Josipovici, 2012 : 26)

9La liminalité symbolique de la ville devient pour Pavone un corrélat de son identité et de sa musique, ce qui rappelle quasi-littéralement la liminalité topographique et symbolique, maintes fois revendiquée par Scelsi dans Les anges sont ailleurs… (2006) :

Ici, c’est Rome. Rome marque la frontière entre l’Orient et l’Occident. Au sud de Rome, l’Orient commence et, au nord de Rome, l’Occident commence. Cette frontière traverse très précisément le forum romain. Là est ma maison, ce qui explique ma vie et ma musique. Je pense n’avoir rien à ajouter. (Scelsi, 2006 : 36)

10Cette liminalité se cristallise dans la notion d’exil et dans la condition d’étrangeté que l’artiste met en avant :

I am a Sicilian, which means I am a stranger everywhere on earth. Sicily has rejected me, he said, and nowhere else has welcomed me as Dante, when he was exiled by his native city of Florence, was welcomed by Can Grande della Scala, the ruler of Ravenna. (Josipovici, 2012 : 26)

11Pavone est ainsi un solitaire iconoclaste qui ne prend pas parti et qui veut à tout prix éviter d’épouser la rigidité des écoles ou des courants artistiques de son époque, artiste qui travaille donc en marge de son temps, se définissant comme l’homme des extrêmes13.Comme Scelsi, qui, restant dans une chambre d’hôtel, dormira dans une armoire pour s’isoler des bruits qui le dérangent – histoire dont s’emparera la presse pour souligner son excentricité – Pavone est lui aussi considéré comme un excentrique, mais il désavouera cette dénomination et raillera le sensationnalisme outrancier des journalistes14.

12Il y a bien dans cette figure du compositeur chez Josipovici quelque chose qui relève d’un extrémisme excentrique. Pavone outrepasse tout académisme et fait fi de toute filiation. On est en présence d’une figure de musicien débordant qui se lance à la recherche d’une simplicité, d’une naturalité et d’une authenticité dans l’art. C’est un artiste qui déborde littéralement d’énergie créative, animé par une sorte de force primitive, originaire, faite de brutalité, de vigueur et d’authenticité archaïque sur laquelle se fonde, selon lui, l’univers sonore. Pavone méprise les compositions plaisantes pour piano qui ne font que symboliser le salon bourgeois. Dans son élan contre l’establishment bourgeois bien-pensant, moralisateur et conformiste, Pavone prône l’énergie primaire qui seule est à même de rendre justice à l’instrument :

The piano is not an instrument for young ladies, Massimo, he said, it is an instrument for gorillas. Only a gorilla has the strength to attack a piano as it should be attacked, he said, only a gorilla has the uninhibited energy to challenge the piano as it should be challenged. […] Liszt was a gorilla of the piano, he said. Scriabin was a gorilla of the piano. Rachmaninov was a gorilla of the piano. But the first and greatest gorilla of the piano was Beethoven, he said. (Josipovici, 2012 : 36-37)

13Comment ne pas voir dans cette apologie des géants de la musique une forme d’adulation du gigantisme et de l’extrémisme d’une violence indomptée ? Comme Scelsi, qui passa des heures à improviser sur un vieux piano, Pavone improvise en se jetant littéralement sur l’instrument :

[…] he began to improvise at the piano at the age of three. I would rush upon any piano that happened to be around, he said to me, and would beat it with my fists and kick it with my feet. […] All through my life, he said, I have rushed upon everything, music and poetry, women and food, with my fists and my feet flailing out, but no one ever told me to hang back […]. (Josipovici, 2012 : 33)

14Cette énergie créative spontanée, c’est ce que Pavone appelle une musicalité désinhibée15. La passion révèle cette force d’extrémisme primitif qui fait qu’on n’aborde pas, mais on attaque16 ; on ne joue pas, mais on se jette sur l’instrument ; on n’écoute pas, mais on vit le son viscéralement. Ainsi, tout doit être appréhendé comme s’il s’agissait d’un ennemi mortel ou d’un amant17, sans demi-mesure18.

15C’est cette énergie débordante, désinhibée, fauve, qui configure la frustration de l’artiste qui ne peut trouver satisfaction dans le peu que représentent pour lui les nourritures terrestres, rappelant la figure paradoxale de l’« artiste de la faim » chez Kafka19 qui jeûne et meurt, n’ayant pas trouvé de nourriture qui puisse le combler. Pour Pavone, le renoncement semble donc préférable à la vacuité et au nombrilisme de ses contemporains20. Ce qui est intéressant ici, c’est donc la fragilité qui sous-tend l’acte créatif, fragilité qui provient justement de cette énergie simple, ordinaire, qui réside à la base même de la création. Autrement dit, on a affaire à une figure d’artiste en proie à l’échec, mais non en raison de la médiocrité de ses œuvres, mais suite à un choix et à un parcours artistique singuliers. Si, chez Kafka, l’échec soulève la question de la place de l’artiste dans la société, chez Josipovici, cette interrogation découle de l’inéluctable extrémisme de la passion qui met forcément l’artiste à l’écart et qui est facteur de vulnérabilité. L’aporie de la frustration devant l’acte créatif, qui rejoint la tension problématique entre art et vie, est renforcée par la référence à Penthésilée de Heinrich von Kleist, basée sur le mythe grec de Penthésilée, reine des Amazones, qui tue et mange Achilles, car en faire moins ne serait pas suffisant21. Pavone souffre d’un tel inapaisement artistique et d’un insatiable appétit de la vie22. Mais le besoin d’ingestion symbolique répond en miroir à la notion de rejet – rejection23 – qui constitue une idée maîtresse du roman traduisant l’expérience du rejet, rejet par la société, mais aussi rejet plus fondamental, celui de la condition de l’homme sur terre.

16Ainsi, l’histoire de Pavone est celle, surtout, d’une quête de soi hors d’atteinte. Ce qui prime, c’est donc le devenir-artiste. C’est le processus ardu que traverse le créateur tentant de trouver sa voie ; processus de transformation, de passage, de métamorphose dont Pavone fait expérience pour pouvoir se penser musicien24 ; processus qui constitue une forme d’apprentissage (bildung) d’un compositeur cherchant désespérément un potentiel sonore nouveau25, se heurtant à l’incapacité de créer26 et se voyant contraint pour cela de repenser et redéfinir la musique27. Ce faisant, Pavone se détourne de la civilisation contemporaine qu’il pense décadente pour se réfugier dans une pensée mystique et ésotérique28. Le monde de la production moderne est inadéquat, car on y adule la célébrité29, on n’écoute plus le son30 et on finit par anéantir l’esprit de la musique31. La singularité de Pavone tient précisément de ce besoin de redéfinition, car le roman devient le récit d’un compositeur qui passe sa vie à interroger le sonore, sans jamais parvenir à une définition satisfaisante32, sans même arriver à cerner sa propre œuvre33.

17Du même coup, Pavone redéfinit aussi la place de l’artiste, proposant de concevoir le musicien comme un médiateur, au lieu de continuer à se penser compositeur qui structure et ordonne le sonore :

A musician is not an artisan, he said. He is an intermediary. This is a completely different thing […] if you do not know the difference between a craft and a calling, he said, you do not know what it means to be an artist. Very few artists know what it means to be an artist. They want to have their photographs taken in order to show off their noses. […] Prostituting their gifts. […] I have never wanted to have my nose photographed, he said. My nose is handsomer and more distinguished than most of theirs, he said. It is a Sicilian nose. An aristocratic nose. (Josipovici, 2012 : 14-15)

18L’artiste est facteur, intermédiaire, médiateur – sa place est celle du seuil et de l’entre-deux34. Comme pour infliger un démenti à l’excentricité, Pavone loue l’ordinaire de ce médiateur empreint de liminalité, plutôt que la centralité de la célébrité ou du génie qu’il persifle35. Tentant de se détourner de la vanité, de la paranoïa et de l’égo enflé de l’artiste-musicien, Pavone propose de se centrer sur le son lui-même et d’envisager le compositeur comme un ouvrier touche-à-tout :

A real musician, Massimo, he said, should be able to clean the gutters, he should be able to fight in the trenches, he should be able to work in an office or a hospital, because he has made a space for solitude inside himself where the music will be written. (Josipovici, 2012 : 18)

19Loin de la figure du démiurge, la figure du compositeur est, au contraire, en proie à la fragilité inhérente à l’humain36 – c’est un travailleur qui œuvre dans la solitude37, porté par un sens du devoir38 et investi dans une spiritualité39, qui sait écouter, mais qui n’approche pas la musique par la raison40, mais par le souci de la minutie41. La musique est une recherche de transcendance qui doit méconnaître l’angoisse et privilégier l’abandon, la détente, la libération42. Cette conception du compositeur comme le « messager entre deux mondes », un intermédiaire43, considérée par Andrea Di Giacomo comme un écart de la poïésis traditionnelle, de par la préséance accordée à l’interprète et au public dans l’acte créatif, détrône le compositeur qui occupait traditionnellement une place centrale.

20Toutefois, un topos du génie créatif quelque peu paradoxal contribue alors à problématiser davantage encore le façonnement de la figure du musicien dans ce roman – c’est l’idée du compositeur incompris, mal compris, mal interprété, dont les œuvres sont mal jouées ou pas du tout exécutées. L’histoire du concert lors de la Biennale de Venise, en 1970, en est un parfait exemple. Pavone est « redécouvert » et son œuvre, Shi va être jouée. Cependant, plusieurs chefs d’orchestre qui doivent la diriger sont indisposés et la performance de l’œuvre finit par se solder par un échec cuisant :

Now I call the work Chie, not Shi, he said, because after Balint and his musicians had shat on it I had no wish ever to hear it again. But it is always the same, he said, unless you have a really dedicated musician prepared to work with you they will shit on your work and make shit of your work. That is one of the iron laws of performance, Massimo, he said. (Josipovici, 2012 : 24)

21C’est ce qui arrive à Scelsi en 1970 qui déclare alors : « […] je n’entendrai peut-être jamais mes partitions » (Scelsi, 2009 : 134). Face au risque de la trahison, l’œuvre reste condamnée à la virtualité. Celle-ci semble être un pis-aller de l’intériorité, qui est une meilleure solution que la médiocrité d’un son mal extériorisé. Ce topos renforce le fossé entre compositeur, musicien et interprète, celui, aussi, entre l’œuvre et son public. Et, il y aurait là un paradoxe, dans la mesure où cette relation entre compositeur et interprète semble être justement suffisamment libre chez Scelsi pour laisser une place assez large à l’exécutant, à la coopération et à l’improvisation. Une solution à ce paradoxe nous est fournie par Pavone pour qui l’interprète est considéré comme l’extension du compositeur44, donc la figure de l’élève fidèle qui se doit d’une forme de spiritualité et de mysticisme, sans lesquels la musique n’a de sens ni pour Pavone45 ni pour Scelsi. La brèche de liberté ouverte par la notion de médiation ne signifie donc pas forcément œuvre ouverte.

22L’image que le lecteur se fait de ce personnage est sans doute celle d’un compositeur singulier et excentrique. La figure du musicien se construit autour des aspects idiosyncratiques du personnage flirtant avec la folie46. Cependant, la singularité est modulée par l’ordinaire, empreinte du mysticisme d’un compositeur en proie à la fragilité et à l’échec. Si cette figure peut être perçue d’un regard quelque peu ironique, comme le suggère l’onomastique faisant référence de manière humoristique au mot italien « paon », Pavone apparaît à la fois, paradoxalement, comme un mégalomaniaque fou et un artiste dont la fragilité découle de la singularité vulnérable de ses conceptions47.

œuvre du son

23Le deuxième aspect notable qui contribue à la construction de la figure du musicien dans ce roman réside dans sa dimension proprement musicale : il y est fait mention de certaines compositions qui sont décrites ou commentées. Ces descriptions de compositions – ekphraseis musicales – jouent le rôle de synecdoque renforçant la caractérisation du musicien. Dès lors, il nous paraît intéressant de dégager quelques éléments-clés de la recherche musicale chez Pavone et de les rapprocher de la pensée musicale chez Scelsi.

24Chez les deux compositeurs, tout tourne autour du son – son unique, son isolé, son en tant que centre. Pour Pavone, le son devient un univers à part entière48 et un monde infini49, d’où l’allusion éponyme à la notion de l’infini50. De fait, Pavone déplore le peu d’importance que le son recèle pour les compositeurs occidentaux et propose de repenser l’événement sonore comme une force créative immuable51 et sphérique :

Each sound is a sphere, he said. It is a sphere, Massimo, and every sphere has a centre. The centre of the sound is the heart of the sound. One must always strive to reach the heart of the sound, he said. If one can reach that one is a true musician. Otherwise one is an artisan. (Josipovici, 2012 : 14)

25Ainsi, se fait jour l’opposition entre la droite et le cercle, opposition employée à plusieurs reprises dans le roman (Pavone dénonce la ligne droite des Romains et préfère le cercle celtique52) et qui n’est pas sans revêtir une dimension symbolique : le capitalisme, le communisme, la conquête de la Lune sont présentés comme des lignes droites, à savoir des eschatologies et des téléologies placées sous le signe du progrès, donc considérées comme naïves. Les voyages que le compositeur effectue en Afrique et au Népal ne s’inscrivent pas dans une ligne droite et travaillent contre toute forme de finalisme progressiste, à l’instar de l’univers sonore qui obéit à une circularité53. En somme, le son est une sphère qui permet d’accéder à une temporalité singulière et mystique qui charrie l’infini54.

26Ces idées font écho à certains concepts scelsiens. Sa célèbre définition du son, par exemple, comme le « premier mouvement de l’immobile » (Scelsi, 2006 : 125-139). Là aussi, le son est défini comme un phénomène sphérique. L’importance du son unique, de la recherche de possibilités contenues en une seule note, c’est ce qui préoccupait Scelsi dans sa deuxième période créative. On peut parler de musique « spectrale », celle qui privilégie les spectres du son. Car Scelsi décide de composer des musiques centrées autour d’un son unique ou de clusters dont l’ambitus est extrêmement réduit, comme dans ses Quattro Pezzi. Ce type de composition donne la préséance à une recherche d’infimes variations de timbre, de dynamique ou d’attaque, à des échelles microsoniques55, aspect qui peut rappeler la technique de Klangfarbenmelodie de Schoenberg (Elezovic, 2008 : 2) que Makis Solomos qualifie de « pluralisme monadique » (Solomos, 2012 : en ligne).

27Chez Pavone, la composition avec une seule note possède une double origine. D’une part, c’est le blocage provoqué par la guerre et une période d’aridité créative56 ; d’autre part, c’est la raison mystique, liée à la conception de l’intériorité du son. Puis, ce qui semblait relever de l’échec – l’incapacité de composer – se transforme en une réussite lorsque le compositeur parvient à travailler à partir d’un son unique :

I no longer felt this to be an admission of defeat. On the contrary, he said, I understood it was a sign of triumph. I played that one note and as I played I listened. I listened and I understood. At that moment a new kind of music was born. The first piece I called Six Sixty-Six. Six Sixty-Six. The same note struck in the same way on the piano six hundred and sixty-six times. (Josipovici, 2012 : 88)

28L’œuvre Six Sixty-Six est justement un clin d’œil à Quattro Pezzi de Scelsi.

29La composition avec un son peut nous faire penser à une forme d’extrémisme musical et d’expérimentalisme minimaliste. Le propre de l’extrémisme consiste alors en ce qu’amenant une entité à son état extrême, on risque de l’anéantir, en la ramenant au seuil de la possibilité de son existence : pousser le son à la frontière de l’audible, c’est risquer de plonger dans le silence ; purifier la multitude du sonore, c’est risquer de ramener le son à l’un. C’est peut-être le cas du célèbre 4’33’ de John Cage. C’est ainsi que l’extrémisme des deux compositeurs se heurte en dernier recours à des paradoxes d’anéantissement. Le son devient silence, la composition une seule note57. Et il s’agit bien là d’une amplification telle qu’il est difficile de ne pas parler d’extrémisme musical traversé de liminalité, car l’objectif en est d’atteindre une forme de transcendance, faute de quoi on sombrerait dans la folie58.

30Pavone prend le contre-pied de la musique de Wagner et de Mahler qu’il taxe de maladie germanique59, faite de fleurs et de ruisseaux, et dénonce la musique composée par la petite bourgeoisie respectable que représentent Brahms ou Strauss. Mais c’est le rejet de l’école de Vienne qui est symptomatique du rejet du formalisme et de l’intellectualisme. Si l’école de Vienne avait évacué la notion de hiérarchie, elle a cependant continué à promouvoir un certain formalisme. Pour Pavone, comme pour Scelsi, ce formalisme est inacceptable, car il nous détourne de l’intériorité du son. C’est pourquoi le compositeur rejette l’école de Vienne en raison de son trop grand attachement à la structure au détriment du son60, faisant ainsi preuve d’un anti-intellectualisme et d’un certain intuitionnisme. Se révoltant contre la raison, contre le conservatisme, contre la musique classique, romantique, germanique, Pavone ne peut tolérer l’idée de contrôle ou celle d’autorité. Le verbe « master », associé à l’autorité, doit donc passer sous rature – maîtriser le sonore paraît impensable61, tout comme prétendre qu’une œuvre est un chef-d’œuvre (masterpiece)62 ou de parler de maestro. Pavone devient ainsi un antihéros musical, un anti-Meistersinger, un anti-musicien se livrant à une critique acerbe de tout intellectualisme et de tout formalisme qui compromettraient la vraie musique qui, selon lui, ne consiste qu’à écouter et à faire, et non pas à penser le son. La série dodécaphonique n’est pas de la musique63. C’est le son en lui-même, et non pas sa capacité à faire partie d’une construction, qui constitue l’essence de la musique64 :

Thought, he said, is the great enemy of the artist, but in Vienna they wanted you to think your way through every difficulty. One cannot think one’s way through artistic problems, he said, one has to go about it in a different way. Bach did not think, he said, he danced. Mozart did not think. He sang. Stravinsky did not think, he prayed. (Josipovici, 2012 : 47)

31Par ailleurs, en ce qui concerne la musique de la deuxième moitié du xxe siècle, c’est John Cage qui apparaît comme la figure la plus proche de Pavone, comme pour Scelsi. Mais là aussi l’intellectualisme théorique finit par être dénoncé65. Cage envie à Pavone son Six Sixty-Six66, comme si son 4’33’’ avait été trop réfléchi, trop construit, car chez Pavone, comme chez Scelsi, le sonore s’inscrit en porte-à-faux à tout constructivisme, pour privilégier une dimension naturelle, liée à l’origine corporelle du fait musical, relevant d’un besoin ou d’un tropisme corporel authentique67.

32Or, même si la création de Scelsi a pu parfois se heurter à une réception de surface ne s’intéressant qu’à son extrémisme au détriment de son œuvre, même si chez Josipovici l’excentricité de la figure du musicien découle aussi en partie de l’extrémisme du scandale, le constat d’expérimentalisme anecdotique et superficiel ne semble pas suffisant, ni pour Scelsi, ni pour Pavone. Car il y a là une recherche de profondeur qui va bien au-delà de l’extrémisme de surface. Là où une expérimentation minimaliste peut laisser une béance, la pensée de l’unité mystique comble ce vide. Aussi, la profondeur du son se définit-t-elle comme la richesse infinie du son – l’infiniment petit comme voie de l’infinie variété.

33La composition avec une seule note offre la possibilité de faire l’expérience d’une temporalité singulière que l’on peut également appeler, en empruntant le terme du musicologue Jonathan Kramer, un temps momenté ou même un temps vertical68, car ce type d’œuvre instaure une forme d’immuable intemporel69, là encore prédiqué sur la notion de l’infini70, tout en présentant une infinie variété à l’échelle microsonique71. Chez Scelsi, il y a bien une manifestation de mouvement dans l’infinitésimale variation des microtonalités, dans l’emploi de quarts de tons ou dans le quasi-imperceptible battement de vibratos, de trémolos, de trilles – des micro-variations de la vibration72–, mais le temps est quasi-suspendu, et c’est le présent du moment73 qui compte dans la continue extension de la monotonalité74.

34La profondeur du son a donc partie liée avec le mysticisme chez Scelsi et chez Pavone qui recherchent une forme de transcendance. Pavone se rend au Népal en 1949 et dit en avoir été transformé :

I only spent five months in India and Nepal. I went with the expedition of the great Buddhologist Giuseppe Tucci […]. I was interested in transcendence then […]. There are many roads to transcendence […]. There is the way of Indian mysticism, the way of Chinese mysticism, the way of Nepalese and Tibetan Buddhism, the way of Sufism, the way of Zen, the way of Desert Fathers, the way of the Irish monks, the way of St John of the Cross, and of course there is the way of art. That is the very great way […]. Une grande voie. […]. And music is the most direct of all the ways of art […].(Josipovici, 2012 : 25).

35Une voie similaire est poursuivie par Scelsi dont on trouve ici clairement l’écho :

La musique est aussi une voie vers la transcendance, une voie de connaissance […]. Il y a la mystique chrétienne, la mystique hindoue, la mystique chinoise. Toutes les mystiques sont des voies de transcendance. Il y a la gnose, puis il a le zen. Il y a un tas de voies de connaissance. Puis il y a l’art aussi. À condition qu’on le comprenne de cette façon-là, et non pas comme un métier, ni une façon de devenir célèbre, ou de gagner des sous, ou autre chose. C’est une grande voie. (Scelsi, 2006 : 69)

36Même si les origines du mysticisme scelsien sont incertaines, comme le souligne Jean-Baptiste Riffault qui préfère parler d’une « constellation d’influences », certains traits de la composition scelsienne paraissent clairement en rapport avec un mysticisme : le concept de l’énergie sonore, le désintérêt du formalisme et l’intérêt porté aux caractéristiques microsoniques du son, comme le timbre, l’intensité ou la richesse harmonique (Riffault, 2008 : 127-135). Le mysticisme, c’est le son indexé sur une certaine profondeur spirituelle en lien avec une forme d’écoute de l’univers75. La musique, selon Pavone, est, au xxe siècle, excessivement centrée sur le conscient et il lui manquerait l’inconscient auquel le mysticisme peut suppléer. Le son, c’est chez Scelsi, le son cosmique appelé Anahad, le son illimité, la syllabe Aum, OM, en rapport, là aussi, avec la notion de l’infini, comme dans son Konx-Om-Pax76. Composer, pour Pavone, c’est apprendre à libérer, plutôt qu’à ériger77, ce qui n’est pas sans rappeler certaines philosophies orientales.

37Le mysticisme ne consiste pas en une imitation de régionalismes ou de folklorisme, mais en une intégration de celles-ci au sein de l’œuvre, une réappropriation :

For I am not interested in incorporating folk rhythms into my music, as Bartok was, or the rhythm of Buddhist or Gregorian chant, as some composers are today. I am interested in finding through my own work what it is that this work has in common with these traditions. (Josipovici, 2012 : 95)

38C’est parce que l’univers et l’intériorité se recoupent que la spiritualité mystique traduit l’unité de soi. Est musicien celui qui connaît le son en son for intérieur et pas forcément celui qui s’adonne à la composition avec le sonore. Le souffle fait partie intégrante de cette intériorité78. Le ruach hébreux aligne le souffle, l’inspiration et la spiritualité dans le roman de Josipovici. Ainsi, le mysticisme trouve des échos importants dans la notion de corporéité. Il s’agit d’habiter le son79 et de laisser son corps se trans-former par le son :

What Nepal taught me, he said, was that what we are striving for is not transcendence but transformation. The world is there to be transformed. Not transcended, transformed. When a note is played six hundred and sixty-six times it is transformed. The ear that hears the same note six hundred and sixty-times is transformed. (Josipovici, 2012 : 88)

39La performance devient extase ou transe80, et cette question du corps se cristallise dans l’allusion à la figure du pèlerin hindou et celle des « rollers », qui préparent le passage du pèlerin81. Le mysticisme permet d’appréhender autrement la question de l’ordinaire en ce qu’il constitue un dépassement de l’ordinaire, du corps et du soi dans l’extase.

40Une esthétique du corps apparaît avec celle de la voix. Pavone expose la différence entre le chant et l’incantation, cette dernière affirmant l’union avec l’univers par son geste performatif82. C’est l’incantation qui se trouve du côté de la mystique en tant qu’expérience de l’énergie83 et du souffle84. À la fois chez Scelsi et chez Pavone, on assiste à une exploration des potentialités naturelles et authentiques de la voix, en tant que son naturel, cri, souffle ou rire :

My Goat Songs, which I wrote for Yoko Mitani, is the first proper use of the human voice in Western music for a century and a half, he said. There is nothing more ridiculous, Massimo, he said, than trying to set a text to music. Nobody understands the words and the composer is constrained to move from A to B and then from B to C so on and so forth. (Josipovici, 2012 : 96)

41Les Goat Songs chantées par Yoko Mitani sont un clin d’œil aux Canti del Capricorno de Scelsi, chantées par Michiko Hirayama. La voix doit alors abandonner le sens85 et se faire pleinement une voix-corps86 ou une voix-cri87. Comme chez Scelsi, il y a une volonté de décomposer, plutôt que de composer, au sens spectral du terme, à savoir sonder le son à l’échelle microsonique. Aussi, la notion de dé-composition a plus à voir avec la notion de présence – où composer veut dire poser plutôt que poser avec88 – et c’est bien cette présence qui entretient des liens avec la corporéité. La voix est donc ce corps posé, posé en tant que pure musicalité du corps. Lorsqu’on écoute Canti del Capricorno, on est impressionné par l’utilisation de la voix qui est moins chant que poussées d’énergie, surgissements de sons, éruptions et éructations. Guylaine Massoutre écrit à propos des Chants du capricorne : « La voix, chez Scelsi, semble capter les forces de l’univers et les ramener dans un espace fragile qui les serre à la gorge, d’où elles fusent avec pureté vers le haut. » (Massoutre, 1995 : 186).

42Pavone compose une œuvre appelée Sparagmos pour orgue et deux orchestres. Plus tard dans le roman, on trouvera une allusion aux rites orphiques89. Le sparagmos était en effet un rite dionysiaque consistant à sacrifier un corps en offrande en le déchiquetant. Sparagmos90 fait allusion au corps de la voix décomposée, atomisée en bribes et éclats, traces et vestiges, offerte en tant que musique avec toutes ses potentialités ordinaires, mais aussi en référence au rite, au mysticisme et au sacrifice. Ce n’est donc pas par hasard que Pavone découvre le son secret de l’univers91 en contemplant les sculptures tribales d’Ife.

43Ainsi, la composition centrée sur le son illustre plusieurs aspects de la composition chez Scelsi qui sont repris comme des allusions dans le roman de Josipovici : l’anti-formalisme, l’anti-intellectualisme, une forme de spiritualité et de mysticisme, un extrémisme sonore de la profondeur. La centration sur l’entité du son est illustrée par la parabole du maître Zen à qui un élève demande conseil. Le maître lui répond qu’il faut qu’il apprenne à écouter et que la meilleure façon de le faire consisterait à écouter le battement du cœur d’une puce. La seule façon de le faire et de parvenir à appréhender l’infiniment petit consisterait à se focaliser sur l’insecte si fortement que son corps enflerait atteignant des proportions perceptibles. Ainsi, le travail de la note peut être compris de manière parabolique comme une forme d’amplification et d’agrandissement par la seule méditation92.

44Enfin, force est de constater qu’en nous proposant une séries d’ekphraseis portant sur des œuvres imaginaires, le roman de Josipovici s’écarte du pur biographisme. De même, en nous donnant à lire des bribes de la pensée musicale de Pavone, le roman devient une réflexion philosophique plutôt que récit biographique. Ce sont ces deux paradoxes du roman de Josipovici qui conduisent à la troisième question que je souhaite poser ici et qui est celle de l’écriture biographique.

La biographie musicale ou le bavardage

45On l’a vu, Infinity jongle entre séries d’anecdotes ordinaires, des biographèmes triviaux, des bagatelles parfois risibles, du moins humoristiques, portant sur la vie d’un compositeur, mais aussi séries de descriptions d’œuvres musicales, des ekphraseis plus ou moins complètes et plus ou moins analytiques. Cette singularité fait que l’on est en présence d’un discours hybride, mêlant écrit biographique, écrit sur l’art ou encore écrit philosophique. Or ce qui se forge au creuset de ces hybridités, c’est un réseau de traits intertextuels qui relient l’autobiographie scelsienne à l’originalité de l’écriture biographique chez Josipovici. Tout se passe comme si le traitement de la figure du musicien chez Josipovici reprenait à son compte non seulement le factuel et le purement biographique, mais aussi un certain style scelsien et certains traits saillants d’une écriture qui prend sa source dans une forme orale de discours.

46En effet, l’autobiographie scelsienne, Il Sogno 101, n’est pas initialement conçue comme un projet d’écriture, mais voit le jour en tant que discours dicté et enregistré sur bande, puis retranscrit en texte. Le compositeur se livre à une forme d’improvisation verbale, comme s’il menait un dialogue avec lui-même, ce qui n’est pas sans laisser une empreinte de spontanéité orale dans l’écriture elle-même. Cette trace de voix est renforcée par un outil narratif que Scelsi décide d’instaurer au sein de son autobiographie – il s’agit des trois « Bavards », personnages qui vont questionner le « je » parlant, comme s’ils étaient l’incarnation de la fonction phatique du langage, destinée à maintenir la communication, ou comme s’ils symbolisaient l’alter ego du compositeur93. Le monologue enregistré par Scelsi devient dès lors un véritable dialogue avec soi, un soi sans cesse mis à l’épreuve par de nouvelles interrogations lancées par cette instance narrative intrusive que sont les Bavards, un soi piqué au vif par les éclats de sa propre voix. Le texte de Josipovici joue de ce principe dialogique, faisant place nette à l’interaction94. Le texte de Josipovici est ainsi un clin d’œil aux Bavards de Scelsi, constituant, de ce point de vue, une réécriture de l’autobiographie du compositeur.

47Une passerelle entre le roman de Josipovici et l’œuvre de Scelsi s’établit par le truchement du principe dialogique, au centre duquel règnent voix et oralité, principe secondé par la construction d’une mécanique narrative complexe, au sein de laquelle deux narrateurs – un narrateur intradiégétique et un narrateur extradiégétique – interagissent librement, tous les deux assumant la fonction d’interrogateurs, de médiateurs et d’intrus, ainsi les Bavards scelsiens.

48En termes de narration, force est de constater que Infinity obéit aussi à un principe scalaire, dans la mesure où le récit se fonde sur une multiple mise en abyme : un narrateur interroge un personnage qui raconte ce que le compositeur, Pavone, lui avait raconté. Autrement dit, la structure narrative implique trois narrateurs-je. Le narrateur qui raconte ce que Massimo, employé aux services du compositeur, avait réussi à apprendre du musicien. Puis, s’adressant à un narrateur anonyme, Massimo nous donne accès à ce que lui avait raconté Pavone. Ce qui aboutit au schéma en abyme N1, « je » anonyme [N2, Massimo (N3 Pavone)] :

img-1-small450.png

49Fig. Schéma Narratif dans Infinity

50Le niveau N2-N3 forme un récit/dialogue rétrospectif, ancré dans le hic et nunc du compositeur Pavone au moment où il séjourne à son domicile à Rome95. Le dialogue du récit premier, entre N1 et N2, vient interrompre, çà et là, le dialogue/récit mis en abyme, entre N2 et N3. Il s’agit de brefs mais réguliers rappels du cadre énonciatif lié au récit premier :

−What did he say?
−About what?
−About music.
−He talked. You know how it is, sir. But I am asking you. About music?
−Yes.
−Each sound is a sphere, he said. (Josipovici, 2012 : 14)

51Une telle irruption dans l’ancrage dans la situation d’énonciation N2-N3 n’est jamais prolongée et l’on revient rapidement à l’histoire du compositeur, à savoir le récit rétrospectif. Les incursions d’un niveau de récit dans l’autre jouent davantage le rôle d’aiguillage phatique consistant à soutenir et encourager le dialogue et la rétrospection :

−Go on, I said.
−I cannot remember what I was saying, sir, he said.
−Michaux and his cat. Yes, thank you, sir […]. (Josipovici, 2012 : 28)

52L’objectif du dialogue est aussi d’amorcer une forme d’analyse ou de critique, mettant en jeu la fonction métalinguistique. On pose des questions auxquelles il est attendu de fournir des réponses et on remet certains propos en question pour en préciser la nature :

−What did he mean, the cream of the English aristocracy?
−I do not know.
−All right. Go on. (Josipovici, 2012 : 44)

53Par ailleurs, les trois « je » tendent parfois à se rapprocher ou même à se confondre. Il y a une certaine fluidité entre les « je » parlants, qui fait que l’on bascule assez aisément du récit à la troisième personne du singulier au récit à la première personne du singulier (de « he » à « I ») :

After a long day of rehearsals and seeing friends, he retired to his room, utterly exhausted. But no sooner had I climbed the steps and crawled into the bed and put out the light, he said, than I became aware of a humming noise filling the room. (Josipovici, 2012: 16)

54Quelque peu paradoxalement, l’emploi fréquent du repère « he said » semble jouer un double rôle : celui de désambiguïser ponctuellement l’instance narrative, tout en attirant l’attention du lecteur sur la complexité des différentes strates de narration. Il n’est d’ailleurs pas interdit de faire du principe même de mise en abyme un autre symbole de l’infini dans ce roman96.

55Infinity semble épouser d’assez près le principe dialogique que l’on trouve déjà à l’œuvre chez Scelsi. Dans sa dimension heuristique, l’emploi du dialogue rappelle le dialogue socratique, mais aussi certaines méthodes d’interrogation de soi. En tant que forme d’interaction ordinaire, le dialogue semble s’inscrire dans le sillage des genres liés à l’oralité tels que l’interview. Dans le roman, la parenté avec le dialogue philosophique permet de mettre l’accent sur la mise à l’épreuve des thèses avancées par Pavone. L’écho à l’introspection nous incite à nous pencher sur l’importance de la voix et dévoile une conscience qui interagit avec son alter ego97, marquée par un degré de solipsisme. De son côté, l’interview rappelle non seulement le genre ordinaire pratiqué par les médias, mais nous rapproche aussi du type de discours affectionné par Josipovici. L’auteur avoue, en effet, que c’est le mode qu’il privilégie en tant que genre de l’ordinaire, déclarant, à propos de son roman Moo Pak : « Le genre des interviews […] m’a toujours intéressé […]. Je pensais que peut-être on pouvait écrire un livre qui serait une forme d’interview […] »98.

56Le dialogue présente alors deux avantages. D’une part, le recours à l’instance du personnage interrogateur permet à la fois de rappeler la structure scalaire du roman et de charrier une curiosité grâce à la mise en interrogation constante99, la forme de l’interview participant à la construction du suspens et de la curiosité. D’autre part, le dialogique est une forme de mise en relief de la parole directe, émancipée de tout asservissement à un narrateur omniscient et autoritaire – parole libérée qui fait penser à un bavardage dénué de toute contrainte, ce dont témoignent les répétitions, les digressions et les coq-à-l’âne. Le dialogue peut être ainsi conçu comme une mise à mal symbolique de l’autorité imposée et une forme de démocratisation de la voix. Ce rejet traduit une apologie de l’affranchissement faisant écho à la pensée de Pavone qui s’insurge contre la tradition de l’autorité et de la déférence100.

57Or, l’une des caractéristiques remarquables du dialogue est qu’il devient le locus des opinions tranchées et des idées préconçues : « German composers have been so busy airing their souls, […] that they forgot to air their clothes. » (Josipovici, 2012 : 9). Dans une certaine mesure, la biographie de Pavone est une biographie fondée sur l’expression de l’opinion personnelle, dont le mode majoritaire s’allie au lieu commun, à la généralisation et à l’axiologie, comme dans cet extrait sur la modernité :

Varese, who was a very great composer, he said, imagined that he was being modern by introducing a police siren into his works, but all that he did was date his works and limit their interest. It is quite incredible, he said, how many artists have been ruined by half-baked ideas about what will make them modern. (Josipovici, 2012 : 60)

58Ou dans le passage ci-dessous portant sur la musique anglaise :

The English have not had a major composer since Purcell, he said, and to think they once led the way in the art of composition. To think that they once produced the likes of Dunstable and Byrd and Tallis, to say nothing of Dowland and of the anonymous composers of the Eton Choirbook and the Old Hall Manuscript. (Josipovici, 2012 : 45)

59Dans son autobiographie, Scelsi s’autorise, lui aussi, tout point de vue. Comme dans l’autobiographie du compositeur, tout jugement semble autorisé dans le texte de Josipovici. Ainsi, l’expression de l’opinion passe par un discours fréquemment sentencieux, usant de vérités générales, d’aphorismes et de formules brèves et frappantes (hypotyposes), comme dans les exemples ci-dessous qui portent sur la musique :

We do not want music that limps, he said. We want music that stands foursquare on the ground. (Josipovici, 2012 : 8)

Writing music is a necessary evil, undertaken solely in order to generate the photographs and the interviews […]. (Josipovici, 2012 : 18)

Opera, Massimo, he said to me, is the will o’ the wisp that has lured the modern composer to his doom. (Josipovici, 2012 : 53)

60L’aphoristique et le gnomique sont alors le moteur du discours critique et didactique. C’est à l’aide de vérités générales et d’aphorismes que Pavone profère des conseils à Massimo : « The basic lesson of history, Massimo, he said, is that no one ever learns the lessons of history » (Josipovici, 2012 : 99). Aussi Massimo finit-il par subir les enseignements de Pavone malgré lui, si bien que la relation entre les personnages s’apparente plutôt à celle entre maître et élève.

61L’aphorisme et la vérité générale finissent par transformer le biographique en un texte qui a trait à une leçon de philosophie. La logique de la leçon est donc celle de la certitude épistémique, répondant à l’exigence de la fonction conative, tournée vers le destinataire, destinée à l’influencer ou à lui commander un comportement ou une attitude particulière. Faite d’opinions à l’emporte-pièce et de généralisations caustiques, cette certitude peut paraître intolérable et burlesque, risquant d’être rejeté par le lecteur ; l’opinion arrêtée prend alors une valeur anecdotique et humoristique : « All artists are cannibals, and the bigger the artist the bigger the cannibal. » (Josipovici, 2012 : 61). Là aussi, une passerelle se forme : car l’anecdotique et l’humoristique caractérisent l’autobiographie de Scelsi. Le recours à l’instance narrative des Bavards sert justement à manifester une certaine prise de conscience du caractère parfois hyperbolique et saugrenu des propos, une prise de distance avec soi-même.

62À l’image de l’écrit autobiographique scelsien, le roman de Josipovici semble, à plusieurs égards, s’apparenter à un écrit pamphlétaire, écrit engagé et virulent, une sorte de plaidoyer d’un artiste isolé contre l’industrie musicale moderne ou contre l’incompréhension banalisée de la figure du vrai artiste101. L’entretien biographique devient diatribe, entretien critique, méditation sur l’art et leçon sur ce que signifie le fait d’être musicien. Ce bavardage sur la musique qui constitue aussi un testament paradoxal de ce musicien qui, même s’il sait que son legs ne change rien à la cause de la musique102, même s’il a tendance à penser la musique par le prisme d’une certaine eschatologie pessimiste103, même s’il décide de ne laisser nulle trace de son œuvre104, garde un secret espoir d’un Exegi monumentum105.

Conclusion

63En nous donnant à lire une triple problématique biographique – celle d’un récit de vie d’un compositeur singulier, celle d’un catalogue descriptif de ses œuvres et celle, enfin, d’une écriture biographique singulière, dialogique et interactionnelle – le roman de Josipovici nous offre une réflexion sur la musique contemporaine et sur la figure du musicien, tout en interrogeant le genre biographique. Infinity est surtout un roman qui offre une réflexion sur la création et sur les limites et les apories de l’acte créatif rendant compte d’une vie de création. Ces bavardages font émerger la figure du musicien aux confins de l’extrémisme et de l’ordinaire. L’extrémisme, c’est la capacité de pousser l’art à la limite de son épuisement. Mais le minimalisme scelsien se détourne du simple expérimentalisme pour épouser la quête de la profondeur qu’il problématise comme une forme de mysticisme. De son côté, l’ordinaire se manifeste par l’objet et l’événement quotidiens qui constituent des indices biographiques106. La biographie est donc métonymie, et ce à plus d’un égard, car la vie de Pavone nous est donnée à lire tout autant dans sa garde-robe que dans ses partitions107. Autrement dit, l’écriture biographique ici est tout autant une écriture de l’ordinaire qu’une écriture ekphrastique. Ce roman montre le cheminement d’un artiste qui parvient à transformer sa fragilité en une force créatrice et mystique. Au cœur de ce roman, on trouve le récit d’un développement personnel – celui du passage de l’échec à la réussite, de la fragilité à la force, où la force de la réussite provient de la prise en compte de la fragilité elle-même, sa reconnaissance. Le roman n’a pas d’intrigue à proprement parler nous donnant l’impression de relever davantage d’un écrit parcellaire, atomisé, donc d’une collection de méditations sur la musique et sur la création. Mais plus qu’un essai sur l’art, Infinity se présente comme un cahier d’un musicien-penseur qui se serait mis en scène en s’inventant des interlocuteurs bavards.

64Un astrologue lança un jour à Scelsi : « Vous êtes un extraterrestre » (Scelsi, 2009 : 145). Ce qui me semble intéressant dans Infinity, c’est le fait que cette figure de l’extraterrestre s’y trouve partiellement apprivoisée, domestiquée, naturalisée, et que l’image du compositeur excentrique laisse percevoir des évidences et des fragilités ordinaires dans cette figure de l’artiste-musicien.


*

65assayag, Irène. « Konx-Om-Pax de Giacinto Scelsi, genèse et analyse d’un chef-d’œuvre ». Filigrane, « Scelsi incombustible », juillet 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=493>, consulté le 7 juin 2013.

66castanet, Pierre-Albert (dir.). Giacinto Scelsi aujourd’hui. Paris : Cdmc, 2008.

67---. « De l’hétérodoxie d’Ixor: à propos d’une partition de Giacinto Scelsi ‘pour clarinette en Si b ou tout autre instrument à anche’». Filigrane, « Scelsi incombustible », juillet 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=501>, consulté le 7 juin 2013.

68Elezovic, Ivan. « Scelsi’s Approach to the ‘Third Dimension’ of Sound ». Search Journal for New Music and Culture, vol.3, 2008. En ligne : <http://www.searchnewmusic.org/index3.html>, consulté le 5 Juin 2013.

69féron, François-Xavier. « Les variations dans la vibration: vibratos, trémolos et trilles dans la Trilogie Les trois stades de l’homme (1956-1965) pour violoncelle seul de Giacinto Scelsi ». Filigrane, « Scelsi incombustible », juin 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=516>, consulté le 7 juin 2013.

70Giacomo, di, Andrea. « Comment compose un ‘messager entre deux mondes?’ Quelques considérations sur la poïétique de Giacinto Scelsi ». Filigrane, « Scelsi incombustible », juin 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=486>, consulté le 7 juin 2013.

71Hakem, Tewfik. « Entretien avec Gabriel Josipovici ». à plus d’un titre, France Culture, 19 mai 2011. En ligne : <http://www.franceculture.fr/personne-gabriel-josipovici.html>, consulté le 4 octobre 2012.

72Harmer, John. Tancredo Pavone’s Six Sixty-Six from “Infinity: The Story of a Moment” by G. Josipovici. En ligne : <http://www.youtube.com/watch?v=-iAP4hUD0eQ>, consulté le 5 Juin 2013.

73Josipovici, Gabriel. Moo Pak. Manchester: Carcanet, 1994.

74---. Infinity: The Story of a Moment. Manchester: Carcanet, 2012.

75Kafka, Franz. « Un artiste de la faim ». Un artiste de la faim. À la colonie pénitentiaire et autres récits. Trad. Claude David, Paris : Gallimard, 1922, 1990.

76KRAMER, Jonathan, « Le temps musical », in Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, vol.2, (dir.) Nattiez Jean-Jacques, Paris : Actes Sud, 2004, pp.189-218.

77Massoutre, Guylaine, « Les chants du capricorne ». Jeu : revue de théâtre, n°76, 1995, pp.184-187.

78moll, Olga. « Scelsi était-il fou? » Filigrane, « Scelsi incombustible », juillet 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=492>, consulté le 7 juin 2013.

79Murail, Tristan. « Scelsi, De-composer ». Contemporary Music Review, vol.24, n°2/3, April/June, 2005, pp.173-180.

80Reish, Gregory, N. « Una nota sola: Giacinto Scelsi and the Genesis of Music on a Single Note ». Journal of Musicological Research, vol.25, 2006, pp.149-189.

81Riffault, Jean-Baptiste. « Giacinto Scelsi – Un barbare en Asie, Religiosité et Musique au xxe siècle ». MINT-OMF, 2008, pp.127-135.

82Rotstein, Jason. « Infinity and Other Matters. Interview with Gabriel Josipovici », avril 2012. En ligne : <http://www.gabrieljosipovici.org/interviewjrotstein.shtml>, consulté le 12 janvier 2014.

83Scelsi, Giacinto. Les anges sont ailleurs. Textes et inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach. Paris : actes Sud, 2006.

84---. L’homme du son. Paris : actes Sud, 2006.

85---. Il Sogno 101. Mémoires présentés et commentés par Luciano Martinis et Allessandra Carlotta Pellegrini, sous la coordination de Sharon Kanach, Paris : Actes Sud, 2009.

86« Scelsi et la France ». Colloque International, Paris, 2-4 avril 2008. Cdmc, Fondation Isabella Scelsi, Istituto italiano di cultura. En ligne : <http://www.cdmc.asso.fr/fr/actualites/saison-cdmc/colloque/colloque-international-scelsi-france>, consulté le 7 juin 2013.

87Solomos, Makis. « Deux visions de la ‘vie intérieure du son’ : Scelsi et Xenakis ». Filigrane, « Scelsi incombustible », juillet 2012. En ligne : <http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=504>, consulté le 7 juin 2013.