Colloques en ligne

Laurent Marty

Cinéma muet et musique,
Héroïsation et érotisation du geste musical

1Muet par défaut de naissance, pourrait-on dire, le cinématographe n’eut de cesse dès ses premiers balbutiements que de faire image de la vibration, de capturer sur sa pellicule sensible l’essence du son, d’écrire sur l’écran le mouvement de la musique. Depuis Louis Le Prince qui filme dès 1888 son fils Adolphe dansant au son de son accordéon jusqu’aux multiples tentatives des laboratoires Edison pour faire parler les images, de l’incroyable prolifération des versions muettes de grands opéras à l’opéra sans voix qui devient le sujet même du Phantom of the Opera de Rubert Julian (1925), le cinéma des premiers temps ne cesse d’interroger son rapport au son, dans un curieux jeu d’absence/présence, de décalage narratif et de fascination réciproque. Il s’agit d’une étonnante représentation de la musique dans ce cinéma muet véritablement obsédé par le geste d’un musicien que l’on n’entendra jamais, ou sinon par le truchement d’un accompagnateur caché des regards dans l’obscurité de la salle.

2S’invente alors, par ces contraintes, une façon de « voir » la musique. Les divers témoignages qui nous restent montrent l’étendue des questions qui se posent alors aux cinéastes : comment filmer un musicien en dehors de l'expérience du concert ? Quelle équivalence filmique peut-on trouver au flux musical ? Quelle expérience visuelle pour rendre les impressions et émotions sonores ?

3En outre, ce rapport du corps musicien, présent pour l’œil mais pas à l'oreille, pose d'intéressantes questions à propos de l'image de la musique et du corps du musicien, mais aussi à propos de la perception et la représentation du mouvement musical. Cet article s’intéressera tout particulièrement à la manière dont musique et danse semblent particulièrement imbriquées dans ce cinéma des origines. S’il est impossible d’épuiser ici une problématique aussi riche, un certain nombre d’exemples peuvent aider à poser les fondements d’une réflexion, qu’il conviendrait sans doute de développer.

Musique et image, le rêve du magicien

4Lorsqu’un journaliste demanda en 1913 à Edison1 quel était à son avis le futur du cinéma, il répondit : « l’opéra parfait ». Le chemin du cinéma sonore devait être encore long et semé de bien des tentatives plus ou moins réussies, mais cette filiation entre cinéma et opéra ne cesse de hanter les premiers créateurs. En effet, si l’on sait que le cinéma n'a jamais été véritablement muet, on sait sans doute moins que, dès ses débuts, les inventeurs ont été littéralement obsédés par l'idée de synchroniser le son et  l’image. Ainsi, dès le 24 juin 1878, c'est-à-dire six mois à peine après la naissance du phonographe, l’inventeur Wordsworth Donisthorpe annonce dans la revue Nature vouloir coupler son appareil de prise de vues, le kinésigraphe, avec un phonographe d'Edison2.  

5Ses essais n’aboutiront pas mais l’idée est reprise par l’assistant d'Edison, William Kennedy Laurie Dickson (1860-1935). Le procédé est rudimentaire, puisque la synchronisation se fait à la main au moment de la projection, mais il nous reste un exemple de ces essais, filmé entre septembre 1894 et avril 1895 et aujourd’hui titré Dickson's Experimental Sound Film3, le premier film sonore. Un violoniste situé en arrière-plan, Dickson lui-même, joue au violon un passage du « Va petit mousse » des Cloches de Corneville de Planquette devant l’énorme cornet d’un phonographe. Au premier plan, deux hommes valsent de manière approximative. Il ne fallait pas plus que cette étrange danse entre hommes et cette chanson au vague prétexte maritime pour faire de ce film le premier film gay de l'histoire4. La vérité est sans doute plus prosaïque : fortement misogyne, Edison ne supportait pas de travailler avec des femmes, et Dickson ne pouvait donc tourner qu’avec des hommes.

6Il est plus intéressant d’y chercher la première trace d’une interrogation sur l’impact visuel et cinématographique du geste musical. Le sujet lui-même, un musicien jouant du violon, n’est pas apparu suffisant en soi pour justifier même un essai de laboratoire. Comme Louis Le Prince, dans son film cité plus haut, filme quelques pas de danse esquissés pour mieux montrer la musique jouée par son fils. Comme s’il était tout simplement impossible à ces pionniers d’une terre encore vierge, obsédés par le rendu du mouvement, d’imaginer fixer par leur caméra un geste aussi statique que celui d’un musicien. A une époque où le maintien d’un virtuose se doit d’être maîtrisé, rien de moins visuel sans doute. Le musicien n’est alors que son, son corps existe à peine. D’où le besoin le meubler l’espace visuel par un mouvement physique qui dit la musique et rend visible la synchronisation du son et de l’image.

7Le résultat de ces premiers essais est aléatoire. La commercialisation par Edison en 1895 du Kinetophone, un Kinétoscope synchronisé à la main à un phonographe, est un échec. Edison ne renonce pas, cependant, à son rêve d’un opéra filmé. Prenant prétexte du scandale de la création de Parsifal au Met en 1904, il demande à Edwin S. Porter (1870-1941) d’en réaliser une version condensée, dans les décors du théâtre. Un récitant et une chanteuse placés derrière l’écran assurent le fond sonore. Il s’agit d’un film d’un statisme étonnant, même pour l’époque, le cadrage frontal disant l’impossibilité pour le réalisateur de s’affranchir du point de vue du spectateur dans la salle.

8Le 2 mars 1900, dans un pavillon de l’exposition universelle, Henri Lioret et Clément-Maurice font la démonstration d’une nouvelle attraction, le Phono-Cinema Theatre. On enregistre d’abord le son, les artistes sont filmés en play-back et le tout est synchronisé à la main au moment de la projection, procédé plutôt artisanal au succès mitigé, qui n’empêche pas Gaumont de se lancer à son tour dans les phonoscènes. Alice Guy tourne ainsi plusieurs films sonores, dont des extraits d’opéras qui montrent les mêmes limites d’une réalisation en plan fixe reproduisant le cadre d’une scène idéale.

9Les difficultés posées par la synchronisation du son et de l’image, l’aspect artisanal et bricolé de ces solutions manuelles, rattachent encore le cinéma parlant au spectacle de foire, comme un nouveau tour de passe-passe d’un illusionniste ou d’un magicien. Edison est bien le « magicien de Menlo Park » : c’est ainsi qu'il apparaît dans l'Eve future de Villiers de l'Isle Adam (1886), ou encore dans Le Château de Carpathes de Jules Verne (1889, publié 1892) sous les traits du savant fou Orfanik, capable de projeter une image de la Stella, cantatrice disparue, synchronisée à des rouleaux. Plus qu'une technologie en devenir, la musique cinématographique apparaît alors comme un enchantement, une suprême illusion de réalité.

Le geste musical, objet du désir cinématographique

10Suite à la naissance des techniques de reproduction où se dessine un rêve d’immortalité, l’enregistrement sonore veut rendre immortel les grands créateurs. La réalité n’est pas si flatteuse. Les résultats acoustiques médiocres du rouleau rebutent nombre de grands musiciens, quand ce n’est pas la magie noire des laboratoires mystérieux et cachés des regards qui les effraient.

11Le cinéma, encore proche des essais mécanistes d’Étienne-Jules Marey Marey, entend fixer le mouvement pour le comprendre et en percer les secrets. Dans cette perspective, filmer le mouvement créateur revient à appréhender le phénomène physique caché derrière le geste créateur. Créations fugaces ou immatérielles, la danse comme la musique n’échapperont pas, du moins le pense-t-on, à l’objectivité implacable de la caméra. On filme alors de grands virtuoses, espérant que le ralenti révèlera les secrets de cette mystérieuse alchimie entre interprète et œuvre. On peut ainsi clairement voir, à défaut de les entendre, les fausses notes d’Alfred Cortot dans la première étude opus 10 de Chopin5, mais rien, bien sûr, de son incomparable sens agogique ou de son toucher profond. Paradoxalement, en croyant disséquer et expliquer le geste musical, le cinéma scientiste le sacralise. En voulant rendre palpable la virtuosité, il dit sa fascination pour le mouvement du son, le corps en mouvement qui produit de l’art. Le jeu du pianiste devient chorégraphie, son inscription dans le champ cinématographique devient à son tour œuvre visuelle, en dehors même de la musique qu’il produit.

12Mais au temps où la caméra ne bouge pas encore, le statisme des cadrages va à l’encontre du mouvement auditif, clairement perçu et pourtant invisible. Rendre visible ces ondulations des corps sonores est une gageure que les cinéastes s’essaient très tôt à relever. Méliès, chef d’orchestre magicien, fait apparaître et disparaître les têtes au rythme de sa baguette dans l’Homme orchestre (1900). Segundo de Chomón (1875-1929) pousse encore plus loin cette métaphore du metteur en scène chef d’orchestre dans En avant la musique (1907). Une accorte majorette fait ainsi apparaître une portée, puis des musiciens qui y prennent place au pas cadencé. Le rythme des pas, la chorégraphie naïve des musiciens disent la musique. Chez ces primitifs du cinéma comique, les musiciens remuent en tous sens, la musique devient mouvement du corps pour rendre le mouvement de l’âme. Au mépris de toute vraisemblance, dans sa grammaire encore élémentaire, le cinéma fait bouger le musicien à défaut de composer une équivalence visuelle du mouvement de la musique.

13Le procédé devient en lui-même un topos du burlesque, lorsque du détournement de la perception naît l’effet comique. Ainsi, dans Le Piano irrésistible (1907), Alice Guy nous fait partager les déboires des voisins d’un pianiste turbulent. Quiconque entend sa musique est pris d’une envie irrépressible de danser, provoquant ainsi moult accidents comiques. Les colocataires furieux finissent par le faire passer par la fenêtre. Le pianiste est central et pourtant à peine visible. Seul le résultat de son jeu l’est : la danse incontrôlable symbolise la pulsion irrésistible provoquée par la musique. Cette dernière est rendue visible par la captation de ses effets – peut-être un peu exagérés – chez les auditeurs.

14Ces courts métrages portent la marque d’une véritable interrogation des réalisateurs quant à la nécessité de donner à voir l’intangible musical. Comme si le cinéma à peine naissant semblait fasciné par ce qui, justement, lui échappe le plus : le son.

Filmer la musique, montrer le son

15Qu’ils se contentent d’inscrire le geste musical, en tendant à une impossible distance documentaire, ou qu’ils forcent le trait pour rendre visible l’intangible, il faudra cependant du temps aux cinéastes pour dépasser la simple inscription du mouvement et aboutir à une manière véritablement musicale de filmer la musique. C’est par la fiction que l’on va aboutir à un jeu de cadrages plus complexe qui s’essaie non plus seulement à capturer les mouvements du corps, mais aussi à rendre d’autres éléments constitutifs de l’expérience musicale.

16Dans les premières scènes de son film Orlacs Hände (1924), Robert Wiene veut nous rendre encore plus cruel le drame qui frappera le grand pianiste. La scène qui nous le montre à son piano entend mettre en évidence non seulement sa maîtrise spectaculaire mais aussi, et surtout, sa concentration, signe d’une maîtrise totale de son art. Nous voyons un grand musicien, un intellectuel dont la rigueur intimide. Un effet volontairement anti-visuel est produit, qui nous permet de ressentir l’assurance et la qualité de son jeu.

17Plus que les mains, le cadrage serre le visage, la posture. Pour cela, Wiene casse le rapport visuel habituel en choisissant des points de vue impossibles. La caméra est d’abord dans le piano, puis à la gauche du pianiste, bouleversant notre expérience de spectateurs. Nous ne sommes pas dans la salle, mais dans la musique en train de se faire, puisque nous voyons le musicien au travers de son instrument. Le spectateur prend ainsi la place du son.

18Depuis 1924 et Robert Wiene, presque rien n’a changé dans la manière de filmer un pianiste.

La danse, manifestation charnelle de la musique

19Ainsi donc, dès Dickson et Le Prince, donner à voir la musique revient à montrer le mouvement du corps dans la danse. La danse semble être, par nature, représentation visuelle du tempo et transposition du caractère de la musique. Elle est hauteur, rythme, le cinéma peut même ajouter la couleur au pochoir. Elle est musique visuelle.

20Bien plus, elle est la manifestation charnelle du pouvoir de séduction de la musique. La fascination pour le geste musical est proche de la fascination pour la danse, qui ajoute une charge physique particulière, un érotisme intense. Ce n’est guère un hasard que la première femme filmée dans les studios d’Edison ne soit autre que la danseuse espagnole Carmen Dauset, plus célèbre sous son nom de scène Carmencita. Ce film d’à peine trente secondes connaît un beau succès de scandale à sa première projection en 1894. La vision d’une cheville nue et de quelques froufrous de dentelle déchaîne les fureurs de l’Amérique puritaine, et le film est interdit dans plusieurs états6. La même année, une imitatrice de Loïe Fuller, plus coquine, Annabelle Whitford, offre aux spectateurs médusés durant quelques secondes le spectacle de ses mollets, suscitant des réactions et des cris semblables devant un érotisme que nous ne discernons plus aujourd’hui. Les premiers films comportant des personnages de femmes sont donc deux films de danseuses, deux films considérés comme érotiques, deux films également censurés.

21Loïe Fuller (1862-1928), actrice plus que danseuse, est à l’origine d’un engouement sans précédent pour une nouvelle forme de danse dont sa fameuse Danse serpentine, créée en 1892, est le plus célèbre exemple. Cette danse n’est plus fondée sur la performance physique individuelle, ou sur l’ordonnancement bien réglé d’un corps de ballet, mais sur son incroyable capacité à mettre en scène, par le costume, la lumière et les couleurs, une façon toute particulière d’occuper l’espace scénique. L’un des premiers à fixer cette danse sur la pellicule en 1897, Georges Demenÿ – assistant de Jules-Etienne Marey, pionnier du cinéma, mais aussi et surtout gymnaste et fondateur de l’enseignement scientifique de l’activité physique en France – pose sur elle un regard quasi documentaire. Le film est décevant, l’aura de Fuller ne pouvant survivre sans ses artifices de mise en scène. Cela n’empêchera pas Fuller de connaître un nombre infini de plagiaires, sa danse serpentine constituant la première source d’inspiration pour les films de danse. Alice Guy, Segundo de Chomon, Thomas Edison, Georges Méliès s'en inspirent pour produire des saynètes plus ou moins friponnes, ce qui est d’autant plus intéressant que l’aspect à la fois troublant et presque immatériel de la danse de Fuller a été vu par beaucoup comme une preuve de son homosexualité7.

22Alice Guy va jusqu’à montrer, dans Au Bal de Flore (1900), le ballet saphique de deux femmes qui, après quelques entrechats peu déliés, échangent un chaste baiser. Libertin comme il y en eût alors beaucoup, le film montre que le dérèglement des corps provoqué par la musique, tel qu’il se manifeste dans Le Piano irrésistible, conduit donc inexorablement au dérèglement des sens et des esprits.

23L’esprit de Loïe Fuller, Salomé électrique – pour reprendre le titre d’une étude récente8 – inspire une autre Salomé tout aussi flamboyante, celle d’Alla Nazimova, dans un film qui ruinera sa carrière en 1923. Extravagante fantaisie assez ouvertement gay et lesbienne, réalisée par son mari Charles Bryant  dans des décors et costumes de son amante Natacha Rambova d’après Beardsley, le film est un échec commercial, et sans doute, au moins partiellement, un échec artistique. La danse des sept voiles donne lieu à l’une des plus étranges scènes du film. Au milieu de nains musiciens coiffés de longues ramures de cerf, qui jouent peu mais s'agitent beaucoup, une Nazimova court vêtue se livre à une pantomime expressionniste plus inquiétante que lascive. Une séduction aussi sauvage naît d’un geste musical corrompu, opposé au geste pur du virtuose. La déformation grotesque des gestes et du corps des musiciens montre que cette danse de Salomé est une perversion, non seulement morale, mais aussi musicale.

24Ainsi, la danse serait la face sombre, orgiaque et sexuée, du mouvement musical.

L'opéra, modèle narratif - La diva, ancêtre de la Vamp

25La dimension narrative de la musique, tout particulièrement de l’opéra, est source d’inspiration constante pour les premiers cinéastes. On ne compte plus, dès les premières années du vingtième siècle, les adaptations muettes d’œuvres lyriques célèbres. Il est vrai que les livrets fournissent des modèles de concision et d'efficacité dramatique pour les scénaristes. On voit également apparaître de véritables opéras filmiques, comme Rapsodia Satanica (1917) de Nino Oxilia avec Lyda Borelli, conçu sur une musique spécialement composée par Pietro Mascagni.

26D’autres éléments viennent s’ajouter. Certaines des divas populaires du début du XXème siècle deviennent les premières vamps du cinéma, telle que la très sulfureuse Lina Cavalieri, sex-symbol de la Belle Epoque, « la plus belle femme du monde », qui tournera une demi-douzaine de longs-métrages, hélas perdus, narrant de manière invariable des histoires de séductrices perdues. Ce phénomène est un parfait exemple de l'étrange fascination qu'exerce la figure de la cantatrice, à la fois scandaleuse et sublime, fascination qui se retrouve dans les personnages qu'elle incarne à l'écran. Elle inspire même à Gaston Leroux une grande part de son personnage de Christine Daaé dans Le Fantôme de l’Opéra, dont les péripéties sont parfois directement empruntées à sa vie.

27La cantatrice, plus encore que la danseuse, est l’archétype de la femme charnelle, scandaleuse et pourtant unique, fantasmée, l’opéra apparaissant comme un monde de sensualité. Ce n'est en rien un hasard si l'une des œuvres les plus adaptées au temps du film muet est Carmen. En 1915, Raoul Walsh filme Theda Bara, et Cecil B. DeMille lui oppose Geraldine Farrar, qui chantait alors le rôle au Metropolitan.

28Comment rendre la séduction vocale d’une cantatrice muette ? Par la danse. Jamais l’on ne verra Farrar chanter, tout comme on ne trouvera pas chez DeMille d’équivalent de la célèbre habanera, où Carmen vampe un Don José sans défense. A la place, on trouve une scène de danse chez Lilas Pastia. Un guitariste occupe l’arrière-plan, seule trace de musique. Il peut paraître étonnant d’avoir choisi une célèbre cantatrice pour la faire danser, mais on assiste là à la manifestation la plus évidente de cette équivalence danse/chant propre au cinéma muet.

Opéra, danse et cinéma réunis : The Phantom of the Opera

29L’ensemble de ces liens, l’ambiguïté de cette représentation du geste musical, fourniront même la trame de certains films, dont l’exemple le plus célèbre est sans conteste The Phantom of the Opera de Rupert Julian (1925). On y voit le monstrueux Erik balancer entre la contemplation éperdue de la pure Christine, la cantatrice qui séduit son cœur, et une pulsion voyeuriste qui lui fait épier les ballerines bien dénudées. Le corps de ballet, anonyme et nombreux, filmé tout en jambes et tutus, est la manifestation de la libido exacerbée du Fantôme, voyeur dans l’ombre des sous-sols. La pure Christine, chaste cantatrice est presque toujours filmée loin de la scène. On ne la voit qu’une seule fois chanter, entourée d’anges qui accompagnent sa montée aux cieux.

30Le film oppose ainsi à plusieurs reprises la multiplicité et l’anonymat du désir charnel incarné par le corps de ballet, filmé comme une entité indivisible et sans visage, au caractère unique de son amour pour la céleste Christine Daaé. Le chant serait donc la part éthérée de la musique, alors que la danse en serait l'incarnation érotique et charnelle. Christine n’a même pas besoin de chanter, il suffit qu’elle soit filmée en gros plan pour que son visage si lisse nous dise la pureté de son timbre.

31Ainsi, par la force de l’imaginaire cinématographique, le Fantôme s’éprend de la danse par amour frustré pour une chanteuse, et cet attachement érotique le conduit à un étonnant fétichisme du pied. Après l’enlèvement de Christine, lorsqu’elle s’éveille et se lève, dévoilant ses mollets nus, elle découvre d’abord la collection de chaussures que le Fantôme lui a achetées. La chaussure renvoie directement à l'attraction sexuelle qu'exerce le pied nu, tissant un lien direct entre danse et érotisme, première manifestation, quoi qu’encore discrète, de l'érotisme du cinéma fantastique. Le Fantôme tombe ainsi amoureux de Christine non pour sa voix, mais pour ses jambes, retournement qui peut paraître étrange, mais qui est parfaitement logique dans cette perspective singulière de la représentation de l’effet érotique de la musique au travers de la danse.

Conclusion

32Ainsi, en voulant rendre visible l’impalpable de la musique, en voulant rendre compte visuellement d’une sensation auditive, ces cinéastes ont été amenés à trouver dans la danse un équivalent cinématographique de l’étrange pouvoir suggestif de la musique. Comme si la musique, et le chant tout particulièrement, renvoyaient nécessairement à la sensualité, au désir, au point même que ce désir peut in fine se substituer à la musique. Christine n’a plus besoin de bien chanter pour être désirable. Elle est désirable, donc son chant est beau.

33Ces réalisateurs se sont ainsi retrouvés confrontés à un étrange dilemme de la représentation. En voulant représenter l’irreprésentable, ils montrent l’immontrable, c’est-à-dire le visage ambigu du désir, la séduction du mouvement fait corps, l’interdit de la sensualité, et la censure du désir.


*

34ANON. « Picture Men At Odds ». New York Times 12 juillet 1913.

35BACHY, Victor. Alice Guy-Blaché (1873-1968), la première femme cinéaste du monde. Institut Jean-Vigo, 1993.

36DONISTHORPE,  Wordsworth. « Talking Photographs » Nature vol. 17, 24 January 1878, p. 242.

37FRYER, Paul et USOVA, Olga. Lina Cavalieri: The Life of Opera's Greatest Beauty, 1874-1944. Jefferson, Ed. Mc Farland, 2004.

38GARELICK, Rhonda K. Electric Salome - Loie Fuller's Performance of Modernism. Princeton University Press, 2009

39HENDRICKS, Gordon. The Kinetoscope: America's First Commercially Successful Motion Picture Exhibitor. New York, Beginnings of the American Film, 1966.

40LAMBERT, Gavin. Nazimova: a biography. New York, Alfred A. Knopf, 1997.

41LAVRANDE, Christian et STURROCK, Donald (réal.) The art of piano. Production Ideal Audience, 1999. 1 DVD NVC Arts.

42MANNONI,  Laurent [en ligne]. Le répertoire reconstitué du Phono-Cinéma-Théâtre.

43Disponible sur :

44http://www.cinematheque.fr/fr/musee-collections/actualite-collections/restauration-numerisatio/repertoire-reconstitue-p.html

45(Consulté le 19/01/2013)

46MONOD, Hugues[en ligne]. Georges Demenÿ (1850 -1917) - La Biomécanique du Sport à ses débuts.Disponible sur http://www.societedephysiologie.org/content/view/278/119/

47(Consulté le 19/01/2013)

48MUSSER, Charles. Before the Nickelodeon: Edwin S. Porter and the Edison Manufacturing Company. University of California Press, 1991.

49PARFITT, Clare [en ligne]. ‘Like a Butterfly Under Glass’: the cancan, Loïe Fuller, and cinema.

50Mémoire de l’University of Chichester. Disponible sur :

51http://eprints.chi.ac.uk/505/1/Parfitt-BrownLike%20a%20Butterfly%20Under%20Glass.pdf

52(Consulté le 19/01/2013)

53RAMIREZ, James. Carmencita, the Pearl of Seville. New York, Press of the Law and Trade Printing Co, 1890

54RUSSO, Vito, The Celluloid Closet: Homosexuality in the Movies. New York, Harper & Row, 1987.

55TAGLIAFERRO, Linda. Thomas Edison: Inventor of the Age of Electricity. Minneapolis, Lerner Publications Company, 2003.

56ULANO, Mark [en ligne]. Moving Pictures That Talk.

57Disponible sur :

58https://soma.sbcc.edu/users/davega/filmst_101/FILMST_101_GENERAL_HISTORY/Sound/Moving%20Pictures%20That%20Talk.doc

59(Consulté le 19/01/2013)

60WHITE, Patricia. « Nazimova's Veils: Salome at the Intersection of Film Histories. » In BEAN, Jennifer et NEGRI, Diane (Ed.). A Feminist Reader in Early Cinema. Durham, NC: Duke University Press, 2002, p. 60-87.