Colloques en ligne

Gilles Couderc

Ivor Gurney, le voyageur, le vagabond, l’étranger: autoportrait musical au fil de ses poèmes

1Né en Angleterre à Gloucester en 1890 et mort en 1937, Ivor Gurney est pour certains un des grands mélodistes anglais, mariant la musique au texte poétique dans une soixantaine de mélodies sur des poèmes de différents auteurs et quatre cycles vocaux, si l’on ne considère que les œuvres publiées, soit un total de 265 mélodies, selon Michael Hurd dans l’une des rares biographie du musicien1. Sa célébrité est fondée sur ses Five Elizabethan Songs pour voix et piano, affectueusement surnommés « the Elizas » écrits en 1913 et publiés en 1920, qui révèlent au public un talent qui lui vaut une bourse d’études au Royal College of Music de Londres en 1911. Puis viennent Lights Out, sur des poèmes d’Edward Thomas, ami poète mort au combat en 1916, publié en 1925 et deux cycles vocaux pour quatuor à cordes et piano, The Western Playland (and of Sorrow) et Ludlow and Teme, sur des poèmes extraits du Shropshire Lad de A. E. Housman (1859-1936), dont il commence la composition en 1907. D’autres œuvres sont publiées après sa mort grâce aux efforts du compositeur anglais Gerald Finzi (1901-1956). Le musicien s’exprime essentiellement dans l’idiome de la musique de chambre propre à l’expression de sentiments personnels, et reste étranger au monde de la symphonie et de l’opéra, malgré ses ambitions.

2Pour d’autres, Gurney est l’un des 16 « WarPoets » honorés dans le Poets’ Corner de l’abbaye de Westminster, un de ceux qui, comme Blunden, Sassoon ou Graves, a survécu au cataclysme de la Grande Guerre. Engagé comme simple soldat, il est un des premiers qui revendique son identité de « poète de guerre» dont la mission est de « dire la guerre » à ses contemporains. Gazé en 1917, il passe les dernières années de sa vie, de 1922 à 1937 en asile psychiatrique, pour des raisons toujours obscures. Psychose maniaque dépressive, bipolarité, schizophrénie ou syphilis, accentuées par le « shell shock », on ne sait, sinon que son être intime est ébranlé et fissuré comme l’indique la belle biographie de Pamela Blevins, Ivor Gurney and Marion Scott, Songs of Pain and Beauty2, dont le titre double, parodiant ceux que Gurney choisit pour ses recueil de poèmes, évoque bien la félure inguérissable du poète et ses nombreuses dépressions d’avant-guerre. Seuls trois recueils de ses œuvres sont publiés quoique qu’il ait écrit pas moins de 880 poèmes. Inclus pour la plupart dans la correspondance qu’il adresse à ses amis, leur publication est laissée à l’initiative de ceux-ci, notamment la très fidèle Marion Scott, son amie de toujours. Parmi ces poèmes figurent de nombreuses pièces dont le titre, la coupe et le rythme évoquent immédiatement le chant, la musique populaire, un musicien, une forme musicale, ou la pratique du compositeur, choriste et organiste de formation : Sérénade, Ballade, Prélude, Improvisation, Madrigal, Motet, etc. D’autres encore font référence à la musique et à la composition, comme Watching Music, CP 3393, où le poète surprend le musicien penché sur son papier réglé qui se couvre de notes.

3Enfin un essai, sorte d’autoportrait poétique et musical, The Springs Of Music, publié dans le Musical Quarterly4en 1922 avant l’internement, analyse le processus de l’inspiration. Se déclarant musicien, Gurney s’essaie à une hiérarchisation des arts et décrit le baromètre de ses émotions inspiratrices : des plus intenses jaillissent l’inspiration musicale, des moins ardentes l’inspiration poétique. La Musique est ainsi placée au dessus de la Poésie, sorte de catalyseur dont le but principal est de procurer l’inspiration poétique : «...the chief use of Poetry seeming to be, to one, perhaps mistaken, musician, to stir his spirit to the height of music, the maker to create, the listener worthily to receive or remember5». Puis il évoque ses compositeurs, ses œuvres musicales, ses tonalités et ses instruments favoris et pratique volontiers l’autocitation en réutilisant des images issues de ses poèmes. Il termine en minimisant la portée de ce qu’il a dit dans ce qui n’est pas un exercice de fausse modestie mais l’expression de son désarroi, ne sachant plus qui il est ni ce qu’il vaut vraiment.

4Gurney n’est pas le premier poète musicien mais il revendique de porter les deux vocations au même niveau d’excellence. Rares, cependant, les références explicites à ses œuvres musicales dans ses poèmes comme rares sont les mélodies qu’il compose sur ses propres poèmes : Gurney le poète inspire peu Gurney le musicien, comme si leur cohabitation était difficile. Le poème Song, « Only the wanderer/ Knows England’s graces…, Seul le vagabond sait comme l’Angleterre est belle … », extrait de Severn and Somme de 1917, devient la mélodie Severn Meadows, titre qui reflète la dichotomie du titre du recueil et l’éclairage nouveau apporté au poème par le musicien. La présence quasi constante de la musique et des musiciens dans ses poèmes pose d’autant plus de questions que les musiciens cités ont rarement influencé son style musical, comme le soulignent les spécialistes de Gurney. Que nous apprennent de Gurney les musiques et les musiciens que le poète nous donne à entendre ? Si tout portrait est aussi un autoportrait, ces références reflètent la personnalité divisée de Gurney, poète et musicien, en quête d’unité avec lui-même comme avec le monde qui l’entoure et construisent peu à peu son autoportrait comme voyageur et comme vagabond errant, qui sont autant de facettes de la figure de l’étranger.

Voyageur et vagabond

5Dans ses poèmes Gurney désigne la composition poétique ou musicale, du même mot, « making », précisant « real music making » lorsqu’il s’agit de la seule composition musicale comme dans Bach and the Sentry, CP, 11. En mêlant inspiration musicale et poétique, Gurney se situe dans la tradition des rapsodes antiques, des bardes gallois et de l’Ossian préromantique, musiciens et poètes qui composent pendant leur marche. Comme Wordsworth son  modèle, cité dans les premiers paragraphes de Springs of Music, Gurney est un grand marcheur qui répond volontiers à « l’appel de la route » et couvre plusieurs fois à pied la distance entre Londres et Gloucester d’une seule traite. L’inspiration jaillit au cours de la marche lorsque l’afflatus poétique, caractérisé alors du nom de « song », est favorisé par le rythme régulier et libérateur imposé au corps, décrit dans  Song, CP 37: « My heart makes songs on lonely roads (…) And strives with lovely sounding words / Its crowded tenderness to say.6 » Si la pratique de la marche inspiratrice est assez courante chez ses contemporains, les compositeurs Ralph Vaughan Williams et Gustav Holst en particulier, Gurney adopte la métaphore wordsworthienne du cheminement et de l’écriture, très présente dans The Prelude7, qui regorge d’hymnes à la route ouverte. Divagation solitaire sous les étoiles, dans le paradis occidental du Gloucestershire, ou marche forcée dans la plaine des Flandres pour rejoindre un objectif, comme dans First March, CP, 144, la marche met Gurney dans un état proche de la transe, semblable aux « moments of being » dont parle Wordsworth, comme le décrit la troisième strophe de Songs come to the mind, CP, 117:

Songs come and are taken, written,
Snatched from the momentary
Accident of light, shape, spirit meeting
For one light second spirit, unbelievably8.

6Ce motif fournit au poète musicien une persona, celle du «wanderer», mot aussi bien lisible en anglais qu’en allemand, vecteur d’une large palette de sens, voyageur, pèlerin ou parfois vagabond sans feu ni lieu, que Gurney décline diversement. The Pedlar’s Song, CP 292, s’inspire du colporteur wordsworthien de The Pedlar. Vrai fils de la nature à laquelle son oreille est attentive, dont il tire sa science et dans laquelle il voit l’esprit divin, il lit un livre de contes illustré de gravures sur bois. Le colporteur de Gurney est à la fois poète et musicien et présente une vision idéale de l’artiste avec le personnage du vieux Richard Spragg, qui chemine de manoir en manoir, transporte des gravures sur bois et des partitions de musique, touche le clavecin avec amour et fait connaître à tous, le seigneur comme le valet de ferme, les trésors d’un art pur et vrai qui autrement leur resterait inconnu9. Mais le mot « wanderer » évoque surtout un archétype de la littérature, la musique et la peinture romantique et postromantique allemande qui s’incarne dans la personne de « voyageurs » qui parcourent la terre en quête d’un idéal inaccessible de liberté et de sécurité matérielle et affective, contrarié par les contrecoups de la Révolution Française, les guerres napoléoniennes et la réaction metternichienne. Sous la forme d’amants malheureux, ils sont condamnés à errer par le monde comme les protagonistes de la Belle Meunière et du Voyage d’hiver de Schubert, très souvent évoqué par Gurney. Au gré de ses différentes éditions, le titre du lied de Schubert, Der Wanderer, subit des versions différentes ou successives qui déclinent tous les sens du mot que Gurney lui donne diversement, Der Wanderer oder: Der Fremdling oder: Der Unglückliche, le voyageur ou le vagabond, l’étranger ou le malheureux que poursuit un destin contraire, comme l’indique l’édition de 181810. La musique anglaise s’empare à son tour de ce topos romantique et son maître et ami Ralph Vaughan Williams (1872-1958) en donne sa propre version lorsqu’il compose entre 1905 et 1912 ses Songs of Travel sur des poèmes de Robert Louis Stevenson, autre grand voyageur, cycle pour chant et piano dont le titre de la première mélodie, The Vagabond, et de la septième, Whither must I Wander, sont révélateurs. Mais le voyageur de Vaughan Williams est un artiste créateur, qui apparait ensuite dans son œuvre comme explorateur puis comme le Pèlerin du Pilgrim’s Progress de John Bunyan ; Gurney, toutefois, ne semble jamais avoir atteint sa Cité Céleste11.    

7Gurney met ce vagabond en scène dans Songs Come to the Mind, CP 117 : «Wandering and wondering where/One’s purpose may go. » Si l’expression rappelle le cantique populaire américain I wonder as I wander rendu célèbre par l’harmonisation du compositeur australien Percy Grainger (1882-1961) qui évoque la possibilité de la rédemption, l’équivoque sonore « wandering/ wondering » reflète la perte du sens et de l’orientation, comme Alice dans son Wonderland, pays des surprises déroutantes plutôt que des merveilles. Les allitérations en w évoquent l’eau d’un ruisseau, topos de l’imaginaire des voyageurs, dans La Belle Meunière notamment, où le ruisseau occupe un rôle primordial. Springs of Music invoque Schubert dans une phrase inachevée, à l’exemple de nombreux poèmes ou compositions musicales de Schubert comme de Gurney12: « A copse is full of infinite suggestions of Schubert, and if it were threaded by some tiny dancing stream running water like some strange and splendid metal13» La Belle Meunière s’ouvre et se ferme sur l’évocation du ruisseau qui imprime son mouvement et son vocabulaire à tout le cycle, notamment au dixième lied «Tränenregen, Pluie de Larmes». On y retrouve le ruisseau, miroir d’argent, et la sixième strophe du lied, où le ruisseau invite le Meunier à le suivre, semble compléter la phrase inachevée de Gurney :

Et dans le ruisseau semblait Par dessus les nuages et les étoiles.
Sombrer dans le ciel tout entier Le ruisseau babillait gaiement
Et il voulait m’entraîner avec lui Et m’appelait par sa musique et son chant :
Dans les profondeurs de l’eau, Ami, compagnon, suis moi!

L’étranger

8Les voyageurs de Gurney sont attachés à la route, que Roads—Those Roads, CP 115, définit comme « the true symbolical/Representations of movement in the fate of man14.» Le chemin est parfois ponctué de poteaux télégraphiques, comme dans After ‘The Penny Whistle’, CP 207, ou bien The Telegraph Post, CP 89, —et comment ne pas penser au Wegwieser, le poteau indicateur du Voyage d’Hiver de Schubert—, symboles de l’avenir inconnu ou de la perte du sens15. Celle-ci s’exprime magnifiquement dans Old Dreams, CP 166, riche de résonances poétiques et musicales :

Once I had dreams of return to a sunlit land
Of summer and firelit winter with inns to visit,
But here are tangles of fate one does not understand,
And as for rest or true ease, where is it or what is it?

With criss-cross purposes and spoilt threads of life
Perverse pathways, the savour of life is gone.
What have I then with crumbling wood and glowing coals,
Or a four-hours’ walking, to work, through a setting sun?16

9Parmi les voyageurs de Schubert, Gurney s’est arrêté sur un des personnages d’errants empruntés au Wilhelm Meister de Goethe, dont les poèmes ont inspiré bien des musiciens, de langue allemande, Beethoven, Schubert, Schumann, Hugo Wolf, et jusqu’au français Ambroise Thomas. Gurney songe en effet à mettre en musique les poèmes de Mignon, la mystérieuse enfant italienne, fruit d’un amour incestueux et dérobée à ses parents par des saltimbanques, vêtue comme un garçon avant qu’elle n’adopte la robe flottante et les ailes d’un ange, que le souvenir de cette naissance et la nostalgie du pays natal précipitent dans la folie et la mort17. Le souvenir de la célèbre romance de Mignon « Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers ? » et de ses rêves d’un ailleurs paradisiaque flotte dans Old Dreams cité plus haut et dans The New Poet, CP 237 et le refrain de Mignon, « Dahin », « là-bas » sonne en écho à la question lancinante du Wanderer, « Wohin ? », « Où aller ? », autre manière de dire « Qui suis-je ? » et de décliner la quête identitaire.

10Le souvenir du Voyage d’hiver de Schubert passe dans la première strophe de After the ‘Penny Whistle’, CP 207. Le cycle s’ouvreavec le lied « Gute Nacht, Bonne Nuit » sur un motif de marche scandée au piano alors que le vagabond proclame son statut d’étranger au monde: « Etranger je suis venu/ Etranger je repars. » Ce sentiment d’étrangeté, Gurney l’a ressenti très tôt. Fils d’un tailleur, soliste du chœur de la cathédrale de Gloucester, jeune prodige au talent prometteur dans une famille sans tradition musicale, sevré d’affection maternelle, il est rapidement nanti de parents de substitution comme le révérend Alfred Cheesman son parrain, à la fois mentor et protecteur, les demoiselles Hunt, pianiste et violoniste, qui l’initient à la musique de chambre et au lied, ou Marion Scott, sa condisciple au RCM qui l’entoure d’une indéfectible amitié, ou plus tard la famille d’Arthur Chapman, sans compter la fratrie des camarades découverte au front mais jamais retrouvée une fois la guerre terminée, Comme le signale Blevins, son engagement en 1914 relève d’une tentative de « normalisation » de son existence visant à soigner une santé physique et mentale sans cesse menacées vu ses mauvaises habitudes alimentaires : « I joined to cure my belly18 ! » Ses habitudes précoces de vagabondage lui valent le surnom de « Batty Gurney 19», Gurney le fada, de la part de ses camarades de classe. Une sœur de Gurney révèle à quel point il fut une énigme pour sa propre famille, comme un de ces changelings, créatures surnaturelles qui naissent par erreur ou vengeance chez les humains ou ces nouveaux-nés volés et échangés : « En vérité, il ne semblait pas appartenir à notre famille…il nous a juste rendu une courte visite, avant de repartir sans dire un mot20! » La rupture avec Annie Drummond, la jeune et jolie infirmière dont il s’éprend à l’hôpital militaire d’Edimbourg où il est admis en 1917 après avoir été gazé a accentué le sentiment d’être rejeté et provoqué les tentatives de suicide qui précèdent l’internement. Les doutes de Gurney sur son identité et sa légitimité et la sensation de ne pas appartenir au monde se traduisent par son insistance sur le droit d’aînesse, « birthright » dans Varennes, CP 225, et par ce personnage de Cendrillon qui apparaît dans Cruxifix Corner, CP 135 et dans The Dark Tree, CP 82, où le protagoniste s’identifie à un pommier stérile dans un verger en fleur.

11Marion Scott souligne l’étrangeté de Gurney à leur première rencontre, que favorise son dédain de la toilette. Tout en force, vêtu d’une vareuse de marin, les cheveux mal peignés, elle décrit ses yeux vairons noisette, gris, vert et agate qui, dit-elle, «dénotent le génie dans l’esprit des Anglais, selon ce qu’Erasme a dit autrefois21. » Les petites lunettes rondes de Gurney et ses cheveux en bataille ont certainement convaincu Marion Scott, comme plus tard ses maîtres, que le jeune homme qu’elle entrevoyait alors pour la première fois, dont la photo de 191522 évoque le regard de myope de celui que ses amis viennois appelait « Schwammerl », Petit Champignon, mais aussi « le voyant », était bien le nouvel étudiant boursier en composition que la rumeur appelait Schubert. Dans un poème étrange intitulé Schubert, CP 183, Gurney campe un portait du musicien et répète les poncifs qui l’entourent à cette époque, dans un autoportrait à peine déguisé: un sous-Beethoven à l’inspiration un peu courte, un maître souverain du lied et de la musique de chambre peu capable de grandes formes, notamment de grandes symphonies abouties et achevées, avec la Symphonie Inachevée comme le meilleur des exemples. Le poème varie la légende d’un Schubert à l’inspiration spontanée, un musicien « naïf » et « nature » puisqu’il est à proprement parler l’inventeur du lied d’inspiration populaire, ce qui l’oppose à Beethoven luttant avec ses thèmes, comme le montrent ses manuscrits quasi illisibles à force de ratures, alors que ceux de Schubert semblent propres comme s’il écrivait d’une seule traite sous la dictée de l’inspiration. Gurney se reconnaît certainement dans la vie de Schubert, cet éternel voyageur qui s’enfonce dans la neige du désespoir et les ombres de la maladie, qui oscille entre douleur et joie intense comme l’indique l’alternance rapide des modes majeurs et mineurs, dont la célèbre Sérénade, extraite du Chant du Cygne, est le meilleur exemple.

12Schubert est l’homme de l’amitié des « schubertiades », ces réunions d’amis où l’on fait de la musique, comme Gurney avec les amis de Gloucester cités plus haut, mais aussi ce perpétuel sans domicile fixe qui vit ça et là en fonction de la charité des uns et des autres, un itinéraire que Gurney connaît. Dans les années 1919-1922, incapable de se fixer, il hésite entre emplois de pianiste de cinéma ou d’organiste en ville ou encore de journalier à la campagne dans son comté natal, s’occupant à bêcher des navets ou à tailler des haies. Gurney se reconnaît dans Schubert, musicien qu’on dit inspiré mais peu abouti, pour lequel il exprime parfois des sentiments ambivalents, ceux qu’il ressent à l’égard de lui-même. Il lui préfère alors le tonitruant Richard Strauss, s’il faut en croire Serenade, CP, 240. Dernier des romantiques selon Mahler, autre maître du lied, grand symphoniste et grand compositeur d’opéra, Richard Strauss constitue l’antithèse totale de Schubert et de Gurney. Le protagoniste de Serenade cite la Sérénade de Schubert citée plus haut dont les échos passent dans Songs of Urgency, CP, 36, et dans Song, CP 37, mentionné plus haut. Il la rejette en faveur de l’autoportrait exhibitionniste de Ein Heldenleben, Une vie de héros, le poème symphonique de 1898 où Strauss évoque ses amours, ses combats, ses victoires et ses « œuvres de paix » en citant ses œuvres précédentes dans ce qui constitue l’Héroïque de ce compositeur de 35 ans23, qui se trouve ainsi associé à Beethoven.

13Les voyageurs de Gurney, étrangers à la terre, se placent sous la protection des étoiles qui accompagnent leurs divagations nocturnes. Parmi ses constellations, on remarque Andromède dans Andromeda over Tewkesbury, CP 80, ou Capella l’inspiratrice dans Fragment, CP 90, ou bien Sirius, Mars, Argo et les Pléiades au message consolateur dans Half Dead, CP 112, un des poèmes les plus réalistes dans sa description des épreuves physiques endurées au front. Ces constellations n’évoquent pas la sérénité mais varient plutôt le motif de la quête et des destins contraires, avec la nef Argo des Argonautes et l’Andromède prisonnière qui attend son Persée. Dans The Companions, CP 46,Orion, condamné à errer, poursuivi par le Scorpion suscité par la vengeance divine, lui-même poursuivant les Pléiades de ses assiduités, chasse les fantômes de la Peur attachés aux basques du vagabond, dont il se présente comme le double, alors que Jupiter, Mars et Regulus le reconduisent à la porte de sa demeure. L’étrangeté de la vision et le sentiment de solitude totale après le départ des compagnons s’accompagne de doutes sur l’identité profonde de l’énonciateur à la double personnalité, d’abord objectivé par « one » et « the tramp » avant que l’identification soit opérée par le glissement vers «I », «my door » et «me». Cette dichotomie est déjà présente dans le fameux  Song, CP, 8, qui oppose « he that dwells in shadow », le vagabond qui aime la joie mais vit dans l’ombre, au « moi » qui demande aux prairies de la Severn de ne pas l’oublier. On la retrouve furtivement dans les dernières lignes de It Is Near Toussaints, CP 267, où le protagoniste, poète et musicien, est évoqué avec les ombres des disparus et tous les saints alors que ses camarades soldats annoncent sa mort en criant «‘Our war poet is lost’, Madame– ‘no bon–!’–and cry his two names, warningly, somberly24». Difficile alors de ne pas évoquer le dédoublement du Döppleganger, le poème de Heine mis en musique par Schubert:

Là aussi se tient un homme, les yeux fixés et levés,   O Toi, sosie, pâle compagnon,
Qui se tord les mains de douleur. Pourquoi singes-tu mes douleurs d’amour
Je frissonne quand je vois son visage : Qui me poursuivirent à cet endroit,
La lune me montre ma propre image. Tant de nuits, aux temps anciens?

14Le sentiment d’étrangeté au monde est renforcé par la sensation d’être en butte à l’incompréhension et l’hostilité générale. Serenade, déjà cité, met en scène Schubert, le chanteur poète entouré d’ennemis qui le séparent de sa bien aimée, et lui oppose Richard Strauss, le protagoniste de Une vie de héros, dont le quatrième mouvement, particulièrement dissonant et violent, s’intitule «Des Helden Walsatt », littéralement le champ de bataille du héros en butte à ses adversaires. The Storm At Night, CP 268, paraphrase le Roi Lear de Shakespeare transposé dans le royaume personnel du poète, entre Severn et Cotswolds. Le protagoniste apparaît comme Lear sur la lande, apostrophant les nuées et le tonnerre avant que Zeus ne lance ses foudres, un motif que Springs of Music associe au premier mouvement de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Pour Gurney le ciel s’y déchaîne comme dans Lear et Beethoven y exprime la conscience de l’homme de son impuissance face aux forces de la Nature mais aussi son caractère de perpétuel rebelle toujours prêt à la défier, tout en étant conscient de son destin malheureux, une variante du topos beethovenien du Destin et de Prométhée puisque un des thèmes du ballet de Beethoven, Les Créatures de Prométhée devient plus tard celui du dernier mouvement de sa Symphonie Héroïque. Puis le protagoniste, qui ne sait plus s’il est objet ou sujet, « Me–I », s’imagine dans le rôle de Kent au franc parler puis d’Edgar, fils légitime de Gloucester, qui se déguise en Tom, vagabond fou à demi nu, pour échapper à la vindicte d’Edmund, son frère bâtard. Le choix de Lear par Gurney parmi les tragédies de Shakespeare est révélateur. Cette tragédie y montre des rapports familiaux détestables entre géniteurs et enfants, que régissent l’esprit de lucre et de vengeance, l’ingratitude et l’hypocrisie, suite à la division d’un royaume, mais elle fait aussi large place à la folie, cette neurasthénie qui s’empare de Gurney et le pousse à mettre fin à ses jours. L’image de Beethoven en butte à l’adversité, titan héroïque digne d’Homère, d’Eschyle, de Ben Jonson et de Shakespeare se retrouve dans Thoughts on Beethoven, CP 113, où le poète se repend de l’avoir mal jugé et dans The Anger of Samson, CP 330, autre personnage de persécuté, qui décrit la solitude et la souffrance du génie incompris des foules. Composer devient alors un exploit digne des travaux d’Hercule, autre voyageur en butte à la colère de dieux, qui apparaît dans Servitude, CP 16, nettoyant les écuries d’Augias : « To keep a brothel, sweep and wash the floor / Of filthiest of hovels were noble to compare/ With this brass-cleaning life25. »

15A l’origine, le motif de l’errance et du « wanderlust », le désir de voyager, s’incarnait dans la figure du marin, persona endossée par Gurney avec la vareuse incongrue que mentionne Marion Scott à leur rencontre. La volonté de Gurney de faire de la poésie sa profession se manifeste dans un premier poème de 1912, dont le thème en est un voyage en bateau qui commence au crépuscule, se poursuit dans les mystères de la nuit et se termine à l’aube par la vision de la mer amicale et familière, transposant ainsi l’expérience du jeune Gurney descendant la large Severn dans sa barque Dorothy jusqu’à son immense estuaire ouvert sur le grand large26. Ce désir de mer, qui constitue le versant positif et idéal du thème du voyageur, a été exacerbé par sa lecture de Whitman. Entre les années 1880 et 1930 le poète américain s’empare de l’imagination des musiciens britanniques, comme Frederick Delius (1862-1934) qui en 1903 compose Sea Drift sur des poèmes de Whitman, et la mer inspire les Songs of the Sea, op. 91 et les Songs of the Fleet, op. 117, de 1904 et 1911 de Charles Villiers Stanford (1852-1924)  professeur de Gurney au RCM. Gurney relit Whitman au RCM après la création en 1910 de la Sea Symphony de Ralph Vaughan Williams sur des poèmes marins de Whitman, que Springs of Music salue comme le seul compositeur anglais ayant rendu justice aux parfums, aux sons et au spectacle sans cesse étonnant de la mer, et les échos de cette symphonie résonnent chez Gurney. Whitman est présent dans de nombreux poèmes, notamment dans The Sea Borders et Going Outward, CP 293 et 219, qui résonnent de chansons de marins. Parmi ceux-ci, Ulysse, guidant son esquif au milieu des tempêtes, paraît d’abord dans First Time In, seconde version, CP 149, comme un voyageur accueilli par des compagnons d’infortune. Puis Ulysse se mêle aux figures des conquistadors, accompagnés de musiciens et de poètes, « poets and songmen », qui partirent vers l’Eldorado dans The Golden Age, CP 208. Dans March, CP 216, le protagoniste et son bateau ne font qu’un. Ils descendent la Severn dont les rives s’ouvrent largement sur l’horizon chimérique du rêve occidental et leur voyage culmine dans une vision de vérité enfin accordée au poète.

Le voyant

16L’étrangeté du voyageur se signale par ses visions d’une intensité ardente qu’accompagne toujours la musique. Mais les visions du vagabond inspiré se font de plus en plus douloureusement nostalgiques. Dans la deuxième partie de Varennes, CP, 225, la contemplation quasi hypnotique du feu par le protagoniste conduit à une vision mystique, à laquelle Springs of Music associe Schumann qui a dû lui aussi se perdre dans la contemplation du plus profond des flammes. Après l’évocation de sa vie avec les hommes du régiment de Gloucester, la seconde partie du poème transcrit en longues phrases haletantes quasi whitmaniennes un anéantissement de l’âme provoqué par la contemplation des flammes, d’une intensité telle qu’elle efface même jusqu’au pronom sujet, mentionné une seule fois au cours de ses dix dernières lignes: « Watched deep till my soul in the magic was rapt asleep ». After-Glow, CP 11, décrit le passage rapide du protagoniste de l’atmosphère bruyante et enfumée de la salle d’un estaminet au silence d’un paysage nocturne à la Friedrich sur lequel le temps n’a plus de prise. Il est soudain transporté dans le Gloucestershire et la lune, la nuit et les branches d’un orme, dont l’ombre est propice à la paix selon Springs of Music, entourent amoureusement le poète et son dédicataire, qui ressentent alors la joie intense du sentiment d’une unité entre eux et les différentes œuvres de la création, magnifiée par le souvenir de la musique de Bach. Dans The Battalion Is Now On Rest, CP 25, le protagoniste passe sans transition du champ de bataille au paysage familier du Gloucestershire. La vision de When from the Curve, CP 44, rappelle le vocabulaire des grands mystiques du Moyen Age, du Siècle d’Or espagnol, sans oublier celui de G. M. Hopkins, dans sa description de sensations physiques intenses qui mêlent douleur et joie. Le poète, littéralement emporté aux cieux jusqu’à la porte du Paradis céleste, y renouvelle ses vœux de se consacrer « à la très haute Demeure du Chant ». Dans ces poèmes, la présence de mots comme « rapt, uprapt, ravi, transporté» ou l’homophonique « wrapped up, enveloppé »,  rappellent comment Wordsworth évoque l’inspiration qui le place dans cette paradoxale activité passive qu’est l’état de réception. There Was Such Beauty, CP 45, décrit dans des termes proche de Hopkins une vision de Gloucester sous le soleil d’une joie aussi intense que la douleur d’un cœur transpercé de poignards, « As hurt the sight, as stabbed the heart to tears », alors que tous les éléments de la création, les animaux comme les mottes de terre, souvenir de William Blake le visionnaire, se réjouissent de vivre et entonnent hymnes de joie et de louange à Dieu. Une variante indique que c’est un « Beethoven Day, » à cause de « cette vaste plaine au toit d’azur royal et de l’empilement des nuages pommelés » que Springs of Music associe à Beethoven dont il dit plus tard, dans une lettre à Marion Scott de mars 1918, avoir vu le fantôme, en compagnie de celui de Bach et de Schumann, et leur avoir parlé27.

17Schumann est le troisième musicien romantique allemand présent dans les poèmes. Ceux-ci comme Springs of Music, restent très évasifs en ce qui concerne les lieder et les pièces pour piano de Schumann que Gurney apprécie et que lui ont fait connaître les sœurs Hunt. Masterpiece, CP 214, fait une référence sibylline aux activités de critique musical de Schumann, dont l’avis est sollicité pour un quatuor à cordes de Gurney. Le poète passe sous silence les personnages antithétiques d’Eusébius, le rêveur un peu poète, et de Florestan, passionné et fantasque, frère du héros beethovenien28, inventés par Schumann, qui expriment de manière contrastée ses opinions musicales et les deux versants opposés de sa personnalité. Il ne mentionne pas non plus son imagination fantasque ou fantastique qui s’exprime notamment dans les pièces pour piano inspirées des Contes de E. T. A. Hoffmann, les deux séries de Phantasiestücke, (Phantasieren veut dire délirer) ou les Kreisleriana, qui  transcrivent les divagations du Kappellmeister fou de Hoffmann, ni le Liederkreis, op. 39, qui reprend le thème de l’errance et qui s’ouvre sur le lied emblématique Im der Fremde, « Loin du pays natal ». Schumann ne constitue pas un exemple de sérénité. Ce maniaco-dépressif écrit par rafales, comme Gurney, et calme ses angoisses profondes en composant fébrilement des œuvres dont la complexité rythmique reflètent les tensions entre un romantisme fantastique et des efforts vers le classicisme, écartelé entre l’exaltation quasi mystique de sa Fantaisie en Ut et le cycle de lieder Myrten, cadeaux à sa fiancée Clara conquise de haute lutte à un père odieux, et l’ironie dévastatrice de Heine dans le Dichterliebe. Gurney veut-il oublier le destin de Schumann, qui s’enferme dans l’asile d’Endenich après la noyade ratée dans le Rhin, visité par les fantômes de Mendelsohnn, Beethoven et Schubert?

18La saison préférée du poète et la plus riche en associations musicales est sans aucun doute l’automne que Springs of Music décrit comme la saison plus fortement ancrée dans la mémoire. Gurney la préfère au printemps et surtout à l’été. Il se sent plus d’affinité avec l’automne car elle est chère aux marcheurs à cause de la splendeur et de la richesse de ses coloris, de la pureté et de la légèreté de l’air, de la fragrance de la terre et d’un sentiment de plénitude qui rejoint celui de l’Ode à l’automne de Keats. La plupart de ces nombreux poèmes d’automne varient la synesthésie qui associe les couleurs rutilantes de l’automne avec les cuivres de l’orchestre, combinaison sensorielle qui rappelle le concept de klangfarbenmelodie, la mélodie des sons de l’orchestre et des couleurs du peintre, définie par le peintre Kandinsky et le compositeur autrichien Arnold Schoenberg, tous deux contemporains de Gurney, dont The Bronze Sounding, CP 161, et Old Thought, CP 176, constituent les meilleurs exemples29. L’automne est pour Gurney la saison la plus évocatrice musicalement puisque qu’elle lui suggère des tonalités, comme le Fa majeur ou mineur de l’automne dans The Change, CP 60, que Springs of Music rapproche du Quintette en Fa mineur pour piano et cordes de Brahms, musicien que les poèmes citent peu30. L’essai associe cette « saison royale » avec d’autres œuvres de Brahms, que la critique décrit comme « automnales » puisque appartenant à la fin de sa vie, comme le troublant et poignant Quintette pour clarinette et cordes, une de ses dernières œuvres avec les deux Sonates pour clarinette et piano, instruments que Gurney apprécie particulièrement. De Brahms, Springs of Music mentionne aussi les Variations et fugue sur un thème de Haendel, op. 24, œuvre du jeune hambourgeois, dont  Gurney a dû admirer l’art de la variation et les talents de contrapuntiste. Le jeune Brahms, c’est l’homme des brumes de la Baltique que Caspar David Friedrich, peintre des voyageurs, peint souvent. C’est aussi celui des légendes nordiques, « les sagas tissées contre le froid féroce » de The New Poet, CP 237, que transcrivent les quatre Ballades, op. 10, placées sous la double inspiration d’une ballade écossaise et sous le choc de la tentative de suicide de son ami Schumann.

19Ce qui unit les références de Gurney à Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms, c’est ce concept quasi intraduisible du romantisme allemand que tous ont exprimé dans leur musique, la Sehnsucht, à la fois nostalgie et aspiration ardente, élan passionné, désir mystique et sensuel de la vision et mortelle blessure de l’âme, seule compagne des voyageurs errants anonymes ou de Mignon, Faust, Manfred, Don Juan ou Childe Harold. Le nuage, les étoiles, le ruisseau, l’aube et le crépuscule sont parmi les éléments naturels qui accompagnent traditionnellement la Sehnsucht. Gurney en donne sa propre définition dans l’image du « vieux désir, ardente flamme» de The Battalion Is Now On Rest, CP 25, où elle s’exprime dans le désespoir que procure l’absence de vision et le désir de voir à nouveau, comme dans Old Dream, CP 166, The Not-Returning, CP 168 et After ‘The Penny Whistle’, CP 207, et dans l’exclusion définitive du paradis du Gloucestershire intimé par Severn Meadows. S’il fallait lui donner une saveur harmonique particulière, Springs of Music nous souffle la tonalité de Fa dièse mineur « qui vous coupe la respiration et vous broie le cœur avec une force incommensurable». Tonalité rare à cause de sa difficulté d’intonation à l’époque où le tempérament n’existait pas, on la trouve notamment dans la tempête qui ouvre la Symphonie des Adieux de Haydn aux accents préromantiques du Sturm und Drang, dans le déchirant mouvement lent du Concerto pour piano n°23 en La majeur, KV488, de Mozart, où la ligne mélodique brisée et les accords de septième peignent un des portraits les plus tragiques du compositeur, dans l’élan passionné du Huitième Prélude de Chopin ou dans son Quatorzième Nocturne, dans la fantasmatique Sonate n°1, op. 11 de Schumann, sans oublier dans «In der Fremde », le premier lied au titre quasi schubertien de son Liederkreis, op. 39, et surtout dans le mouvement lent de la Sonate n°2 en La majeur, D. 959, de Schubert. Autre chant du voyage dont la douloureuse lassitude renvoie selon Brigitte Massin au tragique Voyage d’Hiver31, il s’élève par-dessus une basse immuable et balance entre mineur et majeur avant de céder au cauchemar de l’épisode central, étrange dialogue de questions et réponses quasi improvisé qui revient progressivement au thème avec un long trille grondant à la basse. L’automne est présent dans plusieurs poèmes qui évoquent avec douleur un autrefois de bonheur à jamais disparu et un désarroi total à cause de l’absence de musique et l’absence de vision que même l’exercice de la poésie ne peut faire renaître, comme dans When the Body Might Be Free, CP, 185. Dans le déchirant Autumn, CP 244, l’automne ne garantit plus le poète du sentiment de sa déchéance et de la « tyrannie qui le brise ».

20A ces musiques d’un pays étranger qui expriment son sentiment d’étrangeté, le « Wohin ? » du Wanderer, répondent d’autres musiques, plus familières, mais qui paradoxalement accentuent l’aliénation du voyageur parce qu’elles s’offrent en témoin d’un monde dont il se sent à jamais exclu, le « Dahin » de Mignon. Ce sont d’abord des chansons traditionnelles, ces folksongs, que son ami et professeur Vaughan Williams collecte dans les campagnes à partir des années 1900 sous l’impulsion de Cecil Sharp et de The English Folk Song Society,  animés de la crainte qu’elles ne disparaissent sous le coup de l’urbanisation galopante du pays. Vaughan Williams les propose, avec la musique Tudor et celle de Purcell, comme levain pour le renouvellement identitaire de la nouvelle musique anglaise du début du siècle, d’où les « Elizas » de Gurney cités plus haut, dont les œuvres musicales, notamment ses deux cycles inspirés par A. E. Housman sont empreints de cette saveur populaire. À « Hundred Pipers and A » répond le « Happy we’ve been a-tegether » au titre symptomatique, dans Crucifix Corner CP 135, et son pendant New Year’s Eve, CP 131, dont le dialogue efface magiquement la fatigue, le froid et la discipline du Front, remplacés par une gaîté à faire danser les étoiles. Pour Gurney ces folksongs, comme les chansons de marins inspirées de Whitman, constituent l’expression la plus spontanée de la joie et de la camaraderie populaire, nées de rituels de sociabilité, comme un match de cricket ou la conversation entre amis au coin du feu dans une auberge, et donnent naissance à son « mythe de la taverne » que développent De Profundis, CP 27, Robecq Again, CP, 159, Tobacco, CP 138, et Tobacco Plant, CP 178, consacrés à la description de ce que Springs of Music appelle le « commerce humain ordinaire ». Dans ces poèmes, le tabac et les cigarettes deviennent les calumets de l’amitié et de la camaraderie entre soldats, seule récompense de l’esclavage de l’absurde discipline militaire que décrit Servitude, CP 16. Gurney, le simple soldat, y exprime son amour pour les robustes paysans de son Gloucestershire natal et ses humbles camarades de tranchée, ces fils du peuple qui sont pour lui le sel de la terre. On comprend alors que cette fraternité exemplaire soit un Eldorado qui reste à conquérir, une fois de retour en Angleterre. Au rappel des amitiés du front, Tobacco, CP 138, associe une évocation de l’Age d’Or élisabéthain et de la « Mermaid Tavern » cette taverne de Londres qui dans la mythologie élaborée à l’époque victorienne rassemble les écrivains, les lettrés et les poètes de l’époque parmi lesquels Gurney cite Shakespeare, Ben Jonson, Christopher Marlowe, Thomas Heywood et Walter Raleigh, dans une évocation qui rejoint celle de « Merry England » de la dernière strophe de The Golden Age, CP 208.

21Mais la « Merry England » dont Gurney rêve est une société où les hommes travailleraient librement en toute fraternité selon les lois de la Nature telle qu’elle est évoquée aussi dans To the Prussians of England, CP 34, qui rejoint le rêve de la chanson de soldat  « Après la Guerre Fini », en totale opposition avec la nouvelle société d’après-guerre, décrite dans Strange Hells, CP 141, au titre révélateur. Ici le courage des soldats au front n’obtient comme récompense que des hardes d’occasion et de piètres aumônes, images qui hantent aussi Swift and Slow, CP 88. Le vagabond décrit dans The Bohemians, CP 243, ne se reconnaît guère dans cette nouvelle Angleterre policée qu’évoquent la deuxième strophe de The Golden Age et les dix dernières lignes de Blighty, CP 123, qui se refuse à écouter leurs souffrances, comme dans Mist on Meadows, CP 173. Ils décrivent une société régie par les restrictions, l’ordre, la politesse et la consigne, où la Mère Angleterre, autre Mrs Grundy, est devenue une femme ingrate et hostile, au visage sévère, vêtue de noir, obsédée par le ménage telle l’infirmière en chef d’un asile de pauvres, double de la maîtresse d’école en armes de To the Prussians of England, CP 34. Où est alors la Mère nourricière idéalisée de Strange Service, CP 4, pour qui il accepte d’aller combattre ? Le sentiment de Gurney d’être étranger à l’Angleterre d’après-guerre s’exprime aussi dans le contraste entre les poèmes qui décrivent la longue histoire et les beautés de son paradis natal ainsi que des fermiers et des artisans qui le peuplent, et les poèmes où il évoque les changements du paysage et de l’habitat de Gloucestershire, comme Changes, CP 69, Time To Come, CP 101, The Bargain, CP 104 et A Wish, CP 200. Ces poèmes décrivent l’invasion de la campagne par la ville et ses faubourgs, qui poussent leurs villas de brique rouge aux grilles peintes en vert et symbolisent un monde nouveau, oublieux de ses racines, et d’une histoire à laquelle Gurney, le poète des généalogies historiques de son comté, accorde une importance primordiale. Ces poèmes laissent percer une nostalgie pour un monde qui s’efface et qui n’a peut-être jamais existé que dans l’imagination du poète et ne persiste que dans le souvenir. Cette nostalgie est déjà présente dans les romans de E.M. Forster, comme Howard’s End, et les poèmes du Shropshire Lad d’A. E. Housman (1859-1936), évocation d’un monde rural sur lequel plane l’ombre de la mort, poèmes fréquemment mis en musique par des compositeurs anglais, parmi lesquels des contemporains de Gurney,  Arthur Somervell, Vaughan Williams et George Butterworth, nostalgiques d’une Angleterre idéale, « land of lost content »  à jamais disparue entre les guerres des Boers et la Grande Guerre. Il n’est alors guère étonnant qu’entre 1919 et 1921 Gurney termine ses cycles de mélodies du The Western Playland (and of Sorrow), au titre évocateur, et Ludlow and Teme, inspirés par Housman.

Bach, le père éternel

22A ces souvenirs d’un monde qui n’est plus appartient le nom de Bach, lemusicien le plus souvent invoqué par Gurney car le plus intimement lié à son existence32. C’est d’abord Bach l’organiste, premier métier de Gurney, dont l’étude du Clavier Bien Tempéré, que les Anglais appellent familièrement « les 48 » et que le pianiste et chef d’orchestre Hans von Bülow, déclarait être l’Ancien et le Nouveau Testament des musiciens, constitue le pain quotidien. Bach reste un modèle essentiel pour Chopin qui le joue avant d’improviser et de composer et auquel il rend hommage dans ses deux cycles d’Etudes et de Préludes, modelés sur le parti pris des tonalités du Clavier bien tempéré. Schumann s’efforce à la rhétorique rigoureuse du contrepoint et de la fugue pour maîtriser son inspiration, écrit plusieurs fugues pour piano à pédalier et le splendide Ricercare de la Symphonie n°3 « Rhénane », et reconnaît sa dette envers Bach qui lui a permis de traverser une de ses grandes crises de mélancolie et de finir sa Deuxième Symphonie33. C’est du « 48 » qu’est tiré le « très cher Prélude de mon bonheur » mentionné dans Bach and the Sentry, CP 6, le Prélude et fugue en Sol majeur du deuxième cahier du Clavier bien tempéré, si proche du Magnificat. C’est le musicien qui remplit du tonnerre de l’orgue la vaste cathédrale abbatiale de Gloucester (au nom symbolique de Saint- Pierre), ce qui pour Gurney fait de Gloucester le deuxième centre du monde chrétien comme le suggère la vision de la Jérusalem Céleste dans Above Maisemore, CP 43, seule capable d’apaiser la fièvre de la Sehnsucht selon sa paraphrase des Litanies de la Vierge: « Harbour of peace, haven for contended and high heart, / Desire is satisfied and sorrow find salve in you »(« Port de la paix, havre des cœurs comblés et courageux, Par toi les désirs sont exaucés et le chagrin trouve le baume consolateur »).

23Bach fait partie du monde merveilleux que découvre Gurney à l’âge de 10 ans avec son entrée dans le chœur de la cathédrale comme choriste, puis avec l’apprentissage du métier d’organiste sous la direction d’Herbert Brewer, d’où son amitié avec F. W. Harvey, futur poète, avec qui il arpente les rives de la Severn et qui lui fait lire The Spirit of Man de Robert Bridges, anthologie qui réunit des poèmes de Walt Whitman et de G. M. Hopkins. Bach est associé à la découverte de l’architecture gothique, poursuivie avec son parrain Alfred Cheesman. Le réseau du remplage de la grande verrière de la cathédrale se devine dans les lignes de vie entremêlées de Old Dreams, CP 166. Avec Worcester et Hereford, Gloucester accueille le célèbre Three Choir Festival qui, après une cure intensive de Haendel et Mendelssohn, assure les grandes créations de musique anglaise contemporaine renaissante auxquelles Gurney assiste avec son ami Herbert Howells, avec en 1910, la création de la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Vaughan Williams qui précède The Dream of Gerontius d’Elgar sur un texte du Cardinal Newman, réflexion sur la mort qui annonce celles auxquelles Gurney se livre plus tard. Chez ces deux compositeurs liés à Gloucester se manifeste la foi en une vie au-delà de la mort, une vision que Gurney ne renie pas, à l’inverse des autres poètes de guerre qui, comme Graves, Owen et Sassoon, dénoncent l’église anglicane va-t’en guerre traître à ses idéaux évangéliques. Malgré les cris de révolte de Pain, CP 15, ou de To God, CP 197, où le protagoniste se plaint de la souffrance que Dieu lui impose avant d’en trouver la source chez ses semblables, ces hommes qui sont des loups pour l’homme, Dieu est toujours invoqué comme référent ultime. Cette foi s’exprime notamment dans Song of Pain, CP, 7, dans lequel le poète exprime le sentiment d’être la victime d’un sort injuste mais cherche aussi à donner un sens à la souffrance qui lui impose le Créateur :  « Some day, I trust God’s purpose of pain for me/ Shall be complete ». Il ne fait aucun doute que si Gurney conserve sa foi, c’est grâce à Bach qui, chez de très nombreux musiciens, comme Schumann et Chopin, représente un idéal et prend chez Gurney la place de Dieu le Père, créateur et ordonnateur de l’univers, comme dans BachUnder Torment, CP 174. Il indique à Marion Scott en 1914 que la dernière portée du Prélude en La bémol de Bach représente un résumé complet et concis de toute foi utile, « a complete and compendious summary of all necessary belief. »   

24Le Père Eternel se détourne parfois de son enfant qui, dans sa détresse totale, celle ressentie pendant la bataille ou de retour au pays après la guerre, l’implore douloureusement, tel Samson attaché à sa meule dans sa prison de Gaza, en entonnant les stances du De Profundis, CP 27, variation de Gurney sur le psaume biblique que Bach met en musique dans la cantate « Aus Tiefer Not» :

We are stale here, we are covered body and soul and mind
With mire of the trenches, close clinging and foul,
We have left our old inheritance, our Paradise behind,
And clarity is lost to us and cleanness of soul.34

25Springs of Music associe Bach aux contes de fées, à la lumière du feu, à l’immensité des cathédrales, et à la grandeur inégalée qui découle de l’architecture de ses pierres, opposée à la grandeur naturelle des montagnes, du ciel et de la mer, ainsi qu’à l’amitié et au commerce entre les êtres humains dont Gurney se sent souvent sevré. Bach c’est l’antithèse de la personnalité de Gurney, l’artiste « naturel » qui comme un gamin déniche ses mélodies au creux des buissons, le musicien incapable de mener à terme ses contrepoints tant sa pensée vagabonde et qui envie les gestes mesurés et sûrs des artisans dont Bach lui offre l’image. Bach c’est le bourgeois mais aussi le mystique qui s’attache à son métier et travaille chaque jour à une oeuvre complexe et riche au service d’une communauté, pour la plus grande gloire de Dieu et qui sait harmoniser ses voix intérieures dans le cadre strict mais toujours inventif de contrepoints magistralement conduits, comme ceux de William Byrd, autre maître du contrepoint, mais compositeur catholique sous une reine protestante, associé aux rêves de « Merry England », le seul autre musicien anglais que Gurney cite avec Vaughan Williams. Bach, c’est l’antithèse des musiciens romantiques, comme Schumann dont les contrepoints opposent les voix discordantes d’Eusébius et Florestan, ou comme Schubert qui alterne rapidement les modes majeurs et mineurs et qui prend des leçons de contrepoint au soir de sa courte vie. C’est aussi la source où s’abreuvent Mozart, Chopin ou Schumann lorsqu’ils désirent renouveler leur inspiration ou l’antidote pour adoucir les tortures de la Sehnsucht et résoudre leurs dissonances intérieures. Et lorsque le voyageur, fatigué de se sentir un perpétuel étranger au monde comme à lui-même, écartelé entre les étoiles et la boue, veut déposer son fardeau, comme dans An Appeal for Death, CP 271, c’est l’image consolatrice de la mort fraternelle et amicale qu’il évoque. C’est ainsi qu’il se représente Bach et qu’il l’invoque dans son cantique aux allures de choral, Todessehnsucht, « Komm süßer Tod, komm sel’ger Ruh’ ! ». C’est la même image de la mort dont hérite Schubert, celle d’une mort séduisante et voluptueuse, qu’il glisse à l’oreille de Gurney avec le choral de son Der Tod und das Mädchen.

26La grande fréquence des références de Gurney à la musique austro-allemande peut surprendre mais reflète le contexte musical anglais d’une époque où commence à émerger cette Renaissance de la Musique Anglaise avec d’abord des compositeurs comme Hubert Parry et Charles Villiers  Stanford, qui enseignent au RCM des premières années et qui voient dans la musique austro-allemande, celle de Schubert, Schuman, Brahms, et parfois aussi Wagner, et, dans une moindre mesure, dans la musique élisabéthaine ou de Purcell, des modèles à suivre pour faire renaître une tradition musicale indigène en gésine selon eux depuis Purcell. Leurs  élèves, comme Vaughan Williams et Gustav Holst, devront s’éloigner de cette doxa pour trouver leur langage musical personnel, doxa à laquelle Elgar, l’autodidacte cosmopolite qui s’affirme compositeur d’envergure internationale au début du siècle, est étranger. Pour ces compositeurs, comme pour Gurney, la Grande Guerre est ressentie comme une blessure terrible : en effet, ils refusent de voir dans ces grands modèles et dans leurs collègues musiciens allemands ceux que l’opinion publique et la propagande gouvernementale, « The Prussians of England », leur présente comme des barbares sanguinaires, interdisant la musique allemande au concert au début des hostilités, déchirure qui ajoute encore au désarroi du poète égaré. Si son maître et ami Vaughan Williams sait, au sortir de la guerre, retrouver les chemins de l’inspiration et se forger un idiome musical personnel qui synthétise Folksong, musique Tudor, Purcell, Ravel et l’héritage germanique, composant une œuvre considérable et multiforme, Gurney n’a pas trouvé cet épanouissement et n’a pas pu mettre en musique selon son vœu les visions que lui dicte la Poésie. Point d’accord parfait pour ponctuer la vie de Gurney, qui se termine sur une dissonance irrésolue. Pour épitaphe, empruntons plutôt un récit de jeunesse de Schumann, du temps où il se voulait poète : « Notre vie n’est rien d’autre qu’un accord irrésolu de septième qui ne porte en lui que des souhaits impossibles à exaucer et des espoirs insatiables35.»        

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