Colloques en ligne

Margot Favard et Fanny Gribenski

Perspectives croisées pour une esthétique de la disparition des corps : Divagations (1897) de Mallarmé en regard des auditions de musique ancienne de la Semaine Sainte de Saint-Gervais (1892)

1Faire dialoguer littérature et musique autour de l’œuvre de Mallarmé peut d’abord sembler être un choix attendu tant les liens forts de Mallarmé avec la musique ont fait l’objet de nombreux autres dialogues et réflexions fournies. La question des rapports entre poésie et musique est au centre de l’œuvre de ce poète qui cultive l’amitié de Debussy (qui mettra en musique L’Après-midi d’un Faune), qui collabore à la Revue wagnérienne et prononce à Oxford une conférence sur La Musique et les Lettres. Ajoutons à cela qu’on est aisément tenté de voir dans son œuvre l’aboutissement de la fascination ambiguë de la génération symboliste pour la musique1. Modèle possible de nouvelles créations, la musique est aussi une rivale inquiétante comme le résume cette célèbre formule de Paul Valéry : « le Symbolisme [c’est] l’intention commune à plusieurs familles de poètes […] de “reprendre à la musique leur bien”2 ». Puisque l’expression est reprise à Mallarmé3 et que ce dernier est devenu a posteriori le chef de file du Symbolisme, on serait tenté de voir en lui le premier à relever ce défi.

2C’est aussi que Mallarmé trouve dans la musique le moyen de revivifier une poésie qui connaît une « crise » inaugurée par la mort de Hugo, lui qui était « le vers personnellement 4 ». À la poésie en crise, car désormais désincarnée, la musique offre donc le modèle d’un art de la désincarnation qui rompt avec l’impératif mimétique et qui réchappe surtout de toute crise. Cette logique préside souvent à des lectures ontologiques des rapports entre poésie et musique chez Mallarmé. On lit alors Divagations, paru en 1897, tout à la fois comme le livre qui relèverait de la veine théorique et critique du poète et comme le parfait reflet de cette inspiration musicale essentialiste – au risque de reconduire alors le double « mythe » Mallarmé, celui d’une œuvre scindée en deux pans irréconciliables (l’œuvre théorique critique sérieuse contre l’œuvre de circonstance, frivole) et celui d’un poète de la vacance et de l’autoréférentiel.

3À rebours de ces représentations habituelles, nous nous proposons d’ouvrir à une approche anthropologique et sociologique des rapports entre Mallarmé et la musique, c’est-à-dire de quitter la seule lecture ontologique pour revenir à l’expérience musicale de Mallarmé, à la musique comme expérience esthétique et pratique sociale du poète. La lecture du poème « De même » de Divagations nous permet de saisir comment cette expérience musicale nourrit sa poétique. Si ce texte est à l’origine un compte rendu musical intitulé « Solennités » – paru en mai 1892 dans un journal anglais5 –, le discours sur la musique est loin d’y être transparent et semble recouvert par la question religieuse. Dans Divagations, ce texte vient après le poème « Catholicisme » et clôt la section « Offices ». Ce jeu des titres révèle la nature de l’expérience musicale dont rend compte le poète : Mallarmé n’assiste pas à un concert, mais à l’un des offices de la Semaine Sainte de 1892 organisée à l’église Saint-Gervais. Par ailleurs, entre ses deux publications (« Solennités » puis « De même »), le texte est devenu bien plus abstrait et obscur. En quittant la forme du compte rendu de journal, du texte de circonstance, pour prendre celle du poème dans un livre de poésie, le discours mallarméen s’est décontextualisé et paraît avoir échappé à la réalité dont il était censé rendre compte – autant de traits qui en font aussi un parfait exemple de l’esthétique de Divagations. Enfin, le titre retenu en 1897, « De même », entretient un trouble volontaire : il laisse à penser que le poème n’est qu’un appendice accessoire du poème précédent, « Catholicisme », alors que Mallarmé y formule sa recherche d’un nouveau culte orchestré par l’État ce qu’il appelle de futures « pompes selon l’art6 ».

4Mais alors, comment passe-t-on de considérations sur la musique à de telles formules théoriques qui n’ont a priori rien à voir avec la Semaine Sainte de Saint-Gervais ? Si l’objet de départ de ce texte est la musique, comment s’opère cette transformation, cette disparition des corps et des contingences matérielles de l’exécution musicale ? Et dans quel but ? Quel « bien » Mallarmé aurait-il repris à la musique ici ? Notre dialogue entre littérature et musique s’ouvre autour de ces questions et tente d’y esquisser quelques réponses. Comme le dit la clausule du poème : « L’heure convient, avec le détachement nécessaire, d’y pratiquer les fouilles, pour exhumer d’anciennes et magnifiques intentions7 ». Telle est la ligne directrice de notre étude : mener une archéologie de la pratique créatrice de Mallarmé, exhumer l’expérience esthétique fondatrice, mettre au jour ce que le poète y a vu et entendu, grâce à l’histoire de la musique.

5Si les outils de la musicologie permettent d’éclairer le poème critique de Mallarmé, celui-ci constitue à son tour une source précieuse pour l’historien de la musique qui travaille sur ces cérémonies. Le commentaire de Mallarmé se distingue en effet notoirement des autres comptes rendus des Semaines Saintes de Saint-Gervais dont on dispose. On peut répartir ceux-ci en deux groupes : on trouve d’abord des témoignages engagés, de la part d’acteurs qui militent en faveur d’une régénération de la liturgie et de la religion par la musique ancienne, acteurs dont le discours est largement informé par leurs convictions politiques et religieuses8. Les autres comptes rendus des Semaines Saintes ont une visée scientifique et émanent d’experts de l’histoire de la musique dont l’attention se focalise exclusivement sur la dimension auditive de leur expérience, et dont le discours se caractérise par un fort degré de technicité ou d’érudition9. Au regard de ces témoignages militants d’une part, érudits d’autre part, le texte de Mallarmé offre à la fois une grande liberté de plume et un élargissement notable du champ perceptif. Contrairement aux auteurs des autres comptes rendus, le poète n’affiche ni engagement religieux, ni prétention savante, et se propose, par la divagation et la langue poétique, de dire autre chose au lecteur – et aujourd’hui à l’historien.

Mallarmé, témoin et relais de la disparition des corps musiciens

6Premiers d’une longue série de « festivals de musique ancienne » – pour utiliser une expression anachronique –, les offices de la Semaine Sainte de Saint-Gervais, organisés par le maître de chapelle Charles Bordes10 de 1892 à 1902, mettent en œuvre une disparition des corps musiciens. Avant de rentrer plus avant dans la description de ce dispositif spatial singulier, précisons que les célébrations de Pâques constituent les temps forts du calendrier liturgique et sont le lieu d’une solennisation exceptionnelle par la musique. En vertu de ce caractère extraordinaire, les cérémonies de la Semaine Sainte de Saint-Gervais de 1892 reposent sur l’alternance entre deux types de pièces, qui sont exécutées par deux groupes de musiciens différents. Le chant grégorien est chanté à l’unisson par la maîtrise de Saint-Gervais, composée d’hommes et d’enfants. Il s’agit du chœur ordinaire de la paroisse qui chante dans le chœur de l’église – dispositif musicalhabituel dans les paroisses parisiennes de l’époque.

7Quant au deuxième type de pièces qui confère leur singularité à ces offices du temps pascal, il s’agit de compositions polyphoniques des xvie, xviie et xviiie siècle, connues alors d’un cercle extrêmement restreint de connaisseurs11. Ces offices constituent donc un moment important dans l’histoire de la redécouverte de la musique ancienne au xixe siècle12. Cette programmation originale se double d’un dispositif spatial singulier puisque les quatre-vingt chanteurs et chanteuses qui exécutent ces pièces polyphoniques sont placés sur deux tribunes de l’église, aux deux extrémités du transept, qui les dérobent au regard du public assemblé dans la nef. Réponse probable à l’interdiction faite aux femmes de chanter dans les églises de France13, ce dispositif renoue aussi avec la pratique des chori spezzati de la Renaissance connue des musicographes de l’époque comme en atteste ce compte rendu de la Semaine Sainte de 1895 par Michel Brenet :

L'église Saint-Gervais, avec ses deux tribunes élevées très haut vis-à-vis l'une de l'autre aux extrémités des deux branches d'un transept relativement étroit, se prête merveilleusement à l'exécution de ces pièces à chœurs alternés qu'affectionnait surtout l'école vénitienne, et qui […], se chantaient ainsi du haut des deux tribunes de Saint- Marc .14

8Enfin, on peut aussi lire dans ce dispositif l’influence de Bayreuth où les corps des musiciens de l’orchestre sont enfouis dans une fosse située sous la scène15. On trouve d’ailleurs une lecture très wagnérienne des offices chez Camille Bellaigue qui loue la musique vocale pour son caractère désincarné :

[La musique palestrinienne] n'attire l'attention et ne trouble la piété par aucun spectacle matériel. Elle n'interpose entre la nef et l'autel ni un groupe d'étrangers ni un amas d'instruments. 16

9La disparition des corps chanteurs est redoublée par l’effet produit par la musique elle-même : quasi-inouïe pour le public, la musique modale du xvie siècle et, dans une moindre mesure, la musique de J.-S. Bach semblent venues d’un autre monde, totalement désincarnées. Comme l’a souligné Katharine Ellis, la musique de Palestrina qui constitue le cœur de ces offices fait alors figure de « monument mystique17 ». Le critique Julien Tiersot écrivait ainsi à propos de la Semaine Sainte de 1897 organisée à Saint-Gervais : « La musique de Palestrina a quelque chose de céleste, d'éthéré, d'impalpable18 ».

10Mallarmé se révèle un auditeur particulièrement saisi et attentif puisque son poème réussit à rendre compte de la singularité de cet office extraordinaire. D’abord parce qu’en ne mentionnant ni les noms des chanteurs, ni ceux des chefs de chœur ou du prêtre, son texte réalise la désincarnation voulue par l’office. La version de Divagations prolonge même cette esthétique de la disparition des corps en effaçant le paragraphe qui ouvrait « Solennités » : « Une paroisse, Saint Gervais […] au programme les noms Palestrina, Orlando Lassus, […] et le farouche, oublié jusque maintenant, Vittoria. Bach, Allégri [sic.], Pergolèse19. » Mallarmé fait disparaître le nom de l’église et les noms des compositeurs au programme pour ne retenir de l’office que l’anonymat des individus chanteurs : « la voix celle de l’enfant et de l’homme, disjointe, mariée […] évoque […] l’existence d’une personnalité multiple et une20 ». Le chant grégorien paraît naître d’une « personnalité polyphone21 » qui abolit les individualités. Désincarné, il désincarne aussi le chanteur, il provoque une sortie hors de son propre corps : « voici le miracle de chanter, on se projette, haut comme va le cri22 ». Cet anonymat généralisé crée un fort effet d’indéfinition dans le texte et il devient difficile de distinguer précisément les passages où Mallarmé décrit le chœur grégorien et ceux où il parle des chanteurs placés sur les tribunes. Loin de signer son divorce d’avec le compte rendu, le trouble du poème permet de reproduire le trouble provoqué par ce dispositif où les corps musiciens dispersés sont comme délocalisés, et où la source du chant paraît échapper à toute inscription précise.

11Spectateur attentif, Mallarmé l’est ensuite parce qu’il rend compte du caractère singulier de ce dispositif, celui d’être avant tout une liturgie. Son texte s’arrête ainsi sur les « trois éléments » qui la fondent. Le premier est la nature de l’assemblée, constituée non pas « d’assistants [mais] bien d’élus23 » : puisqu’il s’agit d’une communion religieuse, les spectateurs sont présentés comme des fidèles. Mallarmé mentionne ensuite le prêtre dont la présence suffit à rappeler que nous assistons à une cérémonie liturgique et non à un simple concert. Enfin, il retient le déroulement codifié du rituel en notant le rôle de l’orgue qui accompagne l’entrée des fidèles dans l’église par « un balbutiement de ténèbres énormes24 ».

12La forme poétique s’avère ainsi permettre une mise en récit particulièrement fidèle de l’expérience de ce rituel liturgique et musical. Pour autant, on ne saurait réduire ce texte à son statut originel de compte rendu car le dispositif proposé par Bordes nourrit la poétique des Divagations au moins à deux titres. D’abord, en ce qui concerne le problème Wagner. Récurrente dans le livre25, l’admiration teintée de rivalité du poète pour le musicien se fait jour dans « De même » où Mallarmé souligne que tout dans cette cérémonie se passe « à l’opposé d’usages d’opéra26 » – sous-entendu à l’opposé de ce que propose Wagner. Aux yeux de Mallarmé, cet office orchestre une cérémonie de l’art qui réussit la communion de tous et qui parvient à offrir une alternative satisfaisante aux dérives wagnériennes. À l’opposé des spectacles wagnériens aux héros fortement singularisés, l’office a la vertu de dissoudre les individualités dans un anonymat collectif. À rebours de la déification du compositeur à Bayreuth, le dispositif de Saint-Gervais procède aussi à l’effacement des corps auteurs (auteurs de la partition, du chant).

13C’est à ce titre qu’on peut aussi relire la célèbre « disparition élocutoire du poète27 » comme écho ou heureux prolongement de l’office de Saint-Gervais. Il nous semble même que la non moins fameuse définition du Livre donné par Mallarmé dans « L’Action restreinte » pourrait être comprise en regard de ce dispositif musical et liturgique :

Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en chœur, les feuillets. 28

14Le Livre mallarméen se pense comme un « volume », un espace à l’intérieur duquel les feuillets se répondent comme alternent les chœurs dans l’église, un espace où le chant poétique devient « impersonnifié », sans auteur explicite. On pourrait ainsi faire l’hypothèse que le poète retrouve dans l’office de Saint Gervais comme une esquisse de sa conception du Livre.

15Le dispositif spécifique de Saint-Gervais est par conséquent bien rendu par Mallarmé. Mais cette disparition des corps au service d’une liturgie catholique semble garantir pour le poète le succès d’une communion purement esthétique. C’est cette dissonance dans la fonction assignée au dispositif musicien que nous voudrions à présent envisager. Nous verrons qu’en trahissant pour partie les enjeux religieux du projet de Bordes, Mallarmé traduit le nœud problématique de ces offices.

De l’Office en musique au « Drame divin » : Divagations esthétisantes autour d’une cérémonie liturgique

16Là où le poème de Mallarmé divague à partir du compte rendu de cet office, c’est lorsqu’il y reconnaît le modèle d’une liturgie libérée de sa visée catholique : la disparition des corps crée un dispositif redoutablement efficace pour fondre l’individuel dans le collectif et assurer une communion devenue républicaine. Dès le début du texte, Mallarmé note que « l’orthodoxie de nos élans secrets, qui se perpétue, remise au clergé, souffre d’étiolement29 ». Il congédie ainsi la réussite religieuse de l’office pour y voir plutôt la réalisation d’un lien universel qui échappe à toute transcendance ; en somme « catholicisme » et « religion » ne sont présents ici qu’au sens étymologique de ces termes. La fin du poème nous le confirme, Mallarmé voit dans cet office « la mise en scène de la religion d’État30 », c’est-à-dire une liturgie républicaine et esthétique.

17La principale réussite de l’office de Saint-Gervais pour Mallarmé réside donc dans sa mise en scène. Ainsi, selon lui, le dispositif prévu par Bordes relève davantage du théâtre que de la liturgie et suscite une contemplation esthétique pour elle-même. Si Mallarmé écrivait au début « pénétrons en l’église, avec l’art31 », l’art prend bientôt le pas sur la liturgie. Un peu plus loin, on trouve une étonnante description de l’office comme « une communion, d’abord esthétique, en le héros du Drame divin32 ». Le primat de l’esthétique sur le religieux est à ce point explicite qu’il tend au sacrilège : Dieu est effacé du texte par une périphrase qui en fait le héros d’un drame – à la fois un personnage pris dans une intrigue fictionnelle et, au sens mythologique, un demi-dieu… La majuscule allégorisante lui est même refusée, elle ne porte ni sur divin, ni sur héros, mais bien sur le Drame, ce qui achève d’effacer la dimension catholique de la cérémonie. Tout l’office est observé comme le spectacle d’une musique « incorporelle33 » dans une église devenue théâtre. Mallarmé note ainsi que la réussite de l’office « extraordinaire [est] attribuable peut-être au théâtre », avant de mieux souligner son « agencement dramatique rare34 »et de redéfinir par la négative le rôle du prêtre à l’aune du modèle théâtral35. En somme, en mettant en valeur l’omniprésence de la mise en scène théâtrale de l’office, le poème mallarméen fait l’éloge ce qui était susceptible de froisser les fidèles. C’est le cas par exemple de Huysmans, récent converti qui, dans En route, ne voit en ces mêmes offices de Saint-Gervais que « de frivoles séances de musique pieuse, un compromis entre le théâtre et Dieu36 ». En faisant l’éloge d’un tel compromis, Mallarmé semble résolument transformer, si ce n’est pervertir, les enjeux de ces offices.

18La référence du poète au théâtre pour décrire des offices catholiques n’a rien de neutre dans le contexte des années 1890. Sans préjuger d’éventuelles intentions polémiques de sa part, il convient de souligner que cette référence fonctionne alors comme un outil de dénonciation des usages musicaux en vigueur dans certaines églises de France, véritable topos d’une littérature catholique réformiste. Ainsi les réformateurs de la musique d’église s’insurgent contre l’influence des genres lyriques du temps (en particulier les genres légers comme l’opérette) sur la musique d’église et s’indignent du recours à des chanteurs de l’Opéra dans les lieux de culte. A l’instar de Joseph d’Ortigue37, ils estiment que ces pratiques génèrent une confusion des lieux problématiques :

Pense-t-on tirer un grand argument en faveur des progrès de la foi dans les esprits de ce qu’une multitude de curieux ne donne la préférence à l’église que parce qu’il est plus économique d’y payer une chaise que de prendre un billet à la porte d’un théâtre ?38 

19Or les offices de Saint-Gervais s’inscrivent précisément dans un mouvement de réaction contre cette supposée décadence de la musique d’église, réaction qui s’exprime par le choix d’un répertoire ancien, en particulier palestrinien, censé régénérer la religion, et, par là-même, l’ensemble de la société. Les organisateurs de ces offices de 1892, Charles Bordes et Vincent d’Indy, seront aussi les créateurs de la Schola Cantorum, une école de musique religieuse destinée à pallier les manques créés par le démantèlement des maîtrises sous la Révolution. Or leur double entreprise liturgique et pédagogique sera couronnée de succès puisque le Pape Pie x promulgue en 1903 une réforme liturgique dans laquelle il reprend le modèle des offices de Saint-Gervais39.

20À la lumière de ce contexte historique, on voit ce que le texte de Mallarmé peut avoir de subversif, et en même temps de révélateur des problèmes que posent ces offices. Le texte invite en effet à s’interroger sur le statut des pratiques musicales dont il rend compte : on peut ainsi se demander si l’on a affaire ici à des offices ou à des concerts, à une messe ou à un spectacle – ce qui n’est pas une vaine question au regard des débats qui entourent alors la musique d’église et plus encore s’agissant de ces offices-modèles au yeux du Saint-Siège. Or le texte de Mallarmé offre une clé de lecture précieuse lorsque le poète se demande s’il est plutôt un spectateur ou s’il tient un rôle dans ces offices40. Il s’agit en effet d’une question déterminante lorsqu’il s’agit de tracer la limite entre concert – ou spectacle – et office. Elle invite à envisager les corps du public et du poète et à les inscrire dans un corps social qu’on se propose de saisir à la lumière d’autres textes consacrés à ces offices.

Le retour problématique du corps du public : de l’exécution musicale à l’œuvre littéraire

21Parmi la foule des assistants de l’office, le premier corps qui fait retour dans ce dispositif et qui est susceptible de l’inquiéter est celui du poète que « De même » donne à voir, par quelques discrètes mentions, comme un corps échappant à la communion générale. Ainsi, la première version du poème, indique que le poète entre dans l’église « en dilettante » ; le texte de 1897, lui, gomme cette précision. Mallarmé orchestre ici, comme dans l’ensemble des Divagations, non pas une mort effective de l’auteur mais le jeu de sa dissimulation-réapparition. Cette posture singulière d’un spectateur dilettante, cousin du badaud ou du flâneur baudelairien, et qui est récurrente dans Divagations, permet au poète de rappeler qu’il se réclame d’une non expertise, qu’elle soit musicale ou religieuse. Dans le poème de 1897, ce dilettantisme réapparaît lorsque le poète se figure en « amateur » avant de conclure à son « détachement nécessaire »41. Mallarmé se méfie en effet des pouvoirs mystificateurs de la cérémonie religieuse et du concert, et entend s’en préserver en refusant de leur apporter trop de crédit ou de foi. Cette attitude générale de détachement singulariserait le corps du poète dans la foule des fidèles et signerait sa séparation d’avec les enjeux religieux de l’office – du moins est-ce ainsi qu’il se présente. Or contrairement à cette autoreprésentation, Mallarmé n’est pas un spectateur isolé, à l’écart de la foule, mais bien plutôt un corps dont l’attitude est exemplaire et représentative de l’attitude générale des assistants. Son détachement à l’égard de l’office est partagé par les corps qui l’entourent, et l’appartenance du corps singulier du poète à ce corps collectif du public apparaît comme un point aveugle du poème « De même ».

22Il se trouve que cette question du corps social et des corps individuels du public est thématisée dans d’autres textes qui permettent de prendre conscience de son caractère problématique. Ainsi Huysmans dénonce l’agitation mondaine de l’église Saint-Gervais au moment des cérémonies organisées par Bordes :

Quelquefois, Durtal s'était réfugié à Saint-Gervais où l'on jouait au moins, à certaines époques, des motets de vieux maîtres ; mais cette église était […] un concert payant où la foi n'avait que faire. Aucun recueillement n'était possible au milieu de dames qui se pâmaient derrière des faces à main et s'agitaient dans des cris de chaises 42.

23Loin de la désincarnation des corps musiciens, le corps du public semble se donner en spectacle dans la nef et brouille la frontière entre liturgie et concert. Dans une perspective analogue, le critique Camille Bellaigue oppose l’atmosphère bruyante et mondaine des paroisses parisiennes au recueillement de l’abbaye de Solesmes, sanctuaire préservé du chant grégorien où ni « tapage de chaise [ni] frou-frou de robes élégantes43 » ne viennent troubler la prière.

24La visée morale de ces deux témoignages d’écrivains catholiques pourraient nous prévenir contre leur véracité : pourtant, en dehors de toute considération morale, le compositeur Debussy se plaît lui aussi, dans sa correspondance, à croquer avec ironie « des gens du monde, très ennuyés d'avoir été obligés de se lever si matin, et des mondaines, un peu déconcertées44 ». Enfin, René de Castéra, chantre du projet de Bordes, rapporte la réussite de la cérémonie au nombre d’équipages stationnés devant l’église Saint-Gervais :

Les équipages ne cessaient de défiler sur le parvis de Saint-Gervais, où venaient s'inscrire tous les grands noms du monde parisien, que le seul article en première page du Figaro avait mis en mouvement [...]. Le Mercredi saint arriva, la nef était pleine, et le Tout-Paris des premières était là 45.

25Soulignons l’étonnant contraste entre l’anonymat généralisé des chanteurs de l’office dissimulés sur leurs tribunes et ces « grands noms » du public, dont Mallarmé.

26Si les organisateurs se félicitent ainsi de ce succès public minutieusement orchestré, comme en témoigne la référence à une publicité parue en première page du Figaro, c’est que celui-ci est le garant d’un succès financier. Il ne faut pas se méprendre sur la formule utilisée par Mallarmé qui évoque « la toute aimable gratuité de l’entrée46 », puisqu’hormis les invités le public s’acquitte d’un droit d’entrée. Le poème occulte donc l’appartenance du poète à une élite sociale et culturelle regroupant en particulier tous les grands musiciens du temps et décrite en ces terme par Paul Dukas :

Je revois encore l'assistance choisie de ces séances mémorables telle que, sous le porche, elle se pressait au sortir des offices. Ici Gounod, faisant de grands bras, barbe de neige étalée au soleil, extatique, toujours prophète ; là Debussy dont l'enthousiasme, certes non moins grand, préférait se voiler d'humour ; Chabrier, d'Indy, Chausson, Bruneau, vingt autres ; tous les critiques de Paris ; et les musiciens qui n'étaient pas wagnériens et les wagnériens qui n'étaient pas musiciens... 47

27Non seulement l’accès à l’église est régi par un droit d’entrée ou un système d’invitation, mais de plus la programmation musicale inédite des offices est montrée du doigt par certains membres du clergé qui y voient l’expression d’un élitisme problématique. Le texte de Mallarmé peut en définitive sembler paradoxal en ce qu’il formule l’utopie d’une « égalitaire […] communion48 » à partir d’une expérience sociale profondément marquée du sceau de l’élitisme.

Conclusion

28Par la réécriture et la sublimation de ces offices, la divagation poétique de Mallarmé sur une disparition de corps musiciens révèle le paradoxe de l’esthétique du poète qui occulte l’élitisme de ces cérémonies et convertit un spectacle mondain et parisien en modèle d’une communion universelle autour du Livre. Simultanément, le poème de Mallarmé révèle à l’historien de la musique les ambiguïtés d’une réforme religieuse fondée sur une esthétisation de la liturgie qui pose en particulier le problème de la participation des fidèles et de l’accès du plus grand nombre à des répertoires musicaux radicalement renouvelés. Littérature et musique se trouvent ainsi pareillement confrontés à l’écueil de l’élitisme artistique et à la nécessité de trouver des moyens de s’adresser à un public, de lecteurs ou d’auditeurs.

29Mais pour y répondre, Mallarmé et Bordes mettent en place des stratégies à première vue très différentes. Après cette première expérience de 1892, les organisateurs de Saint-Gervais n’auront de cesse de « démocratiser », populariser, la réforme liturgique qu’ils proposent par la publication d’éditions populaires et de guides d’écoute à l’usage des chanteurs et des amateurs, et par l’organisation de conférences et d’auditions musicales destinées à toucher un public toujours plus large.

30Quant à Mallarmé, c’est par l’obscurité qu’il engage le corps du lecteur – étonnante stratégie qui semble reconduire les problèmes inhérents au dispositif de Saint-Gervais dans un projet esthétique aristocratique. Ce serait oublier pourtant que l’obscurité entraîne inévitablement l’existence d’un corps résistant ou en résistance du lecteur et qu’elle vise non pas son exclusion mais l’engagement de son corps dans l’acte de lire. Contre la passivité induite par la lecture du journal, l’obscurité oblige le lecteur à participer, à déconstruire et reconstruire le sens49. Mallarmé s’emploie par ailleurs à faire ressurgir dans Divagations ce corps gênant du public en mettant en scène « la comédie […] des malentendus50 ». Possible résidu mémoriel de l’expérience musicale de Saint-Gervais, le malentendu, l’affrontement du poète avec son potentiel lecteur51 contenu dans le livre peut alors trouver sa résolution dans cette fictionnalisation – c’est en cela que le Livre52 rêvé, dont Divagations ne serait qu’un fragment ou une esquisse, serait peut-être susceptible d’achever le dispositif de ces offices.

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