Colloques en ligne

Anne Lacroix

De pleurs et de sang : corps et désaccords de la guitare chez six poètes espagnols de 1927
(R. Alberti, D. Alonso, L. Cernuda, G. Diego, F. G. Lorca et E. Prados)

1La guitare, instrument par excellence de l’Espagne, évoque dans la culture ibérique la fête et le cante flamenco. Amateurs de culture populaire et de folklore andalou, amis pour certains du compositeur Manuel de Falla, les poètes de la génération de 1927 ont pourtant très peu recours à la guitare dans leurs poèmes. En effet, seuls six des principaux représentants de cette génération font de la guitare un motif poétique, mais à peine lui consacrent-ils une trentaine de poèmes en tout.

2La description qu’ils en font s’attache à rendre en vers la forme, la structure et la matière de l’instrument au moyen de riches synesthésies. L’effet plastique de la guitare, sans doute souligné par les tableaux cubistes de Georges Braque ou de Pablo Picasso, trouve un prolongement dans une personnification, voire une mythification de l’instrument : le corps de la guitare évoque celui de Vénus, la femme parfaite, tandis que la rosette rappelle par sa béance l’œil unique du cyclope.

3Profondément enracinée dans la terre andalouse, la guitare prend également dans l’imaginaire des poètes de 1927 une dimension singulière : elle est tour à tour symbole de l’eau, des pleurs et du sang, du deuil et de la mort. Elle renvoie alors au cante jondo qui traduit de façon dramatique toute la souffrance du peuple gitan et s’exprime à travers des poèmes tourmentés, où les désaccords métriques et prosodiques, à l’instar de l’inharmonie mélodique et rythmique de la guitare flamenca, suivent les mouvements de l’âme du poète.

4Cette communication se propose d’étudier tour à tour les descriptions de la guitare par les poètes espagnols de 1927, les différentes modalités du corps que cet instrument symbolise ainsi que la charge émotionnelle qu’il comporte dans l’univers du flamenco, où ses possibilités rythmiques et harmoniques en font l’interprète privilégié des pleurs et de la souffrance.

5Lorsque les poètes de 1927 évoquent la guitare, ils l’associent tout naturellement à sa matière, le bois. Rafael Alberti, Gerardo Diego et Federico García Lorca mentionnent tous trois la « madera de guitarra »1 et Lorca précise même qu’il peut s’agir de bois de cyprès2. Rafael Alberti se fait un peu plus précis dans Coplas de Juan Panadero, où il mentionne plusieurs parties de l’instrument : la caisse, les cordes et les clefs3.

6La guitare est un instrument à cordes pincées, ce que rappelle par exemple Luis Cernuda lorsqu’il évoque « el rasguear de una guitarra » [plaquer des accords ou arpèges sur une guitare]4. Le cordage, qui apporte à la guitare toute sa richesse harmonique,  fait la spécificité de cet instrument, si bien que le poème intitulé « Las seis cuerdas », de Lorca, renvoie de façon synecdochique à la guitare classique5. Le poète de Grenade s’intéresse tout particulièrement aux cordes, comme dans le poème intitulé « Cohetes », où les traînées incandescentes de six feux d’artifice, qui se détachent sur un ciel parfaitement obscur, lui font penser aux six cordes d’une guitare nocturne :

Seis lanzas de fuego
suben.
(La noche es una guitarra)6.

Six lances de feu
s’élèvent.
(La nuit est une guitare).

7Dans « Adivinanza de la guitarra », il les personnifie et les met en scène. Sous les mains du guitariste, elles entrent en mouvement et créent un ensemble harmonieux, telles six jeunes filles exécutant un ballet :

Seis doncellas
bailan.
Tres de carne
y tres de plata7.

Six jeunes filles
dansent.
Trois de chair
et trois d’argent.

8Les deux derniers vers de cet extrait renvoient sans doute à deux des matières possibles du cordage : les trois demoiselles de chair sont en bronze, tandis que les trois demoiselles d’argent sont en nickel. Diego et Lorca, les deux poètes musiciens de la génération de 1927, distinguent la corde la plus épaisse, appelée « bourdon », qui correspond au Mi grave de la guitare :

Ritmo de bordón desgarra8.

Y el bordón de una guitarra
se rompe9.

Rythme de bourdon déchirant.

Et le bourdon d’une guitare
se brise.

9Les cordes sont tendues devant la rosette, ouverture dans le corps creux de la guitare qui permet l’amplification du son par résonance. La rosette, très souvent ornée d’une rosace, inspire aux poètes de surprenantes images. Cette béance dans la caisse de l’instrument suggère à Lorca l’œil unique du plus célèbre des cyclopes, un Polyphème qui retient prisonnières six innocentes ballerines :

Seis doncellas
bailan.

Los sueños de ayer las buscan
pero las tiene abrazadas,
un Polifemo de oro10.

Six jeunes filles
dansent.

Les songes d’hier les cherchent
mais les retient dans son étreinte
un Polyphème d’or.

10Dans « Las seis cuerdas », Lorca procède à une stylisation de la guitare. La rosette est tour à tour une bouche d’où s’échappent les plaintes des âmes en peine et un puits sur lequel une tarentule a tissé sa toile et chasse des soupirs. Par un jeu de ressemblances visuelles, le poète suggère, par l’image de l’araignée posée sur une toile en forme d’étoile, la main du guitariste posée sur les cordes de la guitare au niveau de la rosette, tandis que les plaintes et les soupirs figurent l’expression des sentiments au moyen de la musique :

El sollozo de las almas
perdidas,
se escapa por su boca
redonda.
Y como la tarántula
teje una gran estrella
para cazar suspiros,
que flotan en su negro
aljibe de madera11.

Le sanglot des âmes
perdues,
s’échappe par sa bouche
ronde.
Et comme la tarentule
tisse une grande étoile
pour chasser des soupirs,
qui flottent sur sa noire
citerne de bois.  

11Diego évoque également un puits dans un court poème intitulé « Guitarra », où il livre à son lecteur non pas une définition de la guitare, mais plutôt les impressions qu’éveille en lui cet instrument :

Habrá un silencio verde
todo hecho de guitarras destrenzadas
La guitarra es un pozo
con viento en vez de agua12

Il y aura un silence vert
fait de guitares détressées
La guitare est un puits
avec du vent au lieu de l’eau

12Le poème s’ouvre sur deux vers où les adjectifs « verde », appliqué au silence, et « destrenzadas », appliqué aux cordes, possèdent un pouvoir de suggestion étonnant. La synesthésie « silencio verde » crée en deux mots seulement un paysage naturel paisible, un écrin de verdure dans lequel se reposent des femmes aux longs cheveux dénoués, qui ne sont autres que les cordes de la guitare. L’ambiance est paisible, bucolique, un brin sensuelle. Une fois le décor posé, Diego nous révèle, par une touche que l’on pourrait qualifier d’impressionniste, son ressenti face à la guitare. L’image du puits, induite par la forme de la rosette, donne à l’instrument une profondeur pour exprimer des sentiments, tandis que le vent figure les ondes sonores produites par le pincement des cordes, c’est-à-dire la musique.

13La forme de la guitare rappelle, bien évidemment, celle du corps de la femme, ce que Gerardo Diego ne manque pas de souligner dans « Cuadro », poème créationniste où il décrit un tableau cubiste représentant une nature morte à la guitare. Le poète ne révèle pas sa source mais l’épigraphe, « A Maurice Raynal », renvoie à l’ami de Picasso, critique d’art et collectionneur averti, grand défenseur du cubisme à une époque où cette nouvelle esthétique était encore décriée. La guitare occupe le centre du poème, de la même façon qu’elle occupe sans doute le centre du tableau :

Enmedio la guitarra

Amémosla

Ella recoge el aire circundante
Es el desnudo nuevo
Venus del siglo o madona sin infante13

Au milieu la guitare

Aimons-la

Elle recueille l’air alentour
Elle est le nouveau nu
Vénus du siècle ou madone sans enfant

14Le vers décentré, par son caractère visuel et son effet dilatoire, oblige le lecteur à porter son attention sur la guitare tandis que l’impératif l’incite à se joindre au poète dans un mouvement d’admiration presque religieuse. Diego mythifie l’instrument et le présente comme un nu moderne, une Vénus ou une Madone du xxe siècle, stylisée au point de n’en conserver qu’une silhouette galbée.

15Dans son poème intitulé « Abrazada a la vihuela », Gerardo Diego fait apparaître une variante puisque l’instrument représente à la fois le corps de la femme et celui du poète qui se réfugie dans les bras de celle qu’il aime et espère, dans une étreinte presque mystique, en épouser les contours :

Así, como esas dos olas
de su costado derecho
que te moldean el pecho
cuando en sus curvas te inmolas,

así hundirme en ti quisiera
e incrustarme, único son,
y dentro, en tu corazón, calcar mi amor
[de ribera14.

Ainsi, comme ces deux vagues
de son côté droit
qui modèlent ta poitrine
quand dans ses courbes tu t’immoles,


ainsi je voudrais en toi m’abîmer
et m’enchâsser, son unique,
et là, dans ton cœur, calquer mon amour
[de rivage.

16L’effet plastique de la guitare, de même que celui du violon, n’a pas échappé aux peintres cubistes que sont Georges Braque, Juan Gris ou encore Pablo Picasso. Dans un poème qui se veut une rétrospective de l’œuvre du peintre de Málaga, Rafael Alberti évoque en un vers décentré, donc particulièrement visuel, la période cubiste de Picasso à travers une série de mots. La juxtaposition des termes rappelle par son caractère fortuit la technique du collage qui marqua les débuts du cubisme synthétique :

Le journal.
Una pipa.
Una guitarra.
Una botella.
El cubismo15.

Le journal.
Une pipe.
Une guitare.
Une bouteille.
Le cubisme.

17La guitare est très souvent associée à l’Andalousie dont elle devient l’instrument par antonomase. Dans son poème dédié à Debussy, Diego rend hommage à cette terre où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent »16. L’Andalousie est comparée à un grand orchestre où guitares et autres instruments jouent en sourdine une subtile mélodie :

Tú sabes donde yerra un son de rosa,
una fragancia rara de añafiles

con sordina, de crótalos sutiles
y luna de guitarras. Perezosa
tu orquesta, mariposa a mariposa,
hasta noventa te abren sus atriles17.

Tu sais où erre un son de rose,
une fragrance rare de trompettes droites

avec sourdine, de crotales subtils
et lune de guitares. Paresseux
ton orchestre, de papillon en papillon,
t’ouvre ses quatre-vingt-dix pupitres.

18Le poème « Elegía », de Federico García Lorca, dresse le portrait d’une vieille fille andalouse qui se fane comme une fleur à mesure que passe le temps18. Le poète mythifie son personnage, procédé qui deviendra systématique dans le Romancero Gitano, la qualifiant de Vénus et lui donnant trois attributs plutôt surprenants :

Venus del mantón de Manila que sabe
Del vino de Málaga y de la guitarra19.

Vénus au châle de Manille qui sait
Le vin de Málaga et la guitare.

19Le châle de soie brodé, le vin de Málaga et la guitare sont donc les trois éléments les plus représentatifs de la femme andalouse et renvoient clairement à l’univers du flamenco. La guitare est aussi la compagne inséparable de l’homme du peuple, de celui qui travaille la terre et tente, grâce à cet instrument, d’égayer ses journées de dur labeur, ainsi que le rappelle Lorca :

Las gentes,
iban a lo verde.
Llevaban gallos
y guitarras alegres.
Por el reino
de las simientes20.

Les gens,
allaient aux champs.
Ils emportaient des coqs
et de joyeuses guitares.
A travers le royaume
des semences.

20Pour Emilio Prados, elle est inséparable du paysage andalou, de sa végétation aux noms exotiques et aux senteurs enivrantes, qui rappellent la longue influence arabe dans le sud de l’Espagne :

Platanares junto al mar;
almoraduj en el huerto,
jazmines bajo el pinar…
Y en la alberca una guitarra
negra, con flores de azahar
clavando a la luna llena21.

Bananeraies au bord de la mer ;
marjolaine des jardins,
jasmins sous la pinède…
Et dans le bassin une guitare
noire, avec des fleurs d’oranger
rivées sur la pleine lune.

21Rafael Alberti établit quant à lui une autre trilogie andalouse dans son poème consacré à Picasso. S’inspirant à la fois de son œuvre picturale et de ses origines, il s’écrie « ¡Oh guitarra de oro, / oh toro por el mar, toro y torero! » [Ô guitare d’or / ô taureau de la mer, taureau et torero !], associant par là-même guitare, eau et tauromachie22.

22Dans son ode au matador Juan Belmonte, Gerardo Diego met en scène le taureau depuis sa vie sauvage dans la marisma du Guadalquivir jusqu’à sa mort dans l’arène. Par une nuit étoilée teintée de mystère, au bord du fleuve dont les eaux bruissent et scintillent à la lumière de la lune, apparaît, tel un jeune dieu, un taurillon de combat. Son apparition est accompagnée d’une rumeur de « palma(s) » et « jaleo », ainsi que du son d’une guitare qui n’est autre que le ruissellement du Guadalquivir, dont le nom romain est Bætis :

Relumbra el río ya lisos escudos
y la luna mirándose se peina
en larga, larga pausa, perezosa,
con su mano estrellada de virreina.
Mas ¿quién de nuevo tañe
el trémulo secreto
de tu guitarra, oh Betis, bien templada?

Ya retumba y resuena
la hueca palma y el vivaz jaleo,
cuando de pronto surge el centelleo
de un dios chaval pisando en el arena (sic)23.

Le fleuve brille tels des écus lisses
et la lune se mire en se coiffant
en une longue, longue pause, paresseuse
de sa main étoilée de vice-reine.
Mais qui fait retentir à nouveau
le tremblant secret
de ta guitare, ô Bætis, bien accordée ?

Déjà claquent et résonnent
les paumes creuses et les cris vifs,
quand soudain surgit le scintillement
d’un jeune dieu foulant le sable.

23Les ingrédients principaux du flamenco sont réunis : l’Andalousie, la guitare, les claquements de mains ou « palmas » et les cris d’encouragement ou « jaleo ». D’après Pierre Lefranc, « depuis Manuel de Falla et Federico García Lorca, l’expression cante jondo désigne les chants anciens, authentiques, graves et souvent tragiques, de l’ensemble composite appelé flamenco »24. Il s’agit d’une véritable « culture de la douleur »25 que les poètes de 1927 ne manquent pas de développer dans leurs poèmes consacrés à la guitare, à travers les thèmes des larmes, de la peine et de la mort.

24Pour Luis Cernuda, la guitare est un réceptacle servant à recueillir les larmes de ceux qui pleurent sur sa disparition, autrement dit, un instrument capable d’exprimer la douleur de la séparation et de la mort :

Me ahogué en fin, amigos;
Ahora duermo donde nunca despierte.

No saber más de mí mismo es algo triste;
Dame la guitarra para guardar las
[lágrimas26.

Je me suis finalement noyé, mes amis ;
Désormais je dors où jamais ne me
[réveillerai.
Ne plus rien savoir de moi, quelle tristesse ;
Donne-moi la guitare pour ranger mes
[larmes.

25Parfois, la peine est si grande que même la guitare ne peut suffire à la calmer :

Ninguna voz responde a la pena del hombre,
Que no es voz la guitarra rasgueada a lo
[lejos,
Honda como un recuerdo, vaga como
[un suspiro27.

Aucune voix ne répond à la peine de
[l’homme,
Car n’est pas voix la guitare qui joue au loin,
Profonde comme un souvenir, vague comme
[un soupir.

26Pourtant, le poète souligne deux caractéristiques essentielles de l’instrument qui pourraient faire de lui le moyen d’expression idéal de la souffrance. Les deux comparaisons du dernier vers renvoient à la fois à la structure de la guitare et, de façon métaphorique, à sa sonorité. Sa caisse creuse –« honda »– et courbée –« vaga »– lui donne, en effet, une résonance interne particulière, une profondeur de son et un vibrato que Cernuda associe aux souvenirs et aux soupirs. Emilio Prados parle quant à lui de gémissements :

… ¿La brisa
era un gemido cantando en su guitarra?...28

…La brise
était-elle un gémissement qui chantait sur sa
[guitare ?...

27Federico García Lorca est, bien entendu, celui qui se montre le plus sensible aux liens qui unissent la guitare et le chant primitif andalou. En juin 1922, il participa avec le compositeur Manuel de Falla au Premier Concours de Cante Jondo, qui eut lieu à Grenade. Il écrivit l’un de ses premiers recueils, Poema del cante jondo, qui compte des compositions courtes inspirées de la brièveté, de l’intensité et de la concentration thématique des coplas du cante jondo. Six des dix-sept poèmes qu’il consacre à la guitare sont extraits de ce recueil : « La guitarra », « Las seis cuerdas », « Muerte de la Petenera », « Memento », « Malagueña » et « Adivinanza de la guitarra ». Le premier d’entre eux, « La guitarra », est un poème relativement long mais composé de vers polymétriques courts, qui traduisent en poésie les sanglots émis par la guitare :

Empieza el llanto
de la guitarra.
Se rompen las copas
de la madrugada.
Empieza el llanto
de la guitarra.
Es inútil
callarla.
Es imposible
callarla.
Llora monótona
como llora el agua,
como llora el viento
sobre la nevada.

¡Oh guitarra!
Corazón malherido
por cinco espadas29.

Voici le sanglot
de la guitare.

Les coupes de l’aube
se brisent.
Voici le sanglot
de la guitare.
Inutile
de la faire taire.
Impossible
de la faire taire.
Elle pleure, monotone
comme pleure l’eau,
comme pleure le vent
sur la tempête de neige.

Ô guitare !
Cœur blessé à mort
par cinq épées.

28Les vers courts et irréguliers, le rythme syncopé, les nombreuses répétitions, le ton volontairement pathétique sont le signe de la variété des rythmes – binaire, ternaire ou une combinaison des deux –, ainsi que de l’abondance d’appogiatures, de retards, d’anticipations, de trilles et autres ornements mélodiques qui caractérisent le cante flamenco. Et c’est précisément cet ensemble mélodico-rythmique qui évoque pour Lorca les gémissements plaintifs et saccadés d’une crise de larmes. Les derniers vers de ce poème font allusion au paroxysme de la douleur, celle des cinq plaies du Christ agonisant sur la croix.

29Dans le poème intitulé « Barrio de Córdoba », le poète utilise une image similaire de façon à la fois plus mystérieuse et plus précise :

En las casas se defienden
de las estrellas.
La noche se derrumba.
Dentro hay una niña muerta
con una rosa encarnada
oculta en la cabellera.
Seis ruiseñores la lloran
en la reja.

Las gentes van suspirando
con las guitarras abiertas30.

Dans les maisons on se défend
des étoiles.
La nuit s’effondre.
A l’intérieur, une fillette morte

avec une rose incarnat
cachée dans la chevelure.

Six rossignols la pleurent

à la grille.

Les gens vont soupirant,
guitares ouvertes.

30Par une tragique nuit étoilée, six femmes veillent une jeune fille décédée de mort violente dans un quartier de Cordoue. La rose incarnat cachée dans sa chevelure représente la plaie mortelle de la fillette tandis que les six rossignols ne sont autres que les six femmes qui pleurent à son chevet. Les deux derniers vers évoquent la réaction des habitants du quartier. Leur peine est moins démonstrative que celle des femmes éplorées puisqu’ils passent en soupirant, mais leur cœur est profondément touché. Dans certaines civilisations, déchirer ses vêtements et se frapper la poitrine sont des signes extérieurs de deuil. Lorca transpose cette coutume à sa manière, et fait ici de la guitare une poitrine déchirée par la douleur.

31Dans le poème « El último paseo del filósofo », enfin, le poète de Grenade revisite à la fois la scène de la découverte de la loi de la gravitation par Isaac Newton et l’allégorie de la mort :

Newton
paseaba.
La muerte lo iba siguiendo

rasgueando su guitarra.
Newton
paseaba.
Los gusanos
roían su manzana31.

Newton
se promenait.
La mort le suivait
en jouant de la guitare.
Newton
se promenait.
Les vers
rongeaient sa pomme.

32Le cycle naturel de la vie fait que les fruits arrivés à maturité tombent de l’arbre, puis pourrissent et meurent. Lorca y voit à la fois la pomme dont la chute fit comprendre au savant anglais que la terre exerce une attraction sur les corps, mais aussi le fruit que l’on associe traditionnellement à la chute d’Adam et Ève dans le jardin d’Éden. Ces deux chutes, l’une physique et l’autre métaphorique, suggèrent donc l’image de la mort, armée non plus d’une faux mais d’une guitare, et qui semble attendre avec patience et philosophie que son heure approche.

33Deux poèmes de Federico García Lorca font explicitement référence à des formes particulières du cante jondo : « Muerte de la Petenera » et « Malagueña ». La Petenera désigne à la fois une cantaora de Paterna de Rivera, dans la province de Cadix, qui vécut au XVIIIe siècle et que l’on surnommait La Petenera, et un chant basé sur une strophe de quatre, voire six vers octosyllabiques comportant des répétitions. Les paroles sont tristes et mélancoliques, l’interprétation est lente et l’exécution de ce palo –variété de cante– est entourée d’un halo de superstition, car il porterait malheur à ses interprètes32. Le poème de Lorca reprend à la fois la forme et les thèmes de la Petenera :

En la casa blanca muere
la perdición de los hombres.

Cien jacas caracolean.
Sus jinetes están muertos.

Bajo las estremecidas
estrellas de los vellones,
su falda de moaré tiembla
entre sus muslos de cobre.

Cien jacas caracolean.
Sus jinetes están muertos.

Largas sombras afiladas
vienen del turbio horizonte,
y el bordón de una guitarra
se rompe.
Cien jacas caracolean.
Sus jinetes están muertos33.

Dans la maison blanche se meurt
la perdition des hommes.
Cent genets caracolent.
Leurs cavaliers sont morts.

Sous les frémissantes
étoiles des toisons,
sa jupe de moire tremble
entre ses cuisses de cuivre.

Cent genets caracolent.
Leurs cavaliers sont morts.

De longues ombres aiguisées
viennent de l’horizon trouble,
et le bourdon d’une guitare
se brise.

Cent genets caracolent.
Leurs cavaliers sont morts.

34Le poème est écrit en octosyllabes, sauf le vers 14 qui est un trisyllabe, et s’organise en distiques et en quatrains. La strophe qui comporte le vers le plus court est appelée copla de pie quebrado. Le refrain, en italique, revient à trois reprises et introduit la notion d’une nature sauvage, à l’image de l’Andalousie, et d’une mort multiple et inexplicable. Le maléfice qui décime les hommes de la région semble venir de la personne même de la Petenera, « perdición de los hombres », qui se meurt à son tour. Le moment précis où la jeune gitane à la peau hâlée –« muslos de cobre »– passe de vie à trépas est ici joliment figuré par une double rupture : le bourdon de la guitare se casse, comme si les Parques venaient de couper le fil de la vie, et le trisyllabe marque une pause brusque et inattendue, qui s’ouvre sur le néant.

35La Malagueña est un cante libre, extrêmement mélodieux et solennel, qui trouve ses origines dans l’ancien fandango, chant folklorique de la région de Málaga. La liberté rythmique est totale, le cantaor peut retarder ou anticiper la mesure, il peut aussi ajouter au couplet autant de vers qu’il le souhaite. Fort de ce modèle, Lorca propose à son tour une interprétation très libre de ce palo :

La muerte
entra y sale
de la taberna.

Pasan caballos negros
y gente siniestra
por los hondos caminos
de la guitarra.

Y hay un olor a sal
y a sangre de hembra,
en los nardos febriles
de la marina.

La muerte
entra y sale,
y sale y entra
la muerte
de la taberna34.

La mort
entre et sort
de la taverne.

Passent des chevaux noirs
et des gens funestes
sur les profonds chemins
de la guitare.

Il est une odeur de sel
et de sang de femelle
sur les nards fébriles
de la marine.

La mort
entre et sort,
et sort et entre
la mort
de la taverne.

36Le poème se compose de quatre strophes de trois à cinq vers polymétriques très courts. La composition est circulaire, car la première et la dernière strophes – que l’on peut qualifier de refrain – se répètent avec une variation par ajout de vers. Les deux quatrains centraux jouent sur une alternance d’heptasyllabes, d’hexasyllabes et de pentasyllabes, comme si le poète ajoutait ou retranchait un temps à la mesure du vers. Le thème, enfin, est grave, qui se centre sur une mort omniprésente. Par ses accords profonds et ses puissantes modulations, la guitare devient le moyen d’expression idoine du peuple gitan, victime de l’exclusion et soumis à une vie bien souvent tragique.

37Par analogie, les poètes de 1927 étendent la condition d’une minorité souffrante à l’Espagne tout entière lorsque, en proie à la Guerre civile, elle connaît l’univers de la prison et de la répression sanglante. « Ronda ibérica », de Dámaso Alonso, est un petit poème qui relate le départ d’un jeune homme pour l’armée. Sous les yeux inquiets de sa mère, il s’enrôle et rejoint ses compagnons de promotion qui s’avancent en chantant, la fleur au fusil :

Envuelta en un remolino
-blanca, la luna redonda-
agria de guitarra y vino,
va la ronda35.

Enveloppée dans un tourbillon
-blanche, la lune ronde-
aigre de guitare et de vin,
passe la patrouille.

38Comme une triste réponse à ce jeune appelé insouciant, un poème extrait de Coplas de Juan Panadero, de Rafael Alberti, rappelle la dure réalité de la guerre et des prisonniers politiques. Dans une étonnante métaphore filée, le poète associe chacune des parties de la guitare à un élément de son cachot :

La caja de mi guitarra
no es caja, que es calabozo,
penal donde pena España.

Las paredes de la cárcel
son de madera, madera,
de donde no sale nadie.

Las cuerdas son los barrotes,
la ventanita de hierro
por donde pasan mis voces.

Y las clavijas, ¿qué son
sino las llaves que aprietan
la luz de mi corazón?36

La caisse de ma guitare
n’est pas caisse, mais cachot,
pénitencier où souffre l’Espagne.

Les murs de la prison
sont en bois, bois,
d’où personne ne sort.

Les cordes sont les barreaux,
la petite fenêtre de fer
par où passent mes cris.

Et les clefs, que sont-elles
sinon celles qui serrent
la lumière de mon cœur ?

39Le rôle du poète engagé est alors d’élever le ton pour parler au nom du peuple et dénoncer la situation. Alberti choisit encore une fois l’image de la guitare mais lui donne un sens bien différent, puisque l’instrument devient le symbole d’une Espagne qui souffre et se sent blessée à mort, d’une Espagne qui résiste et fait entendre sa voix jusqu’à ce que vienne enfin l’heure de la victoire :

No quiero seguir nombrando
más sangre, pues mi guitarra
también se está desangrando.

Mas aunque su voz se muera,
su voz seguirá cantando
a la España guerrillera.

Siempre seguirá cantando
y seguirá maldiciendo
hasta que el gallo del alba
grite que está amaneciendo37.

Je ne veux plus dire le mot
sang, car ma guitare
aussi se vide de son sang.

Mais même si sa voix meurt,
sa voix continuera de chanter
l’Espagne guérillera.

Elle chantera toujours
et continuera de maudire
jusqu’à ce que le coq de l’aube
crie que le jour se lève.

40La guitare devient par extension la voix du poète, autrement dit, la poésie elle-même. Elle est inséparable de l’aède, si bien que Lorca, prévoyant par anticipation l’heure de sa mort, émet le désir d’être enterré avec sa guitare :

Cuando yo me muera,

enterradme con mi guitarra

bajo la arena38.

Lorsque je mourrai,

enterrez-moi avec ma guitare

sous le sable.

41Gageons que les guitares, instruments devenus célestes sous la plume de Federico García Lorca, feront son éloge, comme elles rendent hommage à la beauté de l’archange Gabriel dans ce célèbre poème du Romancero gitano :

Cuando la cabeza inclina
sobre su pecho de jaspe,
la noche busca llanuras
porque quiere arrodillarse.
Las guitarras suenan solas
para San Gabriel Arcángel39.

Quand la tête il incline
sur son torse de jaspe,
la nuit cherche des plaines
car elle se veut agenouiller.
Les guitares jouent seules
pour Saint Gabriel Archange.

42Si Rafael Alberti, Dámaso Alonso, Luis Cernuda, Gerardo Diego, Federico García Lorca et Emilio Prados étaient les six cordes d’une guitare poétique, Alberti serait sans doute le bourdon, car son rôle de poète engagé le conduit à associer la guitare à des thèmes d’une extrême gravité. Guerre, prison, mort et répression sanglante sont chez lui les tristes accords d’une complainte aux accents révolutionnaires. Lorca représenterait le la, car il se montre particulièrement sensible à l’expression douloureuse du cante jondo, à la mort et aux larmes qui accompagnent le deuil. Sa poésie, qui présente de nombreuses ruptures métriques et prosodiques, traduit en vers les désaccords rythmiques et harmoniques de la guitare flamenca. Cernuda serait un ré tout en mesure et en équilibre, car la guitare est pour lui le réceptacle des larmes, ainsi que l’expression des soupirs et des souvenirs. Sa poésie, grave mais pondérée, contraste avec les effusions passionnées des deux poètes précédents.

43Alonso incarnerait la première des trois cordes aiguës, le sol qui, par sa contiguïté avec les graves, rappelle que l’insouciance du jeune soldat peut se changer en souffrance dans la rudesse du combat à venir. La variété et la délicatesse des thèmes qu’il embrasse feraient de Diego le si. La guitare est pour lui symbole de beauté, à la fois grâce naturelle du corps de la femme, noblesse sauvage du taureau et effet plastique que parviennent à créer les artistes peintres. Prados, enfin, pour qui la guitare est inséparable d’une Andalousie aux fragrances mauresques, viendrait parachever cet ensemble poético-musical d’une « chanterelle », c’est-à-dire d’un mi aigu. Chacun de ces six poètes apporte donc son timbre particulier à un accord de guitare qui donne une couleur typique à l’ensemble et contribue à son tour à créer une nouvelle figure du poète-musicien.