Colloques en ligne

Barbara Bohac

Figures caricaturales du musicien dans les Odes funambulesques de Théodore de Banville : l’harmonie mise en pièces ?

1Dans les années 1840, toutes les voixs’accordent pour proclamer l’Opérade Paris en décadence — toutes sauf une : celle de son directeur Léon Pillet, tombé sous la coupe de sa maîtresse, la prima donna Rosine Stoltz. C’est là un leitmotiv de la presse. « Décidément l’Opéra est en pleine décadence, lit-on dans la revue L’Artiste du 30 novembre 1845. Les chanteurs, les compositeurs, le public, tout l’abandonne. Son directeur semble l’abandonner lui-même. Jamais, dans aucun temps, sur aucun théâtre, la mise en scène n’a été plus négligée ; jamais les chœurs n’ont chanté plus faux ; jamais les premiers sujets n’ont eu moins de voix. […] Aussi, il faut être sourd et aveugle pour aller à l’Opéra. »1 Berlioz, dans un feuilleton du 24 mai 1846 qui sera intégré aux Soirées de l’Orchestre2, dépeint l’illustre institution sous les traits du « héron de la fable » « immobile, dormant sur une patte » ou « chemin[ant] d’un air agité […] on ne sait où ». Quant à la revue satirique La Silhouette, elle intitulera ses comptes rendus de l’Opéra « Hôpital Royal de Musique. »

2En décembre 1845, Théodore de Banville consacre à la décadence de l’Opéra deux longs poèmes, « L’Opéra turc » et « L’Académie Royale de Musique ». Ils sont d’abord publiés dans La Silhouette3sous la rubrique « Évohé (Némésis intérimaire) », dont le titre fait allusion aux satires en vers du poète Barthélémy parues dans le journal Le Siècle.En 1857, Banville les intégrera tous deux à son recueil Odes funambulesques. Le second en particulier nous permettra ici d’interroger la figure du musicien que dessine avec les moyens qui lui sont propres un poète passionné par les beaux-arts : Banville y délaisse les oripeaux du conte oriental pour faire de l’état piteux de l’Académie Royale de Musique un tableau transparent.

3Étant donné la forme littéraire choisie, l’entreprise de Banville peut sembler problématique voire contradictoire : comment rendre compte de la décadence contemporaine de l’Opéra en faisant appel au lyrisme de l’ode, lieu traditionnel de l’harmonie et du sublime ? Et comment l’ode peut-elle figurer cette décadence de l’institution auguste et de ses musiciens sans en gommer les aspects révoltants et sans pour autant se ruiner elle-même comme entreprise poétique ? Nous allons voir qu’elle y parvient en empruntant ses figures à l’esthétique d’un genre pictural en vogue, la caricature, et en inventant une harmonie nouvelle adaptée à la société moderne.

Les figures de la décadence dans le poème

Le corps malade de l’Académie royale de musique

4Banville inscrit la décadence (étymologiquement la chute) de l’Académie royale de musique dans la composition de son poème. Conformément à la tradition de l’ode, celui-ci s’ouvre par une célébration en forme de salut au « palais d’or » de l’Opéra, séjour d’Apollon et des Muses (v. 1-4) :

O Parnasse lyrique ! Opéra ! palais d’or !
Salut ! L’antique Muse, en prenant son essor,
Fait traîner sur ton front ses robes sidérales,
Et défiler en chœur les danses sculpturales.

5Le poète célèbre l’alliance des différents arts et le triomphe de l’harmonie au siècle de Louis xiv, âge d’or de l’Académie royale de musique : « O groupe harmonieux, Beaux-Arts, je vous salue ! ». L’instrument emblématique d’une harmonie véritablement divine est (v. 23) la « lyr[e] constellé[e] », instrument du musicien aussi bien que du poète.

6Or brusquement, au vers 39, ce mouvement de l’enthousiasme se brise ; l’essor vers le ciel s’inverse en une chute brutale dans l’univers prosaïque et contemporain des « cochers » et des « bourgeois, nez rouge et tête rase » qui forment le public des réjouissances musicales des temps modernes ; le « théâtre insigne » déchoit au rang du Théâtre du Gymnase  (v. 39-41) :

Le cocher s’est trompé. Nous sommes au Gymnase.
Un peuple de bourgeois, nez rouge et tête rase,
Étale des habits de Quimper-Corentin.

7Ce même public est caricaturé à l’époque par Honoré Daumier. La série Croquis parisiens, paru dans Le Charivari en 18564 en donne une vision tout aussi triviale. Le corps s’y exhibe dans toute sa laideur et la légende ravale l’illustre salle au rang de théâtre de boulevard : « En contemplation devant le vaisseau de l'Opéra. — à moins que ce ne soit devant celui de la porte St. Martin, — ou bien celui de l'Ambigu, — enfin ce qu'il y a de bien certain c'est qu'ils contemplent un vaisseau. ».

8Chez Banville, l’image du corps décrépit et malade devient une figure structurante du poème. Ce corps est d’abord celui du musicien. Le portrait du chef d’orchestre donne le ton (v. 137-139) :

Un fantôme d’Habneck, honteux de son déchet,
Agite tristement un fantôme d’archet ;
L’harmonieux vieillard est quinteux et morose.

9François-Antoine Habneck (1781-1849), violoniste et chef de l’orchestre de l’Opéra depuis 1821, a alors soixante-quatre ans  (il prendra sa retraite l’année suivante et mourra en 1849). Sa décrépitude est sensible au physique (il est « quinteux ») comme au moral (il est « morose », adjectif formant une rime ironique en « rose », couleur de la santé et de la jeunesse). Or cette image du vieillard décrépit ne cesse de revenir au fil du texte pour décrire les musiciens, l’orchestre mais aussi les choristes, en particulier les femmes (v. 161-168) :

Les choristes, rangés en affreux bataillons,
Marchent ad libitum en traînant des haillons ;
Les femmes, effrayant le dandy qu’elles visent,
Chantent faux des vers faux ; même, elles improvisent !
O ruines ! leurs dents croulent comme un vieux mur,
Et ces divinités, toutes d’un âge mûr,
Dont la plus séduisante est horriblement laide,
Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède.

10Cette troupe grotesque fait penser à une lithographie de Daumier intitulée « Chœur des porchers »,publiée dans Le Charivari en 18525. La lithographie représente les chœurs en train de chanter ce qui doit être la musique de scène de Gounod pour la tragédie Ulysse de François Ponsard créée à ce moment-là (le 18 juin 1852). Là non plus, ni les hommes ni les femmes ne sont épargnés.

11Les premiers sujets n’échappent pas aux ravages de la décadence : ainsi les ténors, dont le public attend le ut, etparticulièrement le puissant ut de poitrine popularisé par Gilbert Duprez dans un grand succès de l’époque, Guillaume Tell de Rossini6 (v. 75-76).

Plus de ténors ! Leur si demande un cataplasme,
Et l’ut, le fameux ut, tombe dans le marasme.

12La figure du corps décrépit et malade sous-tend le tableau de toute l’institution ; elle structure non seulement l’évocation du corps de ballet, mais aussi celle des décors (v. 230-232) :

Les vieux servent toujours, percés de part en part,
Et, par la main du temps noircis comme des forges,
Ils pendent en lambeaux comme de vieilles gorges.

13À la fin du poème, l’Opéra entier est comparé à un « hospice » dont l’image grimaçante hante le poète (v. 261-262) :

Et tâchons d’oublier en buvant de bons vins
Cet hospice fameux, rival des Quinze-Vingts.

14L’hospice des Quinze-Vingts a été fondé par Saint Louis pour loger et nourrir les aveugles. L’image proclame que l’institution royale vieille de cent soixante-seize ans est moribonde.

La rupture de l’harmonie traditionnelle

15Cette décadence est d’autant plus grave que l’Académie royale de Musique semblait, dans l’ouverture, la gardienne de l’harmonie universelle. L’harmonie issue des beaux-arts ne devrait être que le reflet de l’harmonie cosmique, métaphorisée par les « robes sidérales » de la Muse et la « danse des étoiles » conduite plus loin par la danseuse Carlotta Grisi, son double vivant (v. 215-216):

Elle va dans l’azur, laissant flotter ses voiles
Conduire en souriant la danse des étoiles,

16Or dans les temps modernes, cette harmonie risque à tout moment de se perdre. La musique que fait entendre l’orchestre de l’Opéra, un sommet de discordance, en est une preuve :

Le concert souterrain des aveugles ; enfin
L’antique piano qui grogne à Séraphin7
Et l’orchestre des chiens qu’on montre dans les foires,
Auprès de celui-là charment leurs auditoires.

17La musique des instruments, le chant, forment une vaste cacophonie : dans la saynète qui occupe le centre du poème, en pleine représentation de Guillaume Tell, le poète demande à son voisin : « […] qu’est-ce / Que ce bruit-là, monsieur ? » (v. 80) Ce bruit peut faire songer au constat sévère fait par le critique musical et compositeur Fétis dans ses articles sur les « Dangers de la situation actuelle de la musique dramatique » : « On sait quelle transformation s’est opérée à l’opéra français depuis l’année où Guillaume-Tell, un des chefs-d’œuvre dramatiques du xixe siècle, a été représenté ; on sait que, de même qu’en Italie, nous sommes arrivés à l’excès des développements, à l’excès du bruit, à l’excès de l’harmonie tourmentée, à l’excès des cris des chanteurs. »8 Mais le motif de la discordance a une portée plus large chez Banville. Car la rupture de l’harmonie est liée à une situation historique où la bourgeoisie a pris la place du Roi Soleil et l’or monétaire la place de l’éclat apollinien des arts : l’apothéose grotesque du corps bourgeois au début du poème le montre, tout comme l’ensemble des Odes funambulesques, qui dénoncent partout le règne du lucre et de la médiocrité bourgeoise.

18Comment dès lors préserver un ordre, voire une forme de beauté dans le chaos de l’époque, qui est aussi celui de l’Académie royale de musique ? Tel est le défi que doit relever un poète comme Banville, qui a recours à la forme lyrique de l’ode pour peindre son temps. Pour surmonter la contradiction entre cette forme et le sujet, Banville emprunte ses figures à un genre mineur des beaux-arts, la caricature, spécialisé dans la représentation de la vie contemporaine. La préface à la première édition des Odes funambulesque, où le poète parle de lui-même à la troisième personne, souligne cet emprunt : « il aurait tâché de faire avec la Poésie, cet art qui contient tous les arts, ce que se propose la Caricature quand elle est autre chose qu’un barbouillage. » « [A]utre chose qu’un barbouillage », c’est-à-dire un genre artistique qui produit, à partir des aspects risibles de l’époque, une beauté nouvelle et paradoxale. Banville le dira dans les articles qu’il consacre aux caricaturistes, à Daumier en particulier : « Le peintre, comme le dessinateur, charme […] par de surprenants assemblages de tons et par des hardiesses de lignes tourmentées et comme impatientes, dont l’ensemble arrive à de riches et exquises harmonies. »9 L’harmonie est retrouvée, mais sur le mode mineur.

Deux figures élémentaires empruntée à la caricature

La déformation expressive

19L’art de la caricature repose sur la déformation expressive. Il est certes toujours un peu périlleux de comparer un art du dessin et un art du langage comme la poésie. Mais la préface de Banville nous y autorise et les comparaisons et métaphores employées par le poète, par leur caractère très plastique, leur insistance sur la forme, invitent à tenter le parallèle.

20Deux types de lignes expressives sont empruntées à la caricature ; elles correspondent toutes deux à ces « hardiesses de lignes tourmentées » dont parle Banville dans l’article sur Daumier cité. D’abord la ligne brisée, figure par excellence de la raideur, de la disgrâce, voire de la discordance ; elle s’oppose à la ligne souple de l’arabesque, qui, par sa grâce, sert à matérialiser, chez les grands maîtres, l’idéal de beauté hérité de l’Antiquité. On trouve la ligne brisée de manière ponctuelledans le poème, avec notamment le tableau des choristes féminines qui « Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède. » (v. 168)  Cette comparaison fait penser à de nombreuses images caricaturales où dominent les formes anguleuses, telle une vignette de Daumier représentant un ténor tenant un cahier de musique10. La ligne brisée et l’angle aigu y suggèrent à merveille la discordance de la musique elle-même, que dénonce parfois la légende, comme celle qui accompagne un autre dessin de Daumier11 : « Une clarinette.... qui se permet six canards à l'heure ». Dans le poème de Banville, ces figures géométriques sont aussi employées pour disqualifier directement l’interprétation du musicien. La musique jouée par l’orchestre de l’Opéra est ainsi comparée à celle des « trois vieillards épiques / Qui font grincer des airs pointus comme des piques ; » (v. 151-152).

21Laseconde ligne empruntée par Banville à la caricature est la ligne courbe tombante, qui dégrade les réalités  représentées. Elle triomphe dans l’évocation des violons de l’orchestre, dirigés par le « fantôme » d’Habneck (v. 141-144) :

Ses violons fameux que l’on voyait, dit-on,
Pleins d’une ardeur si noble, obéir au bâton,
L’archet morne à présent et la corde lâchée,
Semblent se conformer à sa mine fâchée ;

22La corde, autrefois tendue par une énergie ardente, s’affaisse à présent selon un mouvement éminemment expressif. La rime « lâchée » et « fâchée » en livre le sens : mouvement physique (le relâchement) et mouvement moral (la morosité et la mauvaise humeur) ne font qu’un. Cette description consonne avec ces lignes d’un feuilleton de Berlioz du 24 mai 1846, qu’il reprendra dans Les Soirées de l’orchestre : « le pauvre noble orchestre, je le crains bien, finira par tomber dans le chagrin, puis dans une somnolencemaladive, de là dans le marasme et la langueur, et enfin dans le médiocre, ce gouffre où l’Opéra pousse tout ce qui lui est soumis. »12 Elle fait penser aussi à ce « croquis musical » de Daumier, de sept ans postérieur : « L'orchestre pendant qu'on joue une tragédie »13.  Surtout, cette peinture des violons de l’opéra semble obéir un principe esthétique que Banville louera chez Daumier : « Ce qui fait la plus remarquable originalité de Daumier, c’est que dans ses compositions la nature et même les objets inanimés s’associent à la passion de l’homme et à l’état de son esprit ; au contraire des réalistes,qui imposent à l’être humain la fatale impassibilité des choses, il donne, lui, à notre âme, assez de puissance pour façonner et transfigurer la matière inerte ou vivante ; une table, un rideau grimace avec tel mari irrité »14. Dans le poème, « L’archet morne […] et la corde lâchée » des violons grimacent avec le chef d’orchestre, « vieillard » « morose ». Les lignes tombantes servent ici à figurer la réalité essentielle : la décadence de l’Académie royale de musique, qui contraste avec l’essor de la Muse vers le ciel, mais aussi la décadence d’une société bourgeoise adonnée au culte du médiocre.

Le grossissement du trait

23Une autre figure caractéristique de la caricature, intimement liée à la précédente, est le grossissement du trait. Le caricaturiste exagère les défauts des réalités qu’il représente pour qu’ils sautent aux yeux. Le poète fait de même, en se servant notamment de comparaisons avec les objets bas, prosaïques, de l’univers quotidien. Ces comparaisons font immédiatement image dans l’esprit du lecteur. Elles abondent notamment dans un passage qui sera retranché des Odes funambulesques parce que le procédé y est particulièrement cruel pour des artistes qui ont eu à souffrir de la tyrannie du couple Stoltz / Pillet. Les défauts de la voix de Brémond (1810-1878), basse-taille engagée à l’Opéra dans les années 1830-1840, sont grossis au moyen d’une comparaison avec un objet domestique produisant un vacarme discordant (v. 11-12) :

Et quant aux chaudronniers qu’un chaudron brisé flatte,
Ils doivent être heureux lorsque Brémond éclate.

24Le chaudron est un objet dont les caricaturistes se servent pour se moquer d’une musique puissante : les compositions de Berlioz, célèbres pour les orchestres énormes et les cuivres qu’elles requéraient, en feront les frais. La caricature de Daumier parue en 1838, « Musique pyrotechnique, Charivarique et Diabolique »15, introduit au premier plan un chaudron frappé par un musicien armé d’un maillet. Aventurier escroc de la société nouvelle, Robert Macaire s’y improvise chef d’orchestre, singeant Berlioz. Le commentaire fourni par la légende est éloquent : « Simple ménétrier de bastringue, Macaire a compris son époque. Nous ne vivons pas dans un temps d’harmonie, il faut du bruit beaucoup de bruit ! » Chez Banville, le chaudron fait un bruit d’autant plus épouvantable qu’il est « brisé ».

25Le poète se moque aussi du timbre acidulé de la soprano Mle de Roissy, qui a chanté le rôle de Jemmy dans Guillaume Tell à l’automne et hiver 1845-184616 (v. 27-30) :

[…] Roissy croit sa voix rajeunie ;
Qu’elle en ait un filet, personne ne le nie,
Mais il est de vinaigre à l’estragon. Gémis
Maître, au-delà des monts ! Elle a joué Jemmy.

26Le jeu de mots sur le sens propre et figuré de « filet » transforme la voix en coulée de vinaigrette, ce qui souligne son timbre acidulé ou aigrelet. La cantatrice est implicitement changée en un ustensile domestique, la bouteille à vinaigre, pour le plus grand amusement du lecteur.

27Ces portraits grotesques ont été supprimés du recueil des Odes funambulesques. Mais le grossissement du trait est partout présent dans le reste du poème. Il peut prendre la forme de l’animalisation d’un être humain, procédé fréquent en caricature : on le trouve notamment dans les dessins de Jean-Jacques Grandville, auteur de la célèbre série des Métamorphoses du jour (1828-1829). Banville recourt de manière ponctuelle à cette figure. Les filles des bourgeois, laides et sottes, sont ainsi transformées en volailles : elles exhibent « des cous nus, pelés comme un cou d’oie » (v. 48). Grandville s’est servi lui aussi de cet animal de basse-cour pour épingler la disgrâce et la bêtise des femmes, comme dans la planche n° 58 des Métamorphoses du jour, « Un concert vocal »17. De même que les bourgeoises, les musiciens croqués par Banville se changent en animaux. Dans le passage retranché du recueil (v. 23-24), le poète remarque :

Mademoiselle Nau, parmi ces voix atroces
Semble un doux rossignol chez des bêtes féroces.

28Ailleurs, c’est la musique produite par l’orchestre qui est animalisée. Voici comment le poète décrit le son de l’orchestre (verso, colonne gauche, v. 158-160) :

Quels que soient les canards qui barbotent dedans,
Si féroce qu’il semble à toute oreille tendre,
Il vaut mieux que le chant qu’il empêche d’entendre.

29Banville joue sur le sens propre et figuré du mot « canard », comme le fait sans doute Grandville dans la 6e caricature des Métamorphoses du jour, intitulée « Nouveau langage musical », où le clarinettiste est figuré sous les traits d’un canard18.

30Ainsi, pour donner une efficacité comique et une unité esthétique au tableau de la décadence de l’Opéra, Banville emprunte à la caricature ses principales figures : déformation expressive de la ligne (brisée ou affaissée), grossissement du trait au moyen d’images empruntées à l’univers prosaïqueet quotidien, que ce soient des objets triviaux (chaudron, bottes…) ou des animaux (oies, canards, bêtes féroces…). Mais cette méthode n’est pas sans inconvénient pour le poète. Le commentaire de la troisième édition des Odes funambulesques signale le danger: « il faut qu’il n’hésite pas à affronter les plus redoutables de tous les monstres, c’est-à-dire la Banalité et la Platitude ». Et Banville ajoute : « Il doit ressembler au “matin, ce doreur” qui dore tout ce qu’il trouve sur son chemin, y compris les écorces de melon et les vieilles savates. »19 Comment toutefois « dorer » sans les travestir « les spectacles d’horreur » (v. 134) qu’on a sous les yeux ? Comment retrouver le « ciel », la « danse des étoiles », au fond du « cloaque immense » (v. 135) non seulement de l’opéra, mais de toute l’époque contemporaine, qui, à en croire la préface du recueil, atteint au « paroxysme de l’absurde » ? C’est tout l’enjeu des Odes funambulesques, qui vont s’efforcer de bâtir une harmonie inédite.

L’harmonie nouvelle de l’ode funambulesque

31Pour échapper à la platitude et prendre ses distances avec elle, le poète en appelle à la « chanson bouffonne et la chanson lyrique »20. La chanson permet de renouer avec l’harmonie, sur un mode mineur certes, qui est aussi celui du « comique rimé »21. À  la fois clown et funambule, le poète échappe au poids du banal en jonglantavec les mots. Il les libère ainsi de leur valeur strictement utilitaire pour les faire entrer dans une dimension à la fois ludique et musicale.

32Le texte abonde en jeux de mots, dont on a rencontré déjà un certain nombre : les « canards » musicaux « barbotent » dans l’orchestre, le « filet » de voix devient « filet » de vinaigre, la « danse des étoiles » est aussi celle des ballerines, le chef est « quinteux » à la fois à cause de sa toux et des sons désagréables qu’il fait produire à l’orchestre, des « quintes » qui ne sont pas justes. Pour faire jaillir le rire libérateur, le poète use aussi de rimes funambulesques : dans le passage supprimé, la rime-calembour « Jemmy » (rôle de Guillaume Tell) / « gémis » (impératif du verbe « gémir ») ou encore la rime-équivoquée « succombasses » / « basses » qui associe un type de voix au verbe « succomber », évocateur de la décadence et du massacre musical.

33À partir de la discordance générale, le poète crée alors une harmonie nouvelle, éminemment expressive et comique. Il fond la cacophonie musicale dans l’harmonie du vers funambulesque que lui inspire sa « blonde évohé », sa « muse au chant de cygne » (v. 107). De manière significative, il intègre à son poème des onomatopées, qui imitent soit le son des instruments, soit les sons produits par les chanteurs — dans tous les cas de la mauvaise musique. Dans l’extrait suivant (v. 93-94), les onomatopées reproduisent le son des instruments et les allitérations en [t] et en [k] renforcent l’impression de cacophonie :

CHŒUR DES SUISSES SUR LA SCÈNE
« Courons armer nos bras ! »
UN TRIANGLE ÉGARÉ
Ktsin !
UNE CLARNIETTE RETARDATAIRE
Trum !
CHŒUR DE FEMMES SUR LA SCÈNE
« Toi que l’oiseau
Ne suivrait pas ! »

34Par un effet d’ironie, les onomatopées s’opposent au chant harmonieux symbolisé par l’oiseau. Mais il ne faut pas s’en tenir à ce constat ironique : l’image de l’oiseau préfigure celle de la « Muse au chant de cygne », « Évohé » ; elle désigne l’harmonie nouvelle refondée grâce au vers — ici un alexandrin au rythme expressif  2/4 // 2/4 : « Courons / armer nos bras ! // Ktsin ! Trum ! / Toi que l’oiseau ».

35Au vers 95, l’air chanté par les solistes (deux basses, Obin et Arnoux) est transcrit par des onomatopées comiques (« Hou » ou « Tra ») et non plus des paroles articulées : le chant est dégradé en bruit, ajoutant à la cacophonie des instruments. Ce procédé sera accentué au vers 97 puisque, par une inflation grotesque, le « Hou ! » devient « La hou, la hou, la ha » et le « Tra » un « Tra trou, trou tra, trou trou ». Le vers n’en fait pas moins fait naître, de cette discordance, une harmonie inédite.

36La cacophonie s’accroît en apparence lorsque les conversations prosaïques des bourgeois se mêlent à la musique, notamment aux vers 84-91. L’entrelacs crée des rencontres savoureuses,qui préfigurent à leur façon le théâtre de l’absurde ; ainsi, dans l’extrait ci-dessous (v. 79-88), l’écho désopilant entre « GuillaumeTell » et « pomme de terre », que le poète souligne avec habileté par un parallélisme de construction (deux compléments du nom construits avec « De », rejeté chacun en début de vers) :

L’ORCHESTRE
Tra, la, la, la, la, la ; ta, la, la, lère.
MOI
Qu’est-ce
Que ce bruit là, monsieur ? qu’a donc la grosse caisse
Contre ces violons enrhumés du cerveau ?
Et pourquoi préluder à l’opéra nouveau
Par J’ai du bon tabac ?
LE MONSIEUR QUI A L’AIR HONNÊTE
Monsieur, c’est l’ouverture
De Guillaume Tell.
MOI
Ah !
L’AVOCAT
Madame, la nature
De la pomme de terre est d’aimer les vallons.
Elle atteint dans le Puy la grosseur des melons.
PREMIER COU
Mon corset me fait mal.
M. CANAPLE, sur la scène
« Il chante et l’Helvétie
Pleure sa liberté 
! »

37 Pourtant là encore, l’harmonie de l’alexandrin l’emporte sur la discordance, la résout en son contraire.

38Enfin, les rejets imitent, tout en y puisant des ressources musicales neuves, le caractère arythmique de l’interprétation orchestrale, selon un principe qu’explicitent les vers 145-148 :

Et tout l’orchestre, avec ses cuivres en chaudrons,
Ainsi qu’un vieux banquier poursuivant les tendrons,
Ou qu’un vers enjambant de césure en césure,
Lui-même se poursuit de mesure en mesure.

39Les rejets ménagent des surprises, créent des effets expressifs (l’effet de rejet sur « Pleure » v. 87-88 par exemple) et donnent une impression de dynamisme : ils relèvent d’un art consommé, aux antipodes de l’exécution malhabile de l’opéra de Rossini par les musiciens.

40*

41Transmuer la cacophonie en harmonie grâce à la magie du vers et à la virtuosité du poète-funambule : voilà comment dorer les « vieilles savates » d’une société de notaires et d’avoués chauves, voilà comment faire de l’or à partir de la médiocrité et de la laideur, comment se libérer d’un quotidien plat et déprimant en prenant, comme l’écrit Banville dans la préface de son recueil, « un grand bain d’azur »22. L’harmonie nouvelle de l’ode funambulesque est certes paradoxale, à la fois « chant de cygne » de la « blonde Évohé » et « trompette / Qui fouette les carreaux comme un clairon de Sax »23 — la trompette embouchée, dans le premier poème de la section « Évohé (Némésis intérimaire) », par la Muse en guerre contre son époque. Mais ce caractère double vient de ce qu’elle est la musique même de la modernité, au sens que Baudelaire a donné à ce mot. À cet égard on peut affirmer du poème des Odes funambulesques ce qu’un critique dira d’un autre recueil de Banville puisant aux sources du lyrisme et de la caricature : il « constitu[e] un tout étrangement harmonieux à force de dissonances, d’oppositions, de primesaults. »24

42Baudelaire a bien senti la difficulté que devait affronter un poète qui, comme Banville, n’a pas renoncé au lyrisme traditionnel de l’ode pour peindre son époque : « Mais enfin, direz-vous, si lyrique que soit le poète, peut-il donc ne jamais descendre des régions éthéréennes, ne jamais sentir le courant de la vie ambiante, ne jamais voir le spectacle de la vie, la grotesquerie perpétuelle de la bête humaine […], etc. ?… […] si vraiment ! le poète sait descendre dans la vie ; mais croyez que s’il y consent, ce n’est pas sans but, et qu’il saura tirer profit de son voyage. De la laideur et de la sottise il fera naître un nouveau genre d’enchantements. » Pour Baudelaire, la Muse de Banville n’hésite pas à « ramasser partout une nouvelle parure » : « Un oripeau moderne, écrit-il, peut ajouter une grâce exquise, un mordant nouveau (un piquant, comme on disait autrefois) à sa beauté de déesse. »25 Cet oripeau moderne qui fait tout son « mordant », Banville l’emprunte à la caricature, art qui commence, avec Daumier ou Gavarni, à être reconnu comme un art digne de ce nom ; il l’emprunte aussi à une écriture fantaisiste qui fleurit dans la presse ; mais cela n’empêche pas sa Muse aux « robes sidérales » de regarder vers les étoiles, c’est-à-dire vers un paradis retrouvé, qui est celui de l’harmonie, à tous les sens du terme.