Colloques en ligne

Philippe ANTOINE, IUFM d’Amiens

Qu’attend-on d’un récit de voyage ? L’Itinéraire et la presse de 1811.

1 L’accueil de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem dans la presse de 1811 fut, dans l’ensemble, très élogieux. Certes, on reprochait à l’auteur de ne pas être toujours exact ou de s’attribuer indûment certaines « découvertes ». Dans la préface de la troisième édition de son récit de voyage1, Chateaubriand prendra très au sérieux ces critiques : il s’abritera derrière l’autorité des « experts » pour justifier certaines de ses assertions et se défendra d’avoir voulu poser en précurseur. S’il a trouvé le Granique dans le Sousoughirli, nous dit-il, c’est à la suite de nombreux autres voyageurs dont le sérieux est unanimement reconnu (p. 63). Si l’on a pu croire qu’il se vantait d’avoir localisé l’emplacement de Sparte, c’est qu’on a mal lu son texte (p. 63). De telles controverses sont somme toute assez prévisibles : l’écriture viatique se doit de respecter le pacte référentiel, et il faut bien que les mots rendent compte des choses. On a suffisamment dit que le voyageur était un menteur (ou un fanfaron) pour que ce dernier ne veuille assurer ses arrières et se protéger de l’accusation en alléguant le sérieux de sa documentation et la vérité de son expérience. La désinvolture avec laquelle Chateaubriand, dans une note (p. 64), refuse d’endosser les rôles du savant ou du voyageur, ne peut tromper personne. Il ne se résout pas à passer par pertes et profits la composante encyclopédique du récit de voyage : l’Itinéraire de Paris à Jérusalem est certes un Voyage d’écrivain, il n’est pas, comme bien d’autres relations ultérieures, un recueil de sensations ou de méditations.

2 Il se peut que les louanges adressées à l’auteur soient en fin de compte plus révélatrices des attentes du public que ne le sont les petites « chicanes » (p. 63) qu’on lui fait sur tel ou tel point d’érudition. Surtout, certaines d’entre elles ont quelque chose de paradoxal. Chateaubriand l’a bien noté : on a trop loué son style, écrit-il, et son imagination (p. 65), ce qui revient peu ou prou à le discréditer comme voyageur. On peut concevoir en effet que l’imagination soit un don un peu dangereux chez quelqu’un qui est censé ne rien raconter qu’il ne l’ait vu ou entendu dire (p. 56). Bien écrire, en outre, revient à trahir ou, au moins, à déformer la réalité. On sait que le récit de voyage s’est longtemps défié des artifices du style et que la « transparence du discours »2 est une sorte de preuve qui vient attester l’exactitude et la sincérité du relateur. C’est dire qu’il fallait transformer en qualités des traits qui pouvaient paraître des défauts, ou admettre que le talent particulier de Chateaubriand lui donnait le droit d’enfreindre – ou de modifier – quelques-unes des règles implicites qui régissent l’écriture du récit de voyage.

[…] l’imagination n’a d’autre objet que de donner partout la vie ; maîtresse du monde, elle dispose des lieux, des temps, de tout ce qui les a remplis ou les remplit encore ; elle transporte sur les rives du Jourdain ou de l’Eurotas toutes les beautés des forêts de l’Amérique, des bords de l’Ohio ou du Missouri ; elle réveille les morts, tire du tombeau Léonidas, Sophocle, Démosthène, pour les replacer au même endroit où vit aujourd’hui un esclave stupide, où commande en une langue barbare un stupide oppresseur. Qui ne serait charmé de se laisser entraîner par elle, de suivre quelques instants son vol ? (R., 2 mars 1811)3

3L’imagination a maille à partir avec Mémoire, la mère des Muses. C’est en se souvenant, en effet, que l’on peut faire resurgir ce qui n’est plus et recréer en esprit un monde disparu. Le pèlerinage humaniste de Chateaubriand, cela a été maintes fois souligné4, est un voyage au pays des livres et des morts. C’est en recourant à la bibliothèque qu’il est possible de faire sortir de l’oubli les civilisations disparues et de « tirer du tombeau » les hommes illustres. « J’aurais pu voir », nous dit parfois Chateaubriand, et il ressuscite en effet les scènes du passé ou les villes dont il ne reste que des traces incertaines. Sur le site de l’ancienne Sparte ou du haut de la citadelle d’Athènes, le poète parvient à insuffler de la vie là où ne règnent que la désolation et une oppression à ses yeux criminelle qui fait régner le silence et l’oubli. Il est possible, donc de parcourir les « déserts de la mémoire » et de rapprocher, ou de prendre ensemble, ce qui a été et ce qui est. L’une des lignes directrices de l’Itinéraire consiste à mettre en regard les épisodes de la fable ou de l’histoire et une réalité présente qui ne parvient pas à les offusquer totalement. Les distances spatiales sont elles aussi abolies pour qui sait retrouver au cours de son périple les solitudes infréquentées des forêts américaines ou les bruyères de l’Armorique. Le rapprochement5 (d’époques et de lieux différents) est plus, chez Chateaubriand, qu’un simple tic stylistique, il est avant tout la face sensible des pouvoirs de cette « reine des facultés » (Baudelaire) qu’est l’imagination.

En effet son ouvrage [il s’agit des Martyrs] ressemble au portefeuille d’un peintre qui a recueilli sur la nature un nombre d’études suffisantes pour composer un grand tableau. Ce tableau a paru, le peintre publie aujourd’hui les études qui lui ont servi, et elles forment elles-mêmes autant de tableaux charmants. (Alexandre de Laborde, 5 avril 1811)6

4Il ne suffit évidemment pas de voir autrement et plus loin pour mériter le titre de poète et c’est en rendant sensible à l’âme du lecteur les visions particulières du voyageur que le relateur pourra acquérir quelques droits à la postérité. Les Martyrs, il faut le rappeler au passage, n’avaient pas, loin s’en faut, bénéficié des mêmes critiques laudatives que l’Itinéraire – et bien des éloges qui furent adressés à la relation contenaient une condamnation sans appel de l’épopée. À la peinture d’histoire, on préfère sans doute les charmes du paysage écrit ou des esquisses prises d’après nature. L’essentiel est ailleurs : on attend de l’auteur – il est après tout mandaté pour cela7 – qu’il soit capable de plaire : c’est bien le moins pour un professionnel de l’écriture. Chateaubriand répond sur ce point à la commande que lui passent la société et les institutions du moment. Les beautés du style, seules, donnent tout leur éclat aux merveilles de la nature et il serait facile d’établir une sorte d’anthologie de ces « belles pages » de l’Itinéraire prouvant par l’exemple que l’Enchanteur n’a rien perdu des dons qui lui ont valu d’entrer avec fracas sur le devant de la scène littéraire. Le relateur s’affronte à des objets donnés comme indescriptibles : le chaos sublime de la tempête, les étendues non bornées de la Judée, les ciels et la lumière particulières de l’Attique. Il excelle aussi à saisir l’essence du paysage dans des croquis nerveux et rapidement tracés. Il parvient par endroit, on l’a vu, à reconstituer les tableaux du passé. L’allure du récit de voyage n’est certes pas uniforme et la plus grande réussite de Chateaubriand, aux yeux de la critique, résultait de la variété d’un style qui savait s’accorder à la diversité des matières abordées8.

[…] Jusqu’ici on avait reproché au style de M. de Chateaubriand des couleurs trop poétiques, des figures trop hardies, des tours peu naturels, des expressions et des alliances de mots un peu extraordinaires. Je n’examinerai point si ces reproches étaient fondés […] Ce qu’il y a de certain, c’est que de pareils défauts eussent été beaucoup plus déplacés et infiniment plus sensibles dans la relation d’un voyage ; le goût de M. de Chateaubriand les a évités avec soin, et son talent flexible s’est prêté avec une heureuse facilité au nouveau ton qu’il devait prendre. (Fontanes, 13 avril 1811)9

5On ne s’étonnera pas que Fontanes, sorte de gardien du goût néoclassique, soit à ce point sensible au naturel de l’Itinéraire. Il remarque ainsi dans son article que l’auteur sait à merveille adapter son tour aux différents sujets du voyage : lorsqu’il parle de lui et des soins du voyage, le relateur sait faire preuve de simplicité ; s’il est confronté à de plus nobles objets, il saura donner à son phrasé l’élévation qui convient. Il paraîtrait peu « naturel » de décrire Jérusalem en recourant à un langage simple ou de dresser le portrait d’un domestique en abusant des ornements du discours : nous aurions affaire, dans les deux cas, à de l’affectation. Toute œuvre de l’esprit est nécessairement artificielle. Mais si elle vise la vraisemblance, elle doit autant que faire se peut imiter la nature et ne pas sentir l’effort ou tomber dans l’exagération : les mots, ainsi, paraissent s’effacer derrière les choses qu’ils reflètent. L’écrivain ne saurait atteindre un tel effet sans une maîtrise parfaite de son art, qui parvient à faire oublier les marques de l’art. On fait crédit, donc, au savoir-faire et au génie de celui qui est capable d’accommoder dans un récit soigneusement composé de graves réflexions et des récits familiers, des paysages somptueux et de charmantes esquisses, ses impressions et de larges fresques historiques. Certaines bornes demeurent. L’emphase est proscrite (Chateaubriand reprochera à Dupaty, auteur de Lettres sur l’Italie, son « admiration déclamatoire » et son « jargon affecté » et à Savary « le pathos de ses descriptions » dans les Lettres sur l’Egypte, p. 463), comme d’ailleurs son contraire, l’aridité, qui pourrait bien résulter d’une incapacité à sentir (ce sont deux autres voyageurs en Italie, Duclos et Lalande, qui seront alors visés, plus tard, par le mémorialiste). En fin de compte, l’écrivain de Voyages répond à la demande d’un lectorat qui entend satisfaire sa curiosité ou éprouver la joie du dépaysement tout en allant à la rencontre d’un auteur et d’un style.

6Mais ce qui surtout jette de l’intérêt sur le pèlerinage de M. de Chateaubriand, c’est le pèlerin lui-même ; ce sont ses sentiments élevés, ses opinions généreuses, sa juste célébrité, son talent original, ses ouvrages dont on ne saurait séparer le souvenir de cette nouvelle production, puisque le but de l’auteur, en voyageant, était principalement d’examiner par lui-même les lieux où il voulait placer les scènes de ses Martyrs, et puisque dans son voyage, il rappelle partout les grandes idées politiques et morales qui forment la base du Génie du christianisme. (Malte-Brun, 4 mars 1811)10

7Chateaubriand voyage pour écrire… Les Martyrs et il recycle dans l’Itinéraire des observations qui n’auraient pu prendre place dans l’épopée. On sait par ailleurs, avec une quasi-certitude qu’il avait bien l’intention, malgré ses dénégations sur ce point, de composer un Voyage11. Enfin, la relation orientale restera longtemps l’un des ouvrages préférés de son auteur – et elle fut composée lors de ce qu’il appelle sa « carrière littéraire ». Il ne fait nul doute que ce livre était aux yeux de l’écrivain une œuvre véritable et non un reliquat ou le simple complément des Martyrs. Si les Voyages relèvent aussi de la poésie12, on peut alors accepter qu’il est des manières de voir et de sentir qui, plus que d’autres, sont à même de charmer un lecteur attendant autre chose de « l’auteur en voyage » qu’un relevé de détails positifs ou de curiosités. Cela revient à déplacer le centre d’intérêt, du voyage au voyageur. La sensation, l’impression, la méditation, mais aussi l’aventure d’un particulier (qui volontiers se représente en train d’écrire) fournissent désormais la matière d’un texte qui entre en littérature, avant tout par la grâce d’une signature. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem occupe dans l’histoire du «genre » une position charnière. Il conserve encore les traces de discours qui ne se souciaient que moyennement de leur portée esthétique – ou qui la mettaient au service de visées extérieures au texte lui-même13. Mais il accorde une place d’importance à l’écrivain et au « moi ». Chateaubriand savait que le paysage est sur la palette du peintre14, et lorsque nous le lisons, nous sommes de fait sensibles à la magie d’un style – encore qu’il ne soit évidemment pas souhaitable de passer sous silence les aspects idéologiques d’écrits qui tirent une partie de leur force d’un ancrage dans les débats du temps. Le livre allie vérité et subjectivité – et les deux notions ne s’opposent pas nécessairement ; il parvient à concilier l’écriture référentielle et le poème du monde qui prend les couleurs du moi. Sans doute est-ce l’une des leçons que délivre Chateaubriand : c’est bien le réel qu’il s’agit d’écrire, mais l’écrivain n’existe que par ce « don du ciel »15 qui lui permet de chanter les merveilles de la nature et les monuments de hommes, voire de les concurrencer.

8 C’est un aspect important16 du dossier de presse de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem que d’offrir un témoignage du changement des attentes qui s’expriment à propos du genre viatique. Au début du siècle, la relation de voyage est encore marquée par une extrême diversité. L’Itinéraire est d’ailleurs un texte mêlé : ce livre politique est aussi personnel, l’érudition s’y mêle à l’impression et à la méditation, le pèlerinage revêt une double dimension, à la fois spirituelle et humaniste… Mais c’est aussi la première fois, probablement, qu’un écrivain accomplit un périple aussi long, dans l’intention avouée de faire de la littérature. Assez logiquement, la critique prend acte de ce fait essentiel : c’est avec ses propres moyens, c’est-à-dire avec son talent, que ce « nouveau venu » sur la scène du Voyage doit intéresser le lecteur qui, de son côté est tout prêt à succomber aux charmes d’une écriture capable de dissimuler l’aridité de l’histoire ou la gravité des réflexions du philosophe sous le masque de la poésie. Il faut évidement faire la part des choses.  Pour instruire, ou persuader, il fallait être capable de plaire ; la lettre de voyage a toujours fait la part belle à l’enthousiasme, à l’esprit et aux ornements de toutes sortes qui égaient la conversation avec un absent ; certains territoires, très tôt « textualisés » (on songe en particulier à l’Italie), se prêtaient bien aux promenades poétiques de l’homme sensible. Il fallait cependant un « geste » pour que le récit de voyage s’inscrive de plein droit dans le champ littéraire. Chateaubriand décide, et montre que c’est l’œuvre à venir qui motive et légitime son périple. La critique de 1811 cerne avec beaucoup de lucidité ce qui fait la profonde nouveauté d’un livre rencontrant sur ce point l’esprit du temps.