Colloques en ligne

Alain Sebbah

Le dialogue des arts dans les adaptations des Liaisons dangereuses

Quand on porte un livre à l’écran, le problème n’est jamais d’être fidèle au livre mais de faire un bon film.1

1En 19522 André Bazin voit le cinéma comme cet « art impur » qui « va prendre son bien dans le roman et le théâtre »,3 et se demande si le problème n’est pas « au fond celui de l’influence réciproque des arts […] l’évolution du cinéma a[yant] été nécessairement infléchie par l’exemple des arts consacrés » tels que « la littérature, le théâtre, la musique, la peinture ».4

2Comme toute œuvre d’art, le cinéma est ouvert à cette « influence réciproque » qui glisse vers l’interprétation. Le cinéma n’échappe pas à cette « impureté », marque de sa disponibilité qui, disait Roland Barthes à propos de la littérature, « n’est pas une vertu mineure ; elle est bien au contraire [son] être même, porté à son paroxysme ».5

3On savait que l’œuvre littéraire adaptée au cinéma ne sortait pas indemne du transfert. On doit maintenant se demander si les emprunts et les multiples échanges opérés au sein de l’adaptation filmique, non contents de produire un nouveau texte « susceptible d’influer rétroactivement sur la perception et l’appréciation de [l’œuvre originale] »,6 n’amènent pas le cinéma même à une remise en question.

4Pour réaliser son Valmont adapté des Liaisons dangereuses, Milos Forman avoue7 être passé « par les peintres […], Fragonard, surtout pour les intérieurs, et Watteau pour les extérieurs », étant en quête d'« un sentiment très fort de réalité ». Il semble ainsi retrouver la veine d’inspiration de Stanley Kubrick, dont le Barry Lindon s’inspirait8 des toiles de peintres du siècle des Lumières.

5Or, l’idée selon laquelle les films (tant celui de Forman que ceux de Kubrick ou de Stephen Frears) chercheraient à restituer une quelconque « réalité » du 18ème par la présence des autres arts est une idée qui mène à une impasse. Faire allusion ici à Fragonard, là à Boucher, ailleurs à Watteau, ou éventuellement (et singulièrement) à Vermeer, faire entendre la musique de Gluck, de Haendel, de Mozart, choisir le décor de quelques demeures prestigieuses de cette époque et leur remarquable mobilier, tout cela permet-il d’atteindre une quelconque « réalité » du XVIIIème siècle ? Le cinéma (et cela depuis Méliès) puise tout au plus sa force d’illusion dans ses images sonores et visuelles comme il a pu puiser des scénarios dans les œuvres romanesques. Ces propos de Forman le montreraient :

6 Les lieux de tournage proposés par le décorateur Pierre Guffroy étaient magnifiques […] et me plongeaient dans l'extase comme la chapelle royale de Versailles, les grandes écuries de Chantilly ou le musée Nissim de Camondo [où] grâce à l'obstination de mes producteurs Claude Berri et Paul Rassam nous avons […] pu filmer […] et j'ai été heureux également avec le château de la Motte-Tilly, où réside madame de Rosemonde.9

7Quel donc le but poursuivi en faisant circuler les arts du XVIIIème siècle dans un film adapté des Liaisons dangereuses ?

8J’éviterai de parler du processus d’adaptation proprement dit, du rapport avec l’hypotexte romanesque pour m’intéresser principalement au processus de « redistribution médiatisée »10 et éventuellement à ce qui se passe entre les adaptations.

Le rôle du décor

9Michel Delon avait mis en relation les textes romanesques (La Petite Maison de Bastide, Point de lendemain de Vivant Denon) avec l’art et les plans qui commandent l’architecture intérieure au XVIIIème siècle, ce qui lui permettait de montrer comment l’art du romancier et celui de l’architecte ouvraient « sur de nouvelles possibilités de l'espace : l'appartement-itinéraire et le double fond »11 de sorte que l'espace se faisait récit et, par la révélation d'un arrière-plan, pouvait montrer la progression d'un désir. En filmant des personnages qui évoluent dans le décor des appartements du XVIIIème siècle, Milos Forman et Stephen Frears nous font partager la vision des architectes de ce temps et leur désir de faire de l’espace un récit. Les séquences que nous avons retenues, rappelons-le, n’ont pas toutes d’épisode romanesque équivalent.

10Dans le film de Stephen Frears, nous nous intéresserons à la séquence où Mme de Merteuil rejoint le chevalier Danceny dont elle a fait son amant. Cette scène se passe après le dialogue où Valmont a prononcé la malheureuse formule, « ce n’est pas ma faute », qui trahit son attachement passionnel à Mme de Tourvel et signale la fin de la complicité qui le liait à la marquise de Merteuil. Or en faisant passer Mme de Merteuil du vestibule au boudoir et de son face à face avec Valmont aux bras de Danceny, Stephen Frears fait voir très concrètement comment le décor de l’appartement correspond exactement à « une "mise en abyme" sans fin de l’espace ».12 Ce décor « en abyme », fait écho au double fond du personnage libertin puisque Mme de Merteuil profite de ce passage d’un espace à un autre pour se composer un nouveau personnage et offrir un visage avenant à Danceny. Cette séquence permet à la caméra (à la narration filmique) de pénétrer dans le monde secret de Mme de Merteuil et la faire mieux connaître du spectateur. Par là même Stephen Frears montre la complexité de la marquise en l’assimilant au caractère labyrinthique du décor. « L'enfilade des pièces devient gradation de volupté »13 puisque Mme de Merteuil est passée de l’outrage que lui a fait subir son complice Valmont à la volupté qu’elle peut faire paraître en restant, telle l’actrice de génie,14 maîtresse d’elle-même et en choisissant ses amants comme dans un jeu. Pour Frears, il ne s’agit ni de dire l’Histoire ni de dénoncer la stratégie du libertinage, mais de faire voir comment un personnage évolue dans un décor architectural dont la complexité fait sens.

11À l'inverse, Forman, parlant d’une des séances de « casting » qu’il avait organisée pour son film, concédait avoir fait un « film d’époque », mais en restant loin et même très loin de l’œuvre de Laclos.Le film de Forman, qui prétendait reconstituer l’Histoire, passe finalement l’Histoire sous silence, tandis que celui de Frears, consacré au personnage, à son parcours, à son combat, peut davantage intéresser le spectateur d’aujourd’hui.

12Que se passe-t-il quand le cinéma, chez Forman ou Frears, propose au spectateur de circuler dans une œuvre picturale pour mieux lui faire approcher cet objet insolite qu’est l’œuvre romanesque du XVIIIème siècle ? Cette question sera abordée à travers deux exemples qui présentent des liens entre la peinture et le cinéma, celui de Forman et de Fragonard d’une part et celui de la présence – apparemment étonnante – de Vermeer dans le film de Stephen Frears d’autre part.

L’effet pictural dans le régime de l’image filmique

13Forman affirme s’être « inspiré de Fragonard, surtout pour les intérieurs » dans son film Valmont. Notre question sera tout simplement de savoir comment les intérieurs peints par Fragonard ont inspiré ceux qui ont été filmés par Milos Forman ?

14Afin d'illustrer l’hypothèse selon laquelle Fragonard a bel et bien constitué une source d'inspiration pour Forman dans son film Valmont, nous examinerons deux exemples qui offrent deux espaces contradictoires, l’un ouvert – mais à peine – Le Baiser à la dérobée, et l’autre fermé, Le Verrou.15

15Selon les propos de Forman précédemment cités, mettre l’extrait filmique en relation avec les intérieurs peints par Fragonard ne peut être rendu possible que par ce jeu avec les ouvertures que révèle l’espace intérieur de l’appartement du XVIIIème siècle.

16Le Baiser à la dérobée se présente comme une scène de théâtre mais ouvre sur deux « côtés » conçus comme des coulisses auxquelles le regard d’un spectateur privilégié pourrait avoir accès. Le Verrou est au contraire entièrement clos. Si l’on se réfère à l’épisode du film Valmont, il est composé de deux scènes :

17celle où Mme de Tourvel demande à Valmont de quitter le château de Mme de Rosemonde

18celle où Valmont, après avoir prétexté de lui faire écrire une lettre à Danceny, abuse sexuellement de Cécile.

19Il convient à présent de mettre l’ensemble des deux scènes en regard du célèbre tableau de Fragonard.

20Le Verrou de Fragonard montre ce qui est caché grâce à une juxtaposition de l’avant et de l’après, produisant une métalepse.16 Selon les analyses proposées par Daniel Arasse,17 ce tableau ne peut ouvrir que sur une allégorie sexuelle qui regroupe la pomme du jardin d’Eden, la chaise renversée, le bouquet de fleurs tombé à terre (allégorie familière au XVIIIème siècle comme l’indiquent certaines analyses de Diderot sur Greuze : La cruche renversée, Jeune fille pleurant son oiseau mort par exemple). Il peut également, comme le suggère Daniel Arasse, ouvrir aussi sur un fouillis de draperies et de coussins « où prend figure la pulsion des personnages »,18 où se lit la trace du désordre amoureux, et où se trouve inscrit un corps féminin euphémisé. Ce corps, qui vient de laisser l’empreinte de ses formes, se révèle être, mais trop tardivement, un corps qui cherche à échapper au désir masculin (rappelons que ce tableau a été aussi intitulé Le Viol)19.

21En supposant que le film Valmont est, comme le déclare Milos Forman, inspiré par les tableaux d’intérieur de Fragonard, je me suis intéressé à la séquence où Mme de Tourvel cherche à fuir, faute de ne pouvoir résister plus longtemps à l’attrait que Valmont exerce sur elle. Même s'il n'est pas nécessaire d'établir une comparaison entre Le Verrou de Fragonard et cette scène, force est de reconnaître que Forman a puisé dans l’imaginaire que lui proposait l’œuvre de Fragonard et en particulier la part allégorique qu’elle contient. L’ensemble de la séquence se déroule à la nuit tombée. Tandis que Cécile s’enferme dans sa chambre et, attendant la venue de Valmont, s’installe naïvement à son écritoire pour commencer sa lettre à Danceny, Mme de Tourvel, après avoir suivi Valmont et pénétré dans sa chambre, se trouve doublement prisonnière : de l’espace de la chambre, mais aussi de l’aveu implicite qu’elle vient de faire malgré elle à Valmont en le priant de partir. Au moment où, bouleversée, suffoquée par ses larmes, elle s’enfuit en retournant à sa propre chambre, la caméra en mouvement s’arrête en très gros plan sur la porte violemment refermée et plus exactement sur le verrou qui la ferme. Obsédé par Mme de Tourvel, Valmont se rend alors dans la chambre de Cécile pour lui dicter une lettre adressée à Danceny et commence malencontreusement par « Chère Madame ». Le « viol » de Cécile devient alors l’expression de la passion amoureuse qui aurait dû s’adresser à Mme de Tourvel. Forman semble donc avoir plus ou moins consciemment transposé la peinture de Fragonard, en prenant d’elle « ce que l’œuvre révèle mais n’affiche pas [...] que le peintre ne pouvait pas décemment représenter ».20

22De la même façon que le tableau de Fragonard propose un montage qui permet au spectateur d’associer par l’imagination deux moments successifs en les assimilant aux deux parties séparées spatialement (la droite du tableau et sa partie gauche), Forman se sert du montage de deux scènes séparées chronologiquement dans le même lieu (le château de Mme de Rosemonde), faisant glisser une scène sur une autre pour mieux indiquer que la pulsion qui entraine Valmont vers la prude Tourvel se trouve déviée sur Cécile.

23La peinture de Fragonard a donc inspiré certaines scènes tournées par Forman sans qu’on puisse pour autant qualifier ces scènes de « tableaux vivants ». En revanche, la volonté de Forman de faire un film librement adapté des Liaisons l’amène à modifier une scène inspirée du Verrou en l’interprétant de façon à nier l’idée même de piège (le verrou ne se referme pas).

24« L’amour de Mme de Tourvel n’est nullement étranger à la composition du livre dont il ordonne la perspective à la manière d’un horizon. »21 Le film de Stephen Frears prétend également inscrire cet ordre perspectif de manière sous-jacente en s’aidant d’une peinture « citée » dans le film. Mais Frears ne fait pas appel à un tableau du XVIIIème siècle, il invite singulièrement à représenter la scène à travers un tableau de 1667 : il s'agit du tableau e Vermeer intitulé Dame écrivant une lettre et sa servante, qui sert ici de modèle. Mme de Tourvel écrit à Valmont qu’elle accepte de le recevoir (elle a cédé à son confesseur qui lui même a cédé aux prières de Valmont). La présence implicite, dans le film, de la toile de Vermeer muée en « tableau vivant », est différente de ces « effets miroir » qui permettent selon Raymond Bellour d’établir une relation assurée entre le film et le tableau par exemple dans La Belle noiseuse de Rivette ou Van Gogh de Pialat. Nous retiendrons cependant cette remarque de Bellour selon laquelle « l’image-cinéma a toujours eu une ennemie intime […] : l’image dessinée ou l’image construite »,22 car il n’est pas inutile de voir quelle(s) conséquence(s) entraine la présence discrète de cette « image construite » qui, une fois révélée s’impose. Il est nécessaire auparavant de la tirer de son « bain » narratif.

25André Bazin avait ainsi rappelé de ne pas oublier que le cadre du tableau disparaît au moment où la projection cinématographique prend le relais de la « monstration » picturale. Ce transfert, de la toile figée à l’écran toujours mouvant, permet de créer une fluidité entre les espaces : C'est, dit Bazin, « en dénaturant l’œuvre, en brisant ses cadres, en s’attaquant à son essence même que le film la contraint à révéler certaines de ses virtualités secrètes ».23 Pour Bazin, le tableau oblige, par le cadre qui le borde, à une lecture centripète alors que l’image cinématographique est centrifuge, et ce qu’on nomme, par un excès de vocabulaire technique, le « cadre » au cinéma n’est en réalité qu’un « cache » qui occulte la portion de réalité extérieure, toujours contiguë à ce qui est montré et que le spectateur doit nécessairement imaginer.24

26Dans le tableau de Vermeer,25 une servante attend que sa maîtresse ait fini d’écrire sa lettre. A l’arrière plan figure un tableau qui semble être une pastorale d’inspiration mythologique, mais cette image intemporelle n’intéresse nullement la servante qui cherche à voir, à travers la fenêtre vers laquelle elle est tournée, des évènements extérieurs et bien actuels : le monde et la culture de sa maîtresse paraissent étrangers à ses préoccupations. Peut-être Vermeer partage-t-il le point de vue de la servante puisque le tableau venu d’un incompréhensible passé mythologique, est plongé dans l’ombre alors que, venue du présent, la lumière du monde extérieur éclaire toute la scène. Comme il arrive fréquemment chez Vermeer, qui a peint quelques scènes de ce genre, la maîtresse de maison est tout entière absorbée par la lettre sur laquelle son visage est penché. Qu’en est-il de la scène filmique26 correspondant à cette toile du XVIIème siècle ?

27Outre le cadrage pratiquement identique, plusieurs éléments sont comparables ; le déshabillé de Mme de Tourvel équivaut à celui de la jeune femme du XVIIème siècle (bonnet, par exemple), la disposition sur la table des instruments destinés à l’écriture est sensiblement la même, le comportement de Julie (bras croisés) semble calqué sur celui de la servante qui, chez Vermeer, attendait de porter la lettre écrite à son destinataire.

28Dans le tableau de Vermeer on peut retenir l’indice supplémentaire de la lettre froissée à terre qui tend à suggérer l’importance du message au regard de l’épistolière et peut-être sa fébrilité. Dans le film, la scène mythologique a laissé place à un portrait austère, la lumière vient de la droite de la scène et non de sa gauche,

29Si ces détails sont presque identiques, ce « presque » n’est certainement pas sans raison. Ces différences ne ressortissent pas de la scène mais de la connaissance que peut avoir le spectateur des événements antérieurs : ils pèsent dans la lecture de ce plan unique et l’informent. Le spectateur peut mettre un nom sur le destinataire : Valmont. L’information est fournie grâce à ce qu’on peut nommer l’au-delà du photogramme, ce qui constitue la seule vraie différence. On conviendra néanmoins que cette différence – essentielle – se rattache fortement à celle qui existe entre la lecture centripète de la toile et la lecture centrifuge, pour parler comme André Bazin, qui s’applique au film.

30On peut en conclure qu'il s'agit d'une scène modèle car, malgré l’absence de véritable action, tout bascule à partir de là : ce point de rupture repose sur une lettre (ou plutôt un simple billet) que l’on peut considérer comme le moment fatal où la destinée de Tourvel se noue à celle de Valmont. La toile de Vermeer est une « image construite » comme le dit Bellour, image déjà construite que le film reproduit à la façon d’une mimésis seconde, comme si la toile de Vermeer proposait un synopsis suivi scrupuleusement par Stephen Frears. Cette « image construite » renvoie à la construction du film même dont elle exprime le besoin de symétrie et connote la rigueur. Tout comme dans une peinture, Frears a choisi d’enfermer son personnage dans plusieurs cadres qui sont formés très exactement par le décor que constituent le mobilier et la lumière. Les deux montants des chambranles des portes situées de chaque côté encadrent la présidente, la table où elle écrit soulignant d’un trait rectiligne la base de l’écran. En outre, l’ombre projetée de la croisée par où arrive une lumière vespérale (ou matinale ?) dessine sur le mur un deuxième cadre. Enfin, le tondo27 suspendu au mur du fond et dans lequel s’inscrit le visage de Mme de Tourvel offre un cadrage supplémentaire.28 Il serait intéressant de voir comment s’exprime, tout au long du film, la rigueur qui se trouve comme appliquée dans cette scène figée et où se projette la lecture personnelle et intime que Frears a pu faire du roman de Laclos en allant puiser dans une culture spécifique.

31En conclusion, si Forman s’inspire du Verrou de Fragonard, c’est pour montrer le contraire d’un enfermement, tandis que la lettre de Vermeer rappelle combien Stephen Frears a construit son film sur la clôture, sur la fermeture du cadre ; et cet emprunt à la peinture pourrait bien être une manière de figurer le destin tragique de Mme de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses.

La présence d’une lecture personnelle traduite par la musique, « la lecture du dedans »

32En distribuant les rôles dans Les Liaisons dangereuses, la « fabula » comporte un personnage essentiel, Danceny, maître de musique de Cécile. Cette situation fait de la musique un ressort dramatique. Par ailleurs, dans la correspondance des libertins, l’Opéra est cité plusieurs fois comme un lieu de sociabilité. Mais la musique, bien loin d’être une « illustration musicale » (« musique de fosse »29 dans la terminologie de Michel Chion), participe effectivement, dans l'adaptation, de la circulation des arts et de ce que la scène filmique peut contenir de spectaculaire.

33La musique est présente sous de nombreuses formes dans le film de Forman, mais il est plus souvent question des musiciens que de musique. Un bref examen des modes d'occurrence de la musique révèle qu’elle est le plus souvent destinée à créer une « atmosphère XVIIIème ». Ainsi, chez Forman les images s’agrémentent de musique.

34Dans le film de Stephen Frears, des extraits empruntés à la musique du XVIIIème siècle se trouve mêlés à la musique de John Fenton. Ces extraits sont surtout empruntés à l’Opéra (Glück, Iphigénie en Tauride, 1779, Haendel, Xerxès, 1738, l’aria « Ombra mai fu », « Jamais l’ombre / d’aucun arbre ne fut / plus chère, ni plus aimable, / ni plus douce ! »). On rencontre même un emprunt à Beethoven sa Symphonie pastorale (chant du coucou).

35Du point de vue des arts en circulation, il serait plus intéressant de parler d’effet scopique en relation avec la musique. En effet, même s’il faut inévitablement évoquer l'art musical, il faut surtout souligner le double statut de l’opéra, art dont on jouit en l’écoutant, en le regardant mais aussi en détournant son regard du spectacle pour le porter sur les spectateurs. Au moment où elle assiste à la représentation de l’opéra de Glück, Mme de Merteuil jouit totalement du spectacle : du chant et de la mise en scène, mais aussi des spectateurs en se rapprochant de la scène grâce à sa lorgnette de théâtre qui fait office de caméra (procédé qui permet à Frears de rester dans le type de plans rapprochés qu’il affectionne dans ce film) puis, en circulant parmi les spectateurs qu’elle peut identifier, reconnaître et où elle peut choisir une proie potentielle (en l’occurrence Danceny). On retrouve ce même effet scopique lors de la séquence30 où Mme de Rosemonde donne un spectacle privé dans son château ; au cours de cette séquence (qui semble être une variante de celle évoquée précédemment), on peut remarquer que le jeu des regards relève d’une composition contrapunctique très fortement inspirée par l’art musical. Le chant du castrat (interprété par Paulo Abel Do Nascimiento) forme le décor sonore sur lequel se joue un échange de regards entre Valmont et Tourvel, échange muet auquel est contrainte d’assister Mme de Merteuil pour sa plus grande humiliation, puisqu’elle prend alors conscience qu’elle a été détrônée par Mme de Tourvel et qu’elle ne tiendra plus désormais la place de favorite qu’elle occupait naguère auprès de Valmont.

36On peut ainsi affirmer que la « lecture intérieure » des Liaisons dangereuses passe par la projection de visions sonores et visuelles différentes chez Forman et chez Frears. Tandis que le premier recourt aux œuvres du XVIIIème siècle à des fins d'illustration (pour ce qui est de la musique tout au moins), le second opère toute une reconfiguration du récit de Laclos à partir d’un goût personnel qui le porte vers l’opéra : la scène avec le castrat est une totale invention de Stephen Frears et le fait que toute la scène repose sur cette aria paraît significatif de la manière dont la musique se diffuse dans l'ensemble du film. Chez Frears, la musique semble faire advenir les images.

Conclusion

37On a confondu, je crois, le réalisme cinématographique avec sa capacité de captation du réel. Barthes disait, « je ne puis jamais voir ou revoir dans un film des acteurs dont je sais qu’ils sont morts, sans une sorte de mélancolie : la mélancolie même de la Photographie ».31 Or le cinéaste joue avec l’image en se jouant du réel pour notre plus grand bonheur (Georges Méliès ou Tim Burton en sont de bons exemples) et bien entendu l’image numérique va dans ce sens « en l’éloignant du perçu, elle rend l’image perfectible et paramétrable à l’infini ».32 En s’éloignant du perçu pour atteindre le visible, le cinéaste rejoint le peintre et pourrait partager le point de vue de Giacometti : « ce qui m’intéresse dans toutes les peintures, disait-il, c’est la ressemblance, c’est-à-dire ce qui est pour moi33 la ressemblance : ce qui me fait découvrir un peu le monde extérieur ».34 C'est pourquoi l'ouvrage de Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'Esprit35, pourrait bien être une référence obligée pour compléter cette étude. Citant Cézanne, Merleau-Ponty rappelle avec lui que « "la nature est à 1’intérieur" » et qu’une fois peint, ajoute-t-il, « le tableau offre […] au regard […] les traces de la vision du dedans, […] la texture imaginaire du réel ».36 En adaptant la formule de Paul Cézanne, il faudrait donc dire qu’un cinéaste qui adapte un roman projette dans son œuvre filmique « sa lecture intérieure » et que, pour reprendre cette fois la formule de Merleau-Ponty, le film offre au regard du spectateur les traces d’une « lecture du dedans ». La présence d’œuvres picturales et musicales dans le film adapté d’une œuvre romanesque est l’extériorisation de cette « lecture du dedans ». Cette dernière semble faire émerger et cristalliser autour de tel ou tel passage du texte romanesque une œuvre picturale ou musicale qui appartenait à la « médiathèque intérieure » dont disposait l’auteur du film, « lieu d’affrontement et d’éléments préconstruits » faisant surgir des latences soudain « étoffées par le matériau culturel propre au cinéaste ».37 C’est l'un des éléments explicatifs sur lequel j’ai tenté de m’appuyer ici pour évoquer la circulation entre les arts au sein du film.