Colloques en ligne

Sylvain VENAYRE (université Paris I)

Les figures du voyageur dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand

1 L’idée générale qui domine, concernant l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, publié en 1811, est que celui-ci constitue une rupture dans l’histoire du récit de voyage, pour la raison principale que l’auteur y a introduit, d’une façon inouïe jusque-là, la personnalité du voyageur1. Avant l’Itinéraire, en quelque sorte, le récit du voyage était centré sur les connaissances qu’à des titres divers on pouvait rapporter du voyage ; après l’Itinéraire, la subjectivité du voyageur l’emporterait sur l’objectivité du savoir, ce qui ferait du texte de Chateaubriand le premier des grands récits de voyage du XIXe siècle, avant ceux de Lamartine, Dumas, Hugo, Stendhal, Sand, Gautier, Nerval, Flaubert et tant d’autres. Bien sûr, on a déjà souvent noté que l’Itinéraire n’apparaissait pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein et que son avènement avait été préparé, depuis la fin du XVIIIe siècle, par une évolution lente des récits de voyage, qu’il s’agisse, à l’étranger, de ceux de Sterne ou de Goethe ou, en France, de ceux de Bernardin de Saint-Pierre ou des récits de voyage dans les Pyrénées, par exemple2. Néanmoins, la place éminente de Chateaubriand dans les lettres françaises, et ce dès le vivant de son auteur, incite à considérer la date de parution de l’Itinéraire comme une de ces bornes chronologiques commodes aux historiens, de celles qui leur permettent d’identifier des périodes paradigmatiques. La période s’ouvrant en 1811 serait ainsi celle du récit de voyage romantique, définie tout à la fois par le caractère « littéraire » du texte – avec toutes les ambiguïtés d’une telle notion à une époque où la science et la littérature sont encore étroitement mêlées3 – et par l’assomption du moi du voyageur dans le récit de son voyage.

2 Disons-le d’emblée : je ne vois pas de raison majeure de contredire ce schéma, à condition de conserver à l’esprit qu’il ne s’agit que d’un schéma, contestable par le détail, certes, mais vrai par sa généralité, laquelle a l’avantage d’introduire un peu de clarté dans les ténèbres du passé. Autant dire, donc, que ma communication ne sera pas révolutionnaire. Au contraire, j’y conforterai probablement une idée reçue. Je voudrais seulement le faire à partir d’un point de vue peut-être original, qui est celui de l’histoire des figures du voyageur.

3 Avant d’en venir à ces figures, je voudrais dire un mot de ces professions que Jean-Jacques Rousseau identifiait, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, comme les quatre seules sortes de « voyageurs de long cours » au milieu du XVIIIe siècle, à savoir les soldats, les missionnaires, les marchands et les marins4. Au cours de son voyage, Chateaubriand ne peut manquer de les rencontrer et cette rencontre, le plus souvent, est signalée par un processus d’identification de l’auteur avec ce type de voyageur.

4 Il en va ainsi du soldat, dont Chateaubriand parle souvent, dans une célébration tout à la fois du métier et des armes et du voyage. La figure tutélaire est ici probablement Alexandre le Grand, que Chateaubriand désigne, de façon très explicite, comme un « voyageur armé qui devait visiter tous les peuples de la terre »5. Dans le cadre du voyage en Terre-Sainte, cela dit, Chateaubriand exalte plus particulièrement les Croisés, mais aussi les soldats de l’expédition d’Egypte et de la bataille d’Aboukir6. Loin de ne constituer qu’une figure qui lui serait étrangère, le soldat est en fait souvent rapporté au propre passé de Chateaubriand, à cette carrière voyageuse qu’il aurait parcourue, dit-il, « sans gloire, mais non sans honneur », dans les rangs des armées nomades de l’Emigration7.

5 Après le soldat, le missionnaire. Chateaubriand l’exalte à de multiples reprises dans l’Itinéraire, après l’avoir déjà fait, quelques années plus tôt, dans le Génie du christianisme – même s’il présente ses excuses pour ne pas l’avoir assez fait et, plus précisément, pour avoir oublié de célébrer les missions d’Athènes8. À plusieurs reprises, Chateaubriand rapporte très directement à l’univers du voyage ces « touchantes institutions chrétiennes, par qui le voyageur trouve des amis et des secours dans les pays les plus barbares »9 : « Aucun voyageur n’avait quitté ses foyers pour visiter le Parthénon, que déjà des religieux exilés sur ces ruines fameuses, nouveaux dieux hospitaliers, attendaient l’antiquaire et l’artiste. »10 Évidemment, il est difficile pour Chateaubriand de s’identifier trop directement aux missionnaires ; il n’en procède pas moins à un étroit rapprochement entre eux et lui lorsque, à Jérusalem, il est décoré par ceux qui gardent le tombeau du Christ de l’ordre rare du Saint-Sépulcre11.

6 Troisième profession voyageuse identifiée par Rousseau : le marchand. Chateaubriand dans l’Itinéraire n’en croise presque pas, sinon à Smyrne12. Mais la figure est quand même présente. Ainsi, lorsque Chateaubriand rencontre le chef de la loi, à Misitra, il indique que celui-ci « voulut savoir pourquoi je voyageais, puisque je n’étais ni marchand, ni médecin »13. Le rapprochement est d’ailleurs intéressant, dans la mesure où, si Chateaubriand n’apparaît jamais, dans l’Itinéraire, comme un marchand, il passe à plusieurs reprises pour un médecin, se soignant lui-même à l’aide d’une « triple dose de quinquina », par exemple, ayant « toujours été persuadé que les médecins français administrent ce remède avec trop de précaution et de timidité »14 – et surtout soignant les sauvages quand ceux-ci le lui réclament, dans la mesure où « les Grecs ainsi que les Turcs supposent que tous les Francs ont des connaissances en médecine […] les sauvages en Amérique ont le même usage. Je crois que la religion et l’humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu’on attend de lui : un air d’assurance, des paroles de consolation, peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant ». Et Chateaubriand, ceci posé, de soigner une jeune fille « attaquée d’une fièvre putride », grâce à « du camphre pour la peste », un régime à base de raisin et des prières15. Une scène où l’on voit émerger, d’ailleurs, ce qui sera un des grands lieux communs des récits de voyage hors d’Europe du XIXe siècle : la mise en scène de la supériorité de l’homme blanc du fait de ses connaissances médicales.

7 Dernier des quatre « voyageurs de long cours » : le marin. Chateaubriand, évidemment, en croise beaucoup dans son périple tout autour de la Méditerranée. Lui-même endosse d’ailleurs volontiers l’habit du navigateur. C’est par exemple un matelot qui, sur l’Adriatique, le voit se promener sur le gaillard d’arrière du bateau avec un carnet à la main et qui le prend inévitablement « pour quelque officier de la marine française »16. C’est, plus nettement encore, au sortir de Rhodes, alors que l’équipage est incapable de trouver sa route, et demandant son avis à Chateaubriand, « car dans les cas un peu difficiles les Grecs et les Turcs ont toujours recours aux Francs »17, celui-ci leur conseillant de cingler à l’est et sauvant ainsi le navire.

8 Mais le discours de Chateaubriand sur le marin ne s’arrête pas là : il fait de la vie de celui-ci une véritable métaphore du voyage ; et cela nous introduit à un deuxième point que je voudrais souligner avant d’en venir à l’analyse des figures du voyageur. Lisons-le : « Il y a dans la vie du marin quelque chose d’aventureux qui nous plaît et nous attache. […] Il est lui-même, dans ses destinées, l’image de l’homme ici-bas : toujours se promettant de rester au port, et toujours déployant ses voiles ; cherchant des îles enchantées où il n’arrive presque jamais, et dans lesquelles il s’ennuie s’il y touche ; ne parlant que de repos, et n’aimant que les tempêtes ; périssant au milieu d’un naufrage, ou mourant vieux nocher sur la rive, inconnu des jeunes navigateurs dont il regrette de ne pouvoir suivre le vaisseau. »18

9Cette idée qu’il existe des destinées, comme celle du marin, qui, du fait même qu’elles sont tout entières gouvernées par le voyage, sont métaphoriques de l’existence humaine, est volontiers développée par Chateaubriand. On la retrouve dans ses multiples notations concernant les oiseaux, à commencer par les hirondelles : « je me rappelle que dans mon enfance je passais des heures entières, à voir, avec je ne sais quel plaisir triste, voltiger les hirondelles en automne ; un secret instinct me disait que je serai voyageur comme ces oiseaux »19. Comme René, à qui il prête exactement la même formule, le Chateaubriand de l’Itinéraire se reconnaît dans la figure de celui qui voyage par instinct. Et il faudrait, pour être complet sur les oiseaux – les hirondelles, mais aussi les cigognes, dont il parle ailleurs – évoquer un autre aspect de la question : l’immuabilité des voyages des oiseaux, que Chateaubriand oppose à plusieurs reprises à la fugacité du voyage humain20.

10Au fond, tout cela vise à faire de l’homme, selon l’ancienne rhétorique chrétienne du « passage » (la vie n’est qu’un passage), que Chateaubriand transforme en un discours sur le « voyage », tout cela, donc, vise à faire de l’homme un voyageur tout au long de sa vie, voyageur en attente du retour au Paradis Perdu, selon une logique que l’on retrouvera ensuite au XIXe siècle, chez un Quinet, par exemple21. Ce n’est pas anecdotique et cela permet aussi de comprendre pourquoi Chateaubriand invite son lecteur, à deux reprises, à considérer son récit de voyage comme les Mémoires d’une année de sa vie22 – certes comme le veut la vulgate que j’évoquai en introduction, parce que son récit de voyage met le moi de l’auteur en son centre, mais aussi parce que la vie n’est de toute façon qu’un voyage et le voyage, dans ces conditions, rien d’autre qu’une partie, mais une partie entière, complète, de la vie. En Égypte, Chateaubriand écrit à propos des lieux de l’Amérique du Nord : « Lorsque je les visitai, j’étais dans une situation d’âme bien différente de celle où je me trouvais en contemplant les mausolées des Pharaons : je commençais alors le voyage, et maintenant je le finis. »23 On ne saurait mieux dire que la pratique du voyage elle-même s’identifie au cours de la vie, qu’elle le manifeste tout autant qu’elle le représente – que le voyage est, pour ainsi dire, le phénomène de la vie.

11Venons-en maintenant au cœur du propos – aux figures du voyageur que Chateaubriand convoque pour définir son identité, indépendamment des grandes catégories de voyageurs dont j’ai parlé au début, et indépendamment de cette conception de la vie comme voyage que je viens d’évoquer.

12 Rappelons-le : l’idée de voyager pour voyager, telle qu’on l’entrevoit dans la conception de la vie comme voyage à l’œuvre chez Chateaubriand, n’est pas légitime avant le XIXe siècle. Jusque-là, toute une éthique du voyage, perceptible notamment dans les arts apodémiques qui se sont multipliés depuis la Renaissance, définit le voyage, d’abord, par son but24. Selon cette logique, un déplacement sans objet n’a pas de sens – ou, pour le dire autrement, l’errance est une erreur, ce qu’indique déjà l’étymologie. Le voyage doit être moral et, pour cela, il doit poursuivre un but, qui explique que toute la vérité du voyage tienne dans son dernier jour, dans le moment du retour, lorsque le voyageur peut faire la somme de  tout ce que son voyage lui a apporté et mettre cette somme au service du cours régulier de sa vie. Or, dès lors qu’on ne s’intéresse plus aux seuls marins, soldats, marchands et missionnaires chers à Rousseau, ces buts du voyage se réduisent à quelques figures que je voudrais étudier successivement.

13 La première est celle du voyage de santé. Il est légitime de voyager – même pour les femmes, c’est dire la force de cette légitimité – dès lors que l’on voyage dans un but de guérison, en direction des sources d’eaux minérales, par exemple, ou, depuis le milieu du XVIIIe siècle en Angleterre, en direction des bains de mer ; et en attendant l’engouement pour la pratique consistant à passer l’hiver dans le Midi, le « changement d’air » étant vivement conseillé par des médecins soumis à l’influence de la doctrine néo-hippocratique, revivifiée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle25. Mais les lieux de ce type de voyage ne sont pas ceux de l’Itinéraire et Chateaubriand voyageur ne répond pas, inutile de s’attarder sur ce point, aux critères du voyage de santé. Au contraire, son voyage est bien davantage cause de maladie que moyen de guérison, et d’ailleurs Chateaubriand souligne volontiers qu’il a contracté la fièvre en Grèce, à Lerne, et que celle-ci ne l’a abandonné qu’en Égypte, après avoir causé plusieurs crises graves qui ont failli le faire renoncer à son voyage, sinon pire26.

14 La seconde figure légitime du voyage à l’époque est celle du voyage d’étude et, ici, Chateaubriand y est sensible, qui explique dès le début de l’Itinéraire qu’« un voyage en Orient complétait le cercle des études que je m’étais toujours promis d’achever »27. Un certain nombre des références littéraires de l’ouvrage, d’ailleurs, renvoie à cette tradition pédagogique renforcée au XVIIIe siècle, par laquelle les éducateurs utilisaient le thème du voyage pour faire venir les enfants aux connaissances : Chateaubriand cite Ulysse, évidemment, si présent dans les humanités de l’époque, mais aussi Robinson Crusoé, qu’il qualifie de « fameux voyageur » et le Voyage du jeune Anacharsis, que l’abbé Barthélémy avait publié en 178828. Surtout, Chateaubriand se situe dans une tradition d’étude plus précise encore : celle qui, depuis longtemps, envoyait les jeunes artistes français en Italie et pour laquelle Colbert avait institué, à la fin du XVIIe siècle, l’Académie de France à Rome. De fait, le but du voyage de Chateaubriand est bien, d’après son auteur, celui d’aller « chercher des images ; voilà tout »29, de la même façon que les étudiants des Beaux-Arts allaient alors chercher des images en Italie. Mais derrière l’équivalence se cache une double originalité, qui n’est pas mince : d’une part, Chateaubriand, précisément, ne va pas chercher ses images en Italie, mais en Orient ; d’autre part, il n’est pas un praticien des Beaux-Arts, mais, comme il l’écrit lui-même, un poète, effectuant de ce fait, non un voyage d’artiste en Italie, mais un « voyage de poète » en Orient.

15 Ce double déplacement, géographique et artistique, est essentiel et il pourrait expliquer, à lui seul, l’originalité du livre de Chateaubriand. Pourtant, le modèle qui pèse le plus lourd sur Chateaubriand au moment où celui-ci rédige son livre n’est pas celui du voyage d’étude, mais celui d’un troisième type de voyage légitime au début du XIXe siècle : celui du voyage savant, effectué dans le seul but de rapporter des connaissances scientifiques neuves30. Ainsi, un « Voyage », dans le texte de Chateaubriand, c’est d’abord un récit de voyage savant31 et un « voyageur », c’est d’abord un savant32 – qui d’ailleurs peut lui-même devenir, selon une logique métonymique courante à l’époque, son propre livre. Chateaubriand écrit ainsi souvent : « on lit dans ce voyageur » – pour désigner, bien sûr, le livre de ce voyageur, qui est toujours un voyageur savant33. Les admirations de Chateaubriand sont de ce point de vue celles de son époque, à commencer par Volney, dont le récit était alors jugé d’autant plus scientifique que Volney, on le sait, n’avait pas écrit un itinéraire, mais avait recomposé l’ensemble de ses notes pour produire une sorte de gigantesque dissertation sur l’Égypte et la Syrie34. On retrouve aussi chez Chateaubriand tous les réflexes des voyageurs savants, qu’il s’agisse des références aux meilleurs auteurs – ceux qui ont voyagé en Orient, bien sûr, mais aussi l’Abrégé de l’Histoire générale des voyages de La Harpe, le Précis de la Géographie universelle de Malte-Brun ou, dans le domaine de l’histoire naturelle, la figure de Linné et, dans le domaine de la science de l’Antiquité, l’Académie des Inscriptions, dont Chateaubriand laisse entendre, à deux reprises, qu’elle constitue pour lui un modèle scientifique absolu35. Tout au plus, une certaine aménité pour Savary, lequel constituait à l’époque une sorte d’anti-Volney, pourrait éloigner Chateaubriand des sentiments partagés par son époque, mais si Chateaubriand défend Savary, il le fait finalement au nom de critères qui relèvent bien de la vérité scientifique : « Savary a un peu exagéré les agréments de ce lieu : cependant il n’a pas menti autant qu’on l’a voulu faire croire. Le pathos de ses descriptions a nui à son autorité comme voyageur ; mais c’est justice de dire que la vérité manque plus à son style qu’à son récit. »36

16 Par ailleurs, on retrouve chez Chateaubriand le refus théorique de parler d’un lieu qui a déjà été décrit par un voyageur savant, au motif que cela n’est plus à faire, et la proclamation que le premier devoir du voyageur est de dire la vérité sur ce qu’il a vu, d’être, comme il le dit, « une espèce d’historien »37, d’être, donc « comme le docteur Chandler : je déteste les descriptions qui manquent de vérité »38. Du même coup, Chateaubriand insiste sur son refus de faire « un Voyage avec des Voyages »39 et célèbre ce qui lui semble être ses propres découvertes – démarche savante, donc, encore renforcée, à l’occasion des rééditions de son texte, par les précisions, en notes ou en annexes, sur les erreurs qu’il a pu commettre et les causes de ces erreurs40. Quant aux objets de son étude, principalement centrés sur la géographie et l’histoire de l’antiquité, ils s’étendent aussi à la physique et à la botanique, selon une conception encyclopédique de la science qui n’a pas encore vraiment, dans le cas de Chateaubriand, fait place à cette spécialisation des savoirs qui était pourtant en cours de son temps. Chateaubriand pense ainsi faire œuvre d’« antiquaire » comme de « naturaliste »41. La seule science qui ne l’intéresse pas, finalement, c’est celle qui passionnait à peu près à la même époque la Société des Observateurs de l’Homme (1799-1804) : l’étude des hommes eux-mêmes, l’anthropologie42. Et on a déjà souvent souligné l’étonnant mépris de Chateaubriand par rapport à cet objet : « je voyageais pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts » ; ou encore « avant de parler de Carthage, qui est ici le seul objet intéressant, il faut commencer par nous débarrasser de Tunis », etc43.

17 Le modèle du voyage savant est donc extrêmement prégnant, et pourtant par rapport à lui, Chateaubriand multiplie les dénégations : « je ne marche point sur les traces des Chardin, des Tavernier, des Chandler, des Mungo Park, des Humboldt », écrit-il dans la préface à la première édition44, se qualifiant même, dans la préface à la troisième, de « chétif voyageur »45 – entendons : chétif savant. Une prétention démesurée à la modestie parcourt ainsi le livre, dont il n’est pas nécessaire de souligner l’ambiguïté constitutive, qui nous montre surtout les efforts faits par l’auteur pour se couvrir du manteau de gloire qui recouvre les épaules, depuis les années 1770 au moins, des voyageurs savants. Révélatrice de cette ambiguïté, par exemple, cette notation, lorsqu’il affirme avoir retrouvé les ruines de Sparte : « un simple pêcheur, par naufrage ou par aventure, détermine souvent la position de quelques écueils qui avaient échappé aux soins des pilotes les plus habiles »46. Ici, sous le couvert de la modestie, Chateaubriand reprend en fait à son compte le mépris des institutions savantes pour les voyageurs, dont tout un corpus d’instructions, depuis le milieu du XVIIIe siècle au moins et les célèbres instructio peregrinatoris de Linné (en fait, un de ses étudiants, en 1759), tente de guider les voyageurs dans leurs démarches et leurs collectes, afin que les authentiques savants, restés dans les capitales européennes, puissent, à leur retour, travailler efficacement, à partir de leurs données, à produire de la connaissance scientifique47. Reprenant à son compte cette position, Chateaubriand, tout en faisant mine de se discréditer, affirme en fait son accord avec un discours émanant des plus hautes autorités scientifiques – tout en n’invalidant pas, au contraire, ce qui lui semble être sa propre découverte. L’ambiguïté constitutive du discours est encore davantage perceptible, lorsqu’il écrit, après avoir vu Jérusalem : « Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des Croisés et des pèlerins, à la première vue de Jérusalem. Je puis assurer que quiconque a eu comme moi la patience de lire à peu près deux cents relations modernes de la Terre-Sainte, les compilations rabbiniques, et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. »48 Cette fois, c’est bien la supériorité du voyageur sur le savant sédentaire qui est nettement affirmée. Ainsi le texte de l’Itinéraire est-il profondément travaillé par un débat scientifique majeur du tournant des XVIIIe et XIXe siècles, concernant le lieu où se fait la science, dont il présente les deux aspects, sans prendre de positions réellement contradictoires mais en exprimant l’idée que, par le simple fait qu’il connaît les termes du débat, le voyageur de l’Itinéraire fait partie du monde savant. Rappelons que Chateaubriand sera, en 1824, le troisième président – titre honoraire donné pour un an – de la Société de géographie de Paris49 et que son premier biographe, Scipion Marin, le présentera en 1832 tout autant comme un « voyageur », c’est-à-dire un savant, que comme un « poète » et un « homme d’Etat »50.

18 Quatrième et dernière figure légitime du voyage à l’époque de Chateaubriand : celle du pèlerin. Le récit de voyage à Jérusalem, bien sûr, la met en son centre, même si le modèle, en l’occurrence, semble peser beaucoup moins sur Chateaubriand51. L’ambiguïté ici ne réside pas dans les modalités de la narration elle-même, dans la mesure où l’Itinéraire ne se donne presque jamais à comparer aux récits de pèlerinages, comme il se compare aux récits de voyages savants. Elle gît dans la définition même du pèlerinage. Chateaubriand a beau écrire « Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin »52, il a beau consacrer la partie la plus volumineuse de son livre à Jérusalem et multiplier les références à ces anciens pèlerins dont il se proclame le successeur, la différence entre eux et lui est criante. Elle apparaît très clairement lors du départ de Tunis, lorsqu’il écrit qu’il est heureux de finir au tombeau de saint Louis « ce long pèlerinage aux tombeaux des grands hommes »53. Le Saint-Sépulcre n’est donc pas, aux yeux de Chateaubriand, le seul objet digne d’un pèlerinage. À Jérusalem même, l’auteur indique à de multiples reprises qu’il est pèlerin au tombeau du Christ, certes, mais aussi au tombeau des grands Croisés, de même qu’il est pèlerin au tombeau tunisien de saint Louis et, peut-être plus encore, en Grèce. C’est ici qu’il faut faire intervenir une identité fondamentale pour comprendre le voyageur qu’est Chateaubriand dans l’Itinéraire : l’identité de Français, pour des raisons notamment politiques qui tiennent aux conséquences de la Révolution et de l’Empire54. Car, ce que Chateaubriand retrouve, chez Godefroy de Bouillon et saint Louis, ce sont les origines de la France. Plus remarquable encore, ce sont aussi les origines de la France qu’il retrouve en Grèce. Ainsi, constatant avec bonheur la présence d’un magasin français au Pirée, il écrit : « ainsi il n’y a pas bien longtemps que les Athéniens étaient représentés, au Pirée, par le peuple qui leur ressemble le plus »55. Il est bien clair que, de la même façon que le pèlerinage aux Lieux-Saints, depuis le Moyen-Age, représente en théorie un voyage retour en direction de l’origine56 (ce qui était manifesté, sur les mappemondes en TO des XIIe et XIIIe siècles, par la présence de Jérusalem au centre du monde), le pèlerinage au tombeau de saint Louis, à celui de Godefroy de Bouillon, mais surtout en Grèce, correspond à un retour aux origines de la France elle-même. Dans ce déplacement de la notion de pèlerinage, très éloignée de celle représentée par la figure tutélaire des « anciens pèlerins », se trouve en germe la définition nouvelle du pèlerin comme un homme en voyage en direction du lieu dont il a décidé, de façon très individuelle, qu’il était celui de ses origines (et on doit d’ailleurs prendre au sérieux, de ce point de vue, l’image par laquelle Chateaubriand affirme être parti en Grèce « chercher les Muses dans leur patrie »57, car la Grèce est aussi pour lui la terre d’origine de son identité – de « poète » cette fois). On peut ainsi considérer l’Itinéraire comme une des premières manifestations de ce processus de laïcisation du pèlerinage qui conduira les gens du XIXe siècle à voyager en direction de ces « lieux où soufflent l’esprit » dont parlera Barrès58, à commencer par les tombeaux des grands écrivains, vers lesquels voyageront en procession tous ceux qui considèreront l’œuvre de tel auteur comme le lieu d’origine de leur propre poétique. Nul doute d’ailleurs que Chateaubriand y pensera lorsqu’il se fera bâtir son propre tombeau, si original. Ses cendres y attendront les pèlerins des temps futurs, héritiers non pas des anciens pèlerins mais héritiers de celui de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, venus se recueillir au tombeau du grand homme sur l’une des origines, désormais laïques, par lesquelles ils se définiront.

19 On pourrait s’arrêter là, dans la mesure où il n’y avait pas vraiment d’autre figure légitime du voyageur au temps où Chateaubriand rédigeait son Itinéraire. Mais ce serait méconnaître un dernier aspect de la question, qui va s’épanouir au XIXe siècle et dont on trouve déjà l’expression dans le texte de Chateaubriand : la pratique du voyage d’agrément59. On sait que la figure du touriste n’existe pas encore dans la France de 1811. Elle ne fera une apparition timide qu’à la fin des années 1810 avant d’être mise sur le devant de la scène, et avec quel talent, par Stendhal, en 183860. Il n’empêche que la figure du touriste, telle qu’elle s’épanouira au XIXe siècle, procède directement d’une autre figure, plus discrète, qu’on trouve volontiers dans le texte de Chateaubriand : celle de « l’Anglais ». « Touriste » est d’ailleurs, on le sait, un anglicisme. Ainsi, quand Chateaubriand arrive à Athènes, deux « Anglais » en partent61 ; en Judée, on lui affirme qu’un « Anglais », déguisé en Arabe, a fait à plusieurs reprises le trajet délicat de Jérusalem à la mer Morte62. Dans la préface de 1826, il assure que « plus de quinze cents Anglais ont visité Athènes dans ces dernières années »63 (c’est-à-dire, sans doute, depuis la chute de Napoléon). Or ces « Anglais » présentent toutes les caractéristiques qui seront celles des futurs « touristes » : « Il y a toujours quelques Anglais sur les chemins du Péloponnèse : les papas me dirent qu’ils avaient vu dans ces derniers temps des antiquaires et des officiers de cette nation. Il y a même à Misitra une maison grecque qu’on appelle l’Auberge anglaise : on y mange du roastbeef, et l’on y boit du vin de Porto. Le voyageur a sous ce rapport de grandes obligations aux Anglais : ce sont eux qui ont établi de bonnes auberges dans toute l’Europe, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne, à Constantinople, à Athènes, et jusqu’aux portes de Sparte, en dépit de Lycurgue. »64 Ainsi les « Anglais » mettent-ils en place des pratiques du voyage qui, de l’amélioration des auberges à l’internationalisation de la nourriture en passant par la professionnalisation des guides, seront celles des touristes. Et à ces pratiques on doit ajouter la collecte des souvenirs, à laquelle Chateaubriand voyageur s’adonne frénétiquement : « Je pris, en descendant de la citadelle, un morceau de marbre du Parthénon ; j’avais recueilli un fragment de la pierre du tombeau d’Agamemnon ; et depuis j’ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j’ai passé. Ce ne sont pas d’aussi beaux souvenirs de mes voyages que ceux qu’ont rapporté M. de Choiseul et lord Elgin ; mais ils me suffisent. Je conserve aussi soigneusement de petites marques d’amitié que j’ai reçues de mes hôtes, entre autres un étui d’os que me donna le père Muñoz à Jaffa. Quand je revois ces bagatelles, je me retrace sur-le-champ mes courses et mes aventures ; je me dis : ‘J’étais là, telle chose m’advint.’ »65 De même, en Égypte, bien que devant renoncer à aller lui-même aux Pyramides, il charge quelqu’un « d’écrire mon nom sur ces grands tombeaux, selon l’usage, à la première occasion : l’on doit remplir tous les petits devoirs d’un pieux voyageur »66. De ce qu’il faut bien appeler du vandalisme à la pratique de ce qu’il faut bien appeler le graffiti, Chateaubriand dans le sillage des « Anglais » inaugure ainsi toute une série de pratiques qui, pour n’être pas encore complètement détachées de celles du pèlerinage (les souvenirs de voyage de Chateaubriand sont aussi des reliques), seront stigmatisées par la suite comme étant celles des touristes.

20 Concluons donc, en laissant la parole à Chateaubriand. L’Itinéraire comporte plusieurs récits de rêves, ainsi que c’est souvent le cas au XIXe siècle, particulièrement lorsque le voyageur visite des ruines antiques67. Or l’un d’entre eux pourrait être qualifié de prémonitoire. Il annonce bien, en effet, ce développement du tourisme qui sera le grand fait du XIXe siècle dans l’histoire du voyage, cette cinquième figure à venir du voyageur légitime, dont les écrivains du XIXe siècle furent, malgré qu’ils en eussent, des avatars, certes particulièrement brillants :

21 « […] je fus, tout le chemin, occupé d’un rêve assez singulier. Je me figurais qu’on m’avait donné l’Attique en souveraineté. Je faisais publier dans toute l’Europe, que quiconque était fatigué des révolutions et désirait trouver la paix, vînt se consoler sur les ruines d’Athènes où je promettais repos et sûreté ; j’ouvrais des chemins, je bâtissais des auberges, je préparais toutes sortes de commodités pour les voyageurs ; j’achetais un port sur le golfe de Lépante, afin de rendre la traversée d’Orante à Athènes plus courte et plus facile. On sent bien que je ne négligeais pas les monuments : les chefs-d’œuvre de la citadelle étaient relevés sur leurs plans d’après leurs ruines […]. »68

22 Ainsi Chateaubriand, voyageur et rêveur, annonce-t-il le temps à venir d’une cinquième figure légitime du voyageur, des infrastructures qu’elle demandera, du regard qu’elle jettera sur les pays en direction desquels elle ira. En ce sens aussi, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem peut servir, avec les Mémoires d’un touriste de Stendhal, à identifier les prémisses d’une nouvelle période paradigmatique, dont il n’est pas surprenant qu’elle ait coïncidé avec l’avènement de l’expression du moi dans le récit de voyage69 : celle du tourisme.