Colloques en ligne

Danièle Berton-Charrière

« Trans/ou inter-figurations » sémiotiques : réflexions sur « Theatre painting »

1En préambule, il convient de définir ce qui s’entend ici par « trans/ou inter-figurations sémiotiques » et de cerner l’usage conceptuel qui en sera fait dans l’étude à suivre. Envisagée comme pendant analogique du système trans- et intertextuel,1 la circulation d’images et d’idées se comprend comme dynamique d’échange, d’écho, d’itération et de transposition au sein d’un vaste réseau d’expressions. Dans ce champ métissé où les signes spécifiques dialoguent entre eux, theatre painting est une forme artistique à la croisée de deux genres de la représentation : le théâtre et la peinture. Comme la peinture d’histoire s’attache à rendre compte de l’événementiel et à le symboliser, le drame et le théâtre sont le contenu intrinsèque de cette forme que l’on peut dire figurative puisqu’elle graphie, grave, dessine ou peint la mise en espace – en scène – et en bouche d’un drame. Sont ainsi figurés sur supports divers la réalisation concrète de la situation dramatique (diégèse), l’incarnation de ses personnages et le jeu des acteurs. Pour simplifier le propos et malgré les possibles exceptions à la règle, nous considérons dans cette analyse que le drame était au préalable textuel.

2L’examen proposé ici ne saurait être exhaustif ; la promenade picturale dans l’univers shakespearien est jalonnée de rencontres intersémiotiques et une ultime étape du cheminement analytique qui y est adopté explore les notions de transfiguration et de métamorphose.

3La rencontre de l’art graphique ou pictural et de l’art théâtral, ainsi que le passage de l’une des deux formes à l’autre, a existé avant l’ère chrétienne comme l’attestent de nombreuses poteries, céramiques, fresques2 et mosaïques3 antiques donnant à voir des scènes de spectacles dramatiques. Cette relation s’avère ambivalente car, au Moyen-Âge, miracles et autres célébrations processionnaires – pageants – étaient composés de « tableaux vivants ».

4Le theatre painting est fondé sur un processus de translations multiples lié aux phénomènes de la transcription. Il implique qu’un système d’écriture se substitue à un autre. S’y développe une circulation codifiée au sein d’un réseau structuré et complexe de lacis où s’entrecroisent le textuel linguistique bidimensionnel, le polysémiotique scénique tridimensionnel et/ou l’iconographique, bidimensionnel lui aussi (ne seront pas traités ici les bas ou hauts reliefs et les sculptures).

5Dans The Boydell Shakespeare Gallery (Burwick et Pape)4, W.H.T. Vaughan (Birkbeck College, University of London) qualifie de « translation work » les travaux de mise en gravure de Faust par Delacroix ou d’œuvres de Schiller, de Bürger ou de La Motte Fouqué exécutées par Moritz Retzsch. La translation-traduction ici mentionnée souligne l’interprétation et la transposition d’une langue à l’autre, d’un lexique et d’une rhétorique de signes5 à l’autre. Non seulement le theatre painting met en lumière la circulation entre le linguistique et le sémiotique (entre le texte dramatique et la création scénique) mais il se fonde aussi sur les rapports que le sémiotique entretient avec lui-même au travers d’échanges, de va-et-vient, que certaines de ses branches spécifiques multiplient (les arts du spectacle, les arts graphiques et picturaux par exemple). Le mouvement est dynamique, continu et ambivalent et les métadiscours afférents abondent.

6Si la scénographie a souvent lié peinture et théâtre dans l’exécution des toiles de fond et des décors6, ce qui nous intéresse plus particulièrement dans la présente étude, ce sont les œuvres – gravures, aquarelles, huiles sur toile ou même bandes dessinées – qui représentent l’écriture dramatique shakespearienne.

7L’on pourrait noter la parenté entre la gravure et l’écriture car, malgré leurs différences essentielles, leurs processus et procédés graphiques ont recours à l’encre, à une pointe (plume ou pointe sèche), au papier et à l’impression sous presse depuis l’essor de l’imprimerie. Cette dernière leur a permis de bénéficier d’une circulation accrue et d’une diffusion importante auprès d’un éventail de catégories sociales élargi.

8Cependant, force est de constater que, si théâtre et peinture appartiennent tous deux au domaine des arts visuels, le théâtre est surtout celui de laperformance, performance sans cesse renouvelée dans le temps et dans l’espace. Si, comme dans certaines rencontres sportives ou dans les prétoires, le dessinateur ou le peintre s’exécutait in situ, dans l’immédiateté, dans les temps impartis et fixés par l’événement, l’on pourrait aller plus avant dans l’analogie. Il est toutefois difficile de trouver des réalisations issues de telles pratiques qui auraient, somme toute, précédé les captations filmiques de productions théâtrales.

9À ce stade des préalables, se pose la question de la nature illustrative du theatre painting. La diégèse est-elle seule représentée ? Dans ce cas, la situation dramatique ne peut l’être que partiellement. L’artiste ne retient-il que les scènes clés de la pièce ? De facto, la connaissance de l’œuvre est-elle nécessaire à l’observateur pour saisir le sens du tableau ? Moritz Retzsch produisait des triptyques pour représenter des séquences – entités dramatiques – et il accompagnait ses gravures de théâtre de légendes (captions) écrites dans la langue du pays où se tenait l’exposition. Ainsi, comme dans les emblèmes, la relation dialogique entre le paratexte renvoyant au drame source et le tableau adaptation (qu’il soit toile ou velum…) est explicite. L’on peut s’interroger si, en l’absence de titre ou d’information complémentaire, la corrélation est systématiquement et immédiatement induite. Toute œuvre picturale est signifiante en soi mais, dans le cadre du theatre painting, l’attendu n’est-il pas inscrit dans le processus référentiel et dans l’écart – à géométrie variable – qui lie ou qui sépare les œuvres hypotextes de leurs hypertextes ? Le terme « texte » est ici pris dans le sens large englobant aussi celui de textile et donc de toile.

10Le drame Shakespearien a de tous temps été source d’inspiration, quel que soit son genre7.

11Art de la représentation, le theatre painting peut bénéficier d’un double processus : le tableau peut « représenter » soit un spectacle théâtral où jouent des acteurs connus, soit le texte dramatique source directement, sans passage scénique, sans intermédiaire, sans truchement car il recèle en lui des éléments visuels embryonnaires. Pour Anne Ubersfeld, les pièces sont des matrices textuelles de représentativité8. Dans le cas de la double représentation, Semiosis et mimesis sont combinées de manière explicite. Dans son travail sur les regards de l’image des origines jusqu’à Byzance, Roland Tefnin9 explique que « La semiosis, [permet] l’articulation des signes figuratifs en langage intelligible, à fonction principalement symbolique ».

12En 1766 et, de nouveau, en 181210, Henry Füssli – membre de l’Académie Royale des Arts et créateur de la galerie Shakespeare – représente la scène 2 de l’acte II du Macbeth11 du dramaturge12 : la production qu’il avait vue au théâtre Garrick l’avait, dit-on, fortement impressionné. Le contenu de la gravure est narratif. Il est aussi rappel mémoriel, le souvenir du spectacle étant agréable au peintre. Il lui est indéniablement source d’inspiration artistique et esthétique : « The actor made a similar impression on Füssli, for whom theater marked the intersection between art and life. To him the stage made Shakespeare more of a real-life experience, which inspired his artistic imagination and gave tangible shape to the idea of the sublime13. » L’œuvre déborde la microséquence inscrite dans la vie de Füssli ; elle est métadiscours personnel et professionnel. En outre, elle est aussi investie d’une dimension quelque peu promotionnelle, les portraits de David Garrick—propriétaire du théâtre et acteur dans le rôle titre—et de Mme Pritchard sa partenaire, s’enchâssant dans le cadre d’une œuvre, affiche unique de grande valeur. L’ekphrasis est inversée. La finalité est de facto multiple car l’observateur peut à la fois re/connaître les personnages et les personnes, être informé sur leur jeu et sur la scénographie choisie. La référence au réel est particulière et datée. Vus en perspective frontale, les rideaux et le paravent à l’arrière-plan délimitent les coulisses et la scène. Ils sont signes théâtraux et métathéâtraux évidents. Les effets de clair-obscur copient la poursuite de l’éclairage scénique et rappellent ce que dans Détruire la peinture14, Louis Marin décrit comme « le cube scénographique que le tableau représentatif propose à l’œil théorique » :

Le quatrième mur (absent) du cube scénographique est éclairé par cette même lumière, mais il en est une autre qui éclaire la scène représentée : problème de la représentation de la lumière, problème d’un regard-lumière, d’un œil-source de lumière qui n’est pas au point de vue, en un autre lieu.

13Se détachant des éléments de décor d’une sobriété minimaliste, les figures paradoxalement gesticulent à l’arrêt. Le jeu de David Garrick est exagéré : il rend compte de l’épouvante du personnage. Son expression15 faciale et corporelle traduit la terreur de Macbeth :

Garrick's maxim was to ignore everything unnecessary and to concentrate the play on the main characters in order to increase the intensity of the impression. Füssli laid claim to this reduction to the essentials, recapitulating the Pseudo- Longinus, when he said: ‘The copious is seldom grand.’16 Füssli turns each scene into a stage with sparse scenery, where characters act in dramatic motion; first in contemporary costumes, later in robes which seem to grow out of the body. The light of the scene does not correspond to natural lighting conditions but it is effectively used like spotlights radiating like a fluid from the characters themselves. The perspective usually corresponds to the view-point of a spectator sitting in the parterre, whence the action seems to have a greater impact than if viewed from a common level. Füssli developed a special feeling for the dramaturgy of his performances. He knew how to take hold of the moment of highest tension17

14Grâce aux lignes de force, le regard est attiré vers « l’arme du crime », cœur de cible : deux poignards portés assez haut et mis en évidence. Dans ce cadre, n’apparaît aucune trace de recontextualisation en référence au roi écossais (et non anglais) ; les costumes sont modernisés. Aucune trace sanguinolente et aucune tache obscure n’amplifie le caractère tragique et réaliste de l’assassinat non plus. La même scène, saisie quelques instants plus tard, est croquée par Johann Zoffany18 en 1768 dans une huile sur toile19. S’y illustre aussi l’épisode qui suit le meurtre de Duncan mais, grâce au décalage temporel extra- et intra diégétiques, les dagues ont changé de mains et c’est la reine qui les tient fermement dans son poing droit. Le portraitiste capte et amplifie l’épouvante qui pétrifie le régicide pour transmettre et faire partager l’émotion à l’observateur :

But whatever the emotion is directed at, the expression theory of art requires that the artist experience some emotional state. The artist expresses this state —brings it outside himself, so to speak —by trying to find some configuration of lines, shapes, colors, sounds, actions and/or words that are appropriate to or that “match” that feeling. Then these configurations stimulate the same kind of emotional state in the audience.20

15Rappel anaphorique, la posture de Garrick semble se répéter d’un tableau à l’autre, à l’identique, quel que soit l’artiste auteur, comme une sorte de code idiosyncrasique, d’estampille. La gravure exécutée par Charles White sur le même thème en 1775 n’y fait pas exception. Qu’il porte ou non les dagues, la gestuelle de l’acteur affiche une légère bascule vers l’arrière, tout le poids du corps sur une jambe, les genoux fléchis, les pieds écartés et les bras tendus parallèles (parfois de façon apparemment inutile et dépourvue de sens). Son expression est peu naturelle, grandiloquente, figée pour l’éternité dans une chorégraphie brusquement arrêtée dans sa lancée, bloquée sur pause. L’événementiel et le ponctuel sont happés par l’universalité et l’atemporalité tragiques : «  A film unfolds in time and a painting doesn’t »21 écrit John Berger alors que Louis Marin précise : « Le récit iconique est la représentation d’un moment-instant narratif disposé en forme de modèle d’intelligibilité achronique »22.

16L’ambivalence et l’envergure de la peinture théâtrale sont ici manifestes car sous le pinceau se dessine aussi le hors champ, y compris la critique qui a encensé les deux tragédiens pour leur aptitude à révéler, à ex-primer, les passions et l’horreur avec justesse, finesse et efficacité : pour David Garrick,

In A General View of the Stage (1759), Thomas Wilkes gives us a first-hand account of Garrick's interpretation of Macbeth. In Book IV, Chapter II, “Of Garrick's different Excellencies,” he observes:
There is not any character in Tragedy so seldom hit off by the Actor as Macbeth, perhaps there are few more difficult; and in the hands of Garrick it acquires an inconceivable ease. It is curious to observe in him the progress of guilt from the intention to the act. How his ambition kindles at the distant prospect of a crown, when the witches prophecy! And with what reluctance he yields, upon the diabolical persuasions of his wife, to the perpetration of the murder! How finely does he shew his resolution staggered, upon the supposed view of the air-drawn dagger, until he is rouzed to action by the signal, viz. the ringing of the closet bell!
It is impossible for description to convey an adequate idea of the horror of his looks, when he returns from having murdered Duncan with the bloody daggers, and hands stained in gore. How does his voice chill the blood when he tells you, “I have done the deed!” and then looking on his hands, “this is a sorry sight!” How expressive is his manner and countenance during Lenox's knocking at the door, of the anguish and confusion that possess him; and his answer, “'twas a rough night,” shews as much self-condemnation, as much fear of discovery, as much endeavour to conquer inquietude and assume ease, as ever was infused into, or intended for, the character.23

17Pour Mme Pritchard, Mr Wilkes commentait :

Mrs, Pritchard is an Actress of extensive abilities, both in Tragedy and Comedy. She fills the stage well, her appearance is commanding, and her middle voice clear, intelligible, and melodious, It is not so well when she endeavours to raise to the expression of rage or horror / nor yet in pity or tenderness do we feel it efficacious; yet her manner and meaning sufficiently compensate for this defeat. No woman supports better the dignity of Tragedy. […] It would be difficult to say, what variety and justness she observes in the expression and transition of every passion in this  character.
[…]
and justly does she adapt every tone and action to each passion.24

18Moritz Retzsch avait pensé le format triptyque accompagné de paratexte plus approprié que le seul tableau pour rendre compte du déroulement d’une séquence dramatique. De nos jours, la bande dessinée exploite et étend le schéma structurel du dessin enchâssé dans un cadre unique à la série de cases narratives et graphiques. Ce visuel bidimensionnel réverbère un jeu scénique virtuel ; son espace de représentation se loge au cœur d’une mosaïque de vignettes, succession de microscènes illustratives codifiées par le genre support. Ce dernier restitue le rapport dialogique qu’entretiennent le linguistique et le sémiotique dans l’univers théâtral au travers de la superposition et de la cohabitation des philactères et autres bulles – énonciatives ou didascaliques – et des images qui se partagent les espaces rectangulaires.

19Dans son illustration25 du Macbeth shakespearien – tout à fait fidèle au texte du premier folio – et tout particulièrement dans la scène de l’acte II, scène 2, le bédéiste anglo-brésilien Von met l’emphase sur l’échange, sur le déplacement de l’accessoire-couteau symbole en réponse au « give me the daggers » qu’ordonne Lady Macbeth à son mari et roi. Le mouvement s’accompagne d’une touche de carmin qui colore le bout des lames, les ongles fort longs de la reine et les quatre mains du couple royal assassin : le regard de l’observateur circule grâce au pigment rouge. Le texte énonciatif offre ici une réflexion métadiscursive : « The sleeping and the Dead are but as pictures. ‘Tis the eye of childhood that fears a painted devil. »

20Pour illustrer ce passage, Von a choisi des couleurs primaires – bleu, vert, rouge – sur un fond généralement ocre. Il joue sur les plans : il sont rapprochés lorsqu’ils accueillent les échanges verbaux entre les personnages. De temps à autres, des effets de « zoom avant » rompent la linéarité par le biais de très gros plans agrémentés d’explétifs (un sourcil relevé sur un œil  écarquillé). Un front fortement plissé, des yeux sombres et un rictus relaient, de façon simple et immédiatement lisible, l’extériorisation du sentiment.

21L’illustration est conçue pour être au service du texte source qu’elle accompagne mais l’image théâtrale peut aussi s’affirmer dans son identité artistique propre.

22Lorsque Füssli travaille la deuxième scène de l’acte I du Roi Lear26, il choisit différentes techniques – eau-forte, gravure polychrome aquarellée et huile sur toile – jouant ainsi sur les procédés de duplication et les variations sur un même thème. L’on sait que la circulation des copies imprimées a été fort importante à l’époque. Quels que soient les supports et natures de ces œuvres, le textuel se réduisant à la légende paratexte, les tableaux sont investis d’une fonction icono-narrative raccourcie.

23Dans cette scène, Lear partage et cède son royaume en récompense d’une déclaration d’amour filial. Il se montre mécontent de la réponse que lui adresse la benjamine de ses filles, Cordelia, la dépossède de tout bien et la bannit.

24Dans ces tableaux, l’image illusionniste devient spectacle. Elle est aussi commentaire réciproque sur l’illusion théâtrale. Elle se construit un espace scénique. La perspective est frontale. La structure est clairement oppositionnelle. Elle souligne deux camps à contenus antithétiques qui s’affrontent : à gauche, celui de Cordelia, la fille désormais flouée et haïe et, à droite, celui de ses deux sœurs opportunistes. Lear constitue l’axe selon lequel le clivage s’opère ; il occupe le centre, sa tête est œil de cible et les lignes de force qui délimitent son topos en compagnie de Kent dessinent une pyramide dont seule sa main droite s’échappe pour pointer l’objet de son ressentiment. Le dais drapé surplombe le trône où Lear occupe une place privilégiée, digne de son statut, légèrement rehaussée d’un piédestal. Le roi s’inscrit dans une mandorle centrale, espace du sacré. Selon une codification ancienne citée par Roland Tefnin, « la divina maiestrias […] s’écrit visiblement par l’axialité, la symétrie et la frontalité de pure présence » et « les règles de l’expression figurative de la transcendance […] l’image du Dieu chrétien se les approprie […] »27.

25La perspective offre une profondeur qu’amplifie un hors champ apparemment vide, au-delà des piliers monumentaux d’une architectonique néoclassique lourde, en pierre ou en marbre. Le micro-espace royal, semi-ouvert grâce à ses rideaux tirés, n’est pas sans rappeler la inner-stage et les fausses coulisses (tiring house) des théâtres élisabéthains et jacobéens. De fait, le lieu représenté par Füssli n’est point la salle de réception du château du roi Lear, dixième descendant historique dans la lignée d’Énée, mais un plateau de théâtre où se joue la répudiation de la fille, certes aimante, mais désobéissante. À l’arrière-plan, des colonnes encadrent les pans d’une draperie28 qui semble tomber de ses cintres. Leur verticalité ajoutée aux effets optiques choisis par l’artiste structurent et configurent le lieu comme un parallélépipède transparent abritant un huis-clos domestique et inter/national. La présence de spectateurs de deux ordres – personnages et auditoire réel – amplifie la mise en abyme.La version aquarellée augmente la sensation de profondeur par ses tons bleutés. La mise en scène est servie par des costumesmodernisés. Les codes vestimentaires sont mélangés et la mixité des époques combine des drapés néoclassiques à la mode au XVIIIème siècle, des robes et des coiffures georgiennes et un roi à la vêture de théâtre renaissante.

26Lear, âgé, est chenu et sa colère est exubérante. Elle s’expose par le geste et l’expression faciale. Il semble porter un masque tragique antique, celui d’Apollon courroucé. Le monarque n’est pas statique ; dynamique, il jaillit de son siège à peine retenu par son conseiller. Son corps semble pivoter sur son axe grâce aux raccourcis du torse et aux longues obliques des jambes. Le mouvement est vers l’avant et le bras qu’il tend vers sa fille indique l’orientation. Palimpsestes, transparaissent les codes ostentatoires du théâtre antique auxquels obéissait le jeu de l’acteur. La pièce se construisait alors à partir de ces mouvements, gestes et mimiques normes, connus du public (et non l’inverse) et la performance devait scrupuleusement mettre en œuvre ces règles.Transcendant le particulier et le réel, les tragédies comme les grands ludi romains mettaient en scèneles questions fondamentales de l’humanité, unificatrices, plaçant les spectateurs face à l'invisible cathartique pour éloigner leurs peurs et leurs maux. En filigrane chez Füssli, se dévoilent les traités de Physiognomie, les travaux d’Aristote et de Lavater29 et les discours théoriques ultérieurs de Burke, Reynolds, Winckelman et d’autres encore. La gestuelle ample et codifiée annonce les premiers films muets en Noir et Blanc qui ont porté le drame shakespearien à l’écran.30

27Brossées par Füssli, les émotions fortes irradient le visage de Lear, donné de trois quarts. Face à Cordelia qui lève vers lui les yeux, il établit un « dialogue narratif », muet mais lourd de sens. Pas de philactères ici, passés de mode au XVIIIème siècle. Le roi a le sourcil froncé et la tension se lit sur ses traits. Dans un excès de pathos, sa fille lui présente son visage mais son regard est perdu vers l’infini. Elle chancelle, bascule vers l’arrière soutenue par France en une légère contre-plongée. Malgré la blessure infligée par la folie paternelle, digne, elle maintient la tête haute. Se lit ici la dramaturgie du silence31, du silence psychologique, déchiffrable, de la parole refoulée. La situation de langage est picturale en accord avec la situation dramatique. Cordelia est vaincue. Par la dialectique face/profil32 s’installe la victoire de la puissance royale et de la polis sur la désobéissance défaite, présage de mort. L’arrière plan vide se lit comme une issue offerte à Cordelia – ange déchu des miracles médiévaux – vers la France située dans le hors scène. Les sœurs hypocrites ont le sourire sournois ; Bourgogne, à l’écart, a le regard froid. La circulation se fait par les yeux, tous tournés vers le champ de la narration ; ils ne convergent pas vers le champ extra-iconique. Les signes figuratifs développent leur fonction symbolique. L’énergie se déroule aussi par les drapés vaporeux qui bouillonnent, métaphores des cœurs ; des lignes ondulées parcourent la composition de leurs vagues, entrelacs et arabesques, et de leur rythme souple. La scène est pleine de vie.

28L’influence de Michel-Ange sur Füssli n’est plus à démontrer. Polyréférence complexe jouant sur la transcendance, Lear est portraituré par son créateur (Füssli) à l’image de son Créateur (Dieu) figuré par le maître modèle (Michel-Ange). L’imitation renvoie enfin vers un autoportrait schème du peintre toscan (puis romain) sans cesse reproduit. Lear pointe un doigt accusateur vers sa fille : la représentation graphique rappelle la fresque exécutée par le maître italien sur le plafond de la Chapelle Sixtine, représentant La Création des astres et La Création d’Adam33. La déification par l’image palimpseste et par l’inclusion de la figure royale dans une mandorle structurelle, symbole du sacré, rend compte du statut du monarque de droit divin dans sa représentation de Dieu sur la terre. Füssli rend encore hommage au maître dans la séquence amoureuse (scène 1, l’acte IV) du Songe d’une nuit d’été où Titania enlace Bottom à la façon des végétaux lianes et du chèvrefeuille, images textuelles shakespeariennes : « Dors, et je vais t’enlacer de mes bras. Partez, fées, et explorez tous les chemins. Ainsi le chèvrefeuille, le chèvrefeuille embaumé s’enlace doucement, ainsi le lierre femelle, s’enroule aux doigts d’écorce de l’orme. Oh comme je t’aime ! ».34 Il traduit les mots et les métaphores sources dans la construction graphique circulaire et en spirale, dynamique et symbolique. Les réseaux énergétiques y font circuler les sens. Le couple contre-nature s’inscrit dans une composition sous-jacente qui, ironiquement, rappelle celle de la Sainte famille35 de Michel-Ange.36

29La translation intersémiotique peut être assujettie aux procédés et outils techniques choisis et la trame du tissu sémantique en dépendre.

30En 1849, Moritz Retzsch produit une gravure au contour de la scène de la souricière de Hamlet (acte III, scène2)37. La perspective est frontale. Le dessin est épuré en raison de la ligne claire (klare lijn) et aucun volume n’est susceptible d’altérer la lisibilité de l’ensemble. Le trait est fin, léger et précis. Grâce à la linéarité, le rendu est assez plat, seuls deux plans assurant des effets perceptibles de profondeur. Certaines artificialité et fixité se dégagent de la composition qui ressemble à une case de bande dessinée dépourvue de récitatif et de phylactère. La pièce dans la pièce est ici représentée en incrustation d’une vignette dans la vignette, tableau dans le tableau. La pantomime du meurtre de Gonzague y est mise en abyme selon le procédé de la vedute intra-scénique, intra-iconique. L’œil voyeur découvre un lit clos aux pans de rideaux relevés. Le dispositif de la inner-stage assure les caractères métadramatiques et métathéâtraux. La circulation des émotions, au cœur même du topos, est figée dans un événementiel fictif et factice.

31Quelques années auparavant, Romney avait représenté un bref instant de la scène 3 de l’acte V du Roi Lear38, dans un dessin à l’encre très émouvant. La combinatoire technique crayon/encre y libère le geste aux hachures nerveuses et y alourdit le graphisme selon une rhétorique qui sied au chagrin de Lear. Masse pesante emprisonnée dans une tache sombre, toile de fond déposée par la brosse, le roi soutient sa fille morte dans une impression de pietà inversée qui se détache d’une coulisse médiévale. Pater dolorosus, il fait corps avec Cordelia ; sa souffrance les isole et les transfigure.

32Le théâtre classique, source et modèle, met en scène des émotions et des questionnements à valeur universelle ; il aide à transcender le réel et à le rendre intelligible ; il expose les mystères de l’humanité. Sur les plateaux du monde, se rencontrent « des êtres humains, des êtres fabuleux et des dieux mis en scène dans un réseau de relations spatiales compatibles avec les lois objectives de l’optique ».39 De la même façon, le réseau transtextuel figuratif se met parfois au service de la transfiguration.

33Lorsque Füssli peint les trois sorcières de Macbeth40, elles occupent des crevées éclairées d’une lumière quasi surnaturelle afin de magnifier le fantastique, sujet de prédilection de l’artiste. Au gré de ses représentations41, elles s’élèvent dans l’espace du tableau et leur caractère anthropomorphique s’efface. Conjointement, la métamorphose du héros s’opère au travers d’une anatomie et d’une gestuelle ostentatoires, grandiloquentes, accompagnées d’une dynamique serpentine et tourbillonnante. Les sœurs que la chronique de Holinshed, source textuelle shakespearienne, disait être étranges (weird sisters) deviennent d’antiques figures du mal ou des parques néo-classiques qui se dématérialisent dans des bourrasque lumineuses (‘what seemed corporal, melted, as breath into the wind’, I, 3, 81-82).

34Glissement intertextuel/intersémiotique, dans The Three Witches (1783), Füssli réitère la gestuelle d’accusation, convention mimétique, dont il avait usé pour le roi Lear mais l’ironie s’empare de la codification et la détourne. Les doigts de la main gauche des sœurs font des signes superstitieux (contre la scoumoune) et leurs index droits accompagnent leurs regards pervers. En 1791, John Gillray amplifie la subversion et produit une caricature42 qui dialogue avec le texte shakespearien en légende (‘Ministers of Darkness ; Minions of the Moon, they should be women’) où s’amalgament des vers tirés d’Henry IV (I, 2) et de Macbeth (I, 3). Dans cette dernière, Banquo s’exclame : « Quelles sont ces créatures, / Si flétries, et si folles dans leur accoutrement, / Qui ne ressemblent pas aux habitants de la terre, / Et cependant s’y trouvent ? […] Chacune en même temps porte son doigt gercé/ Sur ses lèvres décharnées ; vous pourriez être femmes, / Et cependant vos barbes m’empêchent de penser que vous l’êtes »43 (I, 3). Si Füssli et Gillray leur font porter la main à la bouche, Alexandre-Marie Colin (1798-1873) et Paul Dardé (artiste lodévois du XXème siècle)44 les dotent d’une barbichette. L’huile sur toile de Dardé45 présente des figures asexuées qui agitent les bras pour arrêter deux cavaliers habillés à la mode romaine. L’intratexte diégétique justifie ce choix de gestuelle mais la dimension fantastique et l’intersémioticité s’en trouvent atténuées.

35Le dispositif de trans/interfigurations sémiotiques qui assure la circulation conceptuelle et iconographique entre les ensembles génériquement dissemblables englobés par le theatre painting est complexe. Aux entités co-textuelles conjointes – drames de Shakespeare d’une part et œuvres de Füssli de l’autre, par exemple – s’en greffent d’autres amplifiant le(s) réseau(x). Ainsi, la composition et la codification de la gravure intitulée The Three Accusers (William Blake, 1826) qui illustre le livre de Job46 puisent aux mêmes sources. Ce tableau, empreint de mysticisme, met en image le message biblique tout en figurant l’indicible. La circulation référentielle se penche ainsi sur les origines religieuses et édifiantes du théâtre.

36Le theatre painting est étoffe intersémiotique où fils de trame et de chaînette sont tissage serré d’hypo et d’hyper composants où l’intergénérique métadiscursif est de vaste envergure. Les codes référentiels s’y déclinent et décryptent en camaïeux. Ils circulent au travers des époques et des cultures, porteurs d’idées et d’images alimentant l’inspiration des artistes dans leur rendu de l’humanité et la recherche scientifique :

The tradition of “Sister Arts” criticism, and the pedagogy of “literature and the visual arts”, has been the dominant model for the interdisciplinary study of verbal and visual representation. In its ambitious forms “interartistic comparison” has argued for the existence of extended formal analogies across the arts, revealing structural homologies between texts and images united by dominant historical styles.47

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