Colloques en ligne

Muriel Berthou Crestey

Généalogie du roman-photo : Origines, détournements et perspectives

C’est le 14 mai 1947 que Cino del Duca, fondateur des éditions Mondiales, présente en France Nous Deux, qui se donne comme « l’hebdomadaire du roman dessiné », et adjoint effectivement aux « histoires vécues » et « grands romans d’amour », Âmes ensorcelées et Les sept gouttes d’or, simples traductions des deux fumetti de Grand hôtel, surtitrées respectivement « Un film d’amour » et « un film d’aventures », et toutes deux sous-titrées « roman ».1

1Depuis sa création, le roman-photo a évolué. Au fil de ses transformations, il est apparu comme un moyen de varier les registres entre texte et image, en se dotant des dispositifs de communication pour les mettre au service d’une narration. L’histoire se concrétise en associant le visible à l’oralité. Les typologies traditionnelles cloisonnées dans des cases se libèrent et font émerger des zones d’influence entre les modes d’expression usuels et les arts. En quoi devient-il le vortex d’expérimentations intersémiotiques ? Le roman-photo emprunte ses codes à la littérature et au cinéma. Il les fusionne. Selon Benoît Peeters, lui-même auteur de plusieurs ouvrages s’inscrivant dans cette catégorie :

2Le roman-photo [est] loin d’émaner de la photo, [il] constituerait l’extrapolation du cinéma, à travers l’intermédiaire du ciné-roman […] de cette soumission du roman-photo au modèle cinématographique, les indices sont nombreux : obéissance à une narrativité classique, reconduction de la trilogie scénario/tournage/montage, phases nettement séparées2.

3Ce qui relevait d’abord de la bluette s’est peu à peu complexifié pour devenir une forme de création hybride, essaimant dans plusieurs domaines dont celui des arts, notamment la danse. En 2009, le chorégraphe Boris Charmatz crée une performance en hommage à Merce Cunningham pour une équipe d’amateurs. Il l’intitule « Roman Photo » puis Flip Book lorsqu’elle sera interprétée par des danseurs professionnels. Le dispositif du roman-photo repose sur une combinaison d’informations visuelles et lisibles. Afin de suivre son évolution, il faut cerner ses caractéristiques pour comprendre comment il parvient à s’infiltrer dans l’art actuel et dans des domaines inattendus. Certains artistes envisagent des renouvellements, en détournant ses codes ou ses fac-similés.  

Origines : du film à l’écriture

4Inspiré par l’esthétique cinématographique de l’après-guerre, le roman-photo connaît d’abord un succès florissant en Italie avant de devenir le sujet incontournable de certaines revues populaires dans toute l’Europe, adaptant son contenu au secteur de la presse féminine. C’est un genre souvent tourné en dérision et critiqué, qui s’adresse aux lecteurs de revues à grand tirage telles que Nous Deux, magazine dont Barthes répète qu’il est « plus obscène que Sade ». Il induit le développement d’une esthétique spécifique reposant sur l’usage combiné de gros plans sur des « têtes » dites « parlantes » aux expressions marquées et de vues plus générales donnant un effet de miniaturisation. Son apparence est directement empreinte des stéréotypes hollywoodiens qui sont caricaturés. Il s’inscrit dans le prolongement du roman-dessiné dont « la plastique des personnages est commandée par une esthétique de l’excès et de l’évasion ; elle est sous la dépendance directe de celle des pin-ups, des affiches cinématographiques. »3 L’accent est porté sur les personnages et leurs émotions. Le rythme est saccadé. Les images s’enchaînent sur le principe de la conversation. Elles sont positionnées avec régularité au sein des vignettes et dialoguent avec des commentaires tour à tour placés en bas de la case ou incrustés dans l’image, sous forme de bulles. La fonction du texte est d’informer sur le dialogue des protagonistes et leurs pensées, sur le procédé de la voix off telle qu’elle est utilisée dans les films. Cela apporte un surenchérissement des indices qui se recoupent, s’accumulent, bégayent. Les informations se superposent sans variation. Le message est exacerbé. Si sa destination oscille alors entre connotations sentimentales, humoristiques, triviales ou documentaires, le principe mis en œuvre reste inchangé : il s’agit de permettre une organisation intersémiotique où le texte et l’image œuvrent de concert. Ainsi, le roman-photo, cantonné à une diffusion populaire, apparaît d’abord comme un genre exclu de la sphère artistique et inhérent à la culture vernaculaire : Jan Baetens et Ana Gonzalez le signalent déjà en 1996, alors qu’ils organisent un colloque sur le sujet au Calaceite en collaboration avec la fondation Noesis. Les actes s’ouvrent sur cette observation : « Demeuré à l’abri de toute tentative de légitimation, le roman-photo opère dans le plus complet silence de la critique, la plus radicale absence de prétention artistique »4. Cependant, la réception de ce support superficiel acquiert une plus grande profondeur au fil de son évolution.

5Le roman-photo serait-il un atavisme de la chronophotographie qui ressurgirait au cœur du 20ème siècle dans sa tentative de saisir le mouvement par l’image fixe ? La répétition des vignettes serait alors une tactique pour nous donner accès aux entrailles de la machinerie du regard. Cette technique propose une « éducation de l’œil » en combinant perception physiologique et vision « augmentée » (comme on parle de « réalité augmentée » pour décrire les environnements propres au monde virtuel). La combinaison entre la fixité et le mouvement nous apprend à redécouvrir le monde. La décomposition du mouvement est simpliste dans le roman-photo, mais elle revêt la force d’un déconditionnement optique. Contre toute attente, l’effet d’accentuation est plus au service d’une élucidation du visible que d’une saturation, renouant avec les expérimentations de Marey. Celui-ci nous plonge dès la fin du xixème siècle dans une nouvelle conception de l’environnement. L’image, arrêtée l’espace d’un fragment de seconde, décompose le mouvement. Un ouvrage paru en 1878 dresse les principes de cette méthode et ses applications vis-à-vis de la « mécanique humaine ». Le roman-photo transfère cette doctrine à l’étude des rouages propres aux sentiments. La répartition des informations sous forme séquentielle apparaît comme une tentative d'écrire le temps, en donner la sensation au spectateur, dans la lignée du ciné-roman.

6Paradigme des productions mixtes unissant la photographie et le cinéma, le court-métrage mythique de Chris Marker intitulé La Jetée (1962) cristallise les principes inhérents à ce type d’expression reposant sur la concentration des signes et la profusion d’indices. Il porte ainsi le sous-titre : Ciné-roman. Faisant le lien entre photographie et cinéma, image fixe et animée, ce projet témoigne de la tendance hybride du roman-photo introduisant une narration dans les intervalles du texte et de l’image. « Cinématogramme de la conscience »5, le film condense la vie d’un homme sur les quelques instants qui ont laissé une trace immuable en son esprit. Le cinéaste dévie ainsi les propriétés inhérentes à ce genre pour lui attribuer une nouvelle orientation : tout n’est pas dit dans cette succession d’images et c’est le caractère lacunaire qui surprend le spectateur dans la symbiose entre l’intrigue et sa forme tangible. Il s’agit de porter un regard introspectif sur les projections mentales d’un personnage qualifié en premier lieu par sa faculté de souvenance. L’obsession mnésique est au premier plan. Or, le protocole de répétition, lancinant, de cette répartition intersémiotique apporte une réponse aux obsessions du protagoniste. On sait, avant même de l’avoir vu, qu’il détient l’image indélébile d’une scène passée, conservée dans sa mémoire. « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance » : cette phrase écrite en négatif – blanc sur noir – constitue le premier arrêt sur image. Précurseur du genre de l’anticipation6, Chris Marker campe le décor de cette fiction après la troisième guerre mondiale. L’histoire intégrale semble contenue en creux dans la scène inaugurale : un petit garçon posté sur la Grande Jetée d’Orly est témoin de l’assassinat d’un homme. Hanté par l’idée fixe de cette vision, le protagoniste est choisi par des scientifiques pour sa propension à conserver intact ce souvenir-écran7. Ainsi est-il question de mener une série d’expériences vouées à établir un corridor temporel, afin « d’appeler le passé et l’avenir au secours du présent »8. C’est au fil de ces téléportations anachroniques qu’il comprendra que cet homme, aperçu alors qu’il était enfant, n’était en fait que lui-même.

7Cet usage du roman photo en 1962 marque la charnière avec les arts, le cinéma, mais aussi avec la littérature. C’est dans ce secteur que le roman-photo se matérialise dans les années 1980, avec des écrivains-photographes tels que Hervé Guibert, qui interroge les limites de l’interaction entre textes et images. Narratives et disertes, ses photos sont jalonnées de signaux. Le visible, pour lui, s’écrit. Exercices d’admirations ou miroirs d’une intériorité duplice, les images d’Hervé Guibert apparaissent comme un moyen de scruter les traces de ses états d’âme sur une pellicule qui semble progressivement plus sensible aux marques de la maladie. Obnubilé par le présent, il étudie en profondeur cet « effet de surface » que représente la photographie selon Wittgenstein, sortant d’une optique de la description pour mener une approche des « airs de famille » appliquée à partir de son seul visage. Et lorsqu’il se cherche dans les yeux de l’autre, c’est souvent dans l’intention d’y voir le reflet de ses propres blessures. Ainsi, la forme séquentielle répond au reportage anthropologique des deux sœurs, ses aïeules, chez lesquelles il vit. Mais l’écriture manuscrite apporte une nouvelle évocation du roman-photo, plus intimiste et rebelle aux clichés. De nouveaux styles se développent. Par exemple, Marguerite Duras conçoit tout un roman en écrivant les légendes de photographies devenues invisibles au moment de la publication. On peut alors se demander dans quelle mesure la relation avec l’image influence la compréhension de ce texte devenu le seul témoin de ses aspirations. La narration comporte alors un hors-champ d’ordre plastique, ouvrant d’autres interprétations.

Débordements / détournements

8Il arrive que le texte déborde de l’image. À moins que ce ne soit la photo qui ne fuie les mots. L’art actuel s’est emparé du concept mêlant textes et images. C’est le cas dans le roman-photo Rose, c’est Parisréalisé par Bettina Rheims et dans lequel elle déstructure la syntaxe, la découpe en séquences. Deux formes en surgissent : un film, des images fixes. À nouveau, le projet est au carrefour de plusieurs domaines. Ces clichés racontent une histoire mais le texte devient sibyllin et se soustrait à la représentation, alors qu’initialement, les deux systèmes sont mis sur un même plan. Les photos comportent des tonalités noires (elles sont peuplées de vanités) et des aspects plus blancs (imprégnés du souvenir duchampien deRrose (vs Eros) Sélavy). À nouveau, cette répartition syncopée sert un climat intimiste, car c’est sa propre vie qu’il s’agit cette fois de mettre à nu. Le fil d’Ariane se tisse autour de 110 photographies accompagnées d’un film de Serge Bramly retraçant l’histoire d’un Fantômas d’un genre nouveau, où le dandy est une jeune femme « B » (comme Bettina ou Bramly) à la recherche de sa sœur jumelle « R » (celui de l’autre Rrose ?). Quel décor à ces lettres capitales ? Un Paris surréaliste, un Paris secret, labyrinthique et envoûtant, qui exhale un merveilleux énigmatique, atemporel. Bettina Rheims avance masquée, déplaçant ses mises en scène fantasmagoriques au cœur de treize tableaux vivants. Les spectres ont pris corps. Pythie, mariée, jumelles, jongleuse et autres muses inquiétantes sont incarnées par des actrices, modèles, célébrités et proches de la photographe. Les intrigues jalonnent la trame narrative, renouant avec le caractère exacerbé des scénarios des premiers romans-photos. Allusion à la disparition de la Joconde, volée par un vitrier en 1911, minotaure en smoking : autant d’apparitions sur fond de pierre de rêve. Bettina Rheims nous engage sur le « tapis roulant » (comme Aragon aimait à définir le mythe) du temps et sur les liens du sang. « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée »9 écrit André Breton, dansNadja. Le roman-photo s’adapte au rythme du jour et de la nuit, au passage des saisons. Le dispositif créatif employé par le cinéaste et la photographe provient de la fantaisie des auteurs de Fantômas, Souvestre et Allain dont l’un écrivait les chapitres pairs et l’autre les impairs. La confrontation entre des univers mouvants ou figés résulte de combinaisons où les tableaux vivants sont soigneusement préparés.

9Plus qu’à un songe, la vie s’apparenterait, selon les photographies d’Éric Rondepierre, à une succession d’instantanés où se chevauchent des strates d’images, de textes et de temps. Leurs superpositions les rendent illisibles. Dans l’Homme Atlantique, Marguerite Duras écrit : « Ne cherchez pas à comprendre ce phénomène photographique, la vie »10. Mais le plasticien n’a de cesse de chercher à comprendre pour démontrer ce qu’est la vie. Le travail d’Éric Rondepierre vise à décentrer le regard, le décadrer. Depuis 2002, il greffe la main courante de son existence sur des scènes prises sur le vif. Il en résulte une marqueterie virtuelle composant un nouveau genre d’autobiographie. L’instantané a laissé place à la mise en scène. Le texte envahit tout l’espace, brouille la photographie. Le spectateur découvre des formes. Dans ce maillage de signes s’entremêlent les prises de vue juxtaposées sous forme de vignettes rectangulaires et une minuscule écriture blanche. Perçue à une certaine distance, on dirait une œuvre abstraite, parcourue en mille points par de vifs éclats de lumière, rythmée par des trouées noires. Le genre du roman-photo est manipulé, remanié, repensé. En effet, bien qu’elles n’en aient pas l’apparence, ses photographies correspondent parfaitement à la description qu’en donne Jean-Claude Chirollet :

10Le photoroman est une suite de photos, séquentiellement ordonnées selon un ordre implicitement chronologique inhérent aux scènes de l’intrigue, et comportant, en surimpression, des textes descriptifs ou des répliques de dialogues, ou encore des textes de monologues silencieux ou sonores.11

11Formellement, une dynamique s’élabore entre deux images où le texte est venu s’égarer. La fusion des couches semble générer le feuilleté d’un temps hic et nunc alors même qu’il s’agit d’épisodes du passé. Avec ses Agendas, Éric Rondepierre paraît s’exprimer au présent de la narration. Des bribes de phrases, des contours se dessinent progressivement sous les masses apparentes qui semblaient auparavant se répandre de manière aléatoire. Parfois, des anecdotes. Ailleurs, des éléments factuels, des voyages, des rencontres, des personnes, vus par lui. Le genre est altéré, brouillé. Le caractère double de cette réception déstabilise le spectateur. Concentré sur la mince écriture de ce récit du quotidien, il tente de faire abstraction de l’image. Choisissant au contraire de focaliser son attention sur la photographie, il ne pourra rien reconnaître de ce qu’il aurait voulu voir, perturbé par la neige12 graphique du texte. À l’inverse du roman-photo où il s’agit de suivre précisément une fiction, tout est fait ici pour égarer le lecteur.

Perspectives

12Remanier le roman-photo passe parfois par la reprise matérielle d’images et de contenus associés à ce genre pour ouvrir un développement élargi sur ses dispositifs. En 2006, Valérie Mréjen conçoit une œuvre en s’appropriant des pages de catalogue Manufrance pour construire une histoire. Le contenu narratif qui accompagne les représentations paraît anodin, purement descriptif et pourtant, il donne une interprétation aux scènes qui, séparées, seraient dénuées de toute portée intentionnelle : « L’originalité avance masquée sous les dehors aplanis d’une chronique ordinaire. »13 Photos publicitaires, immédiates, qui ont pour seul but de présenter des objets de consommation, elles deviennent le support d’une narration. Le seul fait d’ajouter du texte en les combinant les détourne de leur vocation première. Ce montage hétéroclite donne lieu à la création d’une vidéo. Le ton de la voix est monotone. Les phrases affirmatives, déliées, correspondent – de façon évidente – aux activités représentées. Leur enchaînement produit des situations absurdes. L’attente devient un leitmotiv. Le texte prononcé oralement a la même fonction que les bulles dans le roman photo. Les pensées du personnage sont détectées. Les femmes présentes ne sont pas singularisées. Au contraire. Le « je » de la première personne du singulier les assimile toutes, comme si elles ne faisaient qu’une. Valérie Mréjen parvient à décoller les clichés et lieux communs évoqués de leur domaine d’appartenance pour générer une distance salvatrice. Esthétique stéréotypée à nouveau, comme dans le roman-photo où la trame narrative se répète d’une histoire à l’autre. Effet de boucle. Les phases sont respectées, privilégiant une construction classique, en concordance avec le médium investi :

13Edgar Morin, en se basant principalement sur le cinéma et la publicité, montre que la forme du happy end est un moyen d’encourager le lecteur, le spectateur, à consommer du bonheur, donc les objets qui peuvent […] aider à une vie plus simple, plus moderne, plus confortable, donc, plus heureuse.14

14Cependant, l’artiste dérègle le système si bien rodé en immisçant dans ce rythme régulier le principe d’une dissonance. La platitude des images et des activités proposées comme étant le quotidien de la femme lambda telle que la perçoit Manufrance conduit à des propos à la fois banals et incongrus. Quelques exemples : « je me réveille », « je vais dans la salle de bains », « je me prépare », « je fais la cuisine »… Le rythme est saccadé. Les images s’enchaînent. L’inventaire des activités est concis, le langage employé, commun. La caméra est fixe. La vidéo apparaît comme une sorte de « résumé, [de] description ou [d’] évocation d’une œuvre narrative qui n’existe pas encore et qu’il a pour fonction de rendre réalisable. »15 L’énumération devient un moyen d’associer la vue et l’ouïe. L’unité de lieu éclate dans la multiplicité des décors et la diversité des cadrages, mettant en scène des modèles dans lesquels nous sommes censés nous projeter.

15La simultanéité du texte et de l’image fait se rejoindre le temps de l’intrigue et les thèmes des péripéties :

16Le photoroman classique est fondé sur la notion de séquence chronologiquement ordonnée ; chaque séquence est un maillon de la trame progressive qui conduit le cours des évènements. Les retours imaginaires dans le passé (flash back) s’effectuant eux-mêmes à partir de l’instant présent, sont intégrés au temps diégétique de l’action fictive, et l’histoire est intrinsèquement finalisée par la « morale » de la victoire du bien et de l’amour sur les forces du mal et de l’incompréhension intersubjective des protagonistes.16

17Si l’histoire racontée par Valérie Mréjen relève d’un déroulé linéaire des évènements, elle remet néanmoins en cause son caractère unitaire. Tout change à chaque plan : le cadre, les personnes et leur apparence. On constate un écart entre les évènements et le caractère incongru de leur continuité. La réception se transforme en pyjama party. Évocation d’une dérive consumériste se prêtant à des simulacres étonnants, cette narration oscille entre trivialité et étrangeté. Ce trouble qui émane de la succession des images décrites provient du renversement opéré : dans le photo-roman, l’esthétique est ciblée sur les protagonistes alors que « les décors, en particulier, servent de toiles de fond, d’arrière-plan, aux scènes de dialogues, les objets sont des « faire valoir », réduits à l’état d’indices scéniques dépouillés jusqu’à l’abstraction. Les personnages ont la charge entière d’occuper l’espace perçu […] »17 ; Valérie Mréjen s’empare d’un matériau où la fonction des personnes est radicalement inverse : ce sont les objets qu’il faut voir, et la femme ne joue qu’un rôle de présentatrice. Donner la parole à ces personnages figés dans des espaces où les prix sont étiquetés, c’est mettre en lumière l’époque des années 1970. Il y a une discordance  entre le portrait de la femme au foyer tel qu’il est représenté  dans les pages de ce catalogue de vente par correspondance et les préoccupations concernant la condition féminine. Cette posture apparaît comme un rembobinage sociétal caricaturant certains clichés.

18Les transfuges du roman-photo proposent une relecture et un remaniement des codes qui interprètent les systèmes d’association entre textes et images. La reprise des stéréotypes permet parfois de dépasser paradoxalement ses fonctions. Ses échappées formelles et ses transfigurations visuelles redéfinissent, en pointillé, un genre prolixe et plus ouvert qu’on pourrait l’imaginer. En associant texte et image sous forme de séquence, de nouveaux dispositifs permettent de repenser son infinie capacité à engendrer des « adaptations » répondant à chaque fois à des processus intersémiotiques.