Colloques en ligne

Mireille Labouret

Portrait de Balzac en « Homère toujours inachevé »

1 Si le désir de ressusciter le poème épique a pu traverser le XIXe siècle, de Ballanche à Hugo en passant par Soumet1 et Lamartine, et s’il est un auteur à qui cette préoccupation semble fort étrangère, c’est bien Balzac. Pré-sociologue, historien des mœurs modernes, promoteur d’une forme romanesque jusqu’alors inédite, Balzac paraît plus sensible à La Divine Comédie qu’à La Divine épopée, plus séduit par le modèle de Cuvier ou de Buffon que par les travestissements burlesques de Marivaux et de Labiche2.

2 Et pourtant, lorsque Baudelaire se met en quête de « l’héroïsme de la vie moderne » et de son « côté épique », lorsque, flâneur parisien, il découvre une capitale « féconde en sujets poétiques et merveilleux », il associe immédiatement à « cette beauté nouvelle et particulière, qui n’est celle, ni d’Achille, ni d’Agamemnon » l’auteur de La Comédie humaine :

Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère ; mais nous ne le voyons pas […] il y a un élément nouveau, qui est la beauté moderne. Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous ; - et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein3 !

3 Théophile Gautier, de son côté4, reconnaît que Balzac n’a pas son pareil pour extraire des poèmes et des drames du Code civil, et pour faire de « la lutte du château et de la chaumière » dans Les Paysans, un récit qui « offre autant de péripéties que le siège de Troie… ». Quant à Balzac lui-même, il se défend dans la préface de l’édition Werdet du Père Goriot du reproche d’immoralité qui lui est adressé et il rappelle ses intentions littéraires, qu’il n’a pas suffisamment exposées de peur de lasser l’abonné des cabinets de lecture.

D’abord, les habitués des cabinets littéraires s’intéressent-ils à la littérature ? Ne l’acceptent-ils pas comme l’étudiant accepte le cigare ? Est-il nécessaire de leur dire que les révolutions humanitaires sont ou ne sont pas circonscrites dans une œuvre, que l’on est un grand homme inédit, un Homère toujours inachevé, que l’on partage avec Dieu la fatigue ou le plaisir de coordonner les mondes5 ?

4 Alors qu’il esquisse peu à peu les contours de son œuvre-somme qu’il pressent inachevée car interminable, Balzac se place donc sous le patronage d’Homère qui incarne à ses yeux le génie créateur. Mais quel est l’Homère de Balzac ? Quelles œuvres, quels personnages, quelles scènes retient-il ?

5 En relevant au fil du texte balzacien la présence diffuse des références homériques, et plus particulièrement, les allusions aux personnages de l’Iliade, dans La Comédie humaine, dont le projet cyclique et fondateur d’une nouvelle intelligence du monde moderne n’est pas sans analogie avec celui de l’épopée antique, on s’interrogera sur le sens de cette émergence. Modèle destiné à la réappropriation, l’épopée homérique, qui affleure dans les « détails » onomastiques, investit le texte balzacien selon les principes de flexibilité et d’irradiation qui gouvernent le fait comparatiste6. Il est particulièrement intéressant d’étudier les difficultés que Balzac a éprouvées pour écrire la guerre, à la lumière de cet arrière-plan homérique, et de déceler dans les transpositions qu’il effectue les marques de cet héroïsme moderne, relevé par Baudelaire. Lequel héroïsme n’est pas exempt d’ironie, comme le soulignent certains usages de la référence homérique.

1. Vertige de la liste

6 Premier hommage homérique rendu à Homère, celui consistant à l’inclure dans une liste. On ne sera pas surpris de le retrouver dans le catalogue des « grands hommes nés pauvres » que dresse Balzac dans sa préface des Employés : « Certes, pour les grands hommes, né pauvres, la vie n’a que deux faces : ou la mendicité, comme Homère, Cervantès et autres, ou l’insouciance de La Fontaine, de Machiavel et de Spinoza7. » Dans La Cousine Bette, Homère figure parmi les « poètes de l’humanité » que l’auteur compare aux sculpteurs de génie : « Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias, Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Dürer sont les frères de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakespeare, du Tasse, d’Homère et de Molière8. » Et la Théorie de la démarche voit apparaître la célèbre formule du « secrétaire » reprise dans l’« Avant-propos9 » de La Comédie humaine :

Il y a dans tous les temps un homme de génie qui se fait le secrétaire de son époque : Homère, Aristote, Tacite, Shakespeare, l’Arétin, Machiavel, Rabelais, Bacon, Molière, Voltaire, ont tenu la plume sous la dictée de leurs siècles10.

7 Associé à Dante et aux Evangélistes, Homère incarne dans Séraphîta le poète visité par la Muse : « … cette soirée était donc ce que le souper fut pour les trois pèlerins, dans Emmaüs, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homère11. » Grand adepte de l’inventaire, comme en témoigne le texte de « l’Avant-propos », Homère « inachevé » par son catalogue inabouti « des ouvrages que contiendra La Comédie humaine, ordre adopté en 1845 pour une édition complète en 26 tomes », Balzac retient d’Homère ce double modèle descriptif que célèbre Umberto Eco dans Vertige de la liste, la « poétique de l’« et cœtera » et celle du « tout est là12 », le catalogue des vaisseaux au chant II de l’Iliade et le bouclier qu’Héphaestos forge pour Achille au chant XVIII. Il donne la sensation de nombre par l’énumération ouverte13 et celle de l’infini par la « plénitude finie et parfaite » d’une chose ou d’un être admirables. Dès ses premiers écrits (Discours sur l’immortalité de l’âme), Balzac, tenté par l’exhaustivité qui entraînerait une « aride nomenclature », y renonce, car « ce dénombrement n’aurait point la grâce et la poésie de celui de l’Iliade14. » Il se montre désireux par la suite de respecter l’équilibre entre une poésie de la série et une pratique de l’ekphrasis. Ses personnages sont inclus dans les listes des jeunes grands hommes de province, venus à Paris faire leur apprentissage, des sosies de Célimène, des jeunes filles à marier ou des vieux artistes misérables, et il détache de ce fond par exemple la silhouette d’Augustine Guillaume que le peintre Sommervieux entrevoit comme une apparition céleste ou la « magnifique tête » de l’aveugle Facino Cane, « vieil Homère qui gardait en lui une Odyssée condamnée à l’oubli15. » Il enclot dans le jardin de Clochegourde toutes les promesses du monde et dans le magasin de l’Antiquaire de La Peau de chagrin un condensé des civilisations disparues.

8 Inclus dans une liste, Homère est également comparé à d’autres figures exceptionnelles ou devient l’image superlative du génie16. Gambara l’associe à Mozart : « …que prisez-vous le plus de Mozart ou d’Homère17 ? » demande-t-il au comte Marcosini. La dédicace des Parents pauvres au prince de Teano le compare à Dante : « … c’est au savant commentateur de Dante que je dédie ce petit fragment d’une longue histoire. Vous m’avez fait apercevoir la merveilleuse charpente d’idées sur laquelle le plus grand poète italien a construit son poème, le seul que les modernes puissent opposer à celui d’Homère18. » Un médecin philosophe des Martyrs ignorés, féru de physiognomonie, le dote du même front imaginaire que celui d’Hippocrate, de Rabelais et de Shakespeare19.

9 Massimilla Doni souligne la rareté des grands compositeurs, qu’elle nomme « les Homères de la musique20, » Pierrette fait de « Saadi, l’Homère de la Perse21, » et le dessinateur Charlet, qui a pris pour sujet les soldats de l’Empire, est par deux fois sacré « Homère des soldats22. » Suprême consécration, le pontonnier survivant de la Bérésina est qualifié par Benassis dans Le Médecin de campagne de « sublime au même chef que l’est Homère23. »

10 Balzac utilise l’adjectif « homérique » très souvent comme épithète homérique, ce qui accroît l’effet du cliché. Ainsi, sont homériques le rire, les repas et plus curieusement le respect24 et la simplicité25. Si le sème de grandeur et d’importance prévaut dans chacun de ces exemples, le rire homérique reste pour Balzac associé à une aimable moquerie, à une réaction irrépressible devant l’expression de la bêtise ou de la naïveté. Telle l’assemblée des dieux saisie d’un rire inextinguible devant le boiteux Héphaestos jouant à l’échanson26, les convives de Rose Cormon sont pris d’un « rire homérique27 » déclenché par une plaisanterie involontaire de la vieille fille, tout comme La Palférine éclate d’un « rire homérique » devant la bévue de sa maîtresse qui prend la Croix du Sud pour une décoration28. Balzac lui-même assure à Mme Hanska qu’il lui doit « le seul rire un peu homérique29 » qu’il ait eu depuis une année à la lecture d’une de ses lettres.

11 Quant au festin homérique, il qualifie l’abondance et la rusticité des dîners pris « sur de vieilles tables et sur du linge centenaire, pliant sous des platées homériques servies dans de la vaisselle antédiluvienne30 » dans Béatrix. Rien d’étonnant à cela : il s’agit du récit de voyage de noces en Bretagne que la parisienne Sabine de Grandlieu devenue baronne du Guénic fait à sa mère… L’autre allusion au repas homérique s’inscrit dans une comparaison entre la belle et légitime Mme Hulot et sa rivale, la courtisane Valérie Marneffe, dans La Cousine Bette : « La femme vertueuse et digne serait alors le repas homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l’œuvre de Carême, avec ses condiments, avec ses épices et ses recherches31. » L’on devine sans peine vers quel mets se porte l’estomac fatigué du baron Hulot.

2. Naissance de l’Iliade dans La Comédie humaine

12L’Iliade et l’Odyssée  sont rarement citées pour elles-mêmes, ou bien, si elles le sont, c’est de façon lexicalisée – « Je reprends le cours de mon Odyssée », écrit, par exemple Sabine du Guénic à sa mère32 – ou de façon superlative « Nous avons dans nos rêves des poèmes plus beaux que l’Iliade » déclare Butscha, dans Modeste Mignon33.

13 En revanche, L’Iliade est associée à des épisodes célèbres : essentiellement le rapt d’Hélène34, qui fut à l’origine du conflit, le siège de Troie35, le bouclier d’Achille36 et l’outrage fait au corps d’Hector traîné par le char d’Achille autour des remparts d’Ilion37 ; mais aucune allusion à la ruse d’Ulysse et au célèbre cheval… On reviendra sur les diverses modalités de traitement de ces épisodes. Balzac s’intéresse aussi à des motifs homériques, qui recoupent ses propres interrogations.

14 En bon disciple de Lavater et en sémioticien du corps, l’auteur de la Théorie de la démarche s’attache à relever et interpréter les particularités de la démarche des Parisiens qui arpentent le boulevard de Gand. Et il commence son enquête en citant Virgile, en guise d’invocation aux Muses : « … Et vera incessu patuit dea… », qu’il traduit par « la déesse se révéla par sa démarche. » Cette première citation en appelle une autre, « un vers d’Homère », que le narrateur se refuse à citer « de peur d’être accusé de pédantisme ». Peu importe l’origine précise du vers homérique (Iliade, XII, 71-7238), ce qu’il faut souligner, c’est que Balzac place son entreprise sous le patronage d’Homère, qui a su, le premier, accorder à la démarche l’importance qu’elle mérite, puisqu’elle lui sert à identifier les dieux lorsqu’ils prennent l’apparence des hommes. C’est par la démarche et la prestance que le dieu se révèle à travers son enveloppe mortelle. C’est par la démarche que l’observateur du boulevard de Gand devine les vices, le caractère, l’origine sociale et la profession des passants. Balzac illustre sa Théorie dans les Mémoires de deux jeunes mariées, lorsqu’il met dans la bouche de Louise cet éloge d’un couple dont l’harmonieuse démarche trahit l’entente parfaite.

Quand nous marchons seuls dans les bois, sa main passée autour de ma taille, la mienne sur son épaule, son corps tenant au mien, nos têtes se touchant, nous allons d’un pas égal, par un mouvement uniforme et si doux, si bien le même, que, pour des gens qui nous verraient passer, nous paraîtrions un même être glissant sur le sable des allées, à la façon des Immortels d’Homère39.

15Cet extrait est particulièrement intéressant ; il ne se borne pas à exprimer, de façon poétique et légèrement emphatique – c’est l’aristocrate Louise de Chaulieu qui écrit – l’accord de deux êtres. Ce couple d’Immortels, qui semble incarner l’amour et la beauté, est en réalité voué à l’éphémère ; un malentendu mettra fin à cette union si bien assortie et la jeune femme mourra à trente ans dans tout l’éclat de sa jeunesse. Les Immortels d’Homère vont laisser place à de fragiles humains, détruits par la fausse image qu’ils se font d’eux-mêmes. Et Balzac ne nous dit pas si les dieux de l’Olympe rient de leur crédulité…

16 Balzac loue la majesté du mouvement lent dans sa Théorie de la démarche et se moque des gens qui virvouchent40; mais il emprunte à l’Iliade la rapidité de déplacement des dieux pour signifier les progrès de l’amour chez le sculpteur Sarrasine. « Semblable aux chevaux des Immortels peints par Homère, l’amour du sculpteur avait franchi en un clin d’œil d’immenses espaces41 ». Et c’est aux déesses de L’Iliade que Rastignac compare Mme de Beauséant, qui donne son dernier grand bal alors que son amant l’abandonne pour épouser Mlle de Rochefide. « Il s’assit auprès du feu, regarda la cassette en cèdre [qui contient la correspondance des amants que Rastignac est allé chercher chez d’Ajuda], et tomba dans une profonde mélancolie. Pour lui, Mme de Beauséant avait les proportions des déesses de l’Iliade42 ».

17 Parmi les personnages de l’Iliade, Balzac choisit d’évoquer, ce qui ne surprend guère, « la belle Hélène, la Galathée d’Homère43 », Achille, associé à Hector par Lousteau comme couple symbolique du « Tout est bilatéral » : « Qui de nous pourrait prononcer entre Clarisse et Lovelace, entre Hector et Achille ? Quel est le héros d’Homère ? Quelle fut l’intention de Richardson ? La critique doit contempler les œuvres sous tous leurs aspects44 », Agamemnon45, et Nestor46 associé à Achille. Ouvrons le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Iliade : toujours suivie de l’Odyssée » et ramenons de l’Odyssée Pénélope, à qui Balzac se compare volontiers47 et à qui il assimile Eugénie Grandet48.

18 Si l’on rassemble ainsi les citations de personnages et de scènes issus de l’Iliade qui affleurent dans La Comédie humaine, la récolte, on le voit, est assez mince et convenue, alors que la tentation épique reste palpable. C’est qu’il nous faut déceler sous d’autres formes la présence de l’épopée homérique et voir comment elle irradie le texte balzacien. Et pour cela, revenons à « l’histoire d’un fantôme49 », celle de La Bataille et des récits guerriers qui devaient nourrir les Scènes de la vie militaire, composées des seuls Chouans et d’Une passion dans le désert.

3. De La Bataille à « l’épopée drolatique » : de l’héroïque à l’héroï-comique

19 Il ne reste qu’une ligne d’un projet qui a hanté Balzac de 1830 à sa mort en 1850, celui d’un récit guerrier intitulé La Bataille, et qui serait consacré à la bataille d’Essling ou de Wagram. Chapitre premier : Gross-Aspern, « Le 16 mai 1809, vers le milieu de la journée50… » Le canevas de cet ouvrage est consigné dans Pensées, sujets, fragments :

Faire un roman nommé La Bataille, où l’on entende à la première page gronder le canon et à la dernière le cri de la victoire, et pendant la lecture duquel le lecteur croie assister à une véritable bataille comme s’il la voyait du haut d’une montagne, avec tous ses accessoires, uniformes, blessés, détails. La veille de la bataille et le lendemain. Napoléon dominant tout cela. La plus poétique à faire est Wagram, parce qu’elle implique Napoléon au sein de sa puissance, se mariant à une archiduchesse51

20 Patrick Berthier a retracé les étapes de ce rêve dans un article intitulé « Absence et présence du récit guerrier dans l’œuvre de Balzac »52. Il a bien montré la vitalité d’un projet qui anime Balzac périodiquement et qui se traduit par les documents qu’il consulte sur les batailles de Napoléon, par les relations qu’il noue avec d’anciens officiers de l’armée impériale53, et par les visites qu’il réalise ou qu’il songe à effectuer sur les champs de bataille : ainsi Balzac arpente le 31 mai 1835 les sites d’Essling et de Wagram, sous la conduite du prince de Schwarzenberg, fils du feld-maréchal adversaire de Napoléon, rêve de visiter Montenotte et Dresde et presse Mme Hanska, en 1848, de prévoir un itinéraire qui lui permette de « voir le champ de bataille de la Moskowa et de Borodino54 ». L’ « Avant-propos55 » de La Comédie humaine fait part de l’inachèvement provisoire de cette partie de l’œuvre : « …les Scènes de la vie militaire, la portion la moins complète encore de mon ouvrage, mais dont la place sera laissée dans cette édition, afin qu’elle en fasse partie quand je l’aurai terminée. » Et le fameux Catalogue de 1845 prévoit… plus d’une vingtaine de Scènes de la vie militaire, essentiellement concentrées sous l’Empire56. L’on sait par ailleurs combien Balzac, grand admirateur de La Chartreuse de Parme, enviait Stendhal pour ses chapitres consacrés à la bataille de Waterloo : « Oui, j’ai été saisi d’un accès de jalousie à cette superbe et vraie description de bataille que je rêvais pour les Scènes de la vie militaire, la plus difficile portion de mon œuvre, et ce morceau m’a ravi, chagriné, désespéré. Je vous le dis naïvement57 ».

21Quels obstacles ont donc empêché Balzac d’exécuter de telles descriptions? Parmi les hypothèses avancées, on peut retenir une suggestion de Patrick Berthier58. C’est qu’il est difficile, comme le dit Balzac, à propos de Stendhal « de peindre les faits militaires au delà d’une certaine étendue » ; le regard panoramique ne peut s’accompagner d’une écriture simultanée et il faut savoir choisir quelques épisodes signifiants qui éclairent l’ensemble. « Si puissant a été son coup de pinceau », note Balzac à propos de Stendhal, « que l’esprit voit au-delà : l’œil embrasse tout le champ de bataille et le grand désastre59 ». Ou bien, et cette autre hypothèse a ma faveur, c’est qu’à défaut de consacrer un ouvrage entier à La Bataille, Balzac en a produit des fragments qu’il a publiés dans des revues, sous forme de nouvelles, ou qu’il a insérés dans des romans.

22Faute d’écrire un roman tout entier voué à une bataille qui serait la quintessence de la geste napoléonienne, Balzac a disséminé dans l’ensemble de La Comédie humaine des récits de combats ou de défaites, portés non par le point de vue surplombant d’un « écrivain technique60 » qu’il se refuse à être, insensible aux douleurs du soldat et à ses héroïsmes, mais par le témoignage de survivants. Aussi est-ce avec intention qu’il place dans la bouche de Canalis, faux grand poète, dans Modeste Mignon, cet axiome qui se trouvait dans Pensées, sujets, fragments : « … vos quinze ans de luttes ne sont plus que des idées, et c’est ce qui sauvera l’Empire, les poètes en feront un poème ! Un pays qui sait gagner de telles batailles doit savoir les chanter61 ! » À Canalis, « gloire fabriquée industriellement62 », la charge de chanter les combats et le héros, de ressusciter, s’il le peut, le poème épique. Charge vaine, car les temps ont changé, et ce « canevas d’hommes sur lequel Napoléon a peint le tableau de l’Empire63 » est désormais confié au romancier Pénélope, héritier non de l’Iliade, mais de l’Odyssée.

23 En effet, si Balzac a pu être sensible dans ses récits brefs écrits dans les années 1830 à la violence guerrière et au sublime d’horreur, qu’il exploite dans El Verdugo, La Vendetta, Une passion dans le désert  et Les Marana, s’il a publié, comme « fantaisie » La dernière revue de Napoléon, devenu Le Rendez-vous, premier chapitre de La Femme de trente ans,il s’attache surtout à la destinée de héros singuliers, rescapés de la Grande Armée, morts-vivants qui entretiennent la légende napoléonienne sous un jour crépusculaire. Le plus célèbre d’entre eux est le colonel Chabert, mais il faut mentionner aussi le piéton Goguelat qui « raconte l’Empereur » à la veillée dans Le Médecin de campagne et le colonel Philippe de Sucy dont le passage de la Bérésina constitue le cœur de la nouvelle Adieu.

24 Goguelat propose à son auditoire de réaliser le rêve de Balzac, de « raconter toute une bataille. Voulez-vous Champaubert64, où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la baïonnette ? ». Mais les paysans réclament « l’Empereur65 » et le vieux fantassin entreprend de retracer la vie de Napoléon sur le mode hagiographique et légendaire. Voué à Dieu par sa mère « qui était la plus belle femme de son temps et une finaude66 », Bonaparte passe impavide à travers la mitraille, tandis que « tombaient comme des noix Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barres d’acier et qu’il fondait à son usage67 ». Préservé par un mystérieux « homme rouge », qui le protège, avant de « passer aux Bourbons comme un gredin qu’il est68 », l’Empereur, père de ses soldats les conduit à la victoire au bout du monde… jusqu’ à Waterloo. « Les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, on est obligé de rester là, jusqu’à ce que l’Homme Rouge lui rende son pouvoir pour le bonheur de la France69 ». Aède rustique, le piéton Goguelat chante la légende d’un Napoléon Christique et Prométhéen, promis à l’immortalité, dans une parlure savoureuse, qui s’inscrit dans la tradition de la parole du grognard, telle qu’elle apparaît sur scène et dans les récits autour de 183070.

25 Quant à Chabert, double de l’Empereur dont il partage la première mort symbolique (île d’Elbe/fosse d’Eylau) avant un retour pour les Cent-Jours ou pour revendiquer, vainement, son existence légale, sa femme mariée au comte Ferraud, et sa fortune, il ne forme avec son vieux camarade Boutin qu’un « débris » de l’épopée impériale.

« Nous étions deux débris curieux après avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie ; il ne nous manquait que d’être allés dans les Indes et en Amérique71 ! »

26 Au débris humain, vêtu d’un vieux carrick et coiffé d’une perruque qui dissimule imparfaitement un crâne horriblement mutilé par une cicatrice boursouflée, atteint d’amnésie partielle, correspond un récit fragmentaire, qui ne restitue la charge glorieuse de la cavalerie à Eylau, que par bribes72. C’est par « quelques touches », comme le montre Aude Déruelle, que le récit de Chabert réactive « la mémoire épique du lecteur : grandissement des personnages et des actions, soumission de l’individu à des valeurs collectives73. » « Deux officiers russes », raconte Chabert, « deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu 74 ! » Laissé pour mort, Chabert reprend connaissance dans la fosse commune d’où il s’extrait à l’aide d’un « bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. […] je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, monsieur, comme s’il y eût des vivants. J’y allais ferme, monsieur, car me voici 75 ! » Ce bras qui ne tient à rien « symbolise également le démembrement de l’épopée. Le monde de la cohérence épique se morcelle76 » et s’accompagne de désacralisation. Le récit que livre Chabert à Derville est précédé d’une « Scène d’étude » qui présente les clercs de l’étude et le jeune saute-ruisseau en pleine R/restauration : en 1819 et pendant une pause repas. Le petit clerc bombarde le vieux carrick, que les boulets de canon ont épargné lors de la bataille, d’une « boulette » de pain. La désacralisation de l’épopée et la féminisation du boulet en boulette « inscrit la victoire de la comtesse » aux deux maris « dès l’ouverture du roman77 », comme le signale Aude Déruelle. La Restauration a définitivement mis fin à la geste napoléonienne ; la guerre des sexes remplace les combats des héros et le roman se nourrit des ruines de l’épopée, selon les analyses de Mikhaïl Bakhtine dans « Récit épique et roman78. » Il substitue au « passé absolu » de l’épopée un présent problématique, et genre hybride, il fait la part belle au rire, non celui des Immortels d’Homère, mais celui du « Puff ! » que poussent les clercs de l’étude lorsque Chabert décline « avec une simplicité antique » son identité de mort-vivant : « Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Huré qui, n’ayant encore rien dit, était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres. - Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme79… » Le « puff », la blague soldatesque, retournée contre le héros, entre dans le roman et contribue à en faire vaciller le sens, à transformer une gloire de l’Empire en numéro 164 de l’hospice de Bicêtre, dans l’avènement du faux érigé en vrai80.

27 Que reste-t-il donc au romancier qui sait l’épopée révolue ? Doit-il, comme son narrateur Derville, s’en aller vivre à la campagne, car Paris lui fait horreur ?

28 Il choisit une autre voie et, quittant l’Histoire nationale pour celle des mœurs contemporaines, il va transposer dans la sphère de la vie privée ses « petites épopées ». Il n’a pu écrire La Bataille ? Qu’importe ! « La bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre entre Mme de Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus illustre des batailles connues (Le Lys dans la vallée) », confie Balzac dans l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine. Le roman d’apprentissage s’écrit sur canevas épique et les jeunes héros continuent à lancer des défis, mais ils le font lors de combats judiciaires ou face à eux-mêmes. « Hé bien donc, à nous deux81 » se dit Derville à lui-même, lorsqu’il s’apprête à affronter la comtesse Ferraud. Ce sont ces mêmes « mots grandioses » :"À nous deux [maintenant]!" que reprend Rastignac à la fin du Père Goriot, tandis que « pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, il va dîner chez Delphine de Nucingen82 ». Les femmes ne guettent plus, du haut des remparts, l’issue incertaine des combats singuliers, mais Ève Chardon accompagne son frère jusqu’à l’une des portes d’Angoulême et le regarde rejoindre Châtelet, qui doit l’introduire chez Mme de Bargeton83 avec autant d’anxiété que les filles de Priam massées aux portes Scées.

29 Enfin, comme « la description des Espèces sociales » est « donc au moins double de celle des Espèces Animales, à ne considérer que les deux sexes84 », l’univers de La Comédie humaine accorde autant de rôles aux femmes qu’aux hommes et féminise les références épiques. Il est révélateur à cet égard que l’allusion la plus développée à la fureur d’Achille traînant le cadavre d’Hector soit faite dans La Fille aux yeux d’or à propos de la marquise de San-Real, qui vient de poignarder Paquita, son amante.

Sa tête avide et furieuse respirait l’odeur du sang. Sa bouche haletante restait entrouverte, et ses narines ne suffisaient pas à ses aspirations. Certains animaux, mis en fureur, fondent sur leur ennemi, le mettent à mort, et, tranquilles dans leur victoire, semblent avoir tout oublié. Il en est d’autres qui tournent autour de leur victime, qui la gardent en craignant qu’on ne la leur vienne enlever, et qui, semblables à l’Achille d’Homère, font neuf fois le tour de Troie en traînant leur ennemi par les pieds. Ainsi était la marquise85.

30 Et si Chabert ne parvient pas à revenir de son périple guerrier, c’est que Rose Chapotel, sa veuve, devenue comtesse Ferraud, n’a rien d’une Pénélope… Certes, Mme de Beauséant, au moment du renoncement final, prend aux yeux de Rastignac « les proportions des déesses de l’Iliade86 », mais elle constitue une exception.

31 En effet, la transposition de l’épopée dans le « drame » qu’est le roman moderne suppose une conversion de l’héroïque en héroï-comique. Lorsqu’il songe à développer des sujets pour le théâtre, Balzac soumet à Mme Hanska, en 1844,

le plus beau sujet bouffon pour Frédérick […] peindre Les Traînards de l’armée française, en 1813 et 1814, c’est-à-dire l’envers de la guerre, toutes les guenilles qui traînent après une armée. Faire une pièce qui soit à l’époque de Napoléon, ce qu’est Don Quichotte à la chevalerie. Montrer les Sganarelle, les Frontin, les Mascarille, les Figaro de l’armée, ce qu’on appelle les Fricoteurs, les gens qui parlent guerre et qui n’ont pas vu le feu en quinze ans ! Et qui sont poursuivis ou par l’ennemi ou par la gendarmerie de l’armée, de Russie en Alsace en passant par les pays intermédiaires qu’on peindra. C’est une épopée drolatique, et avec Frédérick pour Achille en haillons de gloire, il y a de quoi faire bien de l’argent87 !

32 Balzac ne réalisera pas son épopée drolatique, toutefois l’un de ses derniers romans, La Cousine Bette, s’inscrit dans cette veine. On y assiste au naufrage de la famille Hulot, qui a dû son ascension au régime impérial et qui a su s’adapter à la monarchie constitutionnelle ; mais le frère cadet du brave maréchal Hulot, le baron Hector Hulot, érotomane impénitent, sacrifie peu à peu famille, fortune et honneur à ses plaisirs. Ce sont ses maîtresses qui soulignent plaisamment le décalage entre l’onomastique épique et le grotesque bouffon des situations. « La baronne aime encore tant son vieil Hector (il me semble toujours parler de l’Iliade88)… » persifle Mme Marneffe alors que Josépha conseille au vieillard de tenir en bride sa jeune maîtresse de quatorze ans, Olympe Bijou89. On s’attend presque – et ce ne serait qu’un léger anachronisme90 – à entendre la cantatrice Josépha entonner un air de La Belle Hélène

33 Plus largement encore, l’hypotexte homérique paraît dans La Comédie humaine susceptible de créer cet effet de travestissement que nous ne nous attendions pas à rencontrer. Ainsi, le bouclier d’Achille désigne dans Splendeurs et misères des courtisanes l’enseigne d’un quincaillier, qui sert de cache à Jacques Collin91 ; le seul mari qui dorme avec dignité est l’Agamemnon peint par Guérin, selon la Physiologie du mariage92 qui débat de la grave question du lit matrimonial. Et le cheval de Troie figure sous les traits de la jument Pénélope, inestimable rosse, chérie de la vieille fille, Rose Cormon93, jusqu’au jour où elle la laisse crever, impatiente qu’elle est de convoler…

34 Les emprunts que Balzac effectue au cycle Troyen obéissent naturellement aux principes d’écriture qui lui sont chers ; désireux d’observer « les deux côtés de la médaille humaine94 », il en peint la grandeur ainsi que son contraire, suscitant l’admiration et le rire. Et si la guerre de Troie semble reprendre vie pendant les guerres de l’Empire, le mythe et l’Histoire sont soumis par Balzac à la même fonction : « Troie et Napoléon ne sont que des poèmes », note-t-il au début de l’Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, marchand parfumeur, adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris, chevalier de la légion d’honneur, etc… « Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n’a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur95… » Rectifions notre intitulé : non plus portrait de Balzac en Homère inachevé mais plutôt en nouvel Homère d’une « moderne épopée bourgeoise », appelée à être prolongée et modulée par bien d’autres romanciers…