Colloques en ligne

Tiphaine Karsenti

La mort d’Achille ou l’hypothèse de la paix dans la tragédie française avant 1643

1À sa naissance, dans la seconde moitié du xvie siècle, la tragédie française emprunte ses sujets à trois types de sources : la Bible, l’histoire ancienne et la mythologie gréco-romaine. Modelée sur la tragédie antique, elle reste jusque dans les années 1630 une forme largement expérimentale, en constante évolution, et se définit avant tout par son sujet : les malheurs des Grands et les revirements de fortune. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le mythe de Troie ait fourni la matière de nombreuses tragédies dans cette période1. Son statut intermédiaire entre histoire et mythologie, sa célébrité et son prestige, son récit qui met en scène la chute d’un royaume en font un matériau évident pour les dramaturges, qui y puisent maints scénarios souvent inédits au théâtre. La tradition médiévale de la généalogie troyenne des Francs lui confère en outre des connotations nationalistes encore vivantes dans l’imaginaire collectif et exploitées jusqu’à la fin du xviie siècle2. Mais il est un facteur supplémentaire qui contribue à la faveur remarquable du mythe de Troie chez les auteurs tragiques avant 1643, date de la mort de Louis XIII : le cycle troyen est le seul des grands récits mythologiques gréco-romains qui soit centré sur une guerre plutôt que sur une famille ou une cité (comme c’est le cas pour le mythe d’Œdipe ou celui des Atrides, par exemple). Dans le récit troyen, c’est un conflit entre deux camps qui structure la progression narrative et c’est autour de cet axe principal que s’articulent les destinées individuelles ou collectives. Cette particularité du mythe troyen le rend apte à mettre en jeu des problématiques spécifiquement liées à la question de la guerre, qui se trouve à bien des égards au centre des préoccupations dans la période qui s’étend des guerres de religion à la fin du règne de Louis XIII.

2Car si la guerre est un phénomène permanent en Europe aux xvie et xviie siècles, la France de la période qui nous intéresse est, plus qu’aucun autre pays, marquée par les conflits : traversée en son sein par les guerres de religion entre 1562 et 1598, puis lancée dans une lutte pour l’hégémonie européenne à travers la guerre de Trente ans entre 1618 et 16483, elle devient le lieu privilégié d’élaboration et de développement d’une réflexion éthique et politique sur la guerre et la paix dans l’Europe de la première modernité. Or, cette question de la guerre est d’autant plus cruciale qu’elle est au cœur de l’une des transformations majeures de l’histoire politique française, la naissance de l’État moderne. Car les guerres de religion qui sévissent à la fin du xvie siècle vont entraîner une révolution dans la conception de l’État et du pouvoir. La guerre civile rend caduque la conception médiévale du royaume comme corps mystique, dont le roi est la tête, et les sujets les membres. La division interne des sujets entre catholiques et protestants, la guerre idéologique qui déchire le corps mystique amènent à changer de paradigme et à penser l’État comme une entité rationnelle autonome, dont le rôle est de régler par son autorité souveraine la cohabitation entre des membres opposés. La belle unité mystique se défait donc au profit d’une séparation entre les sujets et l’État souverain. Les guerres du xviie siècle vont ensuite contribuer à renforcer ce nouvel État qui impose son autorité rationnelle à tous ses membres et le faire évoluer de plus en plus vers l’absolutisme. S’intéresser, à travers les utilisations du mythe de Troie au théâtre, aux variations sur la guerre et la paix dans la tragédie de cette période, c’est donc aussi examiner la façon dont le théâtre reflète et/ou participe à cette révolution dans la conception et la pratique de l’État, une révolution qui entraîne des repositionnements subjectifs, notamment pour les nobles au sein du royaume. Si la tragédie est un genre capable d’exprimer la souffrance ressentie par les populations victimes de la guerre, elle devient également, à cette époque singulière, un lieu de réverbération des transformations profondes imposées aux mentalités par la lame de fond historique à laquelle elles sont soumises. C’est pourquoi nous avons choisi de nous concentrer ici sur les tragédies qui, au sein du corpus troyen de la Renaissance et de la première modernité, abordent la guerre sous un angle politique et font résonner les bouleversements idéologiques en cours. Or l’épisode troyen le plus souvent traité par les auteurs dramatiques de notre période, la mort d’Achille, est justement celui qui, parce qu’il se situe en plein cœur du conflit et qu’il ouvre l’hypothèse d’une paix de compromis entre Grecs et Troyens, soulève des enjeux directement politiques. Avec les épisodes se déroulant avant le début de la guerre (le sacrifice d’Iphigénie), ou après la défaite troyenne (la mort de Polyxène, le sort des captives troyennes, la mort de Pyrrhus)4, soit on célèbre la fin de la guerre5, soit on soulève des questions d’ordre éthique ou théologique : la guerre a-t-elle un sens ? Comment supporter le désastre ? Où trouver de la pureté dans un monde corrompu ?

1. Variations sur la mort d’Achille

3La mort d’Achille est notamment6 racontée par Darès et Dictys7, deux supposés témoins oculaires de la guerre de Troie, dont les ouvrages constituent des sources essentielles du mythe pour les Français de la Renaissance et de l’époque moderne8. Tous deux lient la mort du héros à un coup de foudre pour Polyxène, rencontrée au moment où elle vient avec son père réclamer le corps d’Hector. Le héros grec propose alors aux Troyens de faire la paix ; les Troyens font mine d’accepter, puis assassinent traîtreusement leur ennemi désarmé. Trois dramaturges français traitent cet épisode avant 1643 : Nicolas Filleul dans son Achille de 1563, au tout début des guerres de religion ; Alexandre Hardy dans sa Mort d’Achille de 1607, à la fin du règne d’Henri IV ; et Isaac de Benserade au moment où la France entre en guerre sous l’impulsion de Louis XIII et Richelieu, avec La mort d’Achille et la dispute de ses armes en 1635. Presque régulièrement réparties au fil de notre période, ces trois mises en forme tragiques de l’épisode donnent à voir à la fois les capacités de reconfiguration du mythe et la pénétration des théories politiques dans la société à mesure que se construit et se renforce l’État absolu.

4Dans les trois tragédies qui nous intéressent, on retrouve des constantes structurelles : Achille tombe amoureux de Polyxène et il propose aux Troyens de faire la paix ; ces derniers acceptent, mais l’assassinent. Néanmoins, on observe également des variations dans le déroulement et le cadrage de l’action. La tragédie de Nicolas Filleul commence après la mort de Patrocle, couvre la mort d’Hector et s’achève juste après la mort d’Achille, dans le camp troyen où Hécube et Cassandre commentent l’événement. Hardy et Benserade débutent leur action plus tard et la prolongent au-delà. Dans les deux cas, c’est dans le camp grec que se termine la pièce. Chez Hardy, Achille est déjà amoureux de Polyxène au moment où s’ouvre la tragédie, et l’action ne s’achève pas tout à fait avec sa mort. Après un combat entre les deux armées pour récupérer le corps d’Achille, les Grecs désignent son fils comme successeur et comme vengeur. Benserade, quant à lui, commence juste avant la venue de la délégation troyenne chez Achille et il met en scène la rencontre avec Polyxène. Il achève sa pièce sur la dispute entre Ajax et Ulysse pour les armes d’Achille, la victoire du roi d’Ithaque et le suicide du guerrier. Le cadrage de l’épisode est donc progressivement décalé dans le temps pour couvrir de plus en plus l’après-mort d’Achille et les conséquences qu’elle entraîne au sein du camp grec. Par ailleurs, alors que chez Filleul et Hardy les Troyens trahissent Achille en lui faisant croire qu’ils acceptent la paix alors qu’ils ont résolu de se venger, Benserade choisit de représenter des Troyens sincères, réellement prêts à faire la paix, et une Polyxène sensible à l’amour d’Achille. C’est la mort de Troïle, tué accidentellement par Achille, qui entraîne finalement la vengeance des frères d’Hector.

5Les auteurs modèlent ainsi la matière mythique et construisent à partir des mêmes sources des dispositifs aux significations dramatiques différentes. Les conceptions de la guerre et de la paix qui se dégagent de nos trois tragédies évoluent, nous le verrons, parallèlement au discours politique et juridique.

2. La paix entre idéal et pragmatisme

6Filleul et Hardy, qui composent leurs pièces dans une France marquée par les guerres civiles, font du héros amoureux l’incarnation du désir de paix. Le traumatisme du conflit a redonné force au courant pacifiste dominé par la pensée d’Érasme et l’appréhension du couple guerre/paix est alors orientée par une dichotomie axiologique qui valorise la paix et diabolise la guerre. Mais les deux dramaturges soulignent à travers la figure paradoxale d’un guerrier brutalement converti au pacifisme la dimension idéaliste et abstraite de cette évidence manichéenne. Pour Achille, la paix ne pose pas question : entre la virtualité de son désir et sa réalisation effective, il ne conçoit pas d’écart. Le demi-dieu appartient à un espace-temps mythique dans lequel la volonté s’actualise. C’est ainsi que chez Filleul il célèbre la paix sur un mode poétique et semble croire en la performativité de sa parole :

Jetons ce fer, banni du bon siècle ancien,

Œuvre du dieu boiteux, forgeur sicilien9.

J’effeuille dans ce champ, Hercule, ton peuplier,

J’effeuille, Jupiter, ton beau chêne guerrier.

Et ce jour d’hui je change à la palme l’olive10.

7Chez Hardy, Achille invoque les dieux et non les chefs de son camp, ignorant tout autant la dimension politique du problème. Dans son discours, l’opposition entre guerre et paix s’exprime à travers des antithèses récurrentes :

Ha ! j’abhorre vraiment nos longues cruautés,

Je confesse qu’à tort nous poursuivons ce siège,

[…]

Pardonne-nous déesse, et à moi le premier,

[…]

De ton soleil jumeau j’atteste les lumières,

Tarir dorénavant les communes misères,

D’une sanglante guerre établir une paix

À nos deux nations perdurable à jamais11.

L’un ni l’autre parti trahir je ne prétends,

Ains d’un horrible hiver éclore un gai printemps,

Sécher ces gros torrents de sang humain qui coulent12.

8Cette figure impossible d’un Achille pacifiste sert ainsi à incarner un idéal que la tragédie va mettre à l’épreuve, en exhibant la dimension nécessairement politique de la mise en place effective de la paix.

9L’Achille de Benserade, quant à lui, ne fait jamais l’éloge de la paix. Fidèle à son caractère guerrier, il se contente de changer de camp quand il tombe amoureux. Le paradigme pacifiste qui sous-tend la dramaturgie de Filleul et Hardy est donc remplacé ici par une conception pragmatique qui fait de la guerre et de la paix des problèmes relatifs à la position de chacun dans le rapport de force.

10Ainsi, la paix ne fait pas débat chez les Troyens de Benserade, qui partagent tous le sentiment de sa nécessité. En revanche, chez Filleul comme chez Hardy, elle soulève des polémiques au sein du clan de Priam. Chez Filleul, c’est Hécube, en reine vengeresse, qui répugne à s’allier avec son pire ennemi. Chez Hardy, ce sont les fils de Priam qui s’opposent à l’opinion de leur père. À l’inverse, alors que Filleul n’envisage jamais le point de vue des Grecs sur l’hypothèse de la paix, Hardy et Benserade mettent en scène un conflit entre Achille et les chefs Grecs autour de son engagement unilatéral vis-à-vis des ennemis troyens.

11Au fil du temps, le centre de gravité du débat se déplace donc progressivement du camp des Troyens vers le camp des Grecs. Et au gré de ce glissement, la controverse s’inverse. Chez Filleul, il s’agit d’opposer une paix idéale à une guerre diabolisée pour s’interroger sur la possibilité de construire une paix pragmatique. Chez Benserade, au contraire, l’enjeu consiste à opposer une paix injuste à une guerre juste. Le paradigme, on le voit, a radicalement évolué entre le début des guerres de religion et la fin du règne de Louis XIII. Car, à la faveur de la politique de conquête mise en place par le successeur d’Henri IV, la propagande menée en particulier par Richelieu redonne de la vigueur à la théorie de la guerre juste, qui trouve ses racines chez saint Augustin et saint Thomas. Alors que les guerres de religion avaient invalidé ce paradigme et ravivé au contraire le courant pacifiste inspiré d’Érasme qui présente la paix comme un idéal social et politique, le développement d’une volonté hégémonique au sein de l’Europe et d’une politique agressive vis-à-vis de l’extérieur rend nécessaire une argumentation en faveur de la guerre. C’est ainsi que Grotius dans son Droit de la guerre et de la paix publié en 1625, puis Cardin Le Bret dans De la souveraineté du roi13, paru en 1632, réactivent la réflexion sur les conditions dans lesquelles on peut justifier la guerre.

3. La guerre entre diabolisation et justification

12Chez Filleul et Hardy, on trouve donc, face à l’idéalisation de la paix, une représentation diabolisée de la guerre.

13L’Hécube de Filleul incarne une logique polémique passionnelle, emportée par la furie de la vengeance. Assoiffée de sang, la mère meurtrie s’apparente à une bête sauvage prête à tout pour venger ses petits :

Prends or, Hécube, prends d’une tigre l’horreur

Et, pour un brave fait, désapprends toute peur.

Conçois-moi dans ton cœur la colère et la rage,

Le meurtre, le dépit. Arme or, sus ! ton courage,

De la faim qu’a là-bas le vautour enragé

Et l’aigle du poumon à Prométhée gorgé,

Exécute à ce coup la bravade qui fasse

Qu’on ne te dise point indigne de la race14.

14Son attitude rappelle celle d’Achille au début de la pièce, avant que la vue de Polyxène ne le fasse basculer en faveur de la paix. Face à l’ombre de Patrocle, il avait clamé avec force sa furie vengeresse :

Je leur consacre adonc [aux demi-dieux], bannissant la pitié,

À l’horreur et à eux et à l’inimitié :

Hector, Troie, son roi, leurs maisons et leur temple.

Je consacre aux fureurs à jamais un exemple

Duquel au temps présent et au temps à venir

Se puissent nos neveux à jamais souvenir15.

15Les tenants de la guerre sont donc représentés comme des furieux esclaves de leurs passions sanguinaires. Le conflit apparaît alors comme le résultat d’une loi du talion qui conduit à un enchaînement de violences. « Il faut, répète Hécube, il faut le sang par un autre sang venger16. » L’axiologie reste simple : la guerre est mauvaise et le cycle polémique finalement relancé par Hécube est le fruit d’une logique de la vengeance qui ne peut que s’entretenir éternellement. Or Hécube incarne ici un militantisme intransigeant, qui refuse le compromis avec l’ennemi, comme le traduit nettement face à Priam l’image qu’elle mobilise d’un baiser donné par sa fille à l’ennemi :

Adonc ta fille, adonc à son cou sautera,

[…]

Baisant la main cent fois, la main encore teinte

Des meurtres de ton peuple, ayant devant les yeux

L’idole de son sang qui la suit en tout lieu17.

16La reine de Troie renvoie par son attitude à la logique ligueuse adoptée dans la France des guerres de religion par ceux qui, à la suite du duc de Guise, refusent toute forme de concession à l’adversaire réformé. Face à elle, Priam adopte une position mesurée cherchant, à la façon de la reine Catherine de Médicis et de son conseiller Michel de l’Hospital, une solution pragmatique au conflit.

17Chez Hardy, on retrouve la même logique ligueuse partisane de la croisade chez les fils de Priam, Pâris et Déiphobe. Le souvenir cuisant de la perte d’Hector et de l’humiliation infligée à la patrie domine la conscience des princes troyens et empêche tout pacte avec l’ennemi. Les princes troyens y reviennent dans les deux scènes de débat qui les opposent à leur père :

PÂRIS

Je meurs du souvenir, je forcène, j’écume

De rage, une fureur dessus mon front s’allume18.

DÉIPHOBE

Moi, qu’il me ressouvînt du sort de mon germain,

Et pouvoir retenir ocieuse ma main ?

Nullement, je mourrais plutôt que de furie

Ne lui offrir victime ainsi qu’à la patrie19.

PÂRIS à PRIAM

Pensez quel fut Hector vers vous, vers la patrie,

Et vous représentez sa charogne meurtrie,

Qu’un enragé mâtin déchire après la mort,

Qu’avare il vous survend ; remémorez le sort

Déplorable entre tous, du jeune enfant Troïle,

Tant de vos bons sujets occis dehors la ville ;

Et recevoir après de gendre l’assassin,

Et révoquer après l’équité du dessein.

C’est barbare sortir de l’office de père20.

18Chez Filleul et Hardy, la guerre est donc diabolisée et la logique qui y mène présentée comme conduite par un affect aveugle et irrationnel qui ne peut conduire qu’à la catastrophe. La mort d’Achille, aboutissement de cette logique, signe dans les deux cas la ruine de Troie qu’une paix de compromis aurait pu éviter.

19Chez Benserade, à l’inverse, le point de vue adopté est celui des Grecs et le débat chez eux prend une tournure opposée. Il s’agit d’éviter la paix pour mener à son terme une guerre présentée comme juste. Car la guerre peut être juste et la paix injuste, comme l’affirme Achille face à Priam dans le premier acte, alors qu’il n’est pas encore tombé amoureux :

Vous avez la justice et les dieux contre vous.

« Que l’on soit plus qu’un Mars, et puissant, et robuste,

« Il n’est rien de si fort qu’une querelle juste,

« L’ennemi vigoureux combat moins vaillamment

« Que le faible ennemi qui combat justement21.

20Il s’agit clairement pour Benserade de mettre en scène par le biais du conflit opposant les Grecs aux Troyens un cas de guerre juste, renvoyant à la théorie récemment réactualisée par Cardin Le Bret. Ce dernier reprend les trois critères énoncés par Saint Thomas pour définir une guerre juste : elle doit relever de la décision d’une instance souveraine, répondre à une cause juste et suivre une intention juste, c'est-à-dire viser le bien commun. Or, la question de la souveraineté est précisément au cœur de la querelle entre Achille et les Grecs : la guerre est menée sous le commandement souverain d’Agamemnon et le héros a pris la décision autonome et individuelle d’engager la communauté grecque dans une paix illégitime ; alors que le chef de l’armée mène la guerre dans l’intérêt collectif, le demi-dieu sert son intérêt individuel. Par ailleurs, la cause de la guerre menée par les Grecs, telle qu’elle est présentée par le dramaturge, entre dans l’une des catégories définies comme justes par Cardin Le Bret : la recuperatio rerum, récupération de ce qui a été enlevé. Achille rappelle en effet à Priam que c’est en réponse à l’enlèvement d’Hélène que l’expédition contre Troie a été lancée :

Que ne nous rendez-vous cette infâme beauté

Qui nous fait tant de peine et vous a tant coûté ?

C’est elle plus que moi qui fait rougir vos fleuves,

Qui dépeuple Ilion et qui fait tant de veuves,

Qui perdant vos enfants vous fait perdre un trésor,

Et qui porta ma pique à la gorge d’Hector22.

21Comme Louis XIII contre ses ennemis extérieurs, les Grecs mènent donc une guerre juste qui doit conduire à la victoire selon la logique providentialiste remise au goût du jour par Richelieu. Au contraire, la paix souhaitée par Achille est triplement injuste : elle n’est pas instituée par une autorité souveraine, elle vise à satisfaire un intérêt particulier, elle n’est motivée par aucune cause juste.

22La tragédie reflète donc l’évolution de la conception de la guerre en France entre une vision pessimiste et pacifiste pendant le cataclysme que furent les guerres de religion et une perspective optimiste et conquérante dans la phase de guerres extérieures appuyée sur une propagande intérieure sous Louis XIII et Richelieu.

23Mais au-delà de ces conceptions générales de la guerre, les pièces mettent en jeu les problématiques politiques adjacentes propres à l’époque dans laquelle elles sont composées. Au début du conflit interconfessionnel, l’enjeu principal est de savoir comment mettre fin à cette guerre fratricide qui remet en cause l’unité du royaume ; à la fin du règne d’Henri IV qui a réussi à pacifier la France, il s’agit d’organiser le transfert d’une conception ancienne du royaume à une nouvelle idée de l’État ; sous Louis XIII enfin, qui vient de déclarer la guerre à l’Espagne, il faut asseoir l’autorité de l’État face à la fronde possible de nobles habitués à partager le pouvoir.

24Chez Filleul, la tragédie met en évidence la nécessité d’une approche rationnelle de la politique qui fasse de l’État le rempart contre le débordement passionnel et la violence. Chez Hardy et Benserade, les enjeux se déplacent. Il ne s’agit plus seulement pour l’État d’assurer la paix civile par la cohabitation de factions aux intérêts divergents, mais aussi – et surtout, chez Benserade – d’établir son autorité souveraine sur les guerriers eux-mêmes. À partir d’un même épisode du mythe, les auteurs construisent donc des dispositifs dramaturgiques aux enjeux différents : alors que l’action est articulée autour d’une question de stratégie politique chez Filleul, elle pose le problème du fondement de l’action politique chez Hardy et de la souveraineté chez Hardy et Benserade.

4. Fondements de l’action politique légitime

25Filleul oppose deux points de vue autour d’une décision politique à prendre : saisir l’opportunité d’une paix de compromis proposée par l’ennemi ou profiter de son absence de méfiance pour l’assassiner. Priam défend la première option, rationnelle, face à Hécube qui fera finalement triompher sa logique sans en avertir le roi. Or la vengeance ne mènera pas à la victoire, bien au contraire. Pour mettre fin à la guerre, suggère l’action tragique, il n’est d’autre moyen que l’intervention pragmatique d’un souverain soucieux du bien commun. C’est d’ailleurs ce qui vient de se passer en France au moment où Filleul compose sa pièce, puisque la paix d’Amboise, qui instaure la tolérance religieuse, a été signée en mars 1563 et a mis fin à une année de guerres civiles. La vision ligueuse qui défend une paix sans compromis vient d’être contrecarrée par une conception politique qui fait de l’État le rempart contre les conflits idéologiques. C’est cette position, dégagée de son intérêt particulier de père, que Priam défend face à Hécube :

Tu faux, car un bon roi propre à lui ne s’applique :

Son plus riche trésor, c’est une paix publique23.

Même l’espoir d’un roi, c’est que par mariage

Il donne ses enfants de la paix pour otages24.

26On retrouve chez Hardy la même opposition au sein du camp troyen entre la volonté de compromis de Priam et la position intransigeante de ses fils. Face à la logique brutale des princes, le vieux roi défend une conception morale du gouvernement et de l’humanité, définie par sa capacité à dominer ses passions et à respecter l’autre :

Depuis que l’injustice accompagne la haine,

Qu’un torrent de courroux la raison nous entraîne,

Nullement différents de brutes animaux,

Nous donnons le chef bas dans un gouffre de maux.

[…]

Remettez ce complot perfide à la balance,

Pesez-le derechef avec plus d’attrempance,

Infâme, il penche tout devers la cruauté,

La foi sur les vertus pare une royauté,

Sans elle l’univers serait un brigandage,

Nous la devons tenir, fût-ce à notre dommage25.

27Hardy reprend ici la théorie développée par Jean Bodin dans sa République parue en 1576, qui, contre la conception machiavélienne, défend l’idée d’un « droit gouvernement » fondé sur les valeurs absolues du droit naturel.

République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. […] Nous avons dit en premier lieu droit gouvernement, pour la différence qu’il y a entre les Républiques et les troupes de voleurs et de pirates. […] Quand il a été question de donner la foi, traiter la paix, dénoncer la guerre, […] on n’y a jamais compris les voleurs, ni leur suite. […] Quoi qu’ils semblent vivre en amitié et société […] néanmoins cela ne doit être appelé société ni amitié, ni partage en termes de droit, ains conjurations, voleries, et pillages : car le principal point où gît la vraie marque d’amitié leur défaut, c’est à savoir le droit gouvernement selon les lois de nature26.

28Plus encore que sur la question stratégique, pesant l’efficacité relative de chacune des options envisagées, Priam insiste sur le refus du mensonge et l’importance du respect de la foi. Ce sont les sources de la loi, les fondements de l’ordre juridique qui le préoccupent. Le dramaturge exhibe, par le détour du mythe et de sa construction tragique, les fondements d’un nouvel ordre politique qui vient précisément de prouver son efficacité en pacifiant la France. Henri IV est en effet réputé avoir appliqué les théories de Bodin pour mettre fin aux conflits religieux.

5. La souveraineté en question

29Mais Hardy insiste également sur le mécanisme de prise de décision au sein du gouvernement. Car Priam choisit de consulter l’avis de son conseil.

C’est pourquoi, mes enfants, ores je vous assemble,

Tour à tour dites-moi libres qu’il vous en semble27.

30Le roi souligne la liberté laissée à chacun de donner son avis dans un dispositif gouvernemental familial qui ne donne aucune prééminence à l’avis du chef. Il se range finalement malgré lui à l’opinion majoritaire : « L’indulgence des miens me coûtera la vie28 », déclare-t-il, pessimiste, après s’être soumis une première fois à la volonté de ses fils. Et, après avoir à nouveau tenté de les convaincre : « Allez contre mon gré, un meurtre je permets29. »

31À partir d’un mythème commun – l’opportunité d’une paix de compromis pour les Troyens –, les auteurs disposent l’action de façon à focaliser l’attention du spectateur sur des problématiques différentes : la question de la meilleure stratégie pour Troie, la question des fondements de la loi, la question de la gouvernance. Quelle décision prendre ? Sur quels présupposés repose cette décision et quelle définition de l’État et de l’homme engagent-ils ? Qui peut prendre cette décision : le roi seul après avoir écouté l’avis de ses conseillers ou la majorité du conseil ? Chez Hardy, cette dernière question est mise en jeu grâce à la structure de son action qui n’oppose pas seulement deux figures au sein du même camp – comme Priam et Hécube chez Filleul – mais aussi deux camps et leurs modes de gouvernement. Il ne s’agit plus d’identifier les spectateurs à la position des victimes pour interroger la meilleure façon d’agir pour sortir de la crise, mais de proposer une réflexion sur la façon de gouverner à travers la comparaison de deux conseils, l’un destiné à vaincre, l’autre à être vaincu, l’un fédérant de grands guerriers, l’autre regroupant les membres d’une même famille. Car dans le camp des Grecs, la paix soulève également des débats qui sont d’une autre nature. Il s’agit pour eux de s’interroger sur les moyens d’imposer la politique du chef, qui privilégie la guerre et vise l’intérêt collectif, à un individu indiscipliné aux intérêts particuliers divergents. Dans un dialogue avec Nestor, le héros affirme en effet la primauté tyrannique de son intérêt particulier :

Nestor

Seul, vous ne pouvez pas le discord composer

Qui touche un général, ce serait trop oser.

Achille

Non, mais prendre mon mieux où mon mieux se rencontre.

Nestor

Nous préserve le ciel de pareil malencontre30.

32Les Grecs ne débattent pas avec Achille, mais entrent en conflit avec lui. Si Agamemnon et ses alliés ne parviennent pas à convaincre le guerrier amoureux, à aucun moment ils ne se laissent contaminer par son avis et ils affirment la nécessité de rester vigilants en espérant qu’il retrouve ses esprits. La guerre devient alors un simple prétexte pour mettre en scène les heurts entre l’autorité souveraine du chef et la volonté particulière d’un Grand.

33Finalement Achille meurt et la tragédie ne s’arrête pas là. Hardy met encore en scène une bataille entre les deux armées, troyenne et grecque, pour récupérer le corps du héros. Les Grecs l’emportent et un successeur est immédiatement désigné au grand guerrier : son fils, Néoptolème. La mort d’Achille n’aura donc en rien affaibli les Grecs ni rompu la continuité de sa puissance. L’État apparaît comme une entité abstraite, capable de se réincarner sans fin, à la façon du royaume de France, dont la succession est assurée par le même principe formalisé dans la loi salique. Le modèle familial du gouvernement troyen a prouvé sa faiblesse, trop soumis qu’il était aux passions de ses membres. Hardy met en scène le triomphe d’un État abstrait et rationnel, qui ne rend pas de compte à ses membres et s’impose à tous par la force de son autorité, elle-même appuyée sur une élection divine. C’est là exactement le modèle de la monarchie absolue telle que Bodin l’a défini dans sa République.

34La question de la souveraineté, esquissée par Hardy, est au cœur de la pièce de Benserade. Chez lui, nous l’avons vu, la guerre ne fait pas débat. En revanche, c’est la soumission d’un individu à l’autorité souveraine qui pose problème. Comme Hardy, Benserade focalise le dénouement de la tragédie sur la question de la succession d’Achille. Mais la désignation de l’héritier du grand guerrier y suit un développement plus complexe puisqu’il reprend le motif de la dispute entre Ajax et Ulysse pour les armes du héros. Il aborde ainsi la question de la souveraineté et de son fondement : qu’est-ce qui légitime un souverain ? Quelles qualités doit-il avoir ? Alors que Hardy insiste sur la continuité du pouvoir – Néoptolème est une réincarnation d’Achille –, Benserade exhibe au contraire une rupture dans le choix des personnes au pouvoir. À Achille ne succèdera pas Ajax, le guerrier, mais Ulysse, le sage conseiller. Le dramaturge met donc en scène la transition qui s’opère dans la France contemporaine entre un royaume qui fonde sa puissance sur les exploits guerriers de ses Grands et un État qui s’appuie moins sur la force que sur la politique, prend ses décisions dans le secret d’un cabinet, et en écarte les nobles guerriers au profit de prudents conseillers.

Conclusion

35En proposant l’hypothèse d’une paix entre Grecs et Troyens, l’épisode de la mort d’Achille ouvre une crise dans le déroulement de l’histoire et, à cet égard, il se prête bien à un traitement dramatique. Mais il est d’autant plus intéressant pour des auteurs tragiques que le dénouement de cette crise est ambigu. Le fait que l’épisode soit inclus dans un mythe plus vaste et très célèbre introduit une double perspective contradictoire à l’horizon de l’action. Car Achille meurt, ce qui pourrait être une victoire pour Troie, mais Troie sera inéluctablement défaite. La perspective tragique est double : elle touche les Troyens à long terme, mais atteint aussi les Grecs à court terme.

36Filleul joue de cette ambivalence pour opposer une stratégie politique à court terme à une stratégie politique à long terme. Dans sa scène finale, en effet, il met en évidence l’illusion tragique de la courte vue d’Hécube : après l’assassinat d’Achille par Pâris, la reine de Troie crie victoire, tandis que Cassandre lui oppose ses prédictions fatales. L’erreur de l’héroïne furieuse s’oppose alors rétrospectivement à la stratégie à long terme de Priam, qui a échoué dans la tragédie, mais est réalisée par la paix d’Amboise dans l’Histoire.

37Hardy et Benserade mettent en scène un double dénouement en prolongeant leur action au-delà de la mort du héros. Parce qu’ils adoptent le point de vue des Grecs, donc des futurs vainqueurs, il leur faut inscrire la défaite d’Achille dans un dispositif qui lui donne un sens positif.

38Hardy exploite la superposition des temporalités, celle de l’action et celle du mythe, pour mettre en scène la continuité malgré les ruptures : la puissance grecque apparaît comme surplombante, délivrée de l’éphémère, contrairement au royaume troyen, destiné à disparaître comme l’ancienne structure politique médiévale dans la France de l’après-guerres de religion.

39Benserade, quant à lui, joue de l’ambiguïté du dénouement pour mettre en scène l’éviction bénéfique d’un membre de la communauté, l’exclusion du guerrier médiéval hors du cénacle des décideurs, au profit d’Ulysse, figure du conseiller machiavélien.

40Entre les guerres de religion et la fin du règne de Louis XIII, la tragédie troyenne, on le voit, passe nettement du point de vue des victimes de la guerre à celui des assiégeants. Le théâtre reflète l’évolution de la situation de la France qui, après avoir souffert dans sa chair du désastre des guerres civiles, trouve finalement dans la mise en place d’un État moderne, appelé à devenir une monarchie absolue, une solution politique au conflit idéologique. Le mythe sert alors d’interface dans un moment de transition entre deux paradigmes politiques. Par le détour de la fiction, il permet de mettre en scène les fondements imaginaires et symboliques d’une nouvelle donne idéologique qui modifie en profondeur le rapport des sujets à l’État.