Colloques en ligne

Judith Rohman

Quelle guerre de Troie pour l’Énéide1?

1Avec l’Énéide, Virgile réécrit, en une seule œuvre, l’Iliade et l’Odyssée, avec une partie odysséenne d’abord, iliadique ensuite. L’Énéide comporte ainsi, avec le conflit entre les Troyens et les Latins qui occupe les chants VII à XII, son équivalent de la guerre de Troie ; mais surtout, la guerre de Troie en elle-même – confondue avec l’Iliade qui en fait le récit – constitue un élément essentiel dans l’Énéide : elle est tout à la fois point de départ, cause (des épreuves d’Énée, de la haine de Junon) et référence absolue de la guerre héroïque comme l’épopée qui en est tirée. Virgile se situe donc dans le sillage des épopées homériques qui représentent la doxa sur la guerre de Troie2.

2Cependant, ce qu’on appelle la « tradition épique » ne se réduit pas à ces épopées : la tragédie et d’autres épopées font aussi partie de la tradition intégrée par l’Énéide3. L’Iliade n’est ainsi qu’une variante, un élément d’une tradition épique qui comporte également d’autres textes, les poèmes du Cycle. La tradition homérique est donc loin d’être la seule et unique tradition concernant le conflit troyen et elle n’est pas non plus intangible.

3La question que je voudrais poser aujourd’hui ne relève pas de la Quellenforshung : je ne m’intéresserai que de façon anecdotique aux sources. Je souhaite m’interroger sur la manière dont l’existence de multiples variantes de la tradition est reflétée dans l’épopée virgilienne par des visions concurrentes de la guerre de Troie, exprimées par différents personnages. En effet, la lecture de l’Énéide ne permet pas d’isoler un point de vue univoque et cohérent sur la guerre de Troie, une vision unique dont on pourrait mesurer la fidélité à la tradition homérique. Elle présente au contraire des versions diverses qui peuvent être rattachées à différentes variantes de la tradition ou qui doivent être imputées à Virgile lui-même. Il s’agira d’étudier le rôle de ces visions concurrentes dans la stratégie narrative de l’Énéide et de voir comment elles deviennent un enjeu fondamental pour l’œuvre.

4Pour ce faire, je me concentrerai principalement sur le début de l’épopée de Virgile, avec une incursion dans le chant XI. J’étudierai d’abord la vision qu’offre Junon de la guerre de Troie, relativement conforme à la tradition homérique, avant de m’intéresser à des points de vue opposés, qui reflètent une guerre de Troie revisitée. Dans un troisième temps, c’est le héros, Énée, qui fera l’objet de mon attention, dans la mesure où il se trouve en situation de relecteur et de narrateur de la fin de la guerre de Troie.

1 - Junon ou la guerre de Troie homérique

5La première mention de la guerre de Troie dans l’Énéide paraît conforme à la tradition homérique ; on la trouve dans le proème de l’œuvre4 : « Je chante la guerre et celui qui, exilé prédestiné (tout a commencé par lui), vint, des parages de Troie, en Italie, à Lavinium, sur le rivage5 ». L’idée d’une prédestination fait en effet directement référence à un passage de l’Iliade dans lequel Poséidon sauvait Énée d’une mort certaine en rappelant que le destin voulait

qu’il soit sauvé, afin que ne périsse pas, stérile, anéantie, la race de ce Dardanos que le Cronide a plus aimé qu’aucun des autres enfants qui sont nés de lui et d’une mortelle. Déjà le fils de Cronos a pris en haine la race de Priam. C’est le puissant Énée qui désormais régnera sur les Troyens – Énée et, avec lui, tous les fils de son fils, qui naîtront dans l’avenir6.

6La suite du proème7 est moins proche de l’Iliade et annonce plutôt un programme odysséen : Énée, victime de la colère de Junon, connaîtra des errances et des épreuves sur terre et sur mer, tout comme Ulysse, victime de celle de Poséidon dans l’Odyssée.

7Vient ensuite ce qu’on appelle « le récit des causes », qui constitue une plongée dans le cœur de la déesse Junon (v. 12 à 33). On y apprend que la haine de Junon pour les Troyens est d’abord motivée par son affection pour la cité de Carthage : comme elle a ouï dire que, selon les destins, les descendants des Troyens, fondateurs de Rome, détruiraient Carthage et régneraient sur le monde, elle s’emploie par tous les moyens à empêcher qu’Énée ne s’établisse en Italie. Ces traits concernent bien entendu l’Histoire romaine, étrangère à la guerre de Troie. Mais la Junon de l’Énéide est aussi l’Héra d’Homère. Ainsi, une autre cause de sa vindicte, qui concerne cette fois le passé, ramène directement le lecteur à la guerre de Troie :

D’autres raisons de haine encore, de cruelles blessures, n’étaient toujours pas sorties de son cœur ; au fond de son esprit se conservent le jugement de Pâris, l’injuste mépris pour sa beauté, une race haïe, l’enlèvement et les honneurs de Ganymède8.

8Ce passage révèle, entre autres9, la persistance des traits d’Héra, la déesse de l’Iliade, en Junon. Cette persistance est particulièrement marquée dans le texte latin par le verbe manere10 ; l’expression alta mente repostum (« enfouies au fond de son cœur »), au v. 26, montre également combien la haine des Troyens est ancrée en elle. Le narrateur parlera ultérieurement d’une blessure éternelle au cœur de la déesse (aeternum seruans sub pectore uolnus, I, 36). Ces éléments montrent que la guerre de Troie, dans laquelle Héra fait partie des divinités les plus acharnées contre les Troyens, n’est pas terminée et se poursuit dans l’Énéide.

9Bien plus, Junon, à la vue des Troyens qui voguent près des côtes de l’Italie, se lance dans un monologue virulent ; elle y exprime sa déception que la race troyenne n’ait pas été complètement détruite et sa volonté de poursuivre ses efforts jusqu’à ce qu’elle y soit parvenue11. Ce monologue a pu être lu comme une interruption du proème du narrateur, dans lequel Junon apparaît comme un auteur impliqué dans l’œuvre, rival du narrateur premier, et tente d’imposer, contre le programme odysséen des premiers vers, un programme plus iliadique12, ramenant ainsi la guerre de Troie au centre des préoccupations. En témoigne, par exemple, le jeu repéré de longue date sur les premiers mots prononcés par la déesse : mene incepto se lit menin avec l’élision ; or mênin, la colère (celle d’Achille) est le premier mot de l’Iliade13. En commençant son discours de cette façon, Junon rouvre un poème qui correspond à une Iliade. Elle participe ainsi au maintien d’une vision que l’on peut qualifier d’« orthodoxe » de la guerre de Troie et, de surcroît, elle contribue à donner à l’Énéide l’allure d’une Iliade, dans laquelle les Troyens sont les agresseurs14. Mais Junon est la grande opposante, en termes actantiels, au sein du récit de l’Énéide, et elle se pose en outre en rivale du narrateur primaire.

10De là à penser que le narrateur livre une conception différente de la guerre de Troie, il n’y a qu’un pas. Dans une œuvre dont le héros est un Troyen, il y a fort à parier que le narrateur ne soit pas de l’avis de Junon concernant la culpabilité et le caractère haïssable des Troyens. C’est ce que suggère la première mention d’Achille dans le texte :

Ces griefs l’enflammaient encore davantage, si bien que les Troyens qui avaient survécu aux Danaens et à l’implacable Achille étaient ballottés sur toute l’étendue des flots15.

11Ces vers sont situés entre l’exposé des causes et le monologue de Junon. La narration change de régime au deuxième vers de l’extrait : de la colère brûlante de la déesse, on passe aux Troyens, victimes de son action. Le participe iactatos (« ballottés ») est le premier indice d’une violence de la déesse et de la sympathie du narrateur à l’endroit des Troyens, mentionnés en rejet (Troas) comme si leur nom même était repoussé par la colère de Junon. L’adjectif immitis (« impitoyable »), qui qualifie Achille, montre que le point de vue ne peut plus être celui de Junon : c’est, en effet, celui du narrateur, qui adopte une posture favorable aux Troyens, à l’opposé de celle de la déesse.

12Je m’intéresserai maintenant aux visions de la guerre de Troie qui sont la marque d’une guerre de Troie revisitée, à la gloire des Troyens.

2 - La guerre de Troie revisitée : une guerre sacrilège, la gloire des Troyens

21 - Le récit de Diomède

13Paradoxalement, l’expression la plus nette d’une récriture du conflit troyen prend place dans la bouche d’un Grec, au chant XI : il s’agit de Diomède, qui, après maintes épreuves, s’est installé en Italie. Dans la seconde partie de l’Énéide, alors que les Latins s’apprêtent à affronter Énée et ses alliés, ils envoient une ambassade à Diomède16 afin de lui demander son aide et son soutien. Mais le héros grec refuse, et voici en quels termes :

Ô nations fortunées, royaume de Saturne, Ausoniens antiques, quelle infortune vient troubler votre repos et vous persuade de provoquer une guerre, chose inconnue de vous ? Tous tant que nous sommes, qui avons violé, le fer à la main, la plaine d’Ilion – sans parler de ce qu’on a enduré à combattre à pied des hautes murailles, ni de tous ceux que recouvre là-bas le Simoïs –, nous expions ce crime partout sur terre, en des supplices impensables et par les pires châtiments. […] Et les dieux ! M’avoir refusé de revenir dans mes pénates ancestraux et de revoir mon épouse désirée et la belle ville de Calydon ! […] C’était à de telles extrémités que je devais m’attendre, dès lors que j’avais fait la folie de tirer le fer contre le corps des divinités célestes et que j’ai porté un coup sacrilège au poignet de Vénus. Non, ne me poussez pas à de pareils combats ! Pour moi, depuis la destruction de Pergame, il n’est plus de guerre avec les Troyens et je ne garde ni souvenir ni joie des maux anciens. Les présents que vous m’apportez des rives de votre patrie, offrez-les plutôt à Énée. Nous avons lutté corps à corps, lui et moi, et tenu bon devant de rudes coups ; croyez-en mon expérience : comme il est fort lorsqu’il se dresse en poussant en avant son bouclier, quelle trombe c’est lorsqu’il brandit sa pique ! Il y a plus : si la terre de l’Ida avait produit deux hommes comme lui, ce seraient les Dardaniens qui se seraient portés contre les villes d’Inachos et ce serait la Grèce qui répandrait des larmes, à cette inversion des destins. Durant tout le temps où l’on n’a rien pu faire devant les remparts de la rude Troie, c’étaient les bras d’Hector et celui d’Énée qui ont empêché la victoire des Grecs et ont fait reculer ses pas jusqu’à la dixième année. Tous deux étaient fameux pour leur courage, fameux pour leur supériorité au combat, mais Énée était le premier pour la piété. Mettez votre main dans la sienne pour conclure un accord, car la chose est faisable, mais évitez que vos armes n’aillent affronter ses armes17.

14A posteriori, la guerre de Troie apparaît au fils de Tydée comme un sacrilège. D’une part, combattre du côté des Grecs constituait une impiété, à titre collectif ; d’autre part, blesser la déesse Vénus en était une autre, imputable au seul Diomède18. Chacune de ces deux offenses est marquée dans le texte latin par l’emploi du verbe uiolare (v. 255 et 277). Pour convaincre ses auditeurs, Diomède déroule la longue liste des malheurs qui ont accablé les Grecs lors de leur retour vers leur patrie, que certains n’ont rejointe que pour y trouver la mort19. Pour terminer, il déconseille fortement aux Latins d’affronter Énée. Faisant l’éloge du Troyen – un éloge extraordinaire puisqu’à l’en croire Énée était l’égal d’Hector au combat et le surpassait en piété – , il leur suggère de faire la paix avec lui ! Cette palinodie de Diomède constitue un cas flagrant de récriture de la version homérique par Virgile ; de manière presque provocatrice, il fait adopter à l’un des plus grands héros du camp grec une perspective toute à la gloire des Troyens.

15Or, Diomède n’est pas le seul Grec à chanter les louanges des Troyens : Didon, la reine de Carthage, a eu l’occasion d’entendre de la bouche de Teucer – le frère d’Ajax, fils de Télamon –  des compliments similaires20. En effet, si l’on en croit ce que la reine de Carthage rapporte à Énée au chant I, Teucer faisait des Troyens un éloge remarquable (insigni laude, I, 625) alors même qu’il avait combattu contre eux, et il mettait un point d’honneur à rappeler ses origines troyennes21.


22 – Didon

16Didon elle-même, qui recueille les Troyens naufragés, tient en très haute estime cette nation, et paraît adopter un point de vue pro-troyen lorsqu’elle évoque la guerre de Troie. En effet, dans un premier temps, la reine de Carthage s’adresse à des Troyens qui sont arrivés séparément d’Énée, après que les navires ont été dispersés par une tempête. Énée écoute ces paroles à l’insu de tous, dissimulé par un nuage – une attention de Vénus pour garantir sa sécurité :

Mais qui pourrait ne pas connaître la nation d’Énée et des siens ? Qui pourrait ignorer la ville de Troie, sa vaillance, ses guerriers, sa longue guerre, ses embrasements22 ?

17La reine évoque le genus Aeneadum, « la race d’Énée », plaçant ainsi le héros au premier plan des Troyens, ce qui n’est évidemment pas le cas dans l’Iliade où Hector tient le premier rang des héros troyens; elle ne mentionne pas du tout les Grecs, alors même qu’elle fait clairement allusion au conflit. À l’entendre, les héros de la guerre de Troie, les grands combattants, ce furent les Troyens.

18De même, plus tard, lors d’un banquet, déjà sous l’emprise de Cupidon qui la rend amoureuse du Troyen, elle interroge Énée sur la guerre. Il est intéressant de noter l’ordre dans lequel elle formule ses interrogations :

La malheureuse Didon […] buvait l’amour à longs traits, tout en posant mille questions sur Priam, mille autres sur Hector : sous quelles armes était venu le fils de l’Aurore ? Et puis, comment étaient les chevaux de Diomède ? Et Achille, quelle était sa force ? « Mais il y a mieux à faire, mon hôte : raconte-nous à partir du commencement le piège que vous ont tendu les Grecs, les malheurs des tiens et tes propres errances23. »

19Les personnages qui suscitent les premières interrogations de Didon sont Priam, puis Hector, c’est-à-dire les principaux Troyens. Ils sont suivis de Memnon, un autre héros troyen, fils de l’Aurore, qui n’apparaît pas chez Homère mais dans l’Éthiopide, un poème du Cycle24 ; enfin seulement, viennent des Grecs, Diomède et Achille. On peut d’ailleurs s’interroger sur la façon dont Diomède est mentionné par le texte : il est question non pas du guerrier lui-même, mais des chevaux de ce dernier. Or Diomède, dans l’Iliade, n’est pas connu pour posséder des chevaux extraordinaires, mais pour avoir volé, d’abord ceux d’Énée, qui descendent d’une lignée prestigieuse offerte par Zeus à Trôs25, puis ceux de Rhésos26. Comme le souligne le commentateur Servius, il est peu vraisemblable que Didon parle des chevaux d’Énée, puisqu’elle s’adresse au Troyen lui-même ; il s’agit donc plutôt des cheveux de Rhésos. Il n’en reste pas moins que l’expression employée rappelle un épisode qui donne une image négative de Diomède, l’un des plus grands héros grecs de la guerre de Troie27. De plus, ce que Didon veut entendre, c’est le récit des insidias Danaum, le piège tendu par les Grecs : elle rappelle par là que les Grecs n’ont pas gagné à la loyale.

20Didon et deux Grecs (Teucer et Diomède) font donc l’éloge du peuple troyen et d’Énée en particulier ; Diomède présente même la guerre de Troie comme un sacrilège. Ces relectures de la guerre de Troie ne laissent pas de surprendre ; la palinodie de Diomède apparaît même comme un coup de force de Virgile. Venant de Didon, notamment, on pourrait s’attendre à de la méfiance, voire à de l’hostilité envers un peuple honni de Junon, qui est la déesse tutélaire de Carthage. Pour autant, le poète a pris ses précautions pour rendre plausible l’accueil plus que favorable réservé aux Troyens à Carthage : quatre éléments, qui seront cités dans l’ordre du récit, sont susceptibles d’engendrer la bienveillance de Didon. En premier lieu, rappelons que le Grec Teucer, venu demander de l’aide à Bélus, le père de Didon, avait donné à cette dernière une image favorable des Troyens ; ensuite, Jupiter, pour apaiser les inquiétudes de Vénus lorsqu’elle comprend que son fils est arrivé dans un territoire tout dévoué à Junon, a envoyé Mercure afin qu’il inspire aux Carthaginois des sentiments pacifiques à l’encontre des Troyens (Virg., Én., I, 297-300)28. En outre, la parenté de sort qui unit Didon à Énée joue également en faveur du Troyen. En effet, Didon aussi a dû fuir sa cité après que son frère eut traîtreusement assassiné son mari pour s’emparer de ses richesses, et c’est ainsi qu’elle a été conduite sur les rivages de Libye où elle a fondé une nouvelle cité. Elle peut ainsi déclarer à Énée : « Non, n’ignorant pas ce qu’est le malheur, je n’ai pas à apprendre à secourir les malheureux29. » Enfin – et c’est le quatrième élément – Vénus, toujours inquiète malgré l’accueil chaleureux réservé à son fils par Didon, fait intervenir Cupidon afin que la reine de Carthage, prise au piège de l’amour, soit tout à fait acquise à la cause d’Énée30. Ce faisceau d’influences permet d’expliquer l’image positive que la reine de Carthage a d’Énée et des Troyens ; et cette image positive se manifeste principalement par une lecture pro-troyenne de la guerre de Troie, qui vise à faire l’éloge des Troyens au détriment des Grecs. Cependant, cette orientation s’inverse lorsque l’amour prend fin et qu’Énée abandonne Didon : la reine, dans un monologue intérieur, se rappelle alors que les Troyens portent l’héritage du traître Laomédon, le roi de Troie dont les parjures conduisirent les dieux à décider de l’extinction de sa lignée31. Ainsi, le point de vue de Didon sur les Troyens est instable et voué à évoluer en fonction d’éléments extérieurs : l’influence divine, l’amour, l’attitude d’Énée…

21Il n’en va pas de même pour Diomède ; le héros, dont seules sont rapportées dans l’Énéide les paroles citées plus haut, semble porter une sentence définitive sur la guerre de Troie, la valeur des guerriers troyens – et Énée au premier chef. Dans son cas, le coup de force tient au projet idéologique de Virgile : les Troyens étant les ancêtres du peuple romain, il fallait asseoir leur légitimité et leur renom ; et comment rendre cet éloge plus fort qu’en le plaçant dans la bouche d’un ancien ennemi, qui plus est l’un des Grecs les plus connus de l’Iliade ?

22Ces exemples montrent que, contrairement à ce que le début de l’œuvre pouvait laisser attendre, les différentes visions de la guerre de Troie ne se partagent pas en fonction des « camps » de l’Énéide : il n’y a pas un camp grec anti-Troyen mené par Junon et, en face, un camp pro-troyen mené par le narrateur ; la ligne de partage est bien moins nette et, comme le montre l’exemple de Didon, elle est en outre mobile. Elle devient tout bonnement difficile à discerner lorsqu’on s’intéresse à Énée, le héros de l’épopée.

3 - La guerre de Troie d’Énée : de la fiabilité du narrateur

31 - L’ekphrasis du temple de Carthage32

23La narration virgilienne accorde une place prépondérante au héros. Par le biais de la focalisation et de la délégation de la narration – Énée est en effet le narrateur des chants II et III –, le lecteur est amené à voir à travers les yeux du héros, à s’identifier à lui et, en toute logique, à inférer que le narrateur et le personnage portent un même regard sur les choses. Il est, de fait, des passages où il est impossible de déterminer si tel ou tel adjectif lourd de sens émane du narrateur ou du personnage, c’est-à-dire si le focalisateur33 est le narrateur ou le personnage. Or, comme nous allons le voir, cette différence peut être très importante. La description du temple de Junon à Carthage, au chant I, en est un exemple éclairant34, dans la mesure où c’est la guerre de Troie qui est représentée sur ce temple.

24Avant même d’avoir rencontré Didon, Énée a pressenti qu’il se trouvait en un lieu où les infortunes de Troie touchaient le cœur des habitants. En entrant dans la cité, il aperçoit un temple, et ce qu’il voit le réconforte et le met en joie :

La Sidonienne Didon y établissait à Junon un sanctuaire imposant dont de riches offrandes et la personne de la déesse faisaient la splendeur […]. C’est dans ce bois sacré qu’un spectacle inattendu s’offrit aux yeux d’Énée et adoucit pour la première fois ses craintes ; c’est là qu’il osa pour la première fois espérer un salut et reprendre confiance en sa mauvaise fortune. Au pied de ce temple imposant, il en parcourait les détails en attendant la reine, il admirait la chance qu’avait cette ville, l’émulation des artistes, leur travail et leur œuvre, quand il voit retracés dans leur suite les combats d’Ilion et cette guerre que la renommée a fait connaître au monde entier : Agamemnon, Priam, Achille mauvais pour tous deux35.

25Énée est le focalisateur, celui qui voit (uidet) les Atrides, Priam et le « cruel »Achille ; l’adjectif saeuus (« cruel ») porte la marque de sa subjectivité, mais il est difficile de la distinguer de celle du narrateur ou même de la doxa sur la guerre de Troie. Car il n’y a rien de choquant, par rapport à l’Iliade, dans l’expression saeuom ambobus Achillem (« Achille cruel envers tous les deux »): l’image d’un Achille colérique a bien traversé les âges jusqu’à notre époque. Or, Achille est ici présenté comme cruel à l’égard de Priam ; mais, si l’on suit Homère, n’est-ce pas justement face au vieux père d’Hector qu’Achille a su faire preuve de pitié36 ? Si cette réserve est justifiée, alors l’adjectif saeuus est le signe d’un glissement de la narration, qui se trouve désormais modelée sur les sentiments d’Énée : c’est maintenant sa vision des Grecs et du conflit troyen qui sera livrée, une vision dans laquelle Achille est cruel, même envers Priam, une vision que le lecteur est conduit à adopter, à considérer comme étant celle de l’Énéide tout entière, puisque le narrateur ne paraît pas s’en dissocier37.

26Cette orientation se confirme dans les paroles qu’Énée adresse à Achate, son compagnon :

« Où qu’on aille, Achate, est-il un pays sur terre qui ne soit déjà plein du bruit de nos épreuves ? Voici Priam ! Ici même, la vaillance est récompensée, il y a des larmes pour tout, le sort des hommes frappe l’esprit. Dissipe tes craintes : cette célébrité, vois-tu, sera peut-être notre salut38. »

27 Lorsqu’Énée évoque « nos épreuves » (nostri laboris, I, 460), on peut avoir l’impression qu’il s’agit des errances du héros, d’Achate et des autres Troyens qui ont fui avec eux et se demander si, par un effet de mise en abyme qui ne peut être perçu qu’en seconde lecture, les artisans n’ont pas aussi représenté la fuite d’Énée hors de Troie. On comprend par la suite que ce nos recouvre les Troyens en général et que c’est la guerre de Troie qui est l’épreuve des Troyens. En effet, le seul nom propre cité par Énée est celui de Priam (En Priamus, I, 461) et par suite, on a l’impression que ce qui suit n’appartient qu’aux Troyens : les actes dignes d’éloge (laus), et les épreuves qui suscitent l’émotion. La conclusion s’impose à Énée : cette fresque représente la renommée (fama)des Troyens, une Iliade vue du côté d’Énée.

28Le passage qui suit montre la progression de l’Iliade troyenne d’Énée et de son émotion grandissante :

Achille avait traîné trois fois Hector autour des murs d’Ilion et il vendait contre de l’or son corps sans vie. Énée, du fond de sa poitrine, pousse un grand soupir lorsque ses yeux considèrent les dépouilles, le char, le corps même de son ami, Priam qui tend des mains désarmées39.

29Le plus-que-parfait du premier verbe et l’imparfait du deuxième contribuent à la dramatisation et font attendre un événement, une action40. Entre les deux, il y a déjà une progression chronologique : d’abord, Achille a traîné le corps sans vie d’Hector autour des murs de Troie, puis il se trouve en train de vendre ce même corps. L’événement attendu n’est pas dans la fresque, mais à l’extérieur d’elle, c’est l’émotion d’Énée, qui est introduite par tum. Elle occupe le vers central de l’extrait, encadré par la répétition de corpus au vers précédent et au suivant41 ; le passage à l’émotion d’Énée est marqué par un changement de temps verbal (dat est au présent)42. Ainsi, la dramatisation de l’ekphrasis implique un jeu entre les deux plans de la représentation et de la vision43. On a l’impression d’un mouvement, d’une progression dans le temps, on croit comprendre qu’Achille est statique et que Priam arrive à lui. En réalité, on suit le regard et l’émotion grandissante d’Énée, qui voit d’abord Achille, puis Priam en position de suppliant. La subjectivité d’Énée imprègne tout le passage, comme en témoigne le terme amicus qui exprime la relation entre Hector et Énée ; il en va de même pour le pathétique véhiculé par l’adjectif inermis qui qualifie Priam ; enfin, l’emploi du verbe uendere au v. 484, pour caractériser l’action d’Achille, est sans doute la plus grande marque d’un regard partial et subjectif, qui s’assimile à une ré-vision de l’Iliade, tant il est sûr que le retour du corps d’Hector à son père tel qu’il est raconté par Homère ne peut s’assimiler à un pur échange mercantile44. La version virgilienne est évidemment moins honorable pour Achille que celle de l’Iliade, dans laquelle il cède à la pitié et rend le corps d’Hector à son père45.

30À la première lecture, le lecteur est pris par la dimension fortement pathétique du passage, ramené lui aussi à ses propres souvenirs du récit de la guerre de Troie, et conduit à partager l’émotion d’Énée. Instruit, comme le héros, de l’histoire de Didon, voyant la fresque à travers ses yeux, le lecteur peut ainsi déceler dans la décoration de ce temple une preuve de la célébrité de la guerre de Troie, de la sympathie provoquée par la souffrance des vaincus. Il est alors à même d’anticiper la sympathie mutuelle qui pourra unir Énée et Didon, les deux chefs exilés, comme si la réception qu’Énée a des décorations du temple découlait d’une intention de Didon : on croirait presque que c’est sur l’ordre de la reine qu’ont été peintes des fresques qui expriment toute l’admiration et la sympathie des Carthaginois pour les Troyens. Cette lecture est donc en accord avec le discours que tiendra Didon lorsqu’elle rencontrera Énée, quelques vers plus loin.

31Mais est-il plausible que les fresques du temple de Junon présentent sous un jour si défavorable les Grecs, peuple soutenu par la déesse lors de la guerre de Troie ? Énée ne sait pas, contrairement au lecteur, qu’il admire les décorations d’un temple de Junon ; il ne sait pas non plus, a priori, à quel point Junon est son ennemie46. Mais le lecteur, lui, le sait. Peut-être que le narrateur, lorsqu’à la fin du passage il qualifie les fresques de « peinture illusoire » (inanis pictura,I, 464), invite le lecteur à prendre du recul sur le regard qu’il a porté sur cette fresque, guidé exclusivement par Énée. Le réconfort à Énée apporté par ces scènes peut donc légitimement paraître paradoxal au lecteur : il est peu vraisemblable que ceux qui vouent un temple à Junon le décorent par des motifs compatissants à l’endroit d’un peuple qu’elle hait et qu’elle a contribué à abattre.

32Plusieurs explications sont alors possibles. La première consiste à estimer qu’Énée fait une interprétation erronée de cette œuvre d’art47, qu’il est possible – et souhaitable ? – de corriger. Il faut ainsi penser que ce monument célèbre la gloire de Junon et, donc, la défaite des Troyens48, et qu’il souligne, comme cela a été fait depuis le début de l’œuvre, le caractère implacable de la colère de Junon. C’est le panneau du centre, décrit en trois vers (I, 479-482)49, qui fournirait la preuve de cette erreur de lecture50. L’importance du centre dans les ekphraseis d’esthétique hellénistique et alexandrine a été mise en relief par Richard Thomas et, selon lui, le même principe s’applique aux ekphraseis de l’œuvre de Virgile51. Au centre de celle qui nous occupe, se trouve une scène iliadique, dans laquelle les femmes troyennes supplient la statue d’Athéna, qui détourne la tête, signalant ainsi son inflexibilité. Le    (I, 480) apporté par les Troyennes à la déesse est révélateur : les rares occurrences du terme dans la littérature latine ont conduit les chercheurs à penser que Virgile faisait allusion ici à l’Io de Calvus, poème néotérique relatant l’histoire d’Io, prêtresse de Junon, qui encourut la colère de la déesse52. Si l’hypothèse est juste, l’emploi du terme peplum serait un indice du lien entre les deux textes et ainsi, sur la fresque de l’Énéide, Athéna figurerait indirectement Junon et son inflexibilité à l’encontre des Troyens. La description ainsi revue est donc plus en accord avec les thématiques développées dans l’ensemble de l’Énéide, mais elle échappe à Énée53. Son attention, on l’a vu, se porte principalement sur Priam et sur la scène de restitution du corps d’Hector ; il paraît donc commettre une erreur sur l’importance relative des différentes parties de la fresque54. Une autre hypothèse a été proposée : Énée, contrairement à ce qu’il affirme à Achate (voir supra, I, 459-463) n’est pas rassuré par ce qu’il voit, mais il se fait des illusions tout simplement parce que la réalité à laquelle il est confronté est insoutenable55.

33Je propose de revenir sur la différence des deux niveaux de lecture, celle qui est faite par Énée et celle qui est faite par le lecteur de l’Énéide. En effet, si le lecteur a à sa disposition un texte écrit (ou dans l’Antiquité, si  l’auditeur entend une récitation), Énée se trouve face à une œuvre figurative. Et peut-être que ce qui est clairement marqué dans le texte par la succession des vignettes de l’ekphrasis, c’est-à-dire la place centrale du panneau consacré à Athéna, n’est tout simplement pas perceptible pour le personnage qui regarde la fresque. En effet, cette caractéristique se révèle à la lecture, dans l’équilibre du nombre de vers et, surtout, parce que trois éléments sont décrits avant, et trois après56. Mais on ne trouve pas dans le texte l’indication formelle que ce panneau se trouve au milieu de la fresque57, bien au contraire : le motif des Troyennes et d’Athéna est introduit par interea (I, 479), terme temporel qui remplace les indications spatiales. Plus que la place de cette vignette, c’est le temps de passage du regard d’Énée qui est indiqué. Énée, vraisemblablement, passe devant la peinture d’Athéna et des femmes troyennes entre le moment où il observe Troïlus et celui où il voit Achille et Hector58. De plus, il est probable que la vignette représentant Troïlus ait été en face des autres (c’est ainsi que l’on peut comprendre parte alia, I, 474)59, ce qui signifie qu’il n’y a pas forcément de continuité dans la fresque, dans laquelle il est alors difficile de discerner un centre. Il n’est donc pas évident qu’Énée commette à proprement parler une erreur dans son interprétation, parce qu’il ne dispose pas des mêmes éléments que le lecteur ; il observe ce qui s’offre à sa vue avec sa propre sensibilité.

34La guerre de Troie, selon Énée et selon Didon (au moins dans les trois premiers chants) est donc une guerre dans laquelle les Grecs sont cruels et ont gagné de façon déloyale, une guerre au cours de laquelle Achille n’a pas eu pitié de Priam mais a profité de son malheur pour lui vendre le corps de son fils : c’est une Iliade révisée, partiale.

35Ce qui rend les choses complexes, c’est la stratégie narrative qui conduit le lecteur à voir  à travers le regard d’Énée – c’est le principe de la focalisation. Ainsi, le début de l’œuvre amène le lecteur à voir le monde de la fabula à travers les yeux d’Énée et le narrateur adopte le point de vue d’Énée, comme s’il le partageait, lui ouvrant tout l’espace du récit. Dans le même temps, des indices (par exemple l’adjectif inanis qui signale que ce sont de vaines images) et quelques informations dont le lecteur a le privilège (le temple où Énée croit voir un monument à la gloire des Troyens est voué à Junon) sont distillés au compte-gouttes, de sorte que le lecteur attentif ne peut pas adhérer complètement à la lecture qu’Énée fait de cette représentation de la guerre de Troie. Mais quand bien même Énée se tromperait à propos de ces fresques, sa vision de la guerre de Troie, dans laquelle Achille est un être cruel et sans pitié, est impossible à dissocier de celle du narrateur, sans toutefois qu’on puisse estimer qu’il la fait pleinement sienne.

32 - Le récit d’Énée

36Cette association très forte – mais qui ne peut pas aller jusqu’à l’identification totale – entre la vision du narrateur et la vision d’Énée se remarque de façon très vive lorsque le narrateur délègue une partie du récit à Énée: à la demande de Didon, Énée raconte la fin de la guerre de Troie et ses errances, qui vont occuper les chants II et III de l’œuvre. Ainsi, dans l’Énéide, la fin de la guerre de Troie est racontée par un Troyen. Mais ce moment où le récit s’ouvre le plus à la guerre de Troie d’Énée, où le narrateur ne se contente plus de relayer le point de vue du héros mais lui cède totalement la parole, est également le moment où les multiples variantes, parfois complètement contradictoires, de différents épisodes de la chute d’Ilion affleurent dans le texte, semant le doute sur la véracité des propos d’Énée et interdisant la création de tout récit unifié.

37De façon générale, le récit d’Énée est marqué par une forme de continuité avec celui du narrateur primaire : il n’y a pas de changement de ton brutal, et l’homogénéité tient tant à la structure du récit qu’à son style, de sorte que la voix d’Énée-narrateur ne se distingue pour ainsi dire pas de celle du narrateur primaire ; le récit n’est pas une autobiographie mais il raconte la fin de la guerre vécue par les Troyens en général. À quelques exceptions près, pendant les deux cent cinquante premiers vers, le récit d’Énée est celui d’un narrateur intra-diégétique qui n’est qu’un témoin et s’inclut simplement dans une 1re personne du pluriel, voire se fait oublier dans une 3e personne du pluriel60. Ce n’est que lorsque commence véritablement la dernière nuit de Troie qu’apparaît la 1re personne du singulier, lorsque l’ombre d’Hector apparaît à Énée et lui ordonne de prendre la fuite. Même ensuite, lors du récit de la mort de Priam, Énée s’efface et se contente de rapporter ce qu’il a vu, au point que certains critiques ont reproché à Virgile d’avoir oublié qui était le narrateur dans ce passage61. Il y a donc une forme de fusion des voix entre Énée et le narrateur primaire, qui contribue à donner du poids à la parole d’Énée.

38Pourtant, de cette fusion des voix naissent des effets de discordance. Le premier problème tient à la mort de Priam : Énée raconte que celle-ci a lieu dans la cour du palais ; le vieux roi a été tué par Néoptolème, le fils d’Achille, qui lui a enfoncé son épée dans le flanc (II, 553). Énée conclut en repassant brutalement au présent : « Sur le rivage gît un tronc gigantesque, une tête arrachée des épaules et un cadavre anonyme62. » Priam était dans la cour de son palais, le récit était au parfait. Puis vient cette épitaphe au présent : le corps (ou la scène ?) a été déplacé jusqu’au rivage, l’épée enfoncée dans le flanc a finalement été un instrument de décapitation. L’épitaphe n’est pas cohérente avec le récit qui l’a précédée63. Depuis l’Antiquité, les lecteurs ont reconnu dans ces vers une allusion à la mort de Pompée64 ; or, une telle allusion ne peut pas émaner d’Énée, mais doit forcément être le fait du poète (le narrateur extra-diégétique). Dans le cadre plus large de l’étude des « incohérences » du texte virgilien menée ces dernières décennies, il a en outre été mis en avant que ce genre de contradictions pouvait en réalité constituer pour Virgile un moyen de faire allusion à différentes versions de la tradition, y compris à celles qu’il ne retenait pas. Pour la mort de Priam, il existe justement une version dans laquelle Priam est tué près de l’autel de Zeus, et une autre dans laquelle Néoptolème le tue près du tombeau d’Achille, sur le rivage65.

39Si l’on en revient à la narration d’Énée, cette incohérence crée un effet de discordance criante qui peut avoir pour conséquence de jeter le doute quant à la fiabilité d’Énée en tant que narrateur ; en effet, l’intégration d’autres versions du texte pourrait aussi bien concerner le héros en personne. Il existe justement des versions qui disent qu’Énée fut un traître à sa patrie et s’enfuit pour échapper au massacre66. De même, la suite de l’Énéide révélera des contradictions avec le récit d’Énée : l’ombre de Déiphobe, au chant VI, dit par exemple que c’est Hélène qui donna le signal aux Grecs lors de la nuit fatale (VI, 518-519), quand le texte – discuté67 – du chant II, raconté par Énée présente les choses sous un angle différent, montrant une Hélène apeurée (II, 566-588).

40Autrement dit, il ne s’agit plus ici de visions de la guerre de Troie pro-grecques ou pro-troyennes qui témoigneraient de la coexistence de différents points de vue dans l’œuvre, mais de contradictions factuelles qui mettent en péril le statut du héros. Le récit de la mort de Priam comporte de fait une contradiction interne au récit d’Énée, tandis que le passage concernant Hélène sera tout bonnement démenti par un autre personnage, qui contribue à semer le doute sur la véracité des dires d’Énée.

41Le chant II recèle une apologie d’Énée : on y voit le héros se débattre et refuser d’abandonner sa cité jusqu’à ce que de multiples prodiges l’y contraignent. Auparavant, il aura tout de même pris la tête d’un petit groupe de concitoyens, fermement décidé à mourir avec honneur, les armes à la main. Virgile, qui entendait faire d’Énée un fondateur de la nation romaine, prédécesseur de l’empereur Auguste, devait bien évidemment blanchir son héros des accusations portées par toute une branche de la tradition, selon lesquelles Énée aurait lâchement abandonné Troie, voire aurait pactisé avec les Grecs, trahissant sa cité en échange de la vie sauve.

42 Il me faut mentionner une hypothèse de lecture qui va plus loin et implique Énée lui-même dans cette entreprise : pour Frederik Ahl, l’apologie d’Énée développée dans le chant II ne serait pas le fait de Virgile (le narrateur primaire) mais bien d’Énée lui-même68. L’origine du mal remonterait à une expression de l’ekphrasis (description du temple de Junon à Carthage) que je n’avais pas mentionnée : lorsqu’Énée s’est reconnu sur les fresques du temple de Junon, il était « mêlé aux chefs Achéens » (se quoque principibus permixtum agnouit Achiuis, I, 488). L’expression peut signifier qu’Énée se voit aux prises avec les Grecs ; c’est sans doute ainsi que le lecteur bien disposé à l’endroit du héros est porté à comprendre. Mais il se peut aussi qu’Énée se voie mêlé aux chefs achéens parce qu’il est en train de traiter avec eux et de préparer son évasion. Servius, l’un des principaux commentateurs antiques de Virgile, suggère ce second sens ; les traditions concernant la traîtrise d’Énée étaient suffisamment répandues à l’époque dela rédaction de l’Énéide pour que les lecteurs contemporains perçoivent la référence69. De fait, si les fresques sont bien un tribut à Junon, il n’est pas impossible que les Troyens n’y soient pas représentés sous leur jour le plus glorieux.

43Donc Énée, en racontant ses tentatives pour défendre sa cité, sa répugnance à abandonner le combat, cherche peut-être à expliquer, à corriger la scène qu’il a vue peinte à son arrivée, afin de soigner son image auprès de Didon. Cette hypothèse permet de rendre compte des nombreux éléments communs entre le récit d’Énée et l’ekphrasis, en admettant que le récit d’Énée est une forme de réponse à cette dernière.

44Ainsi, qu’est-ce que la guerre de Troie dans l’Énéide ? C’est l’origine du récit, puisque c’est de là que vient Énée. Mais, parce qu’ici notre héros est troyen, au moins deux visions concurrentes coexistent : celle de Junon, totalement anti-troyenne, et très proche de la version homérique, et une autre, relayée par divers personnages, dont le héros, qui tend à renverser la perspective et à mettre les Troyens en valeur, au détriment des Grecs.

45Or, la stratégie narrative conduit à mettre en doute Énée qui, par le jeu de la focalisation et de la délégation de la narration, est pourtant le relais principal du narrateur. La chute de Troie racontée par Énée, à cause de ses incohérences, de ses discordances, rappelle une multitude de versions bien différentes de celle que narre le Troyen. Au pire, elle jette le discrédit sur le héros et ôte toute crédibilité à son propos. Au mieux, elle convoque une multitude d’autres possibilités et fait de la guerre de Troie un objet bariolé et fuyant, et non pas un passé que l’on peut établir sous la forme d’une vérité historique. La guerre de Troie, telle qu’elle se dessine dans l’Énéide, est donc ramenée à son statut éminemment littéraire, fait de variantes dispersées dans l’ensemble de la tradition épique et tragique.

46Justement, c’est bien en tant que programme littéraire que Junon, se faisant la rivale du narrateur, revendiquait la guerre de Troie au chant I. Si le temps n’était compté, on pourrait s’intéresser à la façon dont le narrateur, au chant VII, reconnaît la partie iliadique de son épopée comme son chef d’œuvre et s’associe ainsi d’une certaine façon à Junon qui déclenche le conflit entre les Troyens et les Latins, donnant naissance à une Pergama recidiua70, une véritable « guerre de Troie recommencée », mais qu’il n’aura de cesse de perturber, tout comme il a perturbé le récit de son héros71. Car en définitive, c’est bien le narrateur qui orchestre savamment ces différentes partitions de la guerre de Troie, sans que l’on puisse établir si l’une ou l’autre est bien la sienne, et donc celle de l’Énéide tout entière.