Colloques en ligne

Blandine Cuny-Le Callet

Cicéron, héros d’une autre guerre de Troie : l’épopée tragique de la fin de la République romaine

1 Cicéron a été le témoin et l’un des principaux acteurs des conflits qui ont déchiré la société romaine à la fin du premier siècle avant notre ère, et conduit à l’abolition de la République. On ne peut manquer d’être frappé par la récurrence avec laquelle, lorsqu’il évoque ces événements, Cicéron choisit de les assimiler à une nouvelle guerre de Troie, que ce soit par le biais de comparaisons explicites, ou par le biais de citations d’Homère et d’auteurs tragiques qui ont porté sur scène les héros de la guerre de Troie.

2 L’objet de la présente communication est de mettre en lumière les multiples liens qui, au-delà de la convention ou du jeu littéraire, justifient l’assimilation des conflits de la fin de la République à une nouvelle guerre de Troie, tout en précisant quel rôle s’assigne Cicéron dans ces événements, quel héros il souhaite être au sein de cette épopée tragique.

1 - La conjuration de Catilina, l’exil et le rappel : une épopée dont Cicéron est à la fois le héros et l’aède

11 - Cicéron, héros homérique sauveur de l’État

3 Durant son consulat en 63, Cicéron doit faire face à une tentative de coup d’État, la fameuse conjuration de Catilina, qu’il réprime en faisant procéder, avec l’accord du Sénat, à l’exécution sans jugement de complices de Catilina demeurés dans la ville. Cinq ans plus tard, en 58, Cicéron est condamné à l’exil, une partie des sénateurs lui reprochant la rigueur dont il a fait preuve durant cette répression. Il est rappelé l’année suivante, et effectue un retour triomphal en Italie.

4 Cicéron a toujours estimé que ces événements à la fois dramatiques et glorieux l’avaient fait accéder au rang de héros de la nation romaine, et il n’hésite pas, lorsqu’il les évoque, à s’identifier aux héros de la guerre de Troie.

5 Dans le plaidoyer qu’il prononce en novembre 63 en faveur de Murena – consul désigné pour l’année suivante, accusé par Caton de corruption –, Cicéron affirme que la situation est trop grave pour que le Sénat fragilise l’institution consulaire en condamnant Murena : Catilina a, certes, été obligé de quitter Rome, mais ses complices sont encore dans la ville. Cicéron les compare aux soldats grecs enfermés dans le cheval de Troie, prêts à assaillir la ville endormie. Il se présente comme le héros lucide qui, déjouant le piège, va sauver ses concitoyens d’un massacre : « C’est dans Rome, oui, dans Rome, que se trouve le cheval de Troie. Mais, tant que je serai consul, jamais je ne le laisserai vous terrasser durant votre sommeil1. » Lorsqu’il fait entrer dans Rome le cheval de Troie, Cicéron n’ignore pas ce que cette image frappante et anxiogène est propre à mobiliser ses concitoyens. Mais cette métaphore lui permet aussi de se présenter comme un homme se dressant seul contre l’ennemi, prêt à le combattre et à le vaincre au péril de sa vie. Il écrit ici, pour Rome, une version alternative de la guerre de Troie, dans laquelle il joue le rôle d’un personnage absent du récit originel : celui du héros providentiel, perspicace et courageux sauvant la ville de la ruine.

6 Mais la référence à la guerre de Troie passe surtout par l’identification de Cicéron à Hector et Achille, les deux grands « champions » de chaque camp. Dans une lettre adressée à son ami Atticus en avril 49, il rappelle complaisamment que, au moment de la répression de la conjuration, un de ses amis, Sextus Péducéius, l’a incité à se montrer aussi héroïque qu’Hector, en citant les vers de l’Iliade dans lesquels le héros se dit prêt à vendre chèrement sa vie face à Achille, afin de laisser dans la mémoire des hommes un souvenir impérissable :

Eh bien, non, [je ne mourrai pas] sans lutte ni sans gloire,

ni sans un grand exploit dont on se souvienne à jamais.2

7Hector savait qu’Achille était plus fort que lui, mais il s’est néanmoins battu avec acharnement, parce que c’était son devoir. Nouvel Hector, Cicéron a affronté, au péril de sa vie, un ennemi qu’il savait redoutable, parce que c’était son devoir de consul de défendre la République. Mais, contrairement à Hector, Cicéron a triomphé de l’ennemi. Cela explique que la référence à Hector se double fréquemment d’une référence à Achille, lorsque Cicéron évoque la répression de la conjuration – comme dans le plaidoyer Pour Archias ou la lettre à Lucceius3, sur lesquels nous reviendrons d’ici quelques instants. Cicéron entend s’approprier à la fois la puissance invincible d’Achille et le dévouement sublime d’Hector, effectuer la synthèse parfaite entre ces deux héros4.

12 - Cicéron à la recherche d’un nouvel Homère pour chanter ses exploits

8 Dès le lendemain de la conjuration de Catilina, Cicéron se montre soucieux de perpétuer le souvenir de ce qu’il considère comme sa geste héroïque. S’inscrivant dans la lignée des héros homériques, pour qui la gloire recueillie au combat ne prend tout son sens que si elle est appelée à devenir la matière d’un chant épique5, Cicéron entend donner à sa gloire civique un écho littéraire qui la préservera.

121 - La défense du poète Archias

9 En 62, il défend le poète Archias qu’il a côtoyé durant sa jeunesse, et dont il affirme qu’il a été un de ses maîtres en matière d’éloquence. Archias est un grec originaire d’Antioche dont la citoyenneté romaine, récemment acquise, est contestée. La défense présentée par Cicéron met en évidence l’utilité sociale et politique des poètes comme Archias : pour un soldat ou un homme d’État, savoir qu’il y aura des artistes pour célébrer ses exploits et entretenir sa mémoire chez les générations à venir peut se révéler un puissant stimulant, une incitation à se montrer toujours plus courageux et vertueux. D’ailleurs, dit Cicéron, tous les grands hommes de guerre l’ont bien compris, à commencer par Alexandre le Grand qui emmena avec lui dans son expédition des poètes et des historiens chargés de célébrer ses hauts-faits, regrettant qu’il ne se trouvât pas parmi eux un Homère dédié à sa gloire. « Car, si ce magnifique poème qu’est l’Iliade n’avait pas existé, ce n’est pas seulement son corps, mais aussi sa mémoire qu’aurait ensevelis le tombeau d’Achille6. » Archias mérite donc de plein droit la citoyenneté romaine, car son talent pourrait, à l’occasion, célébrer les exploits d’un grand homme.

10 Ce plaidoyer prend toute sa saveur lorsqu’on sait que, précisément, Archias avait promis à Cicéron de composer un poème pour chanter son consulat. Autant qu’un ami et un maître, Cicéron défend en Archias un nouvel Homère serviteur de sa gloire héroïque.

122 - La lettre à Lucius Lucceius

11 L’obsession de Cicéron de trouver parmi ses contemporains un talent digne de célébrer son héroïsme se révèle à nouveau dans une lettre adressée à l’un de ses proches, Lucius Lucceius, en juin 56. Lucceius est en train de rédiger une histoire générale du peuple romain, et Cicéron lui demande de consacrer un ouvrage spécial à son consulat, son exil et son rappel, en lui faisant valoir que le sujet offre une matière propre à passionner le public : des exploits relevant d’un poème épique et une impeccable dramaturgie (gloire du héros après la répression de la conjuration de Catilina, chute du héros au moment de l’exil, retour triomphal du héros). Se comparant à Achille, mais aussi à Hector, Cicéron voit en Lucceius l’homme le mieux à même de célébrer ses exploits :

Ce qui me sera offert, ce ne sera pas seulement un éloge pareil à celui qu’Achille a reçu d’Homère [...] mais aussi, selon moi, le témoignage informé d’un homme célèbre et prestigieux, faisant autorité. J’aime l’Hector de Naevius qui ne se contente pas de se réjouir « de recevoir des éloges », mais ajoute « de la part d’un homme dont on fait l’éloge »7.

12Cicéron s’envisage donc ici comme le héros d’une épopée civique à qui le prestige de son auteur, citoyen respecté, conférerait une aura supplémentaire, surpassant ainsi l’Iliade, son modèle déclaré.

123 - Cicéron, poète épique célébrant ses propres exploits

13 Il semblerait que ni Archias ni Lucceius n’aient finalement répondu aux appels insistants de Cicéron. Ce dernier décide donc de se lancer dans une prolifique entreprise d’autocélébration de ses exploits, avec la rédaction d’un ample poème en trois chants intitulé Mon consulat (De consulatu meo) dont nous avons conservé quelques extraits.8

14Le poème est rédigé en hexamètres dactyliques – le mètre utilisé dans l’Iliade et l’Odyssée – et atteste la volonté de Cicéron de s’inscrire d’une tradition épique déjà représentée à Rome, notamment par le poète Ennius, qui a acclimaté l’hexamètre à la langue latine, tout en montrant, avec son épopée intitulée Annales de la République romaine, qu’il était possible de raconter l’histoire de Rome sur un mode épique.

15 Dans un long fragment du poème, cité au livre I du traité La divination, Cicéron raconte comment la nymphe Uranie lui est apparue pour lui rappeler tous les prodiges qui, au début de l’année 63, ont annoncé la conjuration de Catilina9. Un autre extrait, cité dans une lettre adressée à son ami Atticus, fait intervenir la muse Calliope exhortant Cicéron à se maintenir durant son consulat dans la voie de l’honneur et de la vertu10. On retrouve ici un thème cher à l’épopée : celui de la proximité entre héros et dieux. Cicéron se présente comme un être inspiré par les puissances divines et attentif à leurs signes, comme le sont les héros homériques, comme le sera Énée – le « pieux Énée » (pius Aeneas) dans l’épopée virgilienne.On doit par ailleurs noter la dimension symbolique des déesses évoquées: Uranie, muse de l’astronomie, symbolise l’ordre cosmique de l’univers ; Calliope, muse de la poésie épique et de l’éloquence, est ici présentée comme la protectrice attitrée de Cicéron.

16 Juste après avoir cité l’extrait de son poème dans lequel intervient la muse, Cicéron rappelle à Atticus qu’il a fait siennes les paroles prononcées par Hector dans l’Iliade : « Combattre pour sa patrie, voilà le meilleur des oracles11. » Comme Hector est allé combattre malgré les mauvais présages que lui annonçait Polydamas, Cicéron a gardé son sang froid face aux prodiges annonçant la conjuration de Catilina, et a courageusement défendu sa patrie. Avec Hector, Cicéron convoque la figure du héros lucide, conscient du danger, mais prêt à se sacrifier pour la cause commune. Cicéron souscrit ainsi à une logique d’individualisation qui ne se dément jamais lorsqu’il évoque son consulat et son exil : il se présente comme un homme seul face à l’ennemi, dont le sacrifice a sauvé tous les autres – durant son consulat, parce qu’il a réprimé la conjuration de Catilina au péril de sa vie, durant son exil, parce que son départ a apaisé les tensions entre ses partisans et ses ennemis, et évité un bain de sang. Il est bien le « champion » de la nation romaine, le héros dont les exploits méritent d’être célébrés.

17 Sûr de son talent, Cicéron – qui semble avoir intégré l’idée que l’on n’est finalement jamais mieux servi que par soi-même –, entend être à la fois l’auteur et le héros de sa propre épopée, être à la fois Homère et Achille en conciliant gloire littéraire et gloire civique.

13 - L’homme politique au service de l’État : un héros supérieur aux héros guerriers

18 Si l’identification de Cicéron à des héros de la guerre de Troie relève d’une indéniable vanité12, elle révèle, plus fondamentalement, le caractère foncièrement héroïque que revêt la vie politique aux yeux de Cicéron.

19 Pour lui, la République romaine a ceci d’exceptionnel qu’elle est le meilleur des régimes politiques, permettant à chaque citoyen d’accomplir pleinement son humanité en réalisant de façon optimale ses potentialités rationnelles.13 Le premier devoir d’un citoyen romain est de préserver ce système politique garant de la rationalité de l’humanité14. La vie politique possède donc, aux yeux de Cicéron, une dimension fondamentalement héroïque, en ce qu’elle implique un engagement total de l’individu au service de l’État, pouvant aller jusqu’au sacrifice lorsqu’il s’agit de défendre la patrie.

20 Quel est l’enjeu de ce combat ? Ni plus ni moins que la survie de la raison en l’humanité, car, pour Cicéron, menacer l’organisation politique si parfaite mise en place par les Romains, c’est menacer de ruine la seule constitution qui, issue de la raison, permet à la raison de s’exprimer parfaitement.

21 On comprend bien, dès lors, pourquoi la guerre de Troie – choc de civilisations entre Grecs et barbares, Occident et Orient, lutte ayant pour but l’anéantissement de la partie adverse – a pu sembler à Cicéron un bon paradigme pour penser la guerre civile. La guerre de Troie est une guerre totale, comme la guerre civile opposant les défenseurs de la République à ceux qui veulent l’anéantir.

22 Mais Cicéron ne se contente pas de transposer l’épopée troyenne au sein de la cité en donnant à l’action politique l’ampleur d’une geste héroïque. Il affirme conjointement que l’héroïsme de la vie politique est supérieur à celui qui s’affirme au combat. La vraie gloire, celle qui est la plus durable et la plus utile à la cité, ne se conquiert pas sur les champs de bataille mais sur le forum ou au Sénat. C’est le sens des fameux vers du poème Mon consulat que cite Cicéron dans son traité Les devoirs : « Que les armes s’effacent devant la toge, et les lauriers [décernés au soldat vainqueur] devant l’éloge [décerné à l’homme politique qui a bien servi l’État]15. »

23 Ces considérations permettent de mieux comprendre la démarche d’autocélébration entreprise par Cicéron. Au-delà du besoin de satisfaire sa vanité, Cicéron entend proposer à ses citoyens un nouveau modèle héroïque, plus fondamentalement utile à l’État que le modèle du héros homérique : celui du héros usant pour servir la patrie, non de la violence physique et de la force des armes, mais de la force du raisonnement et de la puissance des mots – héros que Cicéron prétend bien sûr incarner. Son poème Mon consulat entend à la fois offrir à ses concitoyens la mémoire d’un moment glorieux de leur histoire, et promouvoir ce nouveau modèle héroïque qui constitue à ses yeux un dépassement du modèle épique.

2 - La guerre civile César-Pompée : Cicéron face à ses incertitudes et aux faux héros

21 - Du début de la guerre civile au départ pour la Grèce : les hésitations de Cicéron entre plusieurs modèles héroïques

24 À la fin de l’année 50, Cicéron voit se profiler l’affrontement entre César et Pompée avec une inquiétude qui se mue en angoisse profonde lorsque, en janvier 49, éclate la guerre civile. Il sait que cette dernière ne peut qu’être une catastrophe pour les Romains, et n’hésite pas à la comparer à une nouvelle guerre de Troie occasionnant d’immenses souffrances pour chacun des deux camps : « Ce qui s’annonce est une telle Iliade de malheurs ! », écrit-il à son ami Atticus16. Plus qu’à un affrontement entre Troyens et Grecs, l’affrontement qui se prépare est identifiable à ses yeux au second conflit au cœur de l’Iliade : celui entre Agamemnon et Achille, deux héros appartenant au même camp, dont l’affrontement va avoir pour les Grecs des conséquences désastreuses.

25 Alors qu’il a tout fait pour maintenir de bonnes relations avec les deux rivaux, la perspective de devoir choisir entre l’un et l’autre jette Cicéron dans un désarroi absolu. Il va mettre des mois avant de se ranger clairement du côté de Pompée. Ces hésitations se traduisent par la convocation de plusieurs modèles héroïques bien distincts.

211 - Cicéron-Hector, Cicéron-Achille

26 Le premier modèle est celui du héros combattant prêt à offrir sa vie pour la cause qu’il défend. Cicéron s’y réfère chaque fois qu’il évoque la nécessité pour lui de s’engager du côté de Pompée, parce qu’il s’estime lié par un devoir de gratitude envers ce dernier, mais surtout parce que Pompée soutient officiellement la cause de la République contre les révolutionnaires césariens.

27 Cicéron se compare à Hector évoquant la honte qu’il éprouverait s’il ne défendait pas sa patrie au péril de sa vie17. Il se dit prêt à mourir pour Pompée et la République, reprenant à son compte les vers de l’Iliade où Achille déclare à sa mère Téthis qu’il est prêt à mourir pour venger Patrocle :

Me voici donc pareil à celui auquel sa mère dit, chez Homère : « Mon fils, ta mort suivra de peu celle d’Hector. » Et lui, répond à sa mère : « Eh bien, si je n’ai pu secourir mon ami, mourons sur l’heure. » Que dire, s’il s’agit non seulement d’un compagnon, mais d’un bienfaiteur [Pompée], je dirais même plus, d’un si grand héros, défendant une si noble cause [la République] ? J’en suis fermement convaincu, il me faut accomplir mon devoir, et le payer de ma vie18.

212 - Les errances de Cicéron-Ulysse

28 L’évocation de ces grands héros de la guerre de Troie, marchant sans hésiter au combat, peut sembler pathétique au regard des tergiversations de Cicéron, qui ne se décide à rejoindre Pompée qu’au mois d’août 49 (alors que Pompée et ses troupes ont quitté l’Italie en mars).

29 Face à une situation complexe et sans cesse mouvante, Cicéron ne parvient pas à se décider. Il se méfie de lui-même, essayant à tout prix d’éviter le piège de l’erreur pour prendre la bonne décision, reconnaissant parfois qu’il n’est pas parvenu à éviter les erreurs de jugement19.

30 Lorsqu’on sait que le même mot – error – désigne en latin l’erreur et l’errance, on ne s’étonnera pas de voir Cicéron convoquer à maintes reprises durant cette période un second modèle héroïque : celui d’Ulysse – l’Ulysse errant de l’Odyssée, ballotté sur les flots, confronté aux pièges de la mer.

31 Évoquant sa crainte de voir se renforcer la puissance de César, il s’enjoint au courage en citant un vers de l’Odyssée où Ulysse réconforte ses compagnons à l’approche de Charybde et Scylla, en leur rappelant qu’ils ont, par le passé, échappé à un monstre tout aussi redoutable : le cyclope Polyphème20. Sur le point d’être reçu par César en entrevue, c’est encore à Ulysse que s’identifie Cicéron : revenu à Ithaque, le héros choisit d’attendre en silence le moment où il se vengera des prétendants, comme il a attendu le moment propice pour crever l’œil du cyclope. Cicéron s’encourage à supporter de même le discours sans doute peu agréable que lui tiendra César21. Rendant compte de cette même entrevue, Cicéron compare les Césariens aux lugubres âmes des morts assaillant Ulysse lors de son voyage aux Enfers22. Dans une lettre adressée à Atticus quelques jours plus tôt, Cicéron a déjà évoqué cet épisode de l’Odyssée au sujet de Pompée lui-même, comparé à la Gorgone qu’Ulysse redoute de voir remonter des Enfers23. Les deux camps se trouvent donc ainsi rejetés ensemble dans le monde des Enfers terrifiants.

32 En se comparant à Ulysse, Cicéron parvient à intégrer à son phantasme héroïque le chaos de la guerre civile et ses propres défaillances : en ces temps troublés où la vie politique se résume à une errance cauchemardesque parmi les monstres, le héros ne saurait choisir entre deux partis également redoutables, et ne peut que tenter une navigation périlleuse entre l’un et l’autre, comme Ulysse entre Charybde et Scylla.

22 - Cicéron face aux faux héros

33 Cicéron ne se fait guère d’illusion : il sait que la lutte qui s’engage est en réalité un affrontement entre deux hommes aspirant l’un et l’autre au pouvoir absolu, et il pense que, quel que soit le vainqueur, la République sera anéantie. Cicéron se range du côté de Pompée parce qu’il estime qu’il sera en cas de victoire un roi plus modéré24, mais grande est son amertume de voir ces généraux couverts de gloire se fourvoyer ainsi. Pour lui, César et Pompée sont des héros factices, car l’un comme l’autre ne sont mus que par la passion du pouvoir personnel, n’ont aucun souci de l’intérêt général et de la République.

34 Cicéron revient longuement sur cette question de la différence entre vraie gloire et fausse gloire dans son traité Les devoirs écrit en 44, après l’assassinat de Jules César. Autant qu’un ouvrage philosophique à portée générale, ce traité est un manifeste politique tirant un bilan amer du désastre auquel César et Pompée ont conduit la nation romaine. Cicéron y lie fermement héroïsme et service désintéressé de l’État : aucune gloire ni aucun honneur n’est possible en dehors de cette voie. La gloire acquise par César et Pompée est factice, parce que tous les exploits qu’ils ont accomplis, toute la générosité dont ils ont fait preuve, n’étaient pour eux que des moyens d’asseoir leur popularité afin de s’emparer du pouvoir. Cicéron remarque que cette recherche effrénée de gloire, de pouvoir et d’honneurs, est souvent le propre des esprits les plus valeureux et les plus brillants. Mais, malgré leur valeur, ces hommes n’échappent pas aux erreurs de jugement ; souvent, ils se fourvoient, parce qu’ils ne comprennent pas ce qu’est véritablement la gloire, parce qu’ils commettent, en somme, un contresens. Cicéron en arrive à la conclusion dramatique que, plus la nature d’un homme est valeureuse, plus il est menacé de tomber dans l’erreur et l’injustice, en courant après une fausse gloire25. Vertu exceptionnelle et monstruosité se côtoient comme le double horizon auquel peuvent accéder les êtres hors normes.

35 Ce thème de l’erreur qui fausse le jugement des meilleures natures n’est pas nouveau dans la pensée de Cicéron. Dans un passage des Tusculanes – traité écrit à l’été 45, quelques mois après la victoire définitive de César sur les troupes pompéiennes à Munda –, il détaille le processus conduisant les hommes à se méprendre sur le vrai sens de la gloire. Selon lui, la lecture des poètes épiques contribue grandement à entretenir dans l’esprit des jeunes romains ce contresens sur la nature de la gloire véritable, en proposant à leur admiration de mauvais modèles héroïques, d’autant plus dangereux que ces héros mêlent à des traits admirables des aspects détestables26.

36 Cicéron pointe ici un danger déjà souligné par Platon au livre X de sa République : Platon préconisait de couronner de laurier les poètes avant de les chasser de la cité, parce que, ignorants de ce qu’est la vraie gloire, ils n’offrent à l’admiration de la foule influençable qu’un simulacre de gloire27.

37 Cette ambivalence foncière du héros homérique est un trait sur lequel Cicéron ne cesse de revenir dans les Tusculanes : le héros est un modèle de maîtrise de soi, de courage, d’abnégation – il est prêt à se sacrifier pour servir la cause des siens28. Mais le héros peut aussi s’égarer, sombrer dans la colère ou la violence la plus abjecte29. Cet abandon à la brutalité des passions est même le thème central de l’Iliade, qui a pour point de départ la colère d’Achille après sa dispute avec Agamemnon au sujet de Briséis – dispute indigne entre deux chefs grecs orgueilleux égarés par la volonté de puissance, dont les conséquences seront dévastatrices pour leur camp30.

38 Les ambivalences des héros homériques permettent à Cicéron d’appréhender les ambivalences de César et Pompée : comme les héros de la guerre de Troie, César et Pompée sont des hommes exceptionnels ; comme les héros de la guerre de Troie, ils sont égarés par l’orgueil, l’ambition, la déraison – d’autant plus égarés qu’ils sont exceptionnels. Ces ambiguïtés sont celles de l’idéal héroïque lui-même, qui mêle absolu dévouement, sacrifice de soi à la cause commune, et recherche éperdue d’une gloire individuelle, absolue affirmation de soi.

39 Cette vision permet à Cicéron d’assumer ses propres ambivalences à l’égard de ces hommes qu’il admire et déteste à la fois, dont il désespère, sans pouvoir s’empêcher d’espérer les remettre dans le droit chemin. Elle explique également que Cicéron mette si longtemps à se déclarer clairement en faveur de Pompée, ne rejoignant ce dernier en Grèce qu’en août 49, alors que le conflit a commencé en janvier. Ce qui a pu passer aux yeux de certains de ses contemporains pour de la lâcheté relève, plus fondamentalement, de la conscience aiguë qu’a Cicéron de la valeur des deux adversaires et de leur dramatique égarement.

40 Car, au-delà de l’héroïsme guerrier ou de l’héroïsme de l’homme politique engagé dans la vie civile, c’est la vie morale elle-même qui possède, aux yeux de Cicéron, une dimension héroïque. Il la conçoit comme une lutte permanente de l’homme contre les erreurs de jugement induisant les passions, un combat pour assurer l’expression de sa nature rationnelle dans chacun de ses actes. Contre César et Pompée, Cicéron prétend incarner cette forme d’héroïsme : celle du héros résistant à l’erreur, celui dont la raison ne se laisse pas égarer par de fausses valeurs.

3 - Cicéron sous le « règne » de César : le héros combatif, le héros meurtri retiré dans l’étude

41 Après la bataille de Pharsale qui voit la victoire des troupes de César, le reste de l’armée pompéienne se replie en Afrique. Cicéron, lui, décide de rentrer en Italie, obtient le pardon de César et l’autorisation de revenir à Rome. En 45, César rentre à Rome après avoir écrasé définitivement le camp pompéien. La question se pose de savoir quelles formes vont prendre les institutions républicaines, alors que César est fortement soupçonné de vouloir mettre en place un régime de type monarchique. Comment, dans ces circonstances, Cicéron parvient-il à se vivre comme un héros homérique ?

31 - Cicéron-Ulysse : résistance et art de s’adapter aux circonstances

42 Une lettre écrite par Cicéron à César au printemps 45 apporte sur cette question un éclairage singulier. Dans cette lettre, Cicéron recommande à César un jeune homme dont le père, qu’il tient en grande estime, s’est rangé dans le camp des césariens durant la guerre civile :

Son père faisait partie de ceux qui se moquaient le plus de moi et me blâmaient le plus de ne pas rejoindre ton camp, surtout après y avoir été invité par toi en terme si élogieux. « Mais, au fond de mon cœur, je ne me laissai pas persuader. »31

43 Cicéron cite ici un vers qui revient deux fois dans l’Odyssée dans la bouche d’Ulysse, lorsqu’il raconte comment il a résisté aux tentatives de séduction de Circé, puis de Calypso qui lui offrait l’éternelle jeunesse et l’immortalité32. Face à un Cicéron-Ulysse inflexible, César et ceux qui invitaient Cicéron à le rejoindre sont implicitement identifiés à Circé la magicienne – parfois considérée comme une incarnation de la folie33 –, ou à Calypso, la déesse éperdue d’amour. Conscient de l’audace d’une telle comparaison, Cicéron prend soin de la tempérer aussitôt, en rassurant César sur ses intentions. Il admet que certains tentent de ranimer en lui le désir de gloire qui l’avait poussé à s’engager aux côtés de Pompée, et le pressent de poursuivre une lutte héroïque contre César, à l’instar d’Hector, prêt à mourir en brave face à Achille pour laisser dans la mémoire des hommes un souvenir impérissable. Mais César n’a rien à craindre : quoique flatté par ces sollicitations, Cicéron n’entend pas y répondre. Entremêlant de façon complexe citations de l’Iliade et citations de l’Odyssée, Cicéron oppose deux modèles héroïques : le modèle du héros qui se jette dans le combat alors même qu’il le sait perdu d’avance (Achille, Ajax, Hector) – modèle que Cicéron juge désormais obsolète, compte tenu des circonstances – et le modèle du héros réfléchi qui ne risque pas inutilement sa vie, conciliant excellence et prudence (Ulysse).

44 Contre les Achille, les Hector et ce qu’il appelle la « grandiloquence homérique » (Homeri magniloquentia) Cicéron choisit d’être Ulysse, le souple et prudent Ulysse, capable de se plier aux contraintes que lui imposent les circonstances plutôt que de sombrer dans un héroïsme suicidaire. Il estime pouvoir ainsi continuer à servir sa patrie autant que faire se peut, tout en restant dans la voie du devoir et de l’honneur34.

45 L’opposition entre l’inflexibilité des héros comme Achille, Ajax et Hector, et la souplesse d’Ulysse, se retrouve dans un passage du traité Les devoirs (écrit à l’automne 44) dans lequel Cicéron expose la théorie des personae – c’est-à-dire des « rôles » que chacun incarne durant sa vie morale. Cicéron explique qu’il existe plusieurs types de personae : le premier est commun à toute l’humanité et traduit la nature rationnelle de l’homme35. Le deuxième est propre à chaque homme ; il exprime sa personnalité, le caractère faisant de lui une personne différente des autres36. Cicéron assimile la vie morale de l’homme à une dramaturgie où chacun doit jouer honorablement le rôle qui convient le mieux à sa nature, sans prétendre incarner un autre personnage37.

46 Or, explique Cicéron, les individus peuvent se voir imposer par leur nature propre des devoirs différents, alors même qu’ils sont confrontés à des circonstances identiques. Ainsi, le suicide de Caton d’Utique après la bataille de Thapsus témoigne d’un sens du devoir en conformité avec l’intransigeance de sa nature. Mais le devoir imposait à d’autres pompéiens moins rigoristes de faire soumission à César pour continuer, sous sa domination, à servir leur patrie. De même, Ulysse a su faire preuve durant son voyage d’une admirable résistance, parvenant à endurer des épreuves et des humiliations auxquelles Ajax n’aurait jamais supporté de se soumettre, préférant le suicide :

Que d’épreuves Ulysse n’a-t-il pas endurées durant sa longue errance, lorsqu’il était asservi à des femmes – si l’on peut appeler ainsi Circé et Calypso –, et qu’il s’efforçait, lorsqu’il parlait, de toujours se montrer aimable et courtois envers tous ! Une fois rentré chez lui, il supporta même les insultes des esclaves et des servantes pour parvenir à ses fins. Alors qu’Ajax, avec le caractère qu’on lui prête, aurait préféré mourir mille fois plutôt que de subir de telles humiliations. Au vu de ces considérations, il conviendra à chacun d’évaluer ce qui convient à son propre caractère, en réfrénant ou en refusant ce qui convient à d’autres que soi. Le comportement le plus convenable, c’est, pour chacun, celui qui correspond le mieux à son caractère38.

47 Il y a des hommes comme Caton, qui sont nés pour être des Ajax (des Achille, des Hector). Il y en a d’autres comme Cicéron, qui sont nés pour être des Ulysse. Les deux modèles héroïques sont aussi conformes à l’honneur l’un que l’autre, affirme Cicéron. Et il ne convient pas de vouloir jouer les Ajax lorsque notre nature a fait de nous un Ulysse. Au cœur même de ce que certains de ses contemporains considéraient comme de la compromission, Cicéron parvient encore à s’identifier à un héros homérique valorisant : sa soumission à César relève, à ses yeux, de l’extraordinaire propension d’Ulysse à se plier aux circonstances, à endurer des épreuves et des humiliations, à faire bonne figure à ses pires ennemis pour parvenir à ses fins. Ulysse est aussi, à sa manière, une figure de la résistance : il ne cède ni à Circé ni à Calypso, comme Cicéron prétend ne pas avoir cédé à César.

32 - La force du discours : Cicéron-Nestor, ou l’espoir de guider les puissants

48 Mais la révocation du modèle du héros combattant ne signifie pas pour Cicéron l’abandon de toute forme de lutte : il compte encore, par la force de son discours, guider César dans le droit chemin. Au printemps 45, il rédige à l’intention du dictateur une longue « lettre de conseils » qui témoigne de son espoir de jouer auprès de lui un rôle influent39. Son identification à Ulysse, héros résistant supportant courageusement les humiliations, s’effectue ici à travers un autre facette bien connue du personnage : celle du hérosmaniant les mots avec une extrême habileté, passé maître dans l’art de la persuasion.

49 Au-delà du personnage d’Ulysse, c’est à la figure de Nestor qu’est ramené Cicéron. Dans l’Iliade, Nestor incarne le vieux héros pleind’expérience, dont les paroles de sagesse calment la fougue et l’égarement de ses compagnons d’armes. Il conseille Agamemnon, général en chef des forces grecques, et intervient pour tenter d’apaiser sa querelle avec Achille au sujet de Briséis. Comme Ulysse, Nestor incarne le pouvoir des mots, au sein d’une société qui accorde à l’éloquence une place prépondérante40. Dans son ouvrage La vieillesse (rédigé en 44 avant l’assassinat de César), Cicéron rappelle le passage de l’Iliade où Agamemnon affirme que les conseils avisés du vieux Nestor sont plus utiles à l’armée grecque que la force de combattants jeunes et valeureux comme Ajax41.

50 Dès lors, il n’est pas étonnant de voir Cicéron, dépouillé de toute investiture politique, fatigué et s’estimant trop vieux pour participer physiquement à des combats, se projeter dans le personnage vénérable de Nestor – orateur hors pair inspirant au chef suprême de l’armée grecque de sages décisions.

33 - Cicéron-Télamon, Cicéron-Oilée : le père meurtri par la mort de sa fille

51 En février 45, Cicéron perd sa fille, âgée d’une trentaine d’années – probablement des suites d’un accouchement en janvier. Le chagrin de Cicéron est immense : ce deuil, ajouté aux tourments que lui cause la situation politique, le plonge dans la dépression. Durant plusieurs mois, il s’isole et, pour tenter de surmonter son chagrin, se consacre à l’étude et à la rédaction de traités philosophiques, dont certains ont précisément pour sujet la question du deuil et du chagrin : une Consolation rédigée en mars, aujourd’hui perdue, et un traité intitulé Les Tusculanes, rédigé en août, dont le livre III est intégralement consacré à la question du chagrin. Comment y résister ? Comment le surmonter lorsqu’il nous frappe ? Dans ce livre, une place prépondérante est accordée à la question de la perte d’un enfant, et l’on est frappé de voir s’y multiplier les exemples en lien avec la guerre de Troie – essentiellement tirés de tragédies consacrées à différents épisodes de cette guerre.

52 Cicéron évoque la figure de Télamon, père du grand Ajax, accueillant avec sérénité la nouvelle de la mort de ses fils, parce qu’il a depuis toujours anticipé cette possibilité42. Cicéron reconnaît qu’un exemple aussi admirable peut grandement aider tout homme plongé dans le deuil à surmonter son propre chagrin43. Mais ce sont surtout des exemples de parents brisés par le deuil qu’il convoque, pour montrer, précisément, la puissance quasi-irrépressible du chagrin, son emprise sur l’âme humaine : Hécube, la vieille reine de Troie, dont la légende raconte que le chagrin l’a transformée en chienne44, et Oilée, le père d’Ajax de Locres. Cicéron s’identifie totalement à ces personnages, comme en témoignent de troublants parallèles entre les Tusculanes et sa correspondance.

53 Dans son traité, Cicéron remarque que, chez Sophocle et Ennius, le personnage d’Oilée se laisse submerger par le chagrin en apprenant la mort de son fils ; il se révèle incapable de s’appliquer à lui-même les leçons de sagesse qu’il dispensait peu de temps auparavant à Télamon pour le consoler de la mort d’Ajax :

[...] elle [la douleur] nous presse, elle s’impose à nous, et il est impossible de lui résister. Voilà pourquoi le personnage d’Oilée, chez Sophocle, se retrouve brisé en apprenant la mort de son fils, alors que, quelques instants plus tôt, il a consolé Télamon de la mort d’Ajax. Ce bouleversement inspire au poète les vers suivants :

« Parmi ceux qui tentent de soulager les malheurs des autres

en leur adressant des paroles de consolation,

personne n’est assez sage pour ne pas,

lorsque le destin se retourne contre lui pour l’assaillir,

se retrouver brisé par ce malheur soudain,

oubliant les belles paroles et les beaux préceptes

qu’il adressait aux autres45. »

54Or, on conserve de Cicéron une lettre de consolation pleine de sentences philosophiques adressée à un certain Titius, qui venait de perdre deux de ses enfants46. Bien que la datation de cette lettre soit incertaine, on sait qu’elle a été écrite avant la mort de Tullia, peut-être en décembre 46. Maintenant qu’il se trouve à son tour dans la position du père endeuillé recevant des lettres de consolations, Cicéron mesure combien il est difficile d’appliquer leurs conseils, et confesse son impuissance à vaincre le chagrin. L’un de ses amis, Servius Sulpicius Rufus, ne se prive pas de lui en faire le reproche, dans la lettre énergique et peu embarrassée de délicatesse qu’il lui adresse en mars 45, moins d’un mois après la mort de Tullia47.

55 Dans les Tusculanes, Cicéron explique que, même si les manifestations de deuil relèvent de la folie, elles semblent légitimes  à la plupart des gens en ce qu’elles expriment une forme d’humanité48. Ces considérations font écho à une lettre adressée à Atticus environ trois semaines après la mort de Tullia, dans laquelle Cicéron se déclare déchiré entre son désir de surmonter sa douleur, et la culpabilité qu’il éprouverait à ne plus ressentir de douleur si peu de temps après la mort de sa fille49.

56 Revisités par les tragiques, les héros homériques évoqués au livre III des Tusculanes révèlent parfaitement l’ambivalence de Cicéron à l’égard du chagrin : il le juge condamnable, au même titre que les autres passions, et estime qu’il faut le combattre à tout prix – le personnage de Télamon lui semble à cet égard un modèle admirable sur lequel s’appuyer pour mener ce combat – mais il considère par ailleurs que le chagrin procède d’une faiblesse propre à l’humanité, qu’il est l’expression intrinsèque – et finalement naturelle – de cette humanité. Cicéron s’identifie pleinement à ces personnages de vieux héros brisés, dont l’exemple l’autorise à exprimer son chagrin, voire à s’y abandonner, alors même qu’il reconnaît l’absolue nécessité de le surmonter.

34 - L’otium cum dignitate : Cicéron-Ulysse, héros de la connaissance

57 Ses épreuves personnelles, et l’amertume qu’il éprouve à l’idée que César se joue de lui, poussent Cicéron à se retirer de la vie politique pour se consacrer à la philosophie.

58 Là encore, alors même qu’il paraît renoncer à tout idéal héroïque, il parvient à se vivre comme un héros. Dans un passage de son traité Les termes extrêmes des maux et des biens, rédigé en juillet 45, Cicéron cite la traduction qu’il a réalisée en latin du passage de l’Odyssée où les Sirènes tentent d’attirer Ulysse en lui promettant la connaissance. Puis il livre du passage le commentaire suivant :

Homère a bien vu que son histoire serait invraisemblable si de simples chansons suffisaient à prendre dans les mailles du filet un homme aussi valeureux qu’Ulysse ; c’est donc la connaissance que promettent les Sirènes – rien d’étonnant à ce qu’un homme avide de sagesse la préfère à sa patrie. Et s’il est vrai que la volonté de tout savoir relève d’une vaine curiosité lorsqu’elle s’applique sans discernement à tout et n’importe quoi, la réflexion sur les sujets les plus nobles suscite un désir de connaissance qu’il faut considérer comme l’apanage des hommes supérieurs50.

59 Ulysse écoutant le chant des Sirènes est identifié à l’homme épris de savoir, prêt à tous les sacrifices pour satisfaire sa soif de connaissance, y compris à renoncer à sa patrie. Retiré de la vie publique, réfugié dans l’étude, Cicéron se projette dans la figure d’Ulysse, tentant d’héroïser un choix qui semble le rejeter en dehors de la sphère héroïque.

4 - Après l’assassinat de César : Cicéron, entre tentation héroïque et renoncement

41 - Le héros fatigué, et la tentation du retrait

60 Après l’assassinat de César aux Ides de Mars, la tension monte rapidement entre ceux qui souhaiteraient rétablir le fonctionnement normal des institutions et Marc Antoine, qui entend conforter son pouvoir personnel et invoquant l’héritage politique de César.

61 Cicéron décide de quitter Rome pour fuir cette situation politique instable. Après avoir résidé dans différentes propriétés qu’il possède en Italie, il s’établit à Pouzzoles, où il reste jusqu’au début du mois de mai. C’est de là qu’il écrit à Atticus une lettre où il lui fait part, une fois de plus, de son indécision51 : Dolabella, à qui vient d’être attribuée la province de Syrie pour cinq ans, l’a désigné comme son legatus, ce qui lui donne le droit d’aller où bon lui semble. Cicéron est tenté de se rendre à Athènes, ce qui lui permettrait à la fois d’échapper aux menaces qui pèsent sur sa vie, et de revoir son fils. Il n’estime de toute façon pas envisageable de prendre les armes pour aller combattre aux côtés des adversaires de Marc Antoine (qu’il s’agisse de Sextus Pompée ou de Brutus) : il a passé l’âge de jouer ce genre de héros52. Mais, d’un autre côté, il appréhende de quitter son pays en proie à une crise aussi grave, et se dit qu’il est de son devoir de rester disponible pour le service de l’État, même si ce n’est pas sans danger.

62 Cette tension entre tentation de l’engagement et tentation du retrait s’exprime au sein de la lettre à travers deux citations de l’Iliade. Dans la première, Cicéron retiré dans son domaine de Pouzzoles se compare à Achille retiré sous sa tente, à qui Ulysse vient demander de revenir au combat, malgré une issue plus que jamais incertaine53. Dans la seconde, Cicéron se parle à lui-même en pastichant la réponse adressée par Zeus à Aphrodite blessée venue se plaindre à lui :

« Mon enfant, la guerre n’est pas pour toi.

Consacre-toi plutôt aux douces œuvres du langage54. »

63Chez Homère, Zeus conseille à Aphrodite, déesse de l’amour, de se consacrer plutôt « aux œuvres du mariage »55. Substituant le terme λόγος (logos, la parole) au terme γάμος (gamos, le mariage) employé dans le texte homérique, Cicéron s’identifie avec un humour teinté d’amertume à une déesse dont la nature délicate n'est pas compatible avec la violence des luttes héroïques : vieux héros fatigué devenu inapte à toute forme de combat, il annonce son projet de se consacrer désormais à la littérature, dans un otium cum dignitate qui le tiendra à l’écart de la vie politique.

42 - Cicéron-Nestor

64 Le désir de s’impliquer à nouveau ne tarde cependant pas à reprendre le dessus. Début mai, Cicéron apprend que son ancien gendre56 Dolabella a durement réprimé des manifestations organisées sur le forum par des partisans de César qui tentaient de perpétuer la mémoire du dictateur assassiné. Cicéron s’en réjouit vivement, et s’imagine ne pas être étranger au ralliement de Dolabella, ancien césarien, à la cause de la République. Dans la lettre qu’il lui adresse pour le féliciter de sa conduite, il affirme clairement sa prétention à jouer auprès de Dolabella un rôle d’inspirateur et de conseiller, comme le faisait Nestor auprès d’Agamemnon57. Il enjoint à Dolabella de veiller à la protection des assassins de César, contre qui Marc Antoine ne cesse d’exciter l’opinion publique.

65 Sans s’engager directement dans l’action, Cicéron prétend donc continuer d’y participer, en guidant la main de Dolabella érigé en héros58, en l’orientant sur la voie de la sagesse – manière réconfortante pour lui de s’inclure dans la sphère héroïque, alors même qu’il a fui Rome et ses dangers59.

43 - Cicéron et les deux visages d’Ulysse : le héros se dérobant au devoir, le héros résistant et combattant pour la vraie gloire

66 Écœuré par la situation politique et inquiet pour sa vie, Cicéron s’embarque pour la Grèce au début de juillet 44. Après une escale à Syracuse fin juillet, il est repoussé par des vents contraires vers l’Italie, et se voit contraint de renoncer à son voyage. Il décide, pour finir, de revenir à Rome et de se jeter de nouveau dans l’arène politique.

67 Cicéron prononce la première Philippique le 2 septembre. Le 19 septembre, Marc Antoine lui adresse une violente réplique. Le 10 octobre, Cicéron se retire à Pouzzoles et écrit la deuxième Philippique, qu’il fait publier. Puis il décide de demeurer dans une position attentiste jusqu’à l’entrée en fonction des deux consuls le 1er janvier.

68 En octobre, Cicéron écrit son traité Les devoirs, dont un passage fait clairement écho au débat intérieur qui le tourmente depuis l’assassinat de César. Il y rappelle que, selon une tradition transmise par les tragiques mais non attestée chez Homère, Ulysse chercha à échapper à la guerre de Troie en simulant la folie. Démasqué par Palamède, le héros fut finalement contraint de se joindre aux Grecs, et il s’illustra par ses exploits durant la guerre. Cicéron se félicite de ce dénouement qui fait rentrer Ulysse dans la voie du devoir et lui épargne le déshonneur60.

69 La figure d’Ulysse permet à Cicéron de replacer dans un schéma héroïque les aspirations contradictoires qui le travaillent,entre tentation du repli et désir de s’engager dans la lutte. Elle lui permet surtout une relecture héroïque de sa fuite avortée – qui prend, sous sa plume, la dimension d’une odyssée61 – puis de son retour en Italie : nouvel Ulysse, Cicéron, un temps défaillant, est finalement revenu dans le droit chemin, et c’est au héros combattant qu’il s’identifie désormais, comme en témoignent plusieurs passages de la deuxième Philippique.

70 Accusé par Marc Antoine d’avoir inspiré les assassins de César, Cicéron se dit honoré de cette accusation qui fait de lui un héros enfermé dans le cheval de Troie :

Quel acte – très grand Jupiter ! – a jamais constitué un plus grand exploit, non seulement dans cette ville, mais dans l’univers tout entier ? Quel acte a été plus glorieux, plus digne de demeurer éternellement dans la mémoire des hommes ? Toi, tu m’associes à cette entreprise, et c’est comme si tu m’enfermais avec les héros dans le cheval de Troie. [...] L’exploit est si grand que cette haine terrible que tu cherches à susciter contre moi n’est rien pour moi comparée à la gloire dont il me couvrira62.

71 Or, c’est Ulysse – fidèle en cela à sa réputation de héros « aux mille tours » – qui a eu l’idée de construire le fameux cheval63. La référence au cheval n’est donc pas ici anodine : en acceptant d'être présenté (à tort) comme la « tête pensante » du complot contre César tout en fantasmant sa présence à l’intérieur du cheval de Troie, Cicéron se rêve en nouvel Ulysse, énergique et avisé, initiateur de la ruse qui a permis de venir à bout de l’ennemi. Et lorsqu’il compare Marc Antoine à une Charybde, engloutissant autant de vin que de richesses, c’est encore à Ulysse affrontant le monstre durant son odyssée qu’il se compare implicitement64.

72 Pourtant, lorsque, en novembre 44, Octave lui propose de faire alliance avec lui et les sénateurs désireux de restaurer la République contre Marc Antoine, Cicéron ne sait que répondre, et se compare aux soldats grecs qui, dans l’Iliade, hésitent à relever le défi que leur lance Hector, tiraillés entre leur crainte du déshonneur et leur peur d’affronter le héros65.

73 Cicéron revient finalement à Rome en décembre, décidé à affronter Marc Antoine. Entre décembre 44 et avril 43, il prononce douze autres Philippiques, jetant toute son énergie dans une ultime tentative de sauver la République. Cicéron sait que sa violente prise de position le met en danger de mort, mais il a désormais dépassé le stade de la peur et des tergiversations. Il est prêt au sacrifice.

74 Fin octobre, Octave se réconcilie avec Marc Antoine et forme le second triumvirat. Cicéron est inscrit en tête de la liste des proscrits. Il est exécuté le 7 décembre 43, alors qu’il s’est réfugié dans son domaine de Gaète.

75 Plutarque raconte que, voyant venir à lui ses assassins, Cicéron leur fit face avec calme, tendant le cou à l’épée qui allait l’égorger66. Nul doute qu’il s’est vécu, dans ses derniers instants, comme le héros homérique qu’il avait toute sa vie rêvé d’incarner : un héros lucide, rachetant par une mort courageuse ses faiblesses passées.

76 De son consulat jusqu’à son assassinat par les sbires de Marc Antoine vingt ans plus tard, Cicéron ne cesse donc jamais de se projeter dans l’univers épique et tragique de la guerre de Troie, avec d’autant plus de facilité que la vie possède à ses yeux une dimension foncièrement héroïque et dramatique. Comme dans une tragédie, chacun y joue son rôle – celui que la nature lui a attribué, ou celui qu’il s’est choisi –, dans une tension permanente entre la puissance du destin et celle de la volonté. Comme dans une épopée, chacun a le devoir d’y lutter jusqu’au sacrifice de soi, non plus pour s’assurer richesses, pouvoir ou gloire personnelle, mais pour faire triompher la raison. Cicéron entend donc redéfinir et dépasser le modèle héroïque proposé par Homère en le débarrassant des oripeaux de la fausse gloire : le vrai héros n’est pas l’homme de guerre qui espère tirer profit de ses exploits, mais l’homme politique qui mène – avec des mots plutôt qu’avec des armes – un combat désintéressé au service de la République. C’est ce héros civique, supérieur à tous les Achille, Ajax et Hector de l’Iliade, que Cicéron prétend incarner.

77 La guerre de Troie n’en reste pas moins aux yeux de Cicéron une référence pertinente pour évoquer les conflits qui déchirent la nation romaine. Lutte à mort entre deux nations irréconciliables, parfois présentée par les tragiques comme un choc de civilisation entre barbares orientaux et Grecs civilisés67, elle est l’archétype de la « guerre totale », exactement comme Cicéron pense la guerre civile en terme de lutte de l’humanité contre la monstruosité, de la raison contre les passions, de la civilisation contre la sauvagerie. La ruine de Troie préfigure à ses yeux l’anéantissement auquel la guerre civile menace de conduire la nation romaine, si la République disparaît.

78 Mais le rapport d’altérité absolue entre Grecs et Troyens se double d’une absolue proximité : les combattants de la guerre de Troie partagent les mêmes dieux, la même langue et les mêmes valeurs héroïques. En s’identifiant tour à tour à Achille et Hector, à un Grec enfermé dans le cheval de Troie et à un Troyen décelant le piège, Cicéron prend acte de cette déchirante proximité : dans la guerre de Troie, ce sont, finalement, des semblables qui s’entretuent, comme la guerre civile oppose les citoyens romains dans une lutte fratricide.

79 Au-delà de l’affrontement entre Grecs et Troyens, c’est l’autre conflit évoqué dans l’Iliade – celui entre Achille et Agamemnon au sujet de Briséis – , qui reflète le mieux, au yeux de Cicéron, l’horreur et l’absurdité de la guerre civile. Chez Homère, la dispute entre ces deux héros orgueilleux conduit les Grecs au bord de la ruine et entraîne la mort de milliers d’entre eux. Pour Cicéron, la guerre civile procède, elle aussi, de conflits personnels entre généraux ivres de puissance, prêts à conduire la nation romaine à sa perte pour assurer leur domination.

80 Enfin, la guerre de Troie a ceci d’exceptionnel qu’elle juxtapose au récit guerrier celui des drames intimes vécus par les combattants et leur famille, formant une vaste fresque où se mêlent guerriers valeureux prêts à se sacrifier pour leur patrie, héros défaillants cédant aux passions et oubliant leur devoir, vieillards trop âgés pour combattre mais usant de la force des mots pour guider leurs comparses sur la voie de la sagesse, parents en deuil68. En eux, Cicéron peut projeter tous les aspects de sa vie morale publique ou privée, mélange de certitude, de grandeur, de dépassement de soi, mais aussi de faiblesse, de doute et de misère.

81 Les héros homériques, si admirables et valeureux, mais si prompts à sombrer dans la violence, la colère, la folie même, permettent à Cicéron d’appréhender ses propres ambivalences et celles de ses ennemis. Cette attention portée par Homère – et, après lui, par les tragiques – aux héros fourvoyés ou brisés, s’accorde avec un aspect fondamental de la pensée cicéronienne : sa conscience aiguë de la puissance de l’erreur et de la fragilité humaine.