Colloques en ligne

Frédérique Zahnd

Saint Augustin enfin cloné ? Une voix janséniste dans Les Particules Élémentaires

1L’apparition du premier personnage positif dans Les Particules Elémentaires appelle cette concession de la part du narrateur : « Un examen un tant soit peu exhaustif de l’humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomène. De tels êtres humains, historiquement, ont existé. » Houellebecq fait entendre ici sa vis comica, adossée à une noirceur maintes fois soulignée, mais il annonce aussi son ambition. À quelle fin un « examen [ …] exhaustif » ? Ici chaque élément répond à tous les autres et se présente comme la clef de voûte d’une argumentation indirecte. Si ce roman philosophique cherche une réponse à la détresse de l’humanité, la solution du clonage apportée par les techno-sciences est-elle satisfaisante ? L’hypothèse de cet article est que l’auteur nous tend le miroir d’un roman scientiste dans un geste d’ironie, pour indiquer une réponse d’un autre ordre. Le mot de « jansénisme » dans sa stricte acception historique est évidemment trop étroit et daté pour situer un auteur dont la singularité est grande par rapport à ces systèmes anciens. Mais nous tenterons de montrer que Les Particules s’inscrivent de manière discrète, voire secrète, dans ce courant sombre du christianisme qui remonte à Saint Augustin. Comment est-elle possible, cette lecture augustinienne d’un texte qui représente jusqu’à la nausée le matérialisme et le nihilisme contemporains ?

2« Le pôle auctorial n’épuis[ant] pas le dialogisme du texte »1, c’est seulement une pierre de plus à la critique polyphonique du roman que nous souhaitons apporter ici. Il ne s’agira pas de sonder les reins et le cœur de l’auteur comme personne, ni privée, ni publique. Nous prendrons au contraire un parti résolument opéraliste2 : sonder le texte, tout le texte (autant que possible), rien que le texte. Tenter en somme de faire entendre, sur ce sujet précis, la voix d’un auteur implicite tel que peut le construire un lecteur qui ne se fonde que sur sa lecture du roman3.

3Nous ne reviendrons pas sur le constat, bien souvent établi, que l’intrigue des Particules nous laisse, dans le domaine moral, comme démantelés : cet univers n’a rien à envier à la vision augustinienne de la misère et de la déchéance de l’Homme4, incapable par lui-même de tout bien, à qui seuls appartiennent en propre l’amour de soi-même, le mensonge et une insurmontable propension au mal. Nous verrons en revanche que dans ce monde, où le seul référentiel crédible est la certitude rationnelle de la science expérimentale, le ver du questionnement métaphysique demeure. En second lieu, si la cohérence apparente de la solution de la mutation génétique est applaudie par le narrateur, et pour cause, nous décèlerons à son propos l’ironie de l’auteur, perceptible de diverses manières, derrière ce narrateur dont le jugement n’est pas toujours fiable. En troisième lieu, nous analyserons le traitement des références au christianisme. Nous observerons ensuite que pour le personnage de Michel, porte-parole fréquent de la voix auctoriale que nous cherchons à saisir, la recherche de la duplication parfaite s’accompagne d’un questionnement récurrent sur les conditions de possibilité d’un acte libre face au déterminisme scientifique. Or, mutatis mutandis, n’est-ce pas cette même question de la liberté qui a valu aux Jansénistes leur condamnation ? Enfin, le dévoilement final dont Djerzinski rend compte dans sa Méditation sur l’entrelacement pourra apparaître comme une profession de foi de l’auteur implicite, protestant d’un dieu caché. Ainsi, nous verrons si le roman fait vraiment état d’un « augustinisme » indépassable, par-dessus trois siècles d’une modernité qui a échoué dans son rêve d’émancipation humaniste.

Les religions ruinées par la science en majesté… et la persistance d’une inquiétude métaphysique

4Famille, politique, relations hommes-femmes : le bilan moral du xxe siècle est un désastre, qui cache mal le triomphe de la mort. Après le cadavre du canari blanc qui ouvre le premier chapitre, on ne compte pas moins de douze morts dans le roman, dont la moitié par suicide. Mort, où est ta victoire ? Partout. La mort oriente l’univers. « Pour l’Occidental contemporain, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s’estompent […] À d’autre époques, le bruit de fond était constitué par l’attente du Royaume du Seigneur. Aujourd’hui, il est constitué par l’attente de la mort. C’est ainsi. » martèle le narrateur (p. 104-105). Malgré, ou à cause de ce face-à-face, ce n’est pas une question morale qui traverse la vie de Michel. Le récit débute, in media res, au moment de sa mise en disponibilité, avec cette question : « Où se trouvait la vérité ? » qui dépasse le projet scientifique du chercheur. En effet, le roman ne cesse de passer du niveau moral au niveau métaphysique, d’aller chercher, pour apprendre à vivre, ce qui pourrait fonder une existence. Ainsi l’on passe d’une scène englobante5 à une autre, de la morale à l’ontologie, de « Comment vivre ? » à « Qu’est-ce qui est ? »

5Vers quoi se tourner, pour trouver du sens, sinon vers la philosophie ? Hélas, dès la deuxième page du roman, le narrateur annonce le discrédit jeté sur la philosophie, et le rappelle à la fin du livre avec férocité : « les questions philosophiques avaient perdu, dans l’esprit du public, tout référent bien défini. Le ridicule global dans lequel avait sombré, après des décennies de surestimation insensée, les travaux de Foucault, de Lacan, de Derrida et de Deleuze, ne devait sur le moment laisser le champ libre à aucune pensée philosophique neuve mais au contraire jeter le discrédit sur l’ensemble des intellectuels se réclamant des "sciences humaines". La montée en puissance des scientifiques dans tous les domaines de la pensée était dès lors devenu inéluctable » (p. 391).

6Pour ce qui est des religions, c’est le personnage de Desplechin, le directeur de recherche de Michel, qui est chargé, dans la scénographie du roman, de faire le point sur la question, par le biais, pour ce qui concerne la scène générique2, d’un exposé de vérité générale : « Les religions sont avant tout des tentatives d’explication du monde ; et aucune tentative d’explication du monde ne peut tenir si elle se heurte à notre besoin de certitude rationnelle.La preuve mathématique, la démarche expérimentale sont des acquis définitifs de la conscience humaine » (p. 335). « Or, la science a sapé les bases de toutes les religions révélées. » En réalité, le seul référentiel crédible est la science. Le narrateur confirme que même « les sympathisants du New Age […] ne faisaient en réalité confiance qu’à la science » (p. 391). Et Desplechin cautionne cette croyance : « Aucune puissance économique, politique, sociale, religieuse, n’est capable de tenir face à l’évidence de la certitude rationnelle […] En réalité rien n’aura eu autant de poids dans l’histoire de l’Occident que le besoin de certitude rationnelle. À ce besoin de certitude rationnelle, l’Occident aura finalement tout sacrifié : sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie. » (p. 334-335). D’un monde organisé autour des moyens, on bannit tout questionnement sur les fins.

7Pourtant, de l’intérieur même de cette doxa scientiste, point une inquiétude. Djerzinski sait « et depuis très longtemps que la métaphysique matérialiste, après avoir anéanti les croyances religieuses des siècles précédents, avait elle-même été détruite par les avancées plus récentes de la physique » (p. 336). En effet, il signale que les questions ouvertes par la théorie des quantas en 1920 sont confirmées par les expériences d’Alain Aspect dans les années 1980 :

les résultats s’accordaient parfaitement avec la théorie des quantas. Dès lors, il ne demeurait plus que deux hypothèses. Soit les propriétés cachées déterminant le comportement des particules étaient non locales, c’est-à-dire que les particules pouvaient avoir l’une sur l’autre une influence instantanée à une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer au concept de particules élémentaires possédant, en l’absence de toute observation, des propriétés intrinsèques : on se retrouvait alors devant un vide ontologique profond. (p. 154-155)

8Autrement dit, soit il existe une réalité invisible autre que la matière ; soit il n’existe pas même de particules matérielles. Mais personne n’y prête la moindre attention, et Djerzinski conclut: « Il était curieux que lui-même, aucun des physiciens qu’il avait pu connaître, n’en ait jamais conçu au moins un doute, une inquiétude spirituelle » (p. 336). Au contraire on va « adopter un positivisme radical, et […] se contenter de développer le formalisme mathématique prédictif des observables en renonçant définitivement à l’idée de réalité sous-jacente. C’est naturellement cette dernière option qui devait rallier la majorité des chercheurs » (p.155). La certitude rationnelle que l’on atteint en science ne s’applique donc qu’à des parcelles du réel. Le pourquoi n’est pas scientifique. L’adverbe ironique (« naturellement ») dénonce l’étroitesse intellectuelle des chercheurs. « Cette position était inattaquable, Djerzinski en avait conscience : le besoin d’ontologie était-il une maladie infantile de l’esprit humain ? » (p. 373). Infantile ou sénile, c’est ce que suggère son directeur de thèse :

je me laisse envahir, sur le tard, par des questions métaphysiques. Mais bien sûr c’est vous qui avez raison, il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, le reste n’a aucune importance. Souvenez-vous de Pascal : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule ; car cela est inutile, et incertain, et pénible. » Bien sûr, une fois de plus, c’est lui qui a raison contre Descartes. (p. 337).

Larvatus prodit

9Arrêtons-nous un instant pour considérer la malice de Houellebecq lorsqu’il évoque Pascal. Les deux phrases citées sont extraites d’un fragment des Pensées intitulé « Descartes »6. Or l’auteur des Particules est ici particulièrement espiègle, et les lecteurs qui lui reprochent sa noirceur ne prennent pas en compte la manière dont il s’amuse parfois en composant : il attribue à Pascal une opinion que celui-ci, dans le texte cité, impute en fait à Descartes. Car Pascal n’y parle pas en son nom propre : il ysinge Descartes, pour l’accuser précisément de se passer du « pourquoi ». Puisqu’une citation procède du monde réel, le lecteur peut soumettre ce passage « aux conditions de vérité propres aux textes factuels [et] a le droit de se demander si elle [est] vraie ou fausse »7. Or cette citation n’est ni vraie ni fausse, elle est falsifiée. On peut parler ici, non de narrateur non fiable5, mais de personnage non fiable. Sauf à imaginer que Houellebecq ait mal lu Les Pensées, il fait ici mentir le personnage, qui falsifie le texte de Pascal et il trompe le lecteur. Quel est donc le rôle de cette falsification dans l’économie argumentative du roman ? Il me semble qu’elle produit quatre effets de sens immédiats : d’abord elle rend présente8 la question de l’être, présence renforcée par l’autorité intellectuelle de Desplechin, vieux chercheur désabusé qui discrédite la science en passant ; cette même autorité oriente le lecteur rapide, qui a quelques souvenirs de lycée, vers l’idée que la réponse de Pascal, chrétienne, est toujours la plus profonde (« Bien sûr, une fois de plus, c’est lui qui a raison ») ; mais la falsification évite à l’auteur d’avoir à répondre à cette question de l’être, du moins à ce stade du roman, puisque c’est le pragmatisme scientiste qui est mis sous l’autorité de Pascal ; effets, donc, contradictoires et propres à susciter la tension intellectuelle ; enfin, elle établit avec les lecteurs familiers de Pascal une complicité ou une défiance, en tout cas elle les met en alerte. Ces quatre effets se conjuguent pour poser une pierre d’attente dans l’argumentation indirecte qui va peu à peu miner le scientisme apparent du roman. Mais ce passage a aussi un effet à long terme : il ancre dans l’esprit du lecteur l’idée que l’auteur s’avance masqué, précisément selon la devise de Descartes, Larvatus prodeo. Pour Descartes en effet, père fondateur de la modernité, le non-conformisme social était une attitude stérile et superficielle ; il n’a pas attaqué la doxa catholique, affichait au contraire comme morale provisoire « la religion de son roi et de sa nourrice ». Que cache ici l’auteur derrière son masque de provocateur pornographe, qui lui assure une place de choix dans un monde où la transgression est devenue la règle9 ? L’analogie entre les deux auteurs concernant leur positionnement face à la doxa, est en elle-même extraordinairement éloquente.

La solution génétique mise en cause par l’ironie de l’auteur

10Le vide ontologique révélé par la physique quantique participe de l’idée récurrente, chez Michel, de la nécessité d’une religion. La contradiction avec l’interdit épistémologique qui la frappe va engendrer dans le roman deux tentatives dont l’une est modalisée par le narrateur comme pathétique : le New Age ; l’autre comme triomphante : la mutation génétique. Or nous tenterons de montrer ici que, pour ce qui est de l’auteur, la seconde n’est pas moins monstrueuse que la première.

11Le texte oppose en effet plusieurs réserves à l’évidence de la solution transhumaniste. L’ambivalence du portrait de Hubczejak, d’abord (p. 384 à 393).Dans ces pages, l’éloge du narrateur se double du persiflage de l’auteur, qui présente un rustre rusé, à mi-chemin entre le scientifique abruti et le communicateur excité, dont l’étroitesse s’enthousiasme de mener à son point d’orgue le « suicide occidental » (p. 295) : « sa lecture étroitement positiviste des travaux de Djerzinski devait l’amener à sous-estimer constamment l’ampleur du basculement métaphysique qui devait nécessairement accompagner une mutation biologique aussi profonde. » (p. 390) Houellebecq prend soin d’insister sur sa « méconnaissance grossière des enjeux philosophiques du projet, et même de la notion d’enjeu philosophique en général » (p. 391).

12En second lieu la parole du personnage lui-même, rapportée au style indirect, ne manque pas de le ridiculiser. Quand on lui reproche « la suppression des différences sexuelles, si constitutives de l’identité humaine », Hubczejak répond que :

la fin de la sexualité comme modalité de la reproduction ne signifiait nullement – bien au contraire – la fin du plaisir sexuel. […] dans l’état actuel de l’espèce humaine, les corpuscules de Krause étaient pauvrement disséminés à la surface du clitoris et du gland. Rien n’empêchait dans un état futur de les multiplier sur l’ensemble de la surface de la peau – offrant ainsi, dans l’économie des plaisirs, des sensations érotiques nouvelles et presque inouies » (p. 389).

13Lignes irrésistibles : qui peut se représenter un être couvert de corpuscules de Krause ? Et à une question sur l’identité humaine, le personnage répond « plaisir sexuel », réduisant des siècles d’élaboration conjugale et érotique à l’auto-consommation de glandes surnuméraires… En inventant Hubczejak, Houellebecq montre qu’on ignore désormais la valeur de ce fin tissage relationnel que constitue un couple, ajoutant ainsi au poids argumentatif du titre. En contraste avec son verbiage, la longue amitié amoureuse entre Michel et Annabelle est évoquée en deux hémistiches de sept syllabes : « Ils marchaient entre les herbes, apprenant à se connaître. » (p. 65). De même, dans le couple parallèle, c’est Christiane qui explique à Bruno le fonctionnement des corpuscules de Krause, mais elle ajoute : « Mais il y a autre chose, tu le sais bien… » ( p. 177). La réponse de Hubczejak est donc ourdie par un maître en ironie. Le concept d’auteur implicite prend tout son sens ici, puisqu’il se différencie d’un narrateur non fiable qui se félicite de la liquidation des problèmes sentimentaux avec celle de l’humanité.

14Quant à un humanisme au sens de la Renaissance, ce goût pour les arts, la réflexion, l’interrogation sur la destinée de l’homme, où en est-il question ? Le scientisme unanime(p. 155, p. 336, p. 372) est couronné par l’ouvrage du bienheureux Hubczejak « sobrement intitulé La Réalité » (p. 387), qui objecte à Pascal (encore lui !) qu’une interrogation sur le « silence infini » est sans objet. Sauf pour Michel, pour qui la question ontologique se pose au cœur de la matière (p. 155) — et c’est la question même de la séparabilité des particules et de leur propriétés communes, qui perdure à distance, sans support matériel, et qui donne son titre au roman.Or, c’est un texte ancien, « Les deux deviendront une seule chair » (p. 214), qui frappe Djerzinski lors du mariage de son frère : « Lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, « ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d’une seule chair » » (p. 215) Y aurait-il une analogie entre le message des textes fondateurs, et la structure même de ce que nous autres, matérialistes, appelons réalité ? Le pasteur ahuri, qui ne croit pas à ce qu’il raconte, ne soupçonne pas que la science puisse soulever de telles questions. Mais la voix solitaire et sarcastique qui dresse ce constat récurrent de l’ignorance volontaire de toute ontologie, n’est-ce pas celle d’un humaniste, aux deux sens du mot ? Ces trois indices, parmi d’autres, mettent en cause la mutation génétique et ouvrent une brêche dans le déterminisme matérialiste unanime dans le roman.

Le rôle stratégique des références chrétiennes

15Pour constater comment la religion chrétienne est traitée dans le roman, il est intéressant de jeter un œil à la façon dont la désaffection du christianisme est retracée par le narrateur :

Le mouvement favorable à la libération des mœurs connut en 1974 d’importants succès […] L’adultère disparut du code pénal. Enfin, le 28 novembre, la loi Veil, autorisant l’avortement fut adoptée […] L’anthropologie chrétienne, longtemps majoritaire dans les pays occidentaux, accordait une importance illimitée à toute vie humaine, de la conception à la mort ; cette importance est à relier au fait que les chrétiens croyaient à l’existence, à l’intérieur du corps humain, d’une âme – âme dans son principe immortelle, et destinée à être ultérieurement reliée à Dieu.(p. 89-90).

16L’ironie auctoriale use ici du procédé du narrateur étranger — non pas persan mais transhumain — qui s’étonne de ce qui demeure, pour les Chrétiens de notre époque, un lieu (encore un peu) commun : l’existence d’une âme. Implicitement donc, à l’heure où parle le narrateur, « à l’intérieur du corps humain », il n’y a rien. Comment en est-on arrivé là ? Suite à l’apparition d’une « anthropologie matérialiste, radicalement différente dans ses présupposés, et beaucoup plus modeste dans ses recommandations éthiques. » (p.89) Litote assassine. Ainsi aboutit-on à « deux visions du monde, deux anthropologies au fond radicalement antagonistes. L’agnosticisme de principe de la République française devait faciliter le triomphe hypocrite, progressif, et même légèrement sournois, de l’anthropologie matérialiste » (p. 90). L’auteur semble ici prendre le lecteur par la main : par l’usage des modalisateurs péjoratifs appliqués à son prédateur, cette anthropologie chrétienne est valorisée. De même, l’antiphrase de « gogol » (p. 140) pour qualifier Jean-Paul II dans la bouche d’un Bruno ironique, ou encore la religiosité ridicule du Lieu, dont « naturellement, le christianisme restait exclu » (p. 134) participent de cette argumentation indirecte qui vise à souligner à la fois la haine du christianisme, et la bêtise qui y préside.

17Le christianisme est invraisemblable, et néanmoins, Djerzinski fait lentement un chemin vers un questionnement chrétien. En arrivant en Irlande, on lui montre un troupeau de vaches dont il est l’inventeur : « le code génétique qui gouvernait la réplication de leurs cellules, c’est lui qui l’avait créé, qui l’avait amélioré, tout du moins. Pour elles, il aurait dû être comme un dieu ; pourtant, elle semblaient indifférentes à sa présence » (p. 361). La subtilité du personnage nous interdit de penser qu’il songe ici exclusivement aux vaches. Dans toute la section irlandaise du roman, on relève l’importance du vocabulaire religieux10.

18Considérons maintenant les lectures des personnages, cette part secrète de chacun, qui dessine en creux un espace d’exploration par rapport à la doxa d’une époque. Bruno lit « Chateaubriand ou Rousseau » (p. 188), puis Péguy (p. 228). Michel, lui, commence par Heisenberg, et termine avec Auguste Comte (p. 372) qui tente de concilier scientisme et besoin religieux. Nous finissons par comprendre que, chez Houellebecq, le péritexte indique le cœur du texte.

19Et c’est un péritexte biblique que Houellebecq place enfin devant l’avant-dernier chapitre de la première partie, L’ETE 75, véritable catastrophe de la tragédie préparée par les parents pour leurs propres enfants. Il propose ici une épigraphe — la seule du roman — extraite du livre d’Osée : « Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu, parce que l’esprit de prostitution est au milieu d’eux, Et parce qu’ils ne connaissent pas l’Eternel. » Cette épigraphe est la « lettre volée » du roman11. Sans nous attarder sur le choix du livre d’Osée, sur lequel il y aurait à dire12, prenons acte du fait qu’en exergue du chapitre le plus déchirant, Houellebecq invoque le Dieu de justice des prophètes, le Dieu de Jansen, de Pascal, de Calvin13, c’est-à-dire de Saint Augustin, avant de nous dégoûter de la génération libertaire qu’il vomit. Il y a au cœur du roman du dégoût pour la licence et la brutalité sexuelle, pour la violence, physique et morale, la cupidité, pour les religiosités débiles qui sont des viols psychiques. Et aussi pour ce que deviennent les êtres au cœur de cette société matérialiste. Michel et Bruno, auxquels on s’identifie à cause de leur finesse, leurs angoisses, leur vulnérabilité, sont, au sens étymologique, ignobles. Or, n’est-ce pas là ce qui a le plus égaré les premiers lecteurs de Houellebecq : nous, individus hyper-modernes, innocents, tout pleins de nos droits : des tarés irrécupérables, voire des salauds ? On dit qu’à Port-Royal on représentait le Christ crucifié non pas les bras ouverts, nous accueillant d’avance et déjà pardonnés, mais, (pour marquer qu’il y aura peu d’élus), les bras levés presque à la verticale, impuissant à nous contenir, mort pour personne. Parmi tous les avatars d’un christianisme protéiforme, ce sont des harmoniques jansénistes qui résonnent dans Les Particules.

L’acte libre comme une grâce

20Mais la bête ne se rend pas facilement. En fin de parcours Bruno persiste : « Nous, nous ne croyons plus qu’aux bien terrestres […]. Christ n’est pas ressuscité. Il a perdu son combat contre la mort »( p. 321). Il est vrai que cette histoire de résurrection ne satisfait pas aux exigences de la science expérimentale. Mais Bruno est-il ici le dernier porte-parole de l’auteur ? N’est-il pas au contraire un leurre ? Michel, lui, ne cesse de revenir à la question du déterminisme et de la liberté, qui court comme un fil rouge dans le roman. La question de l’acte non déterminé14 hante le protagoniste, autant que celle de la réplication parfaite. Or la liberté est traduite par le narrateur et/ou l’auteur, nous allons le voir, en termes chrétiens d’« opération de la grâce ».

21Le narrateur annonce dès la page 106 : « Déterminé dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n’admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-mêmes peu suivies. » Le point de vue rigoureusement déterministe du jeune Michel est décrit quand Annabelle, désespérée d’attendre des avances qui ne viennent jamais, se jette dans les bras de David Di Meola :

[Michel] s’étonnait de souffrir autant. Profondément éloignée des catégories chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d’impitoyable […], ce qui s’était produit devait se produire [pensait-il], il ne pouvait en être autrement ; personne ne pouvait en être tenu pour responsable. (p. 113)

22Mais le personnage va changer d’avis : « Bien des années plus tard, Michel devait proposer une brève théorie de la liberté humaine sur la base d’une analogie avec le comportement de l’hélium superfluide » ( p. 117). Le verbe « proposer » place tout le passage sous le point de vue de Michel, qui pense que « le comportement humain, est, dans ses grandes lignes, aussi rigoureusement déterminé que celui de tout autre système naturel. Pourtant, dans certaines circonstances, extrêmement rares — les chrétiens parlaient d’opération de la grâce — une onde de cohérence nouvelle surgit et se propage à l’intérieur du cerveau ; un comportement nouveau apparaît […] on observe alors ce qu’il est convenu d’appeler un acte libre. » ( p. 117). Si l’on attribue tout le passage à Michel, on doit en conclure qu’il a lu Pascal. Ici, Houellebecq superpose le questionnement d’un scientifique contemporain avec cette question de la grâce, discutée lors de la célèbre querelle qui a opposé les Jansénistes aux Jésuites molinistes en 1656. Les molinistes accordent à l’Homme une certaine latitude pour faire le bien et travailler à son propre salut. Au contraire, Pascal — si souvent cité dans Les Particules — s’est illustré dans la bataille des Provinciales en soutenant la thèseprésentée ici au nom des « chrétiens » dans leur ensemble : seule la grâce efficace de Dieu peut nous arracher à notre condition déterminée par le péché.

23Or l’intrigue illustre le propos de Michel avec deux exemples. Après qu’elle a couché avec David,Annabelle est sur le point de frapper à la porte de Michel : « Dix minutes environ s’écoulèrent. Annabelle savait qu’elle pouvait sonner à la porte, et voir Michel ; elle pouvait aussi, finalement, ne rien faire. » Le narrateur commente : « Elle ne savait pas exactement qu’elle était en train de vivre l’expérience concrète de la liberté ; en tout cas c’était parfaitement atroce et elle ne devait jamais plus tout à fait être la même après ces dix minutes » ( p. 116-117). Mais « Rien de tel [[qu’un acte libre] ne se produisit cette nuit-là, et Annabelle rentra dans la maison de son père » ( p. 117). On sait le malheur qui s’ensuit. En revanche, un acte libre advient dans l’univers déterminé des Particules. Cet élément de narration brute, qui ne donne lieu à aucun commentaire aphoristique (camouflage auctorial), joue pourtant un rôle argumentatif de premier plan. Au moment où il lui annonce qu’il part en Irlande, l’Annabelle de quarante ans, retrouvée après le saccage de sa vie sentimentale, demande à Michel de lui faire un enfant. Devant l’amour et la souffrance d’Annabelle, dans une page où le récit est ralenti à l’extrême, le personnage prend son temps pour répondre : « Michel alluma une cigarette pour réfléchir. "C’est une drôle d’idée… dit-il entre ses dents. Une drôle d’idée de se reproduire, quand on n’aime pas la vie." » N’est-il pas en train de vivre à son tour, vingt-cinq ans après, « l’expérience concrète de la liberté » ? Annabelle se déshabille : « Il alluma une nouvelle cigarette, s’aperçut soudain que la réflexion ne lui servirait à rien. On fait un enfant, ou on ne le fait pas ; ce n’est pas de l’ordre de la décision rationnelle, ça ne fait pas partie des décisions qu’un être humain puisse rationnellement prendre. Il écrasa son mégot dans le cendrier, murmura : "J’accepte." » (p. 341). Cette réponse va à l’encontre de tout ce qui l’a déterminé jusqu’alors – la rationalité, le dégoût de la vie, de la nature, et de la sexualité – et intervient alors même qu’il a surmonté les plus grandes difficultés de son projet : envisager l’être vivant dans toute sa généralité comme système autoreproductible » (p. 340) !

24Ajoutons que cette décision lui procurera les seuls instants de paix de sa vie. Trois mois plus tard, lorsqu’Annabelle est dans le coma :

il se dit qu’il aurait dû faire un enfant à Annabelle ; puis d’un coup il se souvint qu’il l’avait fait, ou plutôt qu’il avait commencé à le faire, qu’il en avait tout au moins accepté la perspective : et cette pensée le remplit d’une grande joie. Il comprit alors la paix et la douceur qui l’avaient envahi ces dernières semaines. […] pendant quelques semaines, elle avait eu la sensation d’être aimée (p. 352-353).

25Il y a donc « une déchirure » (p. 278) dans le tissu déterminé d’une vie, et cette déchiure est due à l’amour, l’amour reçu puis donné. Sa décision libre, puis la mort d’Annabelle, vont ouvrir ce personnage frigide à la relation, à l’émotion : « il se rendit compte qu’il pleurait » (p. 358), et plus tard à une ontologie. Il lui doit, si l’on peut dire, son salut. Bruno, lui, ne propose rien, n’invente rien quand Christiane tombe malade, il se dérobe. Michel répond15. Houellebecq subsume la liberté sous la grâce en choisissant la manière dont elle(s) advien(nen)t : « J’accepte » ! Qui ne perçoit les résonnances spirituelles de cette formulation? Ainsi posée par un scientifique contemporain, cette vieille question de la grâce retrouve tout son sens et Houellebecq nous ramène à une question centrale du christianisme. Chez lui cette « grâce » laisse dans l’ombre, gratuitement, le reste du monde. De Pascal et Jansen, on peut remonter jusqu’au sombre traité d’Etienne Dolet, Du Serf Arbitre, repris par Calvin dans l’Institution de la Religion chrétienne16,tous issus de la réflexion d’Augustin contre les Pélagiens.Il est vrai que la grâce occasionnée par une femme désirante, les Solitaires de Port-Royal ne l’avaient peut-être pas imaginée. Houellebecq apparaît ici dans sa singularité.

L’apocalypse de Djerzinski

26La Méditation sur l’entrelacement est la dernière marque de « l’élection » de Djerzinski.Michel réussit en effet à satisfaire in fine son « besoin d’ontologie ». Quittant son laboratoire, il découvre le Book of Kells, qui constitue pour lui, au sens étymologique, une apocalypse, c’est-à-dire un dévoilement. C’est à travers l’œuvre de moines irlandais du VIIe siècle (p. 374),expression d’une pensée symbolique et non scientifique, que Djerzinski connaît une illumination qui l’amène à rédiger son « testament » :

L’homme peu instruit […] est terrorisé par l’idée de l’espace […] Les êtres humains se recroquevillent. Ils ont froid, ils ont peur. […] Et pourtant cet espace est en eux-mêmes, il ne s’agit que de leur propre création mentale. […] [A]u milieu de leur espace mental se crée la séparation, l’éloignement et la souffrance. […] L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal, une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal ; c’est également l’autre nom du mensonge. Il n’existe, en effet, qu’un entrelacement magnifique, immense, et réciproque.17 (p. 376).

27C’est un retournement pur et simple, de l’ordre du Mémorial de Pascal. Une révélation gratuite, donnée, non méritée. Ainsi, comme les travaux du biologiste ne se confondent pas avec la réalisation postérieure de Hubczejak, le personnage qui a engagé ces travaux n’est pas encore celui qui accepte de faire un enfant. Le temps, donnée romanesque et existentielle, participe de l’inertie qui préside à nos existences – ou de cette « malice » dont Barthes disait qu’elle régissait l’univers racinien18. Le temps a vidé son existence terrestre de tout but, et l’amène à « entrer dans la mer », ce que les jansénistes n’auraient sans doute pas envisagé non plus. Ce suicide est-il encore une marque d’ironie ? Aujourd’hui, semblent conclure Les Particules, cet « entrelacement magnifique et réciproque » est inutile et ignoré, notre monde lui tourne le dos, n’en fait rien, n’en veut rien savoir. Pire : le seul personnage qui a accès à cet entrelacement est, par sa vocation et son génie, le fer de lance d’une mutation qui met fin à l’humanité et à toute possibilité d’apparition de la grâce. Une porte s’ouvre pour se fermer. Un Dieu plus caché que jamais, une humanité engloutie, un auteur camouflé : le roman dénonce un monde réduit à deux des trois ordres de Pascal, celui de la matière et celui de l’esprit. L’ordre de la charité a disparu de nos écrans.

Une résurgence contemporaine du jansénisme

28Un certain nombre d’éléments semblent infirmer notre hypothèse initiale d’une filiation janséniste des Particules : le suicide de Michel ; la rencontre amoureuse comme condition de l’avènement de la grâce ; la physique au cœur de la question de l’être ; l’aspect confidentiel, voire secret, des signaux chrétiens, qui contraste avec la publicité des protestations théologiques au xviie siècle lors de l’apothéose du christianisme. Ces éléments peuvent aussi apparaître comme l’actualisation, par un auteur singulier, d’un jansénisme résurgent, si l’on considère le réseau de marques plus importantes que sont : le saisissant tableau de la décomposition psychologique et morale de l’Occident ; la hauteur ironique vis-à-vis du scientisme dominant ; le rôle stratégique des références chrétiennes ; un déterminisme en tension avec la question récurrente de l’acte libre, assimilé à plusieurs reprises à la grâce ; l’attestation finale de l’amour comme seule et éternelle réalité, le mal n’étant qu’une illusion ; enfin l’ombre tutélaire de Pascal. On ne peut donc pas, même par plaisanterie, parler ici du clonage de Saint Augustin, mais de la résurgence d’un christianisme sombre, sous une forme dissimulée, extraordinairement neuve et surprenante.

29Du Génie du Christianisme à l’invention du fantastique, du mesmérisme au surréalisme, en passant par Jaurès, Bergson, Bernanos ou Sollers, un courant spiritualisten’a cessé d’opposer une contre-culture à la modernité. Ce courant tente de faire voir les traces de l’invisible et du sacré dans un monde qui se croit désenchanté. Les Particules élémentaires, roman d’anticipation pariant sur le transhumanisme, s’inscrit paradoxalement lui aussi dans cette veine. Comme Socrate voyant disparaître les anciens dieux, ou comme Cervantes confronté à l’effacement des valeurs féodales, Houellebecq est témoin de l’échec de la modernité, de l’effondrement mondialisé de notre confiance en la science et le progrès. Il s’avance lui aussi camouflé derrière l’ironie. Les pistes qu’il proposait en 1998 appartenaient déjà à ce XXIe siècle « spirituel » annoncé, dit-on, par Malraux. Car son roman appelle à un questionnement sur l’être et sur les fins, qui daigne prendre en compte la tradition.

3014  C’est aussi le problème de la conscience individuelle qui est problématisé : en effet, Michel s’interroge sur l’apparition de la conscience – analogue pour l’humanité à l’apparition d’un acte libre pour un individu. Car là aussi, il se heurte à quelque chose qui échappe au déterminisme physico-biologique (je souligne) : « La conscience individuelle apparaissait brusquement, sans raison apparente au milieu des lignées animales », « Une conscience de soi, […] impliquait très probablement la présence d’un système nerveux central, et quelque chose de plus. Ce quelque chose restait absolument mystérieux ; l’apparition de la conscience ne semblait pouvoir être reliée à aucune donnée anatomique, biologique ou cellulaire ; c’était décourageant. » (p. 279). Le scientifique est mis en échec : la conscience, comme l’acte non déterminé, n’entrent pas dans son système.