Colloques en ligne

Marc Escola

Puissance du roman, paresse du romancier

1Nul ne peut vraiment l’ignorer : Houellebecq divise. À la parution de chacun de ses livres, c’est une même polémique qui renaît des cendres du brûlot précédent ; Houellebecq divise par les propos prêtés à ses personnages comme dans ses déclarations publiques, par son style — ou son absence de style1 — comme par la tonalité de son monde fictionnel ; mais aussi bien pour ses recueils de poèmes, ses chansons, ses apparitions au cinéma… Que faire de ce constat ? Le caractère récurrent du « phénomène Houellebecq » nous donne à penser au moins ceci : l’auteur trouve son audience dans l’exacte mesure où il divise le public ; ou encore : ce qui fédère le lectorat de Houellebecq, c’est la conscience que Houellebecq divise.

2Réfléchir sur « le cas Houellebecq » oblige ainsi à rompre d’emblée avec la conception irénique de la littérature qui voudrait que le monde des œuvres soit un espace de partage, et le patrimoine littéraire un ferment d’unité. Parce que Houellebecq divise, on se met à débattre de ce dont on ne débattait plus : le style (comme au temps de Flaubert), la morale des œuvres de langage (comme au temps de Baudelaire), le pouvoir de la fiction romanesque (comme au temps de Rousseau), la responsabilité politique du romancier (comme au temps de Sartre), la forme du roman ou sa lisibilité (comme au temps de Robbe‑Grillet), l’avant‑garde ou l’académisme (comme au temps de Rimbaud), l’idéologie des personnages de fiction (comme au temps de Corneille), la distinction entre auteur, narrateur et personnages (comme au temps de Proust). Soient ces échantillons : qui parle dans les romans de Houellebecq ? Un auteur peut‑il être tenu pour responsable des propos tenus par ses différents personnages ou par son narrateur dès lors que le roman s’écrit à la première personne ? Faut‑il donner à la voix d’un narrateur autorité sur celles des autres personnages ? Un roman peut‑il être considéré tout uniment comme « misogyne » ou « islamophobe » ? Une fiction peut‑elle être « dégradante » ? Que signifie le fait qu’une partie du public puisse se sentir ou s’estimer blessé ou atteint dans sa dignité par une scène ou une page de fiction ? Ou encore, dans un autre ordre : qu’est‑ce que la fiction dit du réel et de réel ? Que dit‑on lorsqu’on dit d’un roman qu’il « reflète » son époque (la nôtre) ? Une lecture « à clé » est‑elle légitime, et faut‑il l’imputer à l’auteur ? Qu’est‑ce qu’un roman aujourd’hui et quelle peut être l’ambition d’un romancier ? Mais aussi : l’absence de style est‑elle encore un style ? Un écrivain peut‑il n’avoir aucun style ?

3On débat de ces questions jusque dans les colonnes des journaux les moins enclins à théoriser, c’est‑à‑dire qu’un peu partout, débattant de Houellebecq, on recommence à parler de littérature, en retrouvant la mémoire de débats aussi vieux que la littérature elle‑même : la question de la valeur d’une œuvre recouvre toujours un geste de partage entre ce qui mérite d’être distingué et ce qui n’en vaut pas la peine. Toute littérarité est conditionnelle en ce sens‑là, qui se détermine dans le conflit des légitimités : la littérature ne nomme rien d’autre qu’un ensemble de textes auxquels « on » a voulu conférer une qualité que certains textes présentent mais non pas tous (c’était déjà la grande affaire de la Poétique d’Aristote), et cette décision est l’affaire de chacun — chacun est sommé de se prononcer, chacun a son mot à dire et, si les candidats à la profession d’experts ne manquent pas, la reconnaissance ne saurait être l’apanage d’une caste de spécialistes (c’était déjà le sens de la Querelle du Cid). Il vaudrait la peine de confronter les réactions à l’attribution du Prix Goncourt à Michel Houellebecq pour La Carte et le Territoire en 2010 à la façon dont a été accueillie la distinction de Patrick Modiano par le Prix Nobel de Littérature en 2014 — le silence de la Ministre de la Culture d’alors, Fleur Pellerin, interrogée sur le titre de Modiano qu’elle préférait est beaucoup plus qu’un symptôme — ou encore de comparer la réception de Soumission, qui fit la couverture de la plupart des hebdomadaires (600 000 exemplaires écoulés pour la seule année 2015), à l’accueil réservé quelques mois plus tard à Envoyée spéciale de Jean Échenoz, dont chacun des titres est salué par le même cercle étroit de critiques et qui trouve le même public choisi, à quelques dizaines d’exemplaires près (15 000 environ, selon les chiffres disponibles). La littérature, c’est peut‑être ce qui se partage, mais entre ceux qui se reconnaissent pour avoir distingué la même œuvre quand d’autres la refusaient.


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4Le phénomène a donné lieu à plus d’une analyse sociologique, mais on n’a peut‑être pas assez souligné que la décision se joue toujours au plus concret, dès le premier contact avec l’œuvre sur les tables d’une librairie, dans la découverte du titre et de la quatrième de couverture — est‑ce que cela vaut la peine de lire, et donc d’acheter, ce livre‑là plutôt que tel autre ? La décision a son lieu plus sûrement encore dans la lecture courante : c’est à chaque instant, que je dois décider si je continue à lire ou si je referme le livre ; à chaque page, j’ai à déterminer si l’œuvre m’importe assez pour que je lui accorde une portion de ma durée propre, ou si elle ne mérite pas que je m’y attarde.

5Trop rarement pris en compte, cet aspect de la lecture devient très sensible dans l’économie de l’attention qui caractérise notre monde contemporain. La question de la relecture, qu’on soulève souvent, est secondaire : relire est une occupation professionnelle tant bien que mal rémunérée (enseignants, étudiants, éditeurs, traducteurs…), quand lire, c’est décider de donner librement un peu de son temps à une œuvre, ou mieux encore : de se donner à l’œuvre, en confondant notre durée avec sa longueur propre, c’est‑à‑dire en lui sacrifiant une part plus ou moins longue de notre existence elle‑même. Or, parmi les romans contemporains qu’il m’arrive de lire, ceux de M. Houellebecq sont ceux pour lesquels la question est toujours la plus aiguë pour moi, comme sans doute pour beaucoup d’autres lecteurs : j’ai lu tous les romans de Houellebecq, l’un après l’autre et à peu près dans l’ordre, je les ai lus in extenso, mais je n’ai pu les lire qu’en me demandant à chaque page ou presque si j’allais continuer et achever ma lecture. Plus évidemment qu’avec toute autre œuvre de fiction contemporaine, la lecture de Houellebecq a régulièrement relevé pour moi d’une négociation constante entre le besoin ou le désir de poursuivre et le désir ou le besoin d’interrompre — entre l’exaltation et la fatigue, l’excitation et le découragement.

6Quelle cause assigner à une telle oscillation ? Je serais tenté de la rapporter à la place accordée, dans chacun de ses romans, aux digressions sociologiques ou philosophiques, qui sont régulièrement le lieu de provocations délibérées, et je ferai l’hypothèse que M. Houellebecq est sans doute l’un des romanciers contemporains qui a su le mieux parier sur cette négociation (stop ou encore) qui est la dynamique même de la lecture. Les digressions seraient ces moments où le romancier joue gros jeu, et c’est par elles aussi qu’il remporterait bien souvent la mise.


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7Pour en avoir le cœur net, j’ai entrepris de relire les fictions de Houellebecq, en commençant par le commencement ou presque : Extension du domaine de la lutte (1994), qui devait me réserver une surprise. Non pas que j’y ai retrouvé « tout Houellebecq », au bénéfice d’une illusion rétrospective somme toute classique qui vient douer le premier opus d’un romancier des mérites de toute l’œuvre advenue ; non pas que j’y ai pris plus de plaisir que je n’en attendais, pour constater que le roman a plutôt bien vieilli (il me semble qu’il peut se lire aujourd’hui comme un exact remake de Voyage au bout de la nuit, où Tisserand joue pour le narrateur le rôle de Robinson pour Bardamu). La surprise m’attendait plutôt dans ces digressions dont je gardais le souvenir et sur lesquelles je me promettais de réfléchir à nouveaux frais : s’est‑on assez étonné que les digressions les mieux marquées dans Extension se trouvent toutes introduites par le narrateur comme des « fictions animalières » ? Or, ces apologues, toujours désignés dans ces mêmes termes, ne mettent nullement en scène des animaux doués de parole, et ne constituent pas même des fictions dans la fiction : ils viennent interrompre par trois fois le cours de l’intrigue, avec une désinvolture qui les désignent au lecteur comme des digressions, dont le statut est exhibé comme hétérogène à celui du récit. Il vaut la peine de s’y arrêter : d’abord parce que c’est dans l’une de ces fictions, anormalement longue, que se trouve amorcée, et du même coup dévaluée, la thèse politique du roman ; ensuite parce que de tels moments, où le romancier délègue à son narrateur ou plus rarement à l’un de ses personnages la production d’intrigues fictionnelles ne sont pas rares dans les romans de Houellebecq, qui offrent tous leur lot de petites fictions affabulées avec la plus grande fantaisie et sans souci de vraisemblance. À les relire donc, on se défend mal de l’idée que c’est dans de tels moments, et sous couvert d’ironie, que s’affiche paradoxalement la conception de la fiction qui est celle du romancier lui‑même : cette conviction tient dans une croyance inébranlable aux effets de l’invention romanesque, à la puissance proprement politique de l’imagination fictionnelle, et suffit à faire de Houellebecq un romancier intempestif au sens où il renoue avec une forme de confiance dans la fiction romanesque, que ses confrères ont à peu près perdue, leurs romans s’écrivant régulièrement contre le romanesque. Le xixe siècle n’est pas pour rien une référence constante sous la plume et dans la bouche de l’auteur de La Carte et le territoire — sans conteste le plus balzacien de ses romans (le jury du Goncourt ne s’y est pas trompé) — mais c’est un xixe siècle d’avant Flaubert et le rêve d’un livre sur rien, un xixe siècle qui croit dans les pouvoirs heuristiques de la fiction romanesque, soit encore : un xixe siècle qui hérite des Lumières une conception méthodique de la fiction en vertu de laquelle le roman peut être un outil d’investigation de l’homme et de la société. Houellebecq est conservateur en ce sens‑là : il a gardé pour le genre romanesque la foi que nombre de romanciers ont dès longtemps abjurée. Gageons que c’est là l’une des raisons de son succès auprès du « grand public », mais aussi de son acuité sur le monde contemporain — et une possible explication, car il en faut bien une, des incroyables coïncidences historiques dont son œuvre a plus d’une fois bénéficié : j’ai lu pour ma part les dernières pages de Plateforme la veille du mardi 11 septembre 2001, et le matin du mercredi 7 janvier 2015, pour la sortie de Soumission qui faisait le même jour la Une de Charlie Hebdo, je me trouvais à Paris, dans les locaux de Flammarion. Ce sont des dates que l’on n’oublie pas, et des moments qui comptent dans la vie d’un lecteur.


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8La première de ces « fictions animalières » prend place dans le chapitre 2 d’Extension ; au cours d’une soirée où sa solitude devient « douloureusement tangible », le héros retrouve sur la table de sa cuisine des feuilles « maculées d’un reste de thon à la catalane Saupiquet » :

Il s’agissait de notes relatives à une fiction animalière ; la fiction animalière est un genre littéraire comme un autre, peut‑être supérieur à d’autres ; quoi qu’il en soit, j’écris des fictions animalières. Celle‑ci s’intitulait « Dialogues d’une vache et d’une pouliche ». On pourrait la qualifier de méditation éthique ; elle m’avait été inspirée par un bref séjour professionnel dans le pays de Léon2.

9Le narrateur en donne ensuite un « extrait significatif » d’un peu plus d’une page, dûment encadré par des guillemets. On n’y entend nullement parler la vache, et il est encore moins question d’un dialogue avec une pouliche ; l’extrait constitue un diptyque dont le premier alinéa offre une description de la « double nature » de la vache bretonne, généralement placide, mais agitée « à certaines périodes de l’année » d’une forme de nervosité, le second alinéa présentant « la clé de l’énigme » : « ce que désire la vache bretonne […], c’est comme le disent les éleveurs dans leur parler cynique, “se faire remplir”. Aussi la remplissent‑ils, plus ou moins directement […]. » La suite immédiate, qui forme la clausule du chapitre, délivre l’interprétation de cette description, en révélant du même coup son statut allégorique :

Naturellement, l’éleveur symbolisait Dieu. Mû par une sympathie irrationnelle pour la pouliche, il lui promettait dès le chapitre suivant la jouissance éternelle de nombreux étalons, tandis que la vache coupable du péché d’orgueil, serait peu à peu condamnée aux mornes jouissances de la fécondation artificielle. Les pathétiques meuglements du bovidé s’avéraient incapables de fléchir la sentence du Grand Architecte. Une délégation de brebis, formée en solidarité, ne connaissait pas un meilleur sort. Le Dieu mis en scène dans cette fiction brève, n’était pas, on le voit, un Dieu de miséricorde3.

10L’extrait donné comme une citation ne constitue donc nullement, par lui‑même, le premier épisode d’une « fiction animalière » : nous n’avons lu qu’un fragment d’une description allégorique, dont le statut s’éclaire après coup, mais le traitement même de la description — son côté potache, le ton ouvertement sarcastique, le luxe de détails, toutes formes d’excès — fait d’emblée signal, si bien que tout lecteur sait avoir affaire à une série d’énoncés à interprétation transcendante obligatoire. Si « fiction animalière » il y a (si le narrateur a bien écrit une telle fable), ce même lecteur ne peut en prendre qu’une connaissance très indirecte dans ce curieux alinéa qui explicite le protocole de l’allégorie et propose un succinct résumé du ou des chapitres suivants. En d’autres termes, dans la succession des trois alinéas, la fiction s’affiche dans son statut en se dérobant comme fable : la puissance de signification de la fiction se trouve affirmée dans des termes qui dispensent d’en écrire le développement. On est même tenté de poser cette corrélation, qu’on trouverait formulée entre les lignes de la préface des Fables de La Fontaine : la profondeur herméneutique d’un apologue est inversement proportionnelle à la richesse de son développement narratif — par quoi la fiction peut et doit demeurer « brève ». Houellebecq joue délibérément ici avec une conception allégorique de la fiction marquée comme archaïque : c’est le modèle de la parabole évangélique comme de l’apologue à la façon de La Fontaine, mais c’est aussi la recette des contes de Voltaire et de bien des fictions du siècle des Lumières. Mais la désinvolture affichée dans la mise en œuvre de ce modèle me paraît délivrer une leçon d’un autre ordre, et autrement sérieuse, en révélant l’essentiel de l’art de Houellebecq : la confiance dans la puissance herméneutique d’une fable simple s’accommode assez bien de la paresse du romancier.


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11On le vérifiera mieux avec la deuxième « fiction animalière », introduite au chapitre 7 d’Extension, où elle reçoit le titre de « Dialogue d’un teckel et d’un caniche » pour être aussitôt qualifiée « d’autoportrait adolescent », le narrateur confessant avoir « retracé […] sous le couvert d’une fiction animalière » de « nombreux souvenirs de vacances » en Vendée4. Là encore, nous ne lirons qu’un extrait du « dernier chapitre de l’ouvrage », mais nullement le dialogue des deux canidés annoncé : le fragment encadré par les guillemets rapporte en réalité la lecture que « dans le dernier chapitre de l’ouvrage, l’un des chiens faisait à son compagnon d’un manuscrit découvert dans le bureau à cylindre de son jeune maître ». Au lieu donc de la fiction animalière attendue et du dialogue promis, nous lisons le fragment d’un « autoportrait adolescent » du narrateur, qui constitue en regard du récit cadre une échappée analeptique, où la silhouette du caniche passe comme celle d’un simple figurant. Cette lecture par un chien du manuscrit de son maître joue certes avec le topos du manuscrit retrouvé, typique du roman des Lumières, mais le passage s’inscrit surtout dans la filiation du « Colloque des Chiens » de Cervantès, inspiré de Lucien, qui fait suite dans les Nouvelles exemplaires à la mésaventure narrée dans « Le Mariage trompeur » : le chien Berganza y fait le récit de son existence sur le mode picaresque, en donnant à son congénère Scipion l’occasion d’une réflexion sur les techniques du genre5.

12Ce fragment de manuscrit autobiographique occupe une dizaine de pages, au centre géométrique d’Extension, au terme desquelles « l’ouvrage » est signalé comme « naturellement inachevé ». Si son ouverture et la description des « globes ocracés » (sic)6 d’une fillette de quatorze ans soulevés par « le mouvement ascendant de ses bras » doivent sans doute quelque chose à Lolita, le ton est celui d’un documentaire animalier sur le comportement des adolescents à la puberté, qui prend la forme d’une enquête, menée donc à la première personne, sur l’existence d’une « force profonde et cachée, véritable nodosité existentielle d’où transpirerait le désir », plus originelle que la pulsion sexuelle elle‑même. Viennent à l’appui de cette hypothèse trois « exemples », dûment énumérés.

13Le premier a un statut moins exemplaire qu’expérimental : il offre une expérience de pensée à la façon de Condillac ou du Rousseau de l’Émile (« Considérons…, posons…… »), traduite dans les termes d’un compte rendu parodique d’une expérience de laboratoire (« Répétons maintenant l’expérience en annulant l’environnement social précité… »), et supposée confirmer la thèse que la pulsion sexuelle n’est pas seule en cause dans le comportement du couple de jeunes gens considéré lors d’un séjour touristique.

14Le deuxième « exemple » tient dans un souvenir personnel : le destin d’une condisciple du narrateur, un « boudin » nommée Brigitte Bardot, condamnée par son physique « immonde » à une terrible solitude, laquelle n’est jamais parvenue à éteindre en elle un irrépressible « désir d’amour » sans lien patent avec la pulsion sexuelle.

15Suit un dialogue factice avec le lecteur, à la faveur duquel le narrateur se ménage des objections auxquels il peut répondre aussitôt avec l’aisance d’un Diderot. La première, qui porte sur l’âge adolescent des différents sujets d’expérience envisagés jusqu’ici, est l’occasion d’affirmer que « l’adolescence n’est pas une période de la vie mais la seule période où l’on puisse parler de vie au plein sens du terme », puis « d’exposer le théorème central de [s]on apocritique » : « La sexualité est un système de hiérarchie sociale. » — c’est la thèse même du roman, qui lui donne son titre. La seconde objection, sur le « concept d’amour subrepticement introduit » dans l’argumentation jusque‑là fondée sur « la sexualité pure », achemine le troisième et dernier « exemple », qui tient en l’occurrence dans un cas : « Marthe et Martin ont quarante‑trois ans de mariage… ». Leur destinée nous sera toutefois dérobée, et avec elle la valeur exemplaire du cas : le développement est très vite parasité par l’éloge sarcastique de Claude Bernard et du protocole expérimental par lui défini en 1865, puis interrompu par le développement resté célèbre sur le vagin qui, « contrairement à ce que son apparence pourrait laisser croire, est beaucoup plus qu’un trou dans un bloc de viande ».

16Rédigée dans un style ampoulé, la suite immédiate est volontairement confuse, ou mieux : délirante, comme si la référence au solide Claude Bernard entraînait la dérive du discours, avant de s’interrompre brutalement : si le manuscrit était de toutes façons « inachevé », le discours s’est quant à lui achevé beaucoup plus tôt pour son auditeur canin — « le teckel s’endormait avant la fin du discours du caniche », sans donc nouer le dialogue promis par le titre. On prend conscience à ce moment‑là que c’est bien le caniche qui a lu le manuscrit de son maître et cette longue dissertation sur l’amour, le désir et la sexualité : comment alors ne pas penser au mot de Céline — « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » ?

17Hypothèse, fiction heuristique, exemple, expérience de pensée, exemplum, cas, anecdote significative, preuve : l’ensemble du passage aura ainsi joué délibérément des différentes procédures d’établissement de la vérité, avec une virtuosité que ne désavouerait pas un Fontenelle ou un Diderot — au délire près, qui rend caduque l’ensemble de la démonstration. Ici encore, la puissance de l’imagination fictionnelle aura affirmé ses droits, mais en s’exerçant en quelque façon « à vide », sans jamais donner lieu à un développement narratif susceptible d’asseoir et de légitimer l’hypothèse esquissée.


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18La troisième « fiction animalière » intervient dans la troisième partie7 ; contrairement aux deux autres, elle n’est pas la trace d’une activité d’écriture antérieure, mais se trouve produite dans le temps même de l’histoire, au cours de journées de désœuvrement où le narrateur s’est livré à une expérience de pensée (« Plaçons un chimpanzé dans une cage trop petite… »), assez prolongée pour l’amener à « jeter les bases d’une fiction animalière intitulée “ Dialogues d’un chimpanzé et d’une cigogne ”, qui constituait en fait un pamphlet politique d’une rare violence ». Là encore, le développement narratif ne va pas au‑delà de l’exposé d’une situation initiale (le chimpanzé est « fait prisonnier par une tribu de cigognes »), l’extrait tenant tout entier dans le discours du singe tentant de sauver sa vie — « discours désespéré » que rien ne distingue vraiment des propos désabusés tenus par le narrateur lui‑même à la faveur des deux autres « fictions animalières » et où Houellebecq parodie peut‑être tel passage de la Vie d’Ésope par La Fontaine ou bien encore l’un de ses apologues, à l’instar de la fameuse fable « Le Pouvoir des fables » (VIII, 4), où le fabuliste fait fiction d’une situation de parrhésia en théorisant les conditions d’une parole politique efficace. Le châtiment du chimpanzé sera aussi violent que celui de Robespierre dont l’animal a rapporté stupidement la fin.


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19Il est tentant de traiter de ces digressions comme d’un pur jeu, et rares sont les lecteurs ou les commentateurs à prendre au sérieux leur désignation comme « fictions animalières » ; de fait, les animaux n’y ont pas la parole, mais c’est bien pourtant à une réflexion sur la valeur heuristique des fictions narratives qu’elles se trouvent introduire, et donc sur le statut même ce que nous lisons. Plongés dans Extension, nous lisons peut‑être moins un roman qu’une fable, c’est‑à‑dire une fiction minimale forgée au bénéfice d’une expérience de pensée8. Au‑delà de ce premier titre, il me semble que les romans de M. Houellebecq ont tous leur origine dans une courte affabulation, une manière d’hypothèse narrative (ce qui en rend le pitch si facile à produire par les journalistes), mise en œuvre a minima pour en sonder les effets moraux et politiques (c’est la même chose).

20Quelle est ainsi la fable de Soumission ? Prenons acte du fait, de plus en plus évident pour tout observateur politique français, que le Parti socialiste et la droite libérale (UMP ou LR) n’ont pas d’autre programme que d’empêcher le Front National d’arriver au pouvoir ; si l’on pose qu’ils ne seront bientôt plus assez puissants pour faire prévaloir l’alternance entre eux, il reste à imaginer les conditions d’émergence d’une quatrième force dont les deux partis naguère dominants pourraient s’accommoder avec la même légèreté que les clubs de football de leurs actionnaires qatari ou la Sorbonne de la rente annuelle versée par sa succursale d’Abu Dhabi ; faisons l’hypothèse d’un islam politique, et voyons à quoi pourrait ressembler une France qui se réveillerait au lendemain d’un scrutin avec un Président barbu, et demandons‑nous de quelles compromissions les Français se montreraient alors capables. Le romancier a bien forgé une fable, une fiction minimale en pariant (puissance du roman) sur les effets proprement politiques d’un développement narratif étriqué (paresse du romancier), mais par là‑même susceptible d’éclairer en retour, au terme du trajet analogique dont l’affabulation est tout à la fois la condition et le ressort, notre actualité la plus contemporaine. Si toute fable a sa morale, les romans de Houellebecq abandonnent aux commentateurs le soin de la formuler — par quoi ils font régulièrement débat. À moins que l’actualité ne se charge elle‑même d’en donner l’explication : de fait, les récentes élections nationales en Autriche et municipales en Italie sont venues révéler après coup la pertinence très exactement structurelle du scénario de Soumission — avec dans le rôle de la quatrième force les écologistes ici, le Mouvement Cinq Étoiles là —, et je n’écris pas ces lignes sans crainte, en songeant aux conditions du prochain scrutin présidentiel français, comme aux coïncidences historiques que j’ai dites pour deux autres titres du romancier. Que Houellebecq ne soit pas prophète en son pays, c’est en définitive la seule chose qu’un roman comme Soumission nous laisse à souhaiter.