Colloques en ligne

Jeremy Cohen

Dire et détruire dans La Route des Flandres de Claude Simon et Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras

Récits de ruines

1Peu d’études comparatistes se sont intéressées à rapprocher La Route des Flandres1de Claude Simon et Le Ravissement de Lol V. Stein2 de Marguerite Duras3. Pourtant, ces deux textes se font écho à de nombreux égards, notamment dans la manière dont ils donnent corps à une forme de destruction tout en intégrant une ouverture, à la fois déstructurante et productrice de sens, au sein même des structures qui les portent. En effet, chacun de ces récits est axé autour d’une tentative pour comprendre un acte d’anéantissement qui se dérobe au langage –— d’une part, l’oubli de Lol face à sa trahison par Michael Richardson, d’autre part, la mort du capitaine de Reixach dans l’embuscade de la route des Flandres. Chez Simon comme chez Duras, la seule trace du passé semble être un « sillage de silence » (RF, p. 197). Le travail de Jacques Hold et de Georges s’ancre donc dans un questionnement paradoxal : comment dire l’origine, l’instant et les conséquences d’une destruction qui est elle‑même sans mots et peut-être indicible ? La réponse implique, à un premier niveau, une recherche intradiégétique dans le monde auquel chacun des narrateurs fait face. Il faut retrouver, reconstruire, raconter. Mais la destruction que ces deux narrateurs cherchent à dire n’est pas qu’un événement passé, fixé à jamais dans une vérité statique. La « fêlure » (LS, p. 156) de Lol et la « blessure » (RF, p. 344) du capitaine de Reixach s’étendent, Georges et Jacques Hold s’engouffrent dans l’abîme que ces figures creusent dans le présent. Pour Duras comme pour Simon, les frontières entre sens et destruction sont poreuses : dans chaque texte, les dispositifs énonciatifs, la structure de l’image et le déploiement de la temporalité narrative se détruisent en même temps qu’ils prennent forme. Ce sont des récits, nous le verrons, qui ne cherchent pas simplement à reconstruire un objet perdu, mais à se perdre eux aussi, à donner sens à un acte « innommable » (LS, p. 48), en incorporant cela même qui leur ôte la puissance de le dire.

Voix destructrices

2Commençons par examiner la structure énonciative du Ravissement de Lol V. Stein qui, loin d’établir un énonciateur fixe, donne plutôt forme à une parole impersonnelle et désincarnée. En effet, l’histoire n’est narrée ni par Jacques Hold, ni par Lol, mais, comme le note Maurice Blanchot dans L’Entretien infini4, par une « voix neutre qui dit l’œuvre à partir de ce lieu sans lieu où l’œuvre se tait » (EI, p. 565). La voix de Lol se caractérise avant tout par son « silence » (LS, p. 139) ; c’est, paradoxalement, une voix « sans voix » (LS, p. 14), une voix qui ne pourrait pleinement se réaliser qu’en dehors des limites du langage. Le texte fait donc parler Jacques Hold à sa place, ce qui permet, d’une part, de raconter les événements qui l’impliquent et, d’autre part, de la rendre visible à travers son absence. Mais la parole de Hold n’est pas uniquement substitutive, elle s’ouvre vers le « lieu sans lieu » du silence de Lol au sein même de l’« ici » (LS, p. 11) du récit. Comme le souligne le texte, Lol « ne se voit pas, on la voit ainsi dans les autres5 » (LS, p. 54) : non seulement ses contours se tracent en dehors d’elle-même, mais ce tracé ne devient visible qu’à partir du moment où l’œil qui la regarde, la voix qui la dit, se fondent dans un « on » sans corps et sans voix. Ainsi, le véritable mouvement de la narration n’est pas celui qui passe d’un « il » à un « je » identiques, avatars d’un même Jacques Hold (LS, p. 74), mais celui qui rend le « je » de Hold indiscernable du « je » de Lol, celui qui dissout l’identité de l’énonciateur dans la voix neutre de l’impersonnel. Si cette neutralité sous-tend la totalité de la situation d’énonciation du roman – est-ce le silence de Lol qui s’incarne dans la parole de Hold ou Hold qui donne voix au silence de Lol ? –, elle est particulièrement sensible lors de certains moments où il devient impossible de dire avec certitude qui parle : lors de la scène du champ de seigle, quand Lol semble devenir elle-même narratrice6 ; lors du repas chez elle, quand elle fait surgir un ordre au milieu des pensées de Hold7 ; lors du voyage à T. Beach, quand un souvenir rapporté directement déborde dans le discours indirect de la narration8. Si Hold ne cesse d’« inventer » l’histoire qu’il raconte9, ce n’est pas qu’il y ajoute quelque chose d’inexistant, c’est qu’il ne peut la retracer sans la détruire, c’est que l’espace narratif du Ravissement de Lol V. Stein est, comme le dit Blanchot, un « cercle où, entrant, nous entrons incessamment dans le dehors » (EI, p. 567) – un entrelacs de la parole, qui tend vers son dehors dans le silence, et du silence, qui tend vers son dehors dans la parole.

3LeRavissement intègre donc un mouvement destructeur au sein même de son énonciation ; le silence de Lol n’est pas figé, insaisissable par les mots de Hold, mais plastique, entrelacé au langage dans l’« aphonie » (EI, p. 565) de la voix narrative qui les rejoint. À première vue, ce fonctionnement semble faire écho au récit de Simon, qui implique lui aussi une forme de destruction dans sa structure énonciative. La voix narrative de La Route des Flandres, qui est visiblement plurivoque et fragmentée, se déploie par une série d’interruptions ; elle se désintègre de manière cyclique, passant successivement de la parole de Georges aux « histoires de chevaux » contées par Iglésia (RF, p. 55), de l’« insipide et obsédant bavardage » de sa mère (RF, p. 58) aux interventions de Blum (RF, p. 60), retrouvant la parole de Georges qui se défait une fois de plus, donnant lieu au texte italien trouvé par Sabine (RF, p. 62), et ainsi de suite. L’instabilité de l’énonciation est telle qu’à certains moments, le récit perd toute capacité à attribuer sa voix à une seule source :

et Georges (à moins que ce ne fût toujours Blum, s’interrompant lui-même, bouffonnant, à moins qu’il (Georges) ne fût pas en train de dialoguer sous la froide pluie saxonne avec un petit juif souffreteux [...] mais avec lui-même, c’est-à-dire son double, tout seul sous la pluie grise [...] ou peut-être des années plus tard, toujours seul (quoiqu’il fût maintenant couché à côté d’une tiède chair de femme), toujours en tête à tête avec ce double, ou avec Blum, ou avec personne (RF, p. 210).

4Cependant, ce morcellement n’aboutit pas à une nouvelle voix neutre, mais à la négation, à la ruine de l’énonciation et même de l’énoncé que celle-ci est censée porter. Comme le note Blum, Georges est là « à ressasser, à supposer, à broder, à inventer des histoires, des contes de fées là où je parie que personne excepté toi n’a jamais vu qu’une vulgaire histoire de cul entre une putain et deux imbéciles » (RF, p. 208). Raconter implique un mouvement de répétition (« ressasser »), certes, mais aussi de reconfiguration (« supposer », poser en dessous), d’ajout (« broder ») et de rupture (« inventer »). Georges construit son récit en tentant de déconstruire la « vulgaire histoire de cul » qui en est la base, en l’ouvrant vers la multitude de voix et de trames narratives qui la traversent et qui pourraient faire sens autrement. Sauf qu’il le fait sans toucher la vérité, sans pouvoir accéder à une connaissance profonde de la mort qu’il prend pour objet. Lorsque Georges se retrouve face à Corinne deux ans après la guerre, prêt à finalement comprendre les vraies motivations du capitaine, celle-ci ne fait que reprendre « mot pour mot » (RF, p. 260) les paroles qui avaient marqué le début de ses recherches10. La destruction n’est qu’une « faille » sur laquelle s’est refermée la « surface laquée et impénétrable » (RF, p. 261) du temps, et la vérité recherchée ne fait que renvoyer vers une autre face de la structure qui tente en vain de la révéler. D’où le va-et-vient de la focalisation entre un « je » et un « il », qui relève bien de ce que Catherine Rannoux nomme une « anamorphose énonciative11 » : en oscillant entre une perspective interne et externe, le texte change de point de vue sans fondamentalement changer la constitution de ce qu’il regarde. La destruction que Georges cherche à dire reste inaccessible à la voix narrative, même si celle-ci intègre un mouvement de désintégration dans son fonctionnement. Ainsi, d’un côté, le texte nous fait voir la parole, qui relève de « l’éphémère, l’incantatoire magie du langage » (RF, p. 207), et de l’autre, Reixach, « emmuré dans ce silence hautain où lui parlaient peut-être maintenant déjà d’égal à égal tous ses barons d’ancêtres morts » (RF, p. 256).

La métaphore, entre corps et vide

5Une opposition importante apparaît déjà, dans cette vue d’ensemble, entre le roman de Duras, qui fait voir l’oubli et le silence de Lol en les intégrant dans sa structure narrative, et le roman de Simon, où la voix énonciative ne donne lieu à aucune expérience révélatrice de la mort qu’elle tente de dire. Cependant, le texte de Simon n’est pas un simple échec, dépouillé de toute puissance de signification. Il n’est pas incapable de donner sens à la destruction qu’il représente, mais place la question de sa compréhension dans un tout autre cadre : celui du corps. En effet, cette mort du capitaine, portée par le « geste absurde » (RF, p. 100) d’une « silhouette obscure » (RF, p. 13), n’est pas de l’ordre de l’explicable, mais de l’exprimable. Chez Simon, le dire n’est qu’un « moyen » (RF, p. 207) permettant d’accéder à la sensation qui, paradoxalement, est seule capable de donner sens à la destruction – non parce qu’elle articule son « innommable réalité » (ibid.), mais parce qu’elle la rend « comestible » (ibid.), parce qu’elle lui donne corps dans la constellation d’« images chatoyantes et lumineuses » (ibid.) qu’elle bâtit à partir de ses ruines. Le langage fonctionne comme une sorte de seuil entre la mort qu’il contourne et la matérialité à laquelle il donne forme : d’abord parce qu’il permet de métaphoriser la destruction, de l’ancrer dans le corps du texte, ensuite parce que cette mise en image permet de rendre sensible cette destruction, de l’intégrer au corps de celui qui en fait l’expérience. La mort désincarne ; l’image, portée par le langage, incorpore ; le lecteur, ou le personnage, ingère, assimile. Le texte de Simon ne dit pas la destruction, il la fait ressentir – à travers cette vision du « visage d’idiot de Wack [...] gisant mort » (RF, p. 99), ce bruit de « canon sporadique » (RF, p. 354), cette sensation du « froid de la nuit » (RF, p. 43), cette odeur des « nauséeux relents de soufre et d’huile brûlée » (RF, p. 351), etc. Si, au début du roman, Georges note par une prolepse  avoir « compris que tout ce [que Reixach] cherchait espérait depuis un moment c’était de se faire descendre » (RF, p. 15), ce n’est pas que son récit l’a mené à confirmer la véracité d’une théorie sur la mort du capitaine – celle-ci a été confirmée bien avant l’embuscade (« J’ai compris cela [...] et pas seulement quand je l’ai vu rester là planté sur son cheval », ibid.) – mais que les images portées par son récit lui ont permis d’intégrer cette mort, de la com-prendre dans son corps12. Dans La Route des Flandres, la destruction fait sens par une sorte de transsubstantiation, de transfiguration vers un nouveau corps, une nouvelle matérialité, que seule la métaphore permet de rendre vivante.

6Le texte de Duras, quant à lui, est sous-tendu par un procédé inverse : la métaphore n’est pas ce qui donne corps à la destruction, mais un point de fuite par lequel le corps se détruit, se désincarne. Lorsque Lol se remémore le bal de T. Beach, « muré dans sa lumière nocturne », le texte nous dit que la « naïveté d’une éventuelle douleur ou même d’une tristesse quelconque s’en est détachée. Il ne reste de cette minute que son temps pur, d’une blancheur d’os » (LS, p. 47). Par une première métaphore, le bal s’emmure, se ferme à la  « tristesse » et la « douleur » de Lol, lui ôtant toute possibilité de revivre l’instant destructeur qu’il représente à travers son corps. Par une deuxième métaphore, il l’arrache même à toute possibilité de ressentir, désintégrant sa chair et ses organes pour donner lieu à cette « blancheur d’os », liée à l’instant mais clairement évocatrice de la mort. Mettre la destruction en image ne la rend pas « comestible » comme chez Simon, elle ouvre le corps percevant vers « l’inconnu » (LS, p. 48), vers la temporalité inactualisable du conditionnel passé (« Ç’aurait été... », ibid.) et le « mot-trou » (ibid.) par lequel « s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal » (LS, p. 49) – bref, elle lui ôte toute stabilité, tout sens, toute corporéité individuée. Il en va de même dans la scène du champ de seigle décrite quelques pages plus loin, lorsque Lol

ne se demande pas d’où lui vient la faiblesse merveilleuse qui l’a couchée dans ce champ. Elle la laisse agir, la remplir jusqu’à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu’au sommeil de Lol V. Stein. Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d’été. Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide – se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont (LS, p. 62-63).

7Ici aussi, l’image de la « faiblesse merveilleuse » entraîne un mouvement d’arrachement, d’engourdissement, étouffant la vitalité (« suffocation ») et la conscience (« sommeil ») de l’être qu’elle traverse. Ce n’est pas Lol qui « entend le vide », mais le corps d’une autre, d’« une femme ». La possibilité de « se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant » n’est pas une action incarnée par un sujet, mais justement une possibilité non attribuable, impersonnelle, comme le soulignent l’utilisation de l’infinitif et la matérialité du tiret, qui trace le passage d’une expérience corporelle (« une femme qui entend le vide ») vers une expérience impossible et désincarnée (« dévorer ce spectacle inexistant »). Dans LeRavissement, la métaphore est de l’ordre de la « séparation » (LS, p. 63) : elle est indissociable de la lumière de la fenêtre d’hôtel, qui brille sur les corps morcelés de Jacques Hold et Tatiana Karl, « loin » (LS, p. 62) de Lol, ou du « navire de lumière » (LS, p. 49), qui emmure Michael Richardson et Anne‑Marie Stretter et au sein duquel Lol n’a jamais pu « pénétrer » (LS, p. 48). Faire image ne permet pas de réintégrer l’expérience de la destruction au corps, mais de désincarner le corps qui en fait l’expérience, de le projeter dans l’oubli – dans ce « calme monumental [qui] recouvre tout, engloutit tout » (LS, p. 181). En effet, lorsque Hold et Lol se retrouvent dans le bal vide à la fin du roman, confrontés à cette trace, cette image porteuse de l’instant de la destruction de Lol, le texte nous dit qu’« une trace subsiste, une. Seule, ineffaçable, on ne sait pas où d’abord. Mais quoi ? ne le sait-on pas ? Aucune trace, aucune, tout a été enseveli, Lol avec le tout » (ibid.).

Répéter, détruire et donner corps

8Là où les métaphores du texte de Simon donnent corps à un passé perdu, celles de Duras, au contraire, creusent la perte racontée : la trace s’auto-détruit, cherchant à approfondir l’oubli qui lui a donné lieu d’être. Mais si le passé ne peut s’incarner, se répéter, dans l’image, comment penser la trame narrative du Ravissement de Lol V. Stein, qui est justement sous-tendue par un principe de répétition ? La triangulation des corps de Lol, Richardson et Anne-Marie Stretter se décline en ceux de Lol, Hold et Tatiana Karl ; Hold suit Lol (LS, p. 42), puis Lol suit Hold (LS, p. 55) ; Hold et Tatiana passent devant la maison de Lol (LS, p. 38), puis Lol rôde autour de la ville de Tatiana (LS, p. 71) ; Lol regarde Tatiana et Hold dans l’Hôtel des Bois (LS, p. 62), puis Hold regarde Lol et Tatiana parler (LS, p. 105) lors de la soirée chez Lol, etc. Chaque scène du roman reprend la structure d’une scène qui l’a précédée, sans pour autant élaborer de rapport d’identité ou d’analogie explicite entre elles ; à première vue, le monde du Ravissement opèrerait selon une sorte de dissonance, où tout se répèterait sans jamais se ressembler, où l’être serait incapable de tirer une quelconque harmonie des formes tracées par son expérience, même en les reconnaissant. Mais cette impression ne surgit que si la question de la répétition est abordée en termes de passé – un aspect du temps qui, nous l’avons vu, ne peut être porteur de sens dans un récit qui vise avant tout à « aplanir le terrain » (LS, p. 37) de  la mémoire : il faut oublier l’histoire de son objet afin de mieux intégrer l’oubli qui le caractérise dans sa structure narrative. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein,la répétition ne fait pas sens parce qu’elle permet d’établir une similitude avec ce qui a déjà eu lieu (le « re»), mais parce qu’elle est porteuse, à travers sa reprise d’un passé statique et identifiable, d’un mouvement vers un futur producteur et non identifiant ancré dans le corps du personnage qui en fait l’expérience (le « petere »). Lorsque Hold décrit le « souvenir d’un mort inconnu » (LS, p. 113) qui lui vient en touchant le corps de Lol, il ne s’identifie pas à l’image de « l’éternel Richardson » ainsi éveillée mais, au contraire, se projette dans un avenir multiple et informe où le souvenir remémoré et son écho dans le présent se défont tous deux dans la virtualité d’un « on » :

Je suis devenu maladroit. Au moment où mes mains se posent sur Lol le souvenir d’un mort inconnu me revient : il va servir l’éternel Richardson, l’homme de T. Beach, on se mélangera à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu’un, on ne va plus reconnaître qui de qui, ni avant, ni après, ni pendant, on va se perdre de vue, de nom, on va mourir ainsi d’avoir oublié morceau par morceau, temps par temps, nom par nom, la mort. Des chemins s’ouvrent. Sa bouche s’ouvre sur la mienne. Sa main ouverte posée sur mon bras préfigure un avenir multiforme et unique, main rayonnante et unie aux phalanges courbées, cassées, d’une légèreté de plume et qui ont, pour moi, la nouveauté d’une fleur (ibid.).

9Le temps du monde durassien se manifeste ici comme un espace réfractaire, différant, transformant la coïncidence de deux identités délimitées en une indéfinité, faisant fondre Hold comme Richardson dans l’anonymat de « l’homme de T. Beach », cet archétype absent et intemporel dont les contours resteront toujours à définir. Mais si cette forme de répétition ne relie pas, par analogie, une singularité présente à une singularité passée, elle n’est pas pour autant porteuse d’une destruction absolue, d’une désincarnation de la forme particulière qui lui donne lieu d’être. Au contraire, cet « on » qui naît de la répétition du geste de Richardson par Hold s’enracine dans le lieu même où ce geste s’opère – le corps de Lol – pour s’étendre vers une prolifération infinie de corps potentiels, de potentialités corporelles. Les « chemins » du futur résonnent avec l’image de la bouche de Lol à travers leur « ouverture » commune ; la lumière de la « main rayonnante et unie » de Lol fait écho à l’« avenir multiforme et unique » qu’elle préfigure et qui s’incarne dans l’image sensible d’une « fleur13 » ; bref, la destruction portée par la répétition n’anéantit pas la matière chez la Duras, elle fait éclater le présent vécu par un corps dans un à-venir fait de corps. Ainsi, lorsque Hold reproduit sa rencontre avec Tatiana Karl en la racontant à Lol dans le salon de thé de Green Town, l’événement répété ne s’inscrit pas directement dans les corps de ceux qui en font l’expérience, mais dans « des chairs [qui] se déchirent, saignent, se réveillent14 » (LS, p. 131), dans un sentiment « mainten[u] » à distance, « inaccompli » et « coloré de rien » (LS, p. 132). Au lieu de chercher à donner sens au présent à partir d’un passé remémoré, au lieu d’incarner un geste répété dans l’immobilité du vécu ou de le défaire dans une destruction absolue, le texte durassien ouvre la résonance entre deux instants vers les possibilités matérielles d’une généralité irréalisée.

10Dans La Route des Flandres, la répétition est également porteuse d’une forme de destruction qui incarne et défait le passé dans le corps ; sauf que, chez Simon, cette répétition ne se déploie pas dans la virtualité de l’avenir (temporalité presque absente du roman), ni dans le fait statique qui lui a donné lieu d’être, mais dans la matérialité vacillante du présent. En effet, les traces du capitaine de Reixach sont comme vivantes, instables, se dispersant autour et au sein de l’expérience du narrateur qui se les remémore. Lorsque les marques du bruit « se brisant dans un faible tintement de verre » (RF, p. 35), réapparaissent dans l’« impalpable et craquelante couche de glace » (RF, p. 43), de saleté qui couvre le visage de Georges, les sensations répétées se modulent, se défont à travers le temps qui les fait réapparaître : le « verre » devient « couche de glace », le « tintement » devient craquèlement, ce qui est qualifié de « faible » devient « impalpable ». C’est en reprenant le même que la conscience narrative du récit se déploie dans l’autre, dans l’étendue infinie et éphémère du langage et de la perception dans laquelle elle est ancrée : la « couche de glace » mène vers le « froid » (ibid.) de l’aube que Georges ressent « l’enserrant encore » (ibid.), puis vers la « tiédeur [...] ventrale » (ibid.) de la jeune femme cachée derrière le rideau de paon qu’il imagine enserrer, et ainsi de suite. Le présent qui marque la répétition d’un passé devient une temporalité centrifuge à travers laquelle l’élément répété se diffuse, détruisant le déjà-vécu dans la puissance créatrice du vivant ; le texte de Simon ne se tourne pas vers la potentialité d’une corporalité à venir, comme chez Duras, mais vers la multiplicité proliférante des corps qui entourent l’ici et maintenant. Cette ouverture du présent s’exprime par un procédé stylistique typique de l’œuvre de Simon, qui consiste à joindre l’irrésolution d’un participe présent à la persistance temporelle de l’adverbe « encore » : citons, pour n’en donner que quelques exemples, les syntagmes « pensant encore » (RF, p. 31), « disant encore » (RF, p. 284), « répétant encore » (RF, p. 103), « apercevant encore » (RF, p. 223), etc. Le rapport d’identité ou d’analogie marqué par l’adverbe « encore » se défait dans le participe présent qui dénote une sorte de simultanéité absolue et inaccomplie permettant, comme le dit Simon lui-même, de se « placer hors du temps conventionnel15 », de s’ouvrir vers le mouvement d’un pur vécu non pas irréalisé mais irrésolu, se réalisant de manière perpétuelle. Ainsi, la délimitation d’un instant quantifiable (l’« encore ») se défait dans l’acte même qui permet de le délimiter : la mémoire se disperse à travers la remémoration, qui résorbe la qualité figée du souvenir dans la pluralité sensorielle du présent, et diffuse la tranche de temps répétée dans l’irrésolution du processus permettant de la répéter (le « -ant »). Si la répétition durassienne transfigure le passé dans la potentialité d’une corporalité à venir, la répétition simonienne l’ouvre vers les corporalités d’un présent en cours de réalisation ; là où Le Ravissement de Lol V. Stein donne corps à un état de latence dans une généralité à venir,  La Route des Flandres incarne une mémoire dans la multiplicité proliférante du hic et nunc.