Colloques en ligne

Barbara Bourchenin

Leçon(s) de choses. Claude Simon et Lawrence Weiner : écrire l'art et la littérature. Enjeux performatifs, mémoriels et topographiques du langage

Introduction. Bris de plâtre : iconographie et faillite matérielle de la représentation

Les langues pendantes du papier décollé laissent apparaître le plâtre humide et gris qui s'effrite, tombe par plaques dont les débris sont éparpillés sur le carrelage devant la plinthe marron, la tranche supérieure de celle-ci recouverte d'une impalpable poussière blanchâtre1.

1Ainsi s'ouvre Leçon de choses, roman de Claude Simon datant de 1975. On peut considérer que cet incipit a valeur de générique et à ce titre n'est pas anodin : à la fois présentation et caractéristique générale du livre, cette destruction des murs et du plafond de plâtre revient comme motif répétitif structurant l’œuvre (p. 20, p. 27, p. 44 et p. 48). Celui-ci fait partie du « livre d'images » que le romancier nous propose2. Six ans plus tôt, en 1969, à l'occasion de la Kunsthalle de Berne, Lawrence Weiner se glisse dans la peau d'un « ouvrier » pour réaliser   

- 021 : L'ENLÈVEMENT SUR 1 X 1M DU PLÂTRE OU DES LAMBRIS JUSQU'AU LATTIS OU AU MUR-SUPPORT3

2du titre de son relevé4 n° 021. Dans cette œuvre, l'artiste enlève donc le revêtement du mur de l'espace d'exposition. Œuvre sculpturale paradoxale : il ne s'agit pas de créer en ajoutant de la matière, mais en la soustrayant au support. Le vide, l'expression « en creux » de l’œuvre, la virtualité latente de celle-ci est comme « comblée » par l'énoncé conceptuel chez Weiner. Par ailleurs, le motif du plâtre est régulièrement présent dans l'ouvrage Specific and General Works (qui regroupe les travaux de l'artiste de 1969 à 1993). Il revient de manière cyclique dans les relevés n° 021, 033, 049, 089, 610 et 616, par exemple :

- 089 : UN MUR DEGARNI DE SON PLATRE OU DE SON ENDUIT5.

3 Au-delà de ce rapprochement iconographique, il semblerait que l’œuvre romanesque de Claude Simon puisse éclairer la création conceptuelle des années 70. Réciproquement, le travail de Lawrence Weiner, figure particulière de l'art conceptuel, vient enrichir la réflexion sur la production romanesque d'un Claude Simon. Attentif à la création de son temps, l'auteur dit pouvoir « observer dans le roman une évolution analogue quoique plus lente et […] déphasée, par rapport à la peinture6 ». Les considérations artistiques de Claude Simon sont en effet « déphasées », anachroniques par rapport à l'art qui lui est contemporain. Les exemples pris par le romancier sont antérieurs à son époque de travail (cubisme, impressionnisme, etc.). Il s'agit ici de replacer Claude Simon dans la lignée de Lawrence Weiner, dont la création est contemporaine de la sienne. Dans un premier temps, cette approche comparatiste met en évidence la démarche heuristique des deux hommes. Weiner, en 1969, fait une « déclaration d'intention7 » dans laquelle il expose au public les modalités de création propres à ses réalisations conceptuelles. Cette « énonciation première » reste intuitive et bien loin d'une théorisation abstraite. De son côté, Claude Simon est formel : ses « interviews ou causeries8 », comme il aime à les appeler, n'ont rien d'une démonstration théorique à valeur axiomatique. Le Nouveau Roman et, au même titre, l'art conceptuel, sont des laboratoires où la matière-texte est sujette à expérimentation. Claude Simon mène des « considérations toujours très réfléchies à partir de quatre objets : La Recherche du temps perdu, la mémoire, la poétique et l'écriture9 », considérations connexes à celles de Weiner.

4Mais au-delà de ces problématiques communes, les démarches parallèles des deux hommes – à travers la question de la description (et plus particulièrement encore, de la description ekphrastique) – n'érigent-elles pas la faillite de la représentation comme fondement même de leur pratique ? Le plafond de plâtre qui s'effrite est une destruction de l'espace dans lequel la fiction prend place. Chez Lawrence Weiner, cette déconstruction est également très présente : paradoxalement, ses relevés du réel font état de destructions10 comparables aux scènes de guerres présentes chez le romancier. L'art, comme la littérature, devient champ d'investigation proche du champ de bataille : le renouveau ne peut y advenir que par la destruction, la représentation en creux, la « trouée » d'une réalité.

Enjeux performatifs. Écrire l’art et la littérature

5 Simon et Weiner sont donc contemporains d'un courant minimaliste qui met le langage et l'écrire au cœur de ses préoccupations. Cette pratique de la lettre et de l'écriture, remise en cause des caractéristiques du roman traditionnel chez Simon, devient chez Weiner une véritable « attitude11 » plasticienne. Depuis les années 60, le « tournant textuel » de l'art soulève des questions autour du caractère visuel du texte et de sa fabrique. L'utilisation de la description, de l'énoncé simple comme « épure phénoménologique12 » dans l’œuvre de Simon se retrouve dans les Statements lapidaires de Weiner. Souvent tautologiques, ceux-ci se veulent factuels, descriptifs. Ils rejouent une pratique littérale minimaliste qui peut sembler, dans un premier temps, s'opposer aux conceptions ekphrastiques de Simon – dont les descriptions sont des « expansions » (pour reprendre le titre d'une des sections du roman). La leçon de choses est donc un questionnement sur l'écrire en régime descriptif.

6Claude Simon, dans le générique de Leçon de choses, fait lui-même sa « déclaration d'intention » :

La description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu près indéfiniment selon la minutie apportée à son exécution, l'entraînement des métaphores proposées, l'addition d'autres objets visibles dans leur entier ou fragmentés par l'usure, le temps, un choc (soit encore qu'ils n'apparaissent qu'en partie dans le cadre du tableau), sans compter les diverses hypothèses que peut susciter le spectacle13.

7Il y a dans le générique de Simon, comme dans la « déclaration d'intention » de Weiner, une valeur herméneutique auto-référentielle. En effet, la « déclaration d'intention » de Weiner évoque la réification, la création de « choses » à travers le discours. C'est l'énonciation qui permet l'acte sculptural. Les relevés de l'artiste sont matérialisés sous forme de textes courts, souvent écrits en Franklin Gothic sans serif. Cette écriture bâton, sans empattement, devient cette élégante « épure » dont on parlait tout à l'heure.

8La minutie de l'écriture descriptive – même dans sa forme la plus concise – nous permet de reconsidérer l'écrire comme geste performatif. Attitude spécifique, écrire consiste dans un premier temps selon Simon à « justifier sa propre existence devant soi-même par un "faire". Ce n'est pas le "Cogito ergo sum" de Descartes, mais bien plutôt un "Je fais (je produis), donc je suis"14 ». Simon et Weiner souscrivent à ce besoin élémentaire de création-production en écrivant. Ils justifient leur propre existence, ainsi que leur statut d'artiste et d'écrivain, par ce faire-écriture. Weiner est reconnu par Donna de Salvo comme héritier de « the primacy of the artist as author15 ». Tout tient dans l'énonciation (orale ou écrite) de ces relevés du réel, jusqu'à la possibilité même de leur réalisation. « Ils sont performatifs, comme n'importe quelle œuvre, " en vertu des pouvoirs que s'est conféré son auteur "16 ». L'énoncé simple du Statement peut entrer dans ce que J. L. Austin nomme les expositifs. Le langage se fait donc acte d'exposition et en ce sens performatif.Cette réflexion sur l'écrire passe chez Claude Simon par un procédé de mise en abyme17 : exercice rhétorique et réflexif par excellence. Dans les dessins intitulés Main écrivant18, c'est la minutie de l'écriture descriptive qui est représentée. Ces deux dessins sont une mise en scène du dispositif d'écriture. La description chez Simon se caractérise moins par la capacité à décrire l'objet que par celle qui consiste à mettre le processus d'écriture en abyme.

9« Quand dire c'est faire19 » pourrait être l'adage de l'art conceptuel et du Nouveau Roman. La réification du langage déjà évoquée nous permet de penser sa performativité. Et si les phrases distendues d'une écriture qui n'aboutit pas chez Simon s'opposent aux phrases lapidaires de Weiner, nous restons toujours, chez l'un comme chez l'autre, dans un souci d'efficacité et d'impact immédiat des mots. Les relevés et descriptions des deux créateurs ont un caractère illocutoire, pour reprendre la terminologie de John L. Austin. Les œuvres de Simon et Weiner nous placent in medias res, « au milieu des choses mêmes » :

- 484 : MATERIAUX ASSEMBLES DE TELLE MANIERE QUE PAR L'USAGE CERTAINS D'ENTRE EUX PASSENT POUR CE QU'ILS NE SONT PAS (IN MEDIAS RES)20.

10Ce relevé de Weiner explicite la genèse de la création littéraire chez Simon : le lecteur est bien introduit in media res dans l’œuvre par le biais de descriptions. Résultat d'un assemblage fragmentaire de lambeaux de vies, le roman jette le doute sur la cohérence des épisodes-matériaux assemblés. Ainsi, pour les deux hommes, « la seule réalité réelle, ou en tout cas connue, est la réalité écrite21 ». C'est par l'écriture, les mots, que passe la fabrique quasi-sculpturale du monde. Car « écrire c'est – ce que l'on oublie trop souvent – au contraire de parler – travailler dans et par la langue, et si l'on me demande "Travailler à quoi ?", je dirais à fabriquer (à produire) des objets22 ». En disant qu'il travaille, Simon fait figure d'ouvrier (tout comme Weiner à la Kunsthalle de Berne). Les énoncés simples, les descriptions mis en œuvre par Simon et Weiner ont donc une véritable « "fonction constructive"23 ». Entre la réalité et la représentation, le décrire est, selon le mot de Philippe Richard, un « geste ininterrompu24 » qui fait de Claude Simon un artiste à part entière.

Enjeux mémoriels. Une écriture au présent

11Le Nouveau Roman est concomitant, après les bouleversements de l’après-guerre, de la mise en place d'une « Nouvelle Histoire ». De la même manière, l'art conceptuel renouvelle, après les bouleversements des avant-gardes historiques, un panel d'attitudes artistiques. Ces renouvellements ne sont possibles que moyennant une certaine temporalité de la création : une présentification des phénomènes énoncés. Penser la mémoire en tant que « présent » est une façon de mettre en crise la mémoire historique instituée sur une conception linéaire (et passéiste) du temps.

12L'anamnèse est un travail, un exercice de mémoire volontaire chez Simon. Les souvenirs s'appellent de façon aléatoire et mettent en place des histoires fragmentaires, ponctuées d'ellipses et de scènes itératives. Le caractère itératif de la mémoire est également repris chez Weiner : en témoigne le retour incessant des mêmes motifs et des mêmes matériaux pour construire son travail. La « déclaration d'intention » de l'artiste laisse de manière explicite une grande place à la mémoire : il affirme la nature phénoménologique de ses œuvres (en tant que « fait accompli ») et voit la mémoire comme un espace d'exposition à part entière. Ainsi, à propos d'un relevé, « ça marche aussi [si les spectateurs] le gardent simplement en mémoire […] –  ils peuvent l'avoir par le simple fait de le connaître25 ». Le recours à la mémoire catalyse des réminiscences sensitives. Richard parle chez Simon d' « écriture de la sensation26 ». Cette formulation est applicable aux travaux de Weiner qui affirme : « je m'intéresse plus à l'idée des matériaux qu'aux matériaux eux-mêmes27 ». Vouloir toucher à l'essence même du matériau, à son idée, n'est-ce pas s'intéresser avant tout à la sensation que celle-ci engendre ?

13Écriture et mémoire ont, par ailleurs, le même fonctionnement et, surtout, la même précarité chez Simon. Chez les Conceptuels, la précarité du langage et de l'écrit est d'autant plus forte que les Statements n'ont pas nécessairement vocation à être écrits : c'est l'influence de la logique muséale sur les productions conceptuelles qui impose la matérialisation du mot. De la même manière qu'un écrivain doit produire du texte à lire et à imprimer (dans une logique éditoriale), l'art doit s'exposer : on écrit les Statements de Weiner. La mémoire induit donc un rapport particulier au temps et à l'écriture, comprise comme « exposition », telle que la conçoivent Simon et Weiner. « Ce qui est consigné c'est le présent de l'écriture28 ». La présentification de l’œuvre est à entendre comme « "métachronie"29 ». C'est aussi l'impossibilité de retrouver un passé qui dicte chez Simon cette prééminence du présent. Pour Donna De Salvo, les œuvres de Weiner sont à actualiser et à présentifier dans une lecture ou énonciation de la remémoration présente :

[…] les projets publics de Weiner ne peuvent être significatifs qu'en entrant dans le présent. Si les monuments classiques invoquent généralement un modèle de la mémoire historique qui présuppose un concept linéaire du temps, et un sujet collectif relativement unifié, les morceaux et pièces de langage de Weiner résonnent comme quelque chose de différent. Elles appellent à des formes de mémoire ou de recueillement qui restent fragmentaires et inachevés, qui continuent de changer en fonction du destinataire et du contexte30.

14Cette prévalence du présent a une répercussion directe sur la structure du récit simonien. Au désordre complet et à l'hétérogénéité des ordres spatiaux et temporels s'ajoutent des stratégies discursives repérables chez Simon comme chez Weiner. Deux retiennent particulièrement notre attention : l'épanorthose et l'usage des participes présents. L'épanorthose, figure de pensée qui consiste à revenir sur ce que l'on vient d'affirmer pour, entre autres, le ré-exposer avec plus d'énergie, permet de ré-exposer le monde fragmenté (particulièrement à travers l'énergie de l'ekphrasis dans Leçon de choses). L'épanorthose apparaît aussi chez Weiner à travers l'utilisation de la locution latine « i.e » entre parenthèses : marqueurs « en expansion », parenthèses et locutions viennent reprendre le premier relevé :

- 443 : AYANT ETE MARQUE AVEC (i.e. décoré)

AYANT ETE DECORE AVEC (i.e. marqué)

AVEC UNE PROBABILITE D'ETRE VU31.

15Quant à l'usage du participe présent, il permet à Simon de représenter des scènes arrachées à toute chronologie, ayant chacune le même degré de présence. Si l'analepse et les prolepses font de l’œuvre un « maintenant », les participes présents sont des marqueurs de présentification visibles dans les énoncés. Weiner les utilise également dans ses Statements :

- 335 : AYANT ETE EN PROGRESSION DESCENDANTE

AYANT UNE PROGRESSION DESCENDANTE32.

16Ces deux stratégies sont manifestes dans la « déclaration d'intention » énoncée par Simon dans l'incipit de Leçon de choses33. L'auteur y utilise l'épanorthose dans une phrase qui évoque ce procédé-même : nous retrouvons dans cet emploi la réflexion mise en abyme précédemment évoquée.

Enjeux topographiques. Tracer le territoire de l’art

17Des enjeux mémoriels découlent enfin des enjeux topographiques : les descriptions de Weiner et Simon dessinent des paysages, des lieux où les événements prennent place. L'étude de la mémoire (souvent catalysée par le phénomène visuel chez Simon) pouvait paraître étonnante chez Weiner. Elle implique surtout de nuancer l'attitude froide et intellectuelle que l'on attribue souvent aux artistes conceptuels : Weiner fait évoluer la pratique conceptuelle de l'art vers une pratique typographique – et topographique – qui matérialise dans le monde sensible ses Statements. Ainsi, dans son atelier-bureau, Weiner travaille à la découpe de certains de ses relevés imprimés. À la manière de Matisse dessinant dans la couleur à l'aide de ciseaux, Weiner découpe dans le mot, réaffirmant l'aspect sculptural de ses œuvres. L'attention portée au lieu, à la délimitation d'un territoire est patente dans les Statements : l'artiste procède par ouvertures répétées de « rectangles », de ce que l'on pourrait nommer des zones artistiques idéales, dont la dimension minimaliste fait écho au livre qui n'est plus qu'un « rectangle gris34 » chez Simon :

- 001 : UNE SERIE DE PIQUETS PLANTES DANS LE SOL A INTERVALLES REGULIERS POUR FORMER UN RECTANGLE UNE FICELLE TENDUE DE PIQUET EN PIQUET POUR DELIMITER UNE GRILLE UN RECTANGLE RETRANCHE DE CE RECTANGLE35.

18L'exposition monographique de Weiner en 2007, « As Far As The Eye Can See36 », de par son titre, trace une ligne d'horizon, un point de fuite vers lequel le regard et l'imagination tendent. C'est une invitation à parcourir l'espace paysager ouvert par les mots. Lors de cette exposition, Weiner présente des croquis qui peuvent faire écho à ceux réalisés par Simon lors de la mise en place de ses intrigues. « Weiner explored notions of rectilinear space and time in a series of drawings [...]37 ». Les deux hommes travaillent à une mise en espace de leur pensée, questionnent l'intervalle, l'entre-deux de chaque élément. En effet, les montages pour La route des Flandres (reproduits dans l'édition de la Pléiade avec le Plan des déplacements de Georges en 1960) et les dessins de Weiner (la série A Change of What ? (New Moons) en 1989, par exemple) spatialisent, construisent un espace-entre, respiration dans la pratique romancière de l'un et dans la pratique strictement textuelle de l'autre. Chaque œuvre est génératrice de son territoire propre et spécifique. « Il me faut bien constater (exemple classique) que selon que j'écris : "Le pont franchit la rivière" ou "La rivière passe sous le pont", ce ne sera pas la même image qui surgira dans l'esprit du lecteur, alors que le "référent" est dans les deux cas le même38 », disait Simon. De même, chaque pièce de Weiner est un travail générique à vocation spécifique : la spatialisation, la topographie39, le territoire ouvert par « la rivière enjambée » de Weiner (qui aurait pu apparaître chez Simon) est unique, lieu de l'art spécifique, œuvre à part entière :

- 070 : UNE RIVIERE ENJAMBEE40.

Conclusion. Livre autonome et devenir-mur

19LaLeçon de chosesde Claude Simon tout comme le travail de Lawrence Weiner sont des odes à la matérialité et à l'opacité du signe. La pénombre dévorante fait progressivement de«Leçons de choses » un livre-aveugle : opaque, gris, puis noir, dévoré par la nuit – destruction du livre dans le livre41. La faillite de la représentation est ici faillite de la matière ou, plutôt, désagrégation de la matière représentée au profit du matériau présentant cette destruction : le langage. Dans Leçon de choses, la poussière de plâtre vient tout recouvrir : les lieux se dessinent en camaïeux de gris. La « consistance42 » du désastre devient une consistance grise rendue palpable par la pellicule de plâtre qui se dépose sur les choses et les hommes. Nous nous proposons de parler plus spécifiquement de la consistance de l'énoncé gris :consistance obtenue par la succession des caractères typographiques sur une page, caractères qui prennent une valeur plastique, matérielle, sensuelle propre, créateurs d'un gris avant tout optique. Cette gradation, ou plutôt « dégradation » de la lisibilité, fait du livre une œuvre sculpturale à part entière. Ouvrir la question de l'inscription à la question de la matérialité, de la sensualité de la pratique littéraire et plastique, était un moyen de penser ces pratiques comme topographiques. C'est également un moyen de voir l’œuvre comme sculpturale. Le livre, tant chez Simon que chez Weiner, est une œuvre matérielle au statut ambigu. Les éditions Mix, en 2008, publient une anthologie de l'art conceptuel. Fabien Vallos, co-directeur de la publication, conscient des enjeux performatifs, mémoriels et topographiques que mettent en jeu ces œuvres, fait du livre un « objet de langage lui-même autonome et « conceptuel » à bien des égards, […] une publication singulière résolument tournée vers la matérialité des signes. Un musée portatif en guise de livre, en somme43 ». Les romans ekphrastiques de Claude Simon ne sont-ils pas également « musées portatifs » ? N'ont-ils pas cette matérialité sculpturale ? Nous les imaginerions bien recouvrant les murs d'un musée, s'exposant aux yeux et à la sensibilité de tous. Claude Simon souscrirait ainsi au devenir-mur44 de son édifice romanesque, trajectoire à laquelle Lawrence Weiner a déjà consenti.