Colloques en ligne

Olivier Kahn

Singularité de la génétique simonienne dans Le Jardin des Plantes

1Pierre‑Marc de Biasi fait état, dans La Génétique des textes, de deux « grands types d’écriture littéraire1 » qui permettent d’établir, à la lecture de leurs manuscrits, un partage entre écrivains. Il y aurait, d’une part, ceux qui, ne pouvant s’en passer, travaillent à partir d’un canevas précis, selon le principe d’une « programmation scénarique2 » avant d’entrer dans la phase de textualisation. D’autre part, ceux qui entrent de plain‑pied dans la phase de rédaction sans le préalable d’une phase de planification, suivant la méthode d’une « structuration rédactionnelle3 ». Or, la connaissance de Claude Simon, à travers ses nombreux commentaires sur l’écriture de ses romans, qui seraient essentiellement conçus pas à pas suivant un schéma général du trajet élaboré a posteriori, nous amènerait de prime abord à le ranger sans trop d’hésitation dans cette seconde catégorie. Mais quelle n’est pas notre surprise, à la lecture des manuscrits de ses romans, de découvrir que cette catégorisation, qui semblerait s’imposer, est remise en question, à tel point que nous sommes tentés de créer à son propos une nouvelle classe qui serait celle des écrivains à structuration rédactionnelle programmée. En effet, dès les premiers feuillets du manuscrit, on est frappé de trouver des listes, des titres, la mention « Parcours, Scénario » comme en-tête de certains brouillons, ainsi que de nombreux sous‑plans réunissant dès l’avant-texte plusieurs fragments, les constituant dès leur genèse en entités solidaires qui plaideraient plutôt pour l’appartenance de l’auteur à la première catégorie.

2Écriture de fragments, notes, citations, coexistent sur un même feuillet, de même que coexistent, sur un autre, fragment rédigé, sous‑plan, titres et listes. Un double mouvement conjuguant rédaction puis programmation de même que programmation puis rédaction habite le geste d’écriture dès la genèse du texte sans qu’il soit véritablement possible de déterminer lequel de ces deux mouvements précède ou engendre l’autre. C’est cette singularité que nous allons analyser à travers la lecture des premiers feuillets du manuscrit du Jardin des Plantes. Dans ceux-ci, on peut trouver en creux, dès les premières lignes, l’empreinte de la composition du texte à venir, les traces de la programmation de sa structure. Tout en rédigeant, l’auteur semble inscrire d’entrée de jeu la structure compositionnelle de son roman. Quand ce ne sont pas les listes, titres, sous-titres de fragments qui s’énoncent de façon explicite, ce sont les réseaux sous‑jacents qui structurent le texte qui transparaissent de manière implicite à travers les premières lignes rédigées.

3Afin d’observer la genèse du texte, nous aborderons les premiers feuillets du manuscrit dans l’ordre de leur rédaction, tels qu’ils ont pu être classés lors de l’élaboration du dossier de genèse par la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet en fonction des archives léguées par Claude Simon.

Le premier feuillet écrit en 1989 : entre programmation et rédaction

4Tout d’abord, nous proposons une première entrée dans l’étude du texte à travers l’examen des premiers mots et des premières lignes rédigées, inscrites sur le premier feuillet du manuscrit. Ce feuillet, à l’instar des incipit, contient en germe tout le devenir du roman, tant sa thématique que sa structure.

5Si on s’en tient aux premiers mots écrits sur le feuillet daté du 22 février 1989 :

Archivio per la memoria. Le J. des Plantes.

Tableaux d’une exposition4,

6on peut être frappé par l’inscription de la référence à la composition du roman dès l’incipit de sa genèse. « Archivio per la memoria » renvoie à un tableau de Gastone Novelli, peintre maintes fois mentionné et cité dans le roman :

En 1961, Gatone N… peignit un tableau d’assez grandes dimensions qu’il intitula ARCHIVIO PER LA MEMORIA de format à peu près carré […]5.

7Le fragment qui fait référence au tableau de Novelli correspond dans la version imprimée à la disposition typographique la plus originale du roman. Dans ce fragment, chaque ligne va en diminuant, comme épousant la ligne oblique d’un demi-cône renversé, une des « deux lignes courbes6 » mentionnées dans le texte, suivant la disposition des longs fragments inscrits sur les brouillons qui vont aussi en diminuant au fil de l’écriture. Le premier syntagme du feuillet numéro 1 contient donc en germe toute la disposition du texte qui va suivre. Les « archives de la mémoire » qui renvoient au contenu et au sens des énoncés fragmentaires ramènent en même temps à la forme qu’ils prendront sur la page et dans l’ensemble plus vaste que constituera le livre imprimé, aux fragments de formes discontinues, typographiquement séparés par des blancs. « Archivio per la memoria » fait référence à la représentation d’une œuvre picturale, par là même à la représentation d’une disposition typographique et plus largement à la composition du roman. Notons que le titre du futur Jardin des Plantes, bien que choisi beaucoup plus tard, s’inscrit dès le début de sa genèse, puisque c’est le second syntagme qui suit le syntagme italien. Comme ce dernier, il renvoie par analogie à la composition romanesque, ce que développera un fragment des pages 61 et 62 du roman :

Une partie (la plus ancienne) du Jardin des Plantes, à Paris, a été dessinée selon un plan géométrique, formant un rectangle d’environ quatre cents mètres de longueur sur cinquante de large […]7.

8Si « Archivio per la memoria » renvoie aux fragments de forme conique et aux traits obliques, « le J. des Plantes » du feuillet 1 évoque déjà tous les fragments inscrits dans des formes rectangulaires, tout en renvoyant à l’ensemble de la composition romanesque. Ensemble qui sera repris par le troisième syntagme, « Tableaux d’une exposition », inscrit en tête du premier feuillet du manuscrit. Outre qu’il renvoie au titre d’une œuvre musicale, Tableaux d’une exposition (Série de dix pièces pour piano), de Modeste Moussorgski8, le syntagme rappelle l’agencement d’un ensemble tout à fait assimilable aux fragments textuels disposés sur les pages de la version imprimée, qui font penser à la disposition des tableaux d’une exposition, superposés et décalés sur la surface plane qui les accueille. La composition en fragments détachés du roman semble donc inscrite dès l’incipit du manuscrit du Jardin des Plantes, qui paraît déjà hésiter entre les trois titres possibles de l’œuvre à venir. On le voit, ces titres possibles contiennent en germe des scénarios génériques et culturels avec leurs codes spécifiques à travers les références picturale, musicale et paysagère.

9Mais qu’en est-il des premières notes, des premières ébauches de fragments, qui relèvent plutôt de la structuration rédactionnelle, sur ce premier feuillet ?

10À partir de la troisième ligne on peut lire:

Bal des Quat’zarts Bain douche à l’aube dans cet établissement qui se trouvait au carrefour de l’ave du Maine et du Bld du Montparnasse. Étendus au soleil on attendait l’ouverture. Fonds de teint. Si je me rappelle bien le porche des Bains douches de céramique 1900 (fd blanc ‒ fleurs mauves jaunes et vert pâle)9.

11On ne retrouve pas dans LeJardin des Plantes detrace directe de ces notes ni de cette ébauche de fragment. Le lieu précis s’est éclipsé : ni « Bal des Quat’zarts » ni « Bains douches » ne sont mentionnés dans le roman. En revanche, la référence au bain s’y retrouve de façon récurrente, à chaque fois associée à des descriptions de nature érotique. On peut relever dans cette citation du feuillet 1 l’intérêt du narrateur pour le porche des bains-douches avec ses carreaux de céramique 1900et les couleurs qui y sont afférentes. Si la forme des carreaux n’est pas mentionnée, l’image renvoyée par l’expression la laisse entrevoir avec les couleurs qui les recouvrent, où le blanc, le vert pâle et le jaune se trouvent associés. Outre les formes des carreaux‒ les polygones ‒ que l’on retrouve dans LeJardin des Plantes :

j’entrai dans l’eau transparente vert Nil très pâle […] Sur la paroi émaillée de la baignoire l’eau clapotis renvoyait un lacis mouvant réseau de marbrures jonquille polygones dansant s’étirant se contractant10,

12les couleurs : le blanc que l’on peut inférer de la paroi émaillée de la baignoire, le jaune inhérent aux jonquilles que l’on retrouve dans la marbrure, le vert pâle s’imposent à l’esprit du lecteur. Les couleurs sont ici étroitement associées à des formes géométriques qui s’y dessinent par la médiation des verbes au participe présent.Les carreaux du feuillet 1 nous renvoient à la composition du texte à l’instar des polygones du fond de la baignoire qui évoquent la composition du roman en damier. Le vert pâle, que l’on retrouve dans « l’eau transparente vert Nil », nous ramène aussi au-delà des voyages du narrateur à cette même composition :

eau transparente dans la baignoire vert Nil dans son épaisseur soit un vert Véronèse clair me rappelant l’un des timbres du même vert affranchissant cette carte postée à Port-Saïd le 25/6/08, arrivée à Perpignan le 9/7/08. Sur les timbres au format presque carré était représentée en taille-douce la pyramide de Guizèh […]11.

13La forme carrée ou rectangulaire, analogue à celle du timbre auquel est associée la couleur vert pâle dans ce fragment, suggère de même la conception fragmentaire du roman et sa composition en damier.

14Les quelques lignes que nous avons citées, seules traces d’un fragment fantôme qui semble avant tout relever du rédactionnel, nous renvoient donc à la composition du roman à travers la mention des céramiques du porche des bains-douches associées aux couleurs blanc, jaune, vert et sont de ce fait programmatiques. À l’instar des trois syntagmes qui ouvrent le premier brouillon, elles annoncent la composition mais aussi certains thèmes récurrents du roman comme l’érotisme et le voyage. Sur ce premier feuillet, l’écriture oscille encore en ces quelques lignes entre rédaction et programmation.

La représentation du corps : son inscription dans la genèse du Jardin des Plantes

15Cette thématique réapparaît sur le feuillet sous une forme toute nouvelle chez Claude Simon mais qui ne sera pas véritablement reprise dans la version imprimée, sinon par analogie ou de manière indirecte, celle de l’homosexualité.

16Claude Simon évoque deux souvenirs dont le premier a été la source de l’écriture d’un fragment dont on retrouve la trace dans le manuscrit, sur un brouillon daté du 11 juillet 199112 et dans un plan de montage daté du 31 janvier 1994, qui indique qu’il devait être inséré dans la troisième partie du roman, mais ce fragment disparaîtra des plans suivants et de la version imprimée. On voit, à travers ce projet de fragment qui n’a pas été suivi, la volonté de l’auteur d’explorer à travers l’écriture toutes les formes pouvant exprimer la sensualité sans les tabous qu’il ne cessera de critiquer chez ses prédécesseurs. Stendhal, à ce titre, en est le meilleur exemple dans le roman, et ce n’est pas un hasard si nous trouvons une citation le concernant un peu plus loin dans le feuillet :

Choses dignes d’être écrites, les passions, les sentiments nobles (même lorsqu’elles <ou ils> sont ignobles. Comme chez Julien Sorel : ce sont des sentiments de passion ou de « l’esprit » du « cœur » le corps semble n’y jouer aucun rôle ou n’en être que complément négligeable. Les beaux passages comme les jolies femmes sont « charmants » « émeuvent le cœur » (ou l’âme) c’est peu voilà tout13,

17et à propos du Rouge et le Noir,un peu plus loin : « tout cela est sec comme le style. Nulle part la moindre sensualité ». La nécessité de représenter les corps et de faire une part belle à l’écriture de la sensualité s’affirme dès le début de la rédaction du roman. L’avant-texte y revient à travers de nombreuses références aux romanciers des xviiie au début du xxe siècle. Ce souci de la référence littéraire se retrouve un peu plus bas sur ce premier feuillet à travers une liste de romans avec, pour certains, des commentaires y afférant :

La Philosophie dans le boudoir 1795

Le Rouge et le Noir 1830

Mme Bovary 1856

Ulysse écrit entre 1914 et 1921

Entre temps Nana … 1880 […]

Ds Le voyage au bout de la nuit 1932 passages érotiques mais aussi grossiers

                               argotiques

supprimés à la demande de l’éditeur14.

18Cette liste semble établir l’inventaire des textes littéraires susceptibles de faire l’objet de citations et de commentaires, critiques pour la plupart, laudatifs pour les autres. L’écriture simonienne s’installe dès l’avant-texte dans une posture critique en regard d’une littérature du passé et qui s’affirme, selon la formule de l’auteur, suivant des similitudes mais surtout des contrastes et des oppositions aux styles antérieurs. On voit bien que, dès son origine, la référence littéraire mais aussi picturale est au centre du roman. La réflexion sur une écriture qui redonne au corps et à la sensualité toute leur place habite le projet du Jardin des Plantes. Corps, érotisme et sensualité, omniprésents dans l’avant-texte sous forme de listes, titres d’ouvrages, réflexions, citations et commencements de fragments, entre programme et rédaction, inscrivent la thématique sensuelle au centre du réseau qui va innerver l’écriture du roman.

19Les commentaires relatifs à Stendhal et plus particulièrement aux personnages du Rouge et le Noir, la liste des lectures de Sade à Céline, inductrices pour les unes, présentes en filigrane pour les autres, participent d’entrée à la construction du texte. À l’état de notes sur ce premier feuillet, certaines vont se développer pour générer un fragment, d’autres vont s’éclipser tout en continuant de manière indirecte à innerver le texte. La composition du roman est déjà en gestation dès les premières lignes du feuillet, comme nous l’avons vu avec les trois titres ainsi que les principales thématiques qui vont se développer – corps et sensualité, voyages – et qui sont déjà inscrites dans l’avant-texte. L’examen des second et troisième feuillets va nous permettre de confirmer cette impression donnée par le premier.

Le second feuillet rédigé en 1990 : une liste à vocation programmatique

20Près d’un an et demi après la rédaction du premier feuillet du Jardin des Plantes, Claude Simon rédige le second, daté du 30 août 1990. On y retrouve sur la première ligne le premier syntagme écrit sur le feuillet de 1989, « Archivio per la Memoria », suivi de « Tableaux d’une exposition », signe de l’importance programmatique de ces syntagmes, repris à l’identique malgré la distance temporelle qui sépare les deux moments de rédaction. On peut remarquer que « Le J. des Plantes » de 1989 a disparu du second feuillet, redonnant aux deux autres syntagmes la primauté sur l’hypothétique titre en germe. L’indication « Titres des toiles de Baj et de Novelli » fait suite aux deux syntagmes avant que soient listés neuf titres d’œuvres de Baj après la mention « Exposition ‟The Alan Gallery-New York 1962” ».

21On retrouve dans la version imprimée, page 145, une liste qui reprend les titres de sept des œuvres d’Enrico Baj exposées en même temps que les toiles de Novelli à l’Allan Gallery.

22De même, aux pages 20 et 21, on retrouve deux listes séparées par un fragment, qui reprennent une grande part des titres de tableaux de Novelli, écrits sur le feuillet 2, répartis suivant leurs lieux d’exposition.

23On peut remarquer, au sujet de ces listes, une réorganisation complète de leur agencement dans le roman : leur ordre d’apparition d’une part, puisque les titres des tableaux d’Enrico Baj n’apparaissent qu’en second à la page 145 quand ceux de Novelli apparaissent dès la page 20. Leur ordonnancement d’autre part, puisque les tableaux de ce dernier sont rangés dans un autre ordre et classés en deux parties distinctes suivant leur lieu d’exposition,redonnant à la nature même de l’exposition tout son sens. Ce ne sont pas des titres de tableaux pris individuellement qui sont énoncés là, mais bien des titres de tableaux disposés les uns par rapport aux autres suivant un certain ordre, comme c’est le cas des tableaux disposés sur les murs d’une galerie d’art en tenant compte de leur taille, de leurs couleurs, de leurs motifs, de leurs formes, de manière à composer une exposition en vertu des rapports qu’ils entretiennent entre eux. La première liste établie sur le brouillon en 1990, sans doute de mémoire, lors du premier jet, a été reprise par l’écrivain en possession des catalogues des diverses expositions, lui permettant de les reclasser suivant les critères de qualité qui ont présidé à leur affichage mais surtout à leur ordonnancement dans le roman. Il est intéressant de remarquer que, sur le feuillet de 1990, le premier titre mentionné dans la liste des tableaux de chacun des peintres est porteur d’une forte connotation érotique (« excited woman » pour Baj, « interpretation of Erotomania » pour Novelli), comme si en faisant appel à sa mémoire, l’écrivain recherchait tout d’abord des œuvres et des titres d’œuvres entrant en résonance avec cette thématique. Thème et forme semblent donc se conjuguer dans l’avant-texte afin de programmer le livre à venir : forme géométrique des cadres des tableaux, agencement lors de leur exposition, mais aussi contenu thématique permettant de tisser des liens entre les différents ensembles. Le tableau, au début de l’avant-texte, s’affiche déjà comme l’analogue du fragment textuel.

Entre programmation scénarique et structuration rédactionnelle : du feuillet 3 rédigé en 1990 à l’écriture d’un fragment se terminant par « C’était l’Inde15 »

24Le dossier de genèse du roman fait état d’un troisième feuillet daté du 27 novembre 1990, soit trois mois après le précédent. Le feuillet 3 commence par trois syntagmes ou titres encadrés se succédant, telle une ébauche de sous‑plan de montage :

Le Temps Différent

…………………………………………………

Liste d’hôtels (n° de chambres)

………………………………………………….

TOESCA ANDRE BAY16.

25« Le Temps Différent » pourrait renvoyer à de nombreux fragments, tant le thème du temps est transversal dans le roman et cette question sous-jacente à la plupart d’entre eux. Cependant, parmi les fragments ébauchés dans ce feuillet, l’un d’entre eux semble plus particulièrement s’y rattacher, celui concernant un voyage en Inde.Quant à la liste d’hôtels et de numéros de chambres, si on ne la retrouve pas comme telle dans le roman, elle se rattache à la thématique du voyage et aux fragments relatant une scène dans une de ces chambres, scènes érotiques par exemple, ou descriptions de panorama urbain, de paysage, de ciel perçu à partir d’une des fenêtres. On peut considérer cette liste, dont la fonction programmatique ne fait aucun doute, comme génératrice d’écriture de nombreux fragments.

26« TOESCA ANDRE BAY » renvoie probablement à un projet de fragment qui ne sera pas repris dans le roman. Le feuillet présente ensuite deux brèves ébauches de fragment : la première correspond à l’un de ceux qui relatent la captivité de « S. » et sa vie au camp ; la seconde correspond à un tout premier jet de celui, relatif au récit de la pièce de Picasso, Le Diableattrapé par la queue,qui donnera lieu à l'écriture de plusieurs fragments du roman. Les thèmes de la guerre et de l’occupation, très présents dans le roman, entrent donc dans le manuscrit après ceux de l’érotisme et du voyage pour être repris par la suite. Suit un sous‑plan qui ramène aux thèmes rencontrés sur le premier feuillet de 1989 :

Le bal des Quat’ Zarts

Les bains douches Maine (Montparnasse)

Lecture des notes à Stanislas

Chambre d’hôtel

Les boîtes d’allumettes à l’hôtel de Toronto17.

27On peut remarquer le souci de Claude Simon d’ordonner ses idées, ses projets de fragment. Ce n’est pas le premier sous‑plan que nous rencontrons depuis les premiers brouillons du roman et, pourtant, nous sommes au tout début de sa rédaction. Si les premières lignes présentes dans le manuscrit renvoient à la composition du texte, d’évidence ces petits plans préliminaires aux plans de montage du roman témoignent d’un souci précoce d’ordonnancement, et donc de préoccupations compositionnelles au début de sa genèse, et plaideraient particulièrement pour rattacher Claude Simon au type d’écriture à programmation scénarique. L’ordre dans lequel doivent se succéder les fragments fait déjà partie des préoccupations initiales de l’écrivain. On retrouvera par la suite certains de ces sous‑plans qui formeront des sous-ensembles solidaires dans les plans de montage des différentes parties du roman. Même s’ils n’ont rien de définitif, ces sous-ensembles commencent à se constituer et témoignent de l’importance donnée à l’agencement des fragments. S’il est vrai que les trois premiers projets de fragments ne seront pas repris par la suite, on a vu à propos du second en quoi il allait trouver des prolongements dans l’écriture du texte. Quant au troisième, « lecture des notes à Stanislas », il va avoir une postérité assez rapidement dans le manuscrit et plus tard dans la version imprimée. « Stanislas », qui fait référence au collège dans lequel Claude Simon a effectué sa scolarité secondaire, renvoie aux épisodes de l’enfance et de l’adolescence de « S. », dont on retrouvera trace dès le feuillet suivant.

Les thèmes carrefours inscrits dans la genèse

28On connaît la pratique de l’écriture de Claude Simon à partir des mots carrefours exposée dans la préface d’Orion aveugle18. Or, à l’instar de cette préface, le folio 4 contient une longue note comprise entre deux ébauches de fragments qui fait état de réflexions de l’écrivain sur les correspondances entretenues entre les thèmes les plus récurrents de son roman :

Guerre, coït, maladie (hôpitaux), guerre, révolution.

Comme l’envers du monde. La face cachée sous son aspect extérieur d’urbanité policée. Dans les deux premiers cas : le corps sous les vêtements […] sous la peau (la peau comme un vêtement de la chair : rouge membranes bleuâtres comme à l’étalage du boucher

[…] À la guerre : l’agression le meurtre, le code moral pour ainsi dire inversé : retourné du tout au tout, comme un gant.

Le bruit des explosions comme une agression aussi, démuni, scandaleux. La révolution : le monde (la société) sens dessus dessous, renversé (comme une femme tombant : la renverse ou plutôt dont on relèverait les jupes sur la tête (Goya + les quatre fers en l’air

Histoire : « Dans le langage le plus familier, il se dit pour un objet quelconque qu’on ne peut ou ne veut nommer : elle est tombée si malheureusement qu’on a vu toute son histoire (Littré p. 2028)19.

29Ces notes, à propos desquelles Claude Simon écrit en marge « naturellement ne pas expliciter tout cela », se situent après la première rédaction d’un brouillon de fragment qui reprend le souvenir de la première confrontation aux symptômes d’une grave maladie lors d’un séjour dans une chambre d’hôtel :

Sang dans le lavabo en se lavant les dents. L’émail blanc impitoyable de la cuvette.

Le sang non le liquide mais un caillot comme un morceau de mou de veau etc… Même choc qu’à l’annonce de l’alerte. « et bien voilà. Maintenant […] Reste stupide : le regarde glisser insensiblement sur la surface lino = brillante

Plus tard l’hématurie nocturne (lumière jaune), puis la clinique, la salle d’opération (À ce moment il commence à gémir, …régulièrement à chaque expiration, effroi = douleur mêlée. Puis il commence à crier

Femme gémissant dans un plaisir

Rythmiquement […]20.

30Sur ce brouillon, les principaux éléments des fragments de la version imprimée sont déjà là, amenés directement lors d’une phase de textualisation sans préalable scénarique explicite : du sang sur l’émail du lavabo sous la forme d’un caillot « comme un morceau de mou de veau » qui rappelle au narrateur le « choc » ressenti à l’annonce de la première alerte vécue lors de la campagne des Flandres, puis la clinique où il a été soigné pour son hématurie, la salle d’opération et ses gémissements de douleur qui amènent par glissements les gémissements de plaisir lors d’un orgasme dont il décrit les prémisses. Si aucun plan explicite ne laisse préfigurer l’écriture du fragment, on entrevoit bien les liens qu’il entretient avec ce qui le précède.

31Les notes qui le suivent théorisent à grands traits les analogies opérées lors de l’écriture de ce premier jet : à la fois retour réflexif sur le déjà écrit et modus operandi des correspondances intra et inter-fragmentaires à venir. La maladie appelle la guerre qui ramène à la douleur du corps qui ravive le souvenir du plaisir. Ces notes théorisent en les inventoriant les correspondances générées par les diverses manifestations de « l’envers du monde » qui vont être à l’œuvre dans la composition romanesque.

32Si le râle de la douleur qui appelle les gémissements de plaisir est une des manifestations de la réversibilité commentée dans la note, celle-ci met surtout en évidence l’intérêt de l’auteur pour tout un ensemble de thèmes qui sont « la face cachée » du monde et qu’il souhaite mettre en lumière tout en révélant leurs correspondances. Parmi ces thèmes, on retrouve le plus emblématique de son œuvre, ressassé de livre en livre et repris deux fois en début de notes : la « guerre », qui encadre « coït » et « maladie ». Ces notes mettent en évidence le réseau transversal qui parcourra le roman en multipliant les carrefours qui permettent de bifurquer d’un thème à un autre tout en continuant à relever de ce « code moral pour ainsi dire inversé ». Ce monde caché comme sous la peau, la chair et le réseau veineux qui véhicule ses propres « transits21 ». Guerre, maladie et sexualité entrent en résonance : pour peu qu’un des thèmes soit évoqué, l’un des deux autres le prolonge. Cet ensemble de notes est tout à la fois explicatif et programmatique. Les multiples souvenirs de guerre appellent tout naturellement ceux des expériences sexuelles qui renvoient aux maladies. L’envers du monde, où figure ici la sexualité, n’est pas très loin de son endroit puisque, comme on l’a vu précédemment, les correspondances entre érotisme et voyage sont fréquentes : thèmes qui renvoient aux couleurs ainsi qu’aux formes géométriques et indirectement à la composition picturale de Novelli. Thèmes comme mots et couleurs sont carrefours de signification et générateurs des développements descriptifs et narratifs, semble ici rappeler l’écrivain. L’agression de la maladie nous rend aussi démunis que le bruit des explosions, de même l’ordre du monde est renversé comme peut le faire la révolution, qui appelle dans Le Jardin des Plantes le souvenir de la guerre d’Espagne. Ainsi, un thème en appelle ou en engendre un autre, de même qu’un terme peut encore jouer le rôle de carrefour de sens, comme le verbe « renverser » appelle l’exploration du champ sémantique d’« Histoire » avec la mention de la citation du Littré. De même que la préface d’Orionaveugle pouvait servir de guide de lecture, ces notes révèlent ici encore la conscience méta-textuelle de l’écrivain.

33On peutrelever que cette note à caractère méta‑textuel est générée par l’écriture du fragment qui la précède. Ici, le mouvement d’écriture, qui relève du type de la « structuration rédactionnelle », génère une note du type scénaristique qui théorise le déjà écrit pour mieux relancer le processus d’écriture. Ainsi, nous l’avons vu, à travers cette lecture‑analyse des premiers feuillets, si aucune programmation ne semble s’inscrire de manière explicite au début de la genèse du roman, on voit bien qu’en filigrane c’est bien une composition sous‑jacente et intuitivement déterminée qui semble guider le geste de l’écrivain écrivant les premiers mots du Jardin des Plantes sur les brouillons initiaux. L’examen des premiers feuillets du manuscrit du roman témoigne bien de la singularité de la genèse d’une écriture inclassable, oscillant entre programmation et textualisation. La lecture des autres feuillets nous le confirme et nous retrouverons cette singularité à propos des autres manuscrits de Claude Simon.