Colloques en ligne

Rudolf Mahrer

Du discours indirect libre dans les Annales.Les traductions de Tacite comme observatoirede la compétence langagière (1790, 1830, 1925)

Prise dans son ensemble, la traduction de M. Burnouf sera sans doute la plus imposante protestation qu’on aura faite contre l’arrêt que Marmontel et La Harpe ont prononcé, en déclarant que Tacite seroit à jamais intraduisible en français. (Pierre Claude François Daunou, Journal des savans, septembre 1827, p. 539)1


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1Cet article compare trois traductions des Annales de Tacite pour y repérer les différentes modalités de représentation du discours autre (désormais rda). Parmi ces modalités, c’est le discours indirect libre (dil) qui retiendra particulièrement notre attention, selon une démarche qui relève de la stylistique historique. S’il est vrai que, comme le propose l’histoire de la forme en français, l’usage du dil fut ranimé par les deux événements linguistiques et littéraires que furent Madame Bovary (1857) et L’Assommoir (1877), alors un carottage dans les traductions successives des Annales –riches en mises en scène des paroles, dans une langue réputée s’y prêter admirablement – devrait confirmer la périodisation usuellement retenue : peu ou pas de dil avant 1850, davantage par la suite. Mais si l’hypothèse n’était pas confirmée, qu’en conclurait‑on ?

1. Stylistique et linguistique

2La stylistique historique étudie l’évolution des ressources langagières dans la littérature. Jouant son propre jeu, celui d’une histoire de l’art, elle participe aussi du projet de la linguistique générale. Par l’étude de la variation des pratiques du discours, saisies sur le fond de stabilité que constitue notamment un genre discursif, et par l’étude de la réception accordée à ces pratiques, l’historien du style dégage des traditions interprétatives : des manières stabilisées de comprendre et d’apprécier un discours sous l’angle des patrons textuels particuliers qui permettent de l’identifier (comme étant de son époque, de son genre, de son auteur…). Elle décrit ainsi la manière dont la société des locuteurs institue et destitue les gestes de la forme et du sens, faisant ainsi varier les textes, sans en changer pourtant la « lettre ».

3Or, si une science du langage entend décrire comment varient, dans le temps notamment, les effets produits par les discours, comment évoluent autrement dit les pratiques interprétatives, elle ne peut se situer strictement sur le plan des régulations objectivement construites par les métalangages savants : la langue (comme patron phono/grapho‑morphosyntaxique structurant la substance des signes en formes, ces formes étant les opérateurs de la construction du sens), les normes discursives (comme ensemble de ce qu’il est normal de dire et de faire dans un cadre communicationnel donné). Car ce qui détermine l’écoute qu’une communauté interprétative accorde à un discours (le sien ou celui d’autrui), ce ne sont ni la langue, ni les normes discursives elles-mêmes : ce sont les compétences linguistiques et discursives de cette communauté, à savoir la manière dont elle a intégré la langue et les normes de discours.

4Ainsi, rendre compte de l’effet des discours sur la langue (et non seulement l’effet de la langue sur les discours), dans le double sens de la relation d’intégration par laquelle Benveniste noue langue et énonciation, suppose non seulement de décrire les lois et les normes de l’énonciation, mais aussi de décrire ses pratiques effectives dans leurs incohérences, leurs instabilités et dans les illusions qui les guident. Affluant vers les interprètes sous forme de discours, l’idiome reflue transformé par les interprètes vers d’autres interprètes. C’est là un ressort de son évolution, celui qu’étudie le stylisticien, qui contribue ainsi à l’histoire d’une langue en racontant l’histoire de ses pratiques.

5Associant ainsi problématique stylistique et compétence langagière, je tenterai de contribuer à la réflexion historique sur le dil, en le saisissant comme fait linguistique, possibilité du système de la langue française, auquel les locuteurs accordent une écoute variable, selon les variations, historiques et historicisables, de leur compétence.

6Dans cette perspective, je fais l’hypothèse qu’un signe linguistique (le dil au sein du système des formes de la rda, un temps verbal dans le système verbo‑temporel, ou encore une unité lexicale) existe potentiellement sous trois formes pour un locuteur donné :

i. Linguistique

7En tant qu’elle intègre la compétence du locuteur, l’unité linguistique permet à celui‑ci de produire certaines marques grammaticales et certaines opérations cognitives, en émission ou en réception. Le locuteur est capable, autrement dit, de produire et de reconnaître l’expression et le contenu du signe. Pour le dil, dans l’exemple ci-dessous, il identifiera (de manière non consciente à ce stade) la représentation des actes illocutoires d’un « personnage », bien que du point de vue des marques référentielles (pronoms et verbes), ce soit toujours le « narrateur » qui s’exprime :

César fit des reproches aux centurions : qu’avaient‑ils donc à craindre ? Quelles raisons de désespérer de leur propre valeur ou du zèle attentif de leur chef ? […] Il s’occupait de ces questions : du blé, les Séquanes […] en fournissaient […] ; la route, ils en jugeraient sous peu par eux‑mêmes. […] Aussi […] il lèverait le camp cette nuit, au cours de la quatrième veille, car il voulait savoir au plus tôt s’ils obéissaient à la voix de l’honneur et du devoir, ou aux conseils de la peur. (César, La Guerre des Gaules, livre I, § 40, trad. L. A. Constans, 1926, cité par Touratier 1994, 608)

ii. Discursive

8Si elle a intégré la compétence linguistique du locuteur, la forme linguistique peut intégrer également sa compétence discursive. Par celle‑ci, le sujet parlant indexe à la forme des valeurs discursives diverses et variées (surannée, littéraire, romanesque, caractéristique de telle période, de tels auteurs…). Ces valeurs proviennent des situations de discours où le locuteur a rencontré cette forme et à partir de laquelle il juge, au gré de sa biographie discursive, l’usage de cette forme attendue, normale, appropriée, voire caractéristique ou même exclusive.

9Il se peut que le locuteur ne sache pas nommer la forme, ni en décrire les particularités ; il n’en fait pas moins usage conformément aux valeurs discursives qu’il lui prête. Par exemple, s’il juge que le dil est « un procédé essentiellement littéraire, qui se rencontre peu dans la langue parlée » (Riegel, Pellat et Rioul 2009, 1014), il sera peu disposé à le rencontrer hors littérature et considérera son apparition comme porteuse d’un effet de style littéraire.

iii. Métalinguistique

10Enfin, comme toute unité linguistique, le dil est susceptible d’avoir une existence métalinguistique. Grâce à elle, le locuteur sera à même de tenir un discours sur le fait linguistique en question. En donnant un nom au fait, il l’identifie, le catégorise, le transforme, se rend apte à manipuler les valeurs discursives qu’il lui prête et ainsi à modifier l’usage qu’il en fait. Lorsque le signe intègre la compétence métalinguistique du locuteur, ce dernier en acquiert un degré de conscience maximal.

11La socialisation de la compétence métalinguistique correspond à ce que, depuis Auroux (1994), on appelle « grammatisation ». Celle‑ci « ne laisse pas les langues intactes. L’étude de certains phénomènes linguistiques peut impliquer naturellement la prise en compte du processus historique de l’institution de la langue commune et du rôle qu’y auraient joué les grammairiens » (Colombat, Fournier & Puech 2010, 14). Comme il l’a fait sur d’autres phénomènes linguistiques, le discours des linguistes a‑t‑il pesé sur l’histoire du dil ?

2. L’intérêt du dil pour une réflexion sur la variation des compétences langagières

12Le dil est particulièrement intéressant à considérer dans le cadre d’une réflexion sur les variations historiques de la compétence langagière pour cette raison qu’il est un fait de langue essentiellement interprétatif. Il n’a pas de réalisations morphosyntaxiques qui le marqueraient de manière univoque. Ce statut, qui interroge la théorie linguistique traditionnelle, explique sans doute en bonne part les débats soulevés quant à la description, la désignation, la nature (discours ou style ?) et l’existence même de cette forme. C’est là chose délicate sur laquelle il convient peut‑être de revenir.

13Selon Jacqueline Authier‑Revuz, dont nous reprenons le modèle (voir notamment 2001 et à paraître), le dil est un fait de langue dans la mesure où il a une identité distinctive dans le système de la rda. L’acte métadiscursif (de représentation d’un discours autre) consiste à articuler, en un même énoncé, deux actes énonciatifs : l’acte représentant A du locuteur L qui énonce et l’acte représenté a d’un locuteur l énoncé. La langue met à la disposition de cette fonction métadiscursive cinq modes de représentation : les discours direct (dd), indirect (di) et indirect libre (dil), la modalisation en assertion seconde (mas) et la modalisation autonymique d’emprunt (mae). Chacun de ces modes a sa formule distinctive propre.

14Pour ce qui nous regarde ici, retenons que le dd est le mode de la rupture syntaxique et énonciative A – a (il cloisonne les centres de repérage des deux actes en jeu), les dimas et mae sont des modes de l’intégration en A (tous les ancrages y sont relatifs à l’énoncé représentant A), alors que le dil a en propre le partage des ancrages énonciatifs A / a : la référence pronominale et verbale y est relative à A, mais la modalité de la phrase est assumée par le locuteur de l’acte représenté a.

15Illustrons et précisons cette description linguistique par une petite variation sur un même thème :

Leila interrogeait sa mère avec impatience :
(1) … pourrait‑elle aller jouer chez sa camarade ce jour‑là ?
(2) … pourrait‑elle aller jouer chez sa camarade aujourd’hui ?
(3) … pourrait‑elle enfin aller jouer chez sa camarade aujourd’hui ?
(4) … pourrait‑elle enfin aller jouer chez sa « copine Sido » aujourd’hui ?

16Ces quatre énoncés se prêtent tous à une actualisation en dil parce qu’ils présentent la division énonciative évoquée : la référence des morphèmes grammaticaux (verbaux et pronominaux) a pour centre de repérage la parole de L, mais l’ancrage modal de l’acte interrogatif se laisse interpréter comme relatif à l. Les variantes illustrent le jeu ouvert par le dil : en (2) à l’acte de l, s’articule un ancrage référentiel, à base lexicale (« aujourd’hui ») ; (3) y ajoute un marqueur lexical de subjectivité (« enfin ») ; c’est, en (4), le style même qui s’interprète comme « ancré » dans la parole de l (par mae)2.

17.

18Répartition et jeu des ancrages énonciatifs caractéristiques du dil

ancrage

couche

référentiel

modal

stylistique

I (morphologie grammaticale)

A

a

(1)

II (morphologie lexicale)

A ou a

(2)

a

(3)

A ou a

(4)

19.

20Si au fil de ces variations, ajoutant chacune une qualité associée à l’acte a, la voix de l semble se faire toujours plus forte, il n’est pas impossible – même en (4) – de faire la sourde oreille à cette bivocalité et de considérer que L assume seul toutes les dimensions de la parole.

21Non contraint par la présence d’opérateurs spécifiques (d’un appareil formel propre), le repérage du dil est laissé à l’appréciation d’indices, en particulier illocutoires, puis expressifs et enfin stylistiques. Son actualisation est, pour cette raison même, sujette à variation. On pourrait ainsi dire d’une forme comme le dil qu’elle est particulièrement sensible aux variations de la compétence. Susceptibles d’importantes fluctuations, ces réalisations constituent un observable intéressant pour une approche diachronique du discours.

3. L’hypothèse de la stylistique historique quant au dil

22Pour étudier ces covariations, je propose de comparer les traductions d’un texte au cours de l’histoire. Le corpus est à construire de sorte que soit neutralisées autant que possible les idiosyncrasies du traducteur. L’idée consiste à étudier, pour un même fait de langue du texte source, la variation des choix de traduction ; on admet ces derniers comme enregistrant l’évolution de la compétence langagière.

23La stylistique historique considère habituellement qu’en français, le dil, comme pratique discursive, a été « réinventé » au xixe siècle par Flaubert puis Zola. La redécouverte de cette ressource d’expression répondrait à une évolution sociale et esthétique conduisant à faire du roman – « forme générique privilégiée de la subjectivité » – une « expérimentation énonciative », un laboratoire pour la représentation de la subjectivité et de l’intériorité (Reggiani 2009, 122).

24Ré‑invention, dit Christelle Reggiani, parce que la forme serait d’usage « sporadique » en ancien français puis en français classique3 et qu’elle resterait ponctuelle dans la première moitié du xixe siècle. Ce n’est que chez Flaubert puis chez Zola qu’elle serait mobilisée intensivement, attirant plus tard l’attention de Bally. Cet usage littéraire massif entraînerait la contractualisation de certaines de ses réalisations grammaticales (l’imparfait notamment) et de ses fonctions : représenter l’intériorité des personnages en intégrant leurs propos et leurs pensées à la voix narrative (Flaubert) ou, par le même procédé d’intégration, donner une image vraisemblable des paroles des personnages tout en représentant le narrateur comme l’un d’entre eux (Zola). Combiné à l’usage de variétés lexicales populaires, le dil zolien offre à l’Europe naturaliste « un modèle énonciatif nettement identifié, par conséquent efficace » (Reggiani 2009, 134).

25Voilà ce qu’on peut appeler une hypothèse forte concernant l’évolution des compétences discursives. Affluant des textes vers les interprètes à une date donnée, la forme, intensivement mobilisée selon des configurations et des visées rendues obvies, reflue des interprètes vers les textes, en production (on va la mobiliser plus régulièrement) et en réception (on va la repérer plus aisément).

26L’investissement littéraire, tardif au regard de l’existence de la forme, expliquerait, dans un second temps, sa description métalinguistique, plus tardive encore : la discussion, pour l’aire francophone du moins, date des années 1910. Il semble donc que ce fait linguistique qui se dérobe à une stricte description grammaticale dût accéder d’abord à un certain degré de conscience chez les locuteurs qui y ont été exposés pour pouvoir ensuite faire l’objet d’un discours métalinguistique. On pourrait dire que le passage à la compétence métalinguistique transforme en conscience la préscience inhérente à la compétence discursive4.

27C’est donc à la lumière de cette périodisation du dil en français – standardisation de sa pratique dans le discours littéraire entre 1857‑1877 et socialisation de sa théorisation vers 1910 – que j’ai comparé quelques traductions des Annales de Tacite. Si les observations conduites sur un corpus essentiellement romanesque devaient valoir sur cette autre prose qu’est l’histoire antique en traduction française, le dil serait alors sporadique et accidentel avant 1880 et plus fréquent à partir de cette date. L’émergence de l’étiquette métalinguistique, notamment en français, dans les années 1910, pourrait enfin marquer un pas de plus dans l’usage du dil comme équivalent de certaines formes « subjectivisées » ou « stylisées » de l’oratio obliqua latine5.

28Dans l’étude qui va suivre, la traduction est donc traitée comme un geste de réception de l’œuvre de Tacite auquel fait suite une réécriture. Celle‑ci atteste à la fois l’écoute que le traducteur est à même de prêter à la grammaire latine de la rda et surtout son aptitude linguistique à en proposer un équivalent français.

4. De l’intérêt des traductions du latin pour une étude du dil français

29Pourquoi avoir choisi les traductions françaises des Annales de Tacite pour mener cette enquête historique ? La première raison tient à la langue d’origine du corpus. Le latin dispose d’un riche système de rda – empreinte sémiotique des institutions rhétoriques de la Rome antique. De plus, son di se distingue de celui du français par un trait important : les subordonnées régies par les verbes de parole ne sont pas marquées par un subordonnant mais par le mode verbal, infinitif ou subjonctif. Par ce type de construction, le verbe recteur  n’impose pas sa modalité à la proposition régime ; par exemple, « respondit » régit ci‑dessous une proposition… interrogative (modalité qui est celle de a) :

Hī Caesar ita respondit : […] Quodsī veteris contumēlia oblīuīscī uellet, num etiam recentium iniūriārum […] memoriam dēpōnere posse ? (César, La Guerre des Gaules, livre I, § 14), « César leur fit cette réponse : […] S’il consentait à oublier l’ancien affront, leurs nouveaux outrages, pouvait‑il aussi les oublier ? » (Lavency 1985, 257)

30Une telle possibilité facilite l’enchaînement des régimes propositionnels de verbes de parole – et pose des problèmes aux traducteurs francophones. En effet, ceux‑ci rechignent à proposer un équivalent systémique aux juxtapositions de di dont sont capables les auteurs latins (Il précise que P1, que P2… et que P3). Pour éviter une lourdeur étrangère au latin (l’accumulation de mots grammaticaux), le français peut préférer l’ajout d’un nouveau verbe de parole. Il propose alors un enchaînement macrosyntaxique de type di ‑> di :

31Il précise que P1, ajoute que P2.

32Mais il peut également abandonner le joncteur après une ou plusieurs occurrences :

33Il précise que P1. P2.

34C’est le cas de figure illustré par l’extrait de traduction de La Guerre des Gaules donné en début d’article. On aboutit alors à un enchaînement de type didil. Cette pratique est encouragée par les grammaires et, semble‑t‑il, les manuels.

Le français a, à côté du di, ce qu’on appelle le dil : celui‑ci […] n’exprime pas les subordonnants, ce qui allège l’expression et fait du dil un procédé à conseiller dans la traduction. (Lavency 1985, 255, cité par Touratier 1994, 608)

35Selon Jean Bayet, le marquage par le mode verbal des subordonnées de di en latin autorise ces dernières à fonctionner seules, avec ellipse du verbe introducteur. Il s’agit là, pour lui, d’une virtualité du di dont Tacite est coutumier ; en cela, Bayet s’oppose à Abel Juret (1926), qui voyait dans cette construction un fait extérieur au di, à savoir l’équivalent latin d’un dil. Une telle lecture reviendrait à plaquer sur le latin les propriétés du français :

Comme si, par eux‑mêmes, le subjonctif ou l’infinitif n’avouaient pas subordination syntaxique à l’idée d’un verbe d’énonciation ou de pensée qu’ils suffisent à suggérer ! […] En réalité, le rôle du verbe sentiendi ou declarandi devient très secondaire en latin devant un passage au style indirect, du fait que ce style, organisé de façon à révéler en toutes ses parties par ses modes et (en principe) ses temps sa dépendance par rapport au récit, revêt, dès le premier abord, un aspect qui le différencie et du récit lui‑même et du style direct. Dans ces conditions, ce verbe introducteur du style indirect peut s’affaiblir ou se suggérer comme simple nuance d’un autre mot, ou même disparaître (telles sont les étapes qu’indique en toute raison M. Juret) sans que se modifient ni la syntaxe ni les possibilités stylistiques du style indirect : et Tacite, auquel M. Juret emprunte ses exemples, n’a pas eu grand’peine ni grand mérite à supprimer cet intermédiaire superflu, au même titre que d’autres qui lui semblaient inutile encombrement à sa phrase. (Bayet 1967 [1931], 463‑464)

36À une proposition au subjonctif sans verbe recteur, contextuellement interprétable comme discours de l bien qu’ancrée référentiellement dans le discours de L, on comprend que le traducteur francophone soit enclin à faire correspondre une séquence de dil.

37Un réel dil existe en latin selon Bayet ; mais ce n’est pas chez Tacite qu’il faut le chercher. Il consiste, sur le plan syntaxique, en une clause6 à l’indicatif (souvent à l’imparfait) interprétable néanmoins, en contexte, comme discours de l – alors que sur les plans pronominal et verbo‑temporel, elle est ancrée dans le discours de L7. L’ensemble des analyses de Bayet convainc Touratier (1994)8.

38Quoi qu’il en soit, on l’a compris, les moyens grammaticaux du latin et du français sont différents. La transposition d’un système à l’autre sollicite l’inventivité du traducteur qui va retenir les solutions qu’il considère (de manière plus ou moins consciente) comme disponibles et adéquates dans le système propre de la rda du français d’une part, dans les patrons discursifs d’usage à son époque d’autre part. Il met ainsi en jeu, sur ce fait linguistique et discursif de rda, ses compétences de locuteur francophone.

5. Remarques sur les traductions des Annales

39Il n’y a pas que la langue d’origine du corpus qui rende les traductions de Tacite intéressantes dans le cadre d’une histoire du dil en français. Le geste de traduction lui‑même s’y prête, qui n’est pas d’abord celui d’une appropriation individuelle de la langue, visant à la singularisation du sujet et de son énonciation. Le traducteur n’a pas pour vocation première d’inventer un style, mais de restituer dans son idiome une parole énoncée dans un autre idiome, et ici à une autre époque. On peut, par suite, considérer que l’exercice de traduction présente une pertinence historique renforcée relativement aux compétences qu’elle implique et atteste.

40Parmi les nombreuses œuvres du canon classique qui ont traversé le xixe siècle de traduction en traduction, pourquoi les Annales ? Leur objet – l’histoire de l’empire, des débats du Sénat aux complots familiaux – leur vaut une teneur élevée en rda. Que ce soit une question de genre ou de pratique du genre, Tacite mentionne souvent ses sources, y compris lorsqu’il s’agit de la rumeur. Sur le plan stylistique, l’historien est réputé heurter la langue, et son lecteur, notamment par le recours à l’asyndète et l’anacoluthe :

Le style est surtout remarquable par sa rapidité que Tacite obtient en supprimant les mots inutiles et en privilégiant l’asymétrie des constructions. Il pousse la concision jusqu’à l’obscurité. Ses ellipses (par exemple l’utilisation de l’ablatif absolu sans sujet), ses asyndètes (par la suppression des particules de liaison), ses antithèses contribuent à la vigueur poétique de l’œuvre. L’art de Tacite est baroque, car les ruptures de construction sont omniprésentes : opposition de deux cas ou de deux propositions différentes, infinitifs mis sur le même plan qu’un verbe à un temps personnel, coordination de deux propositions subordonnées différentes, etc. Ces procédés permettent de rendre compte des trépidations d’une action mouvementée ou de traduire le désarroi d’un personnage. Voilà en quoi réside la difficulté d’un texte de Tacite : il est souvent difficile à comprendre, sa transcription dans une langue différente est presque impossible, c’est pourtant la gageure que nous avons relevée dans le présent volume. (Salles 2014, 27)

41L’historien est également réputé pour son recours important à l’oratio obliqua (le di latin) :

[…] reported speech [au sens de di] accounts for almost twice as much space as does direct speech. Unlike its use in English, where in historical narrative its use is severely limited, representing a somewhat abridged and depersonalised report of what was said, or alleged to have been said, oratio obliqua has a wide range in Latin, and Tacitus uses its potential to the full. […] There are also two other spheres in which extended oratio obliqua is particularly useful for Tacitus’ purposes; to summarise the words or thoughts of groups of people and to convey popular rumour (particularly unfavourable rumour). But oratio obliqua is also used frequently (perhaps more so in Tacitus than in any other Latin author) in very short passages that amplify or justify assertions. In such cases the narrative is scarcely interrupted, but the impression is given that the statements of the narrative are endorsed by the words of the participants. (Martin 1981, 233‑234)

42Comme l’a souligné Juret, qui y voyait du dil, l’usage tacitéen du di est l’illustration de son goût pour la liberté syntaxique (Hellegouarc’h 1990).

43Enfin, si le di favorise ordinairement la reformulation paraphrastique des contenus représentés, Tacite stylise régulièrement la parole des personnages, y compris au mode indirect où elle s’intègre syntaxiquement à la parole de l’historien :

Not all Tacitus’ speeches are varied to suit the speaker, but in a significant number of cases the style has a palpable individuality. […] The style of the set speeches in Tacitus differs, then, from that of the narrative, and from speech to speech. (Martin 1981, 230, 232‑233)

44Abondance de rda et de ruptures syntaxiques, goût pour la stylisation de la parole, le tout dans une langue dont les potentialités du di ne sont pas équivalentes à celles du français… Voilà de quoi stimuler l’ingéniosité des traducteurs. Leurs « solutions » constituent un observatoire privilégié des formules discursives à leur disposition pour traduire et représenter une parole manifestement assumée, pragmatiquement et parfois stylistiquement, par un personnage de l’Histoire, alors qu’elle est référentiellement ancrée dans le discours de l’historien.

45Le dernier motif, essentiel pour nous, de choisir les traductions d’un texte du canon latin pour notre enquête historique, s’inscrit tout entier du côté de leur réception : l’importance des langues classiques dans la tradition scolaire francophone, jusqu’au xxe siècle au moins. Compte tenu de l’importance de la formation classique, il est loisible de considérer que les solutions enseignées pour restituer en français la rda des anciens, puissent avoir été partie prenante de la formation linguistique et discursive des écrivains de l’époque. Cette hypothèse a été formulée déjà par Maingueneau et Philippe :

Le latin marque le dil par l’emploi du subjonctif. Pour traduire en français le dil latin, on conseillait aux élèves de mettre la première phrase au di pour montrer qu’ils avaient perçu que l’on changeait d’énonciateur9. Cette pratique scolaire est devenue une pratique littéraire fréquente. (Maingueneau & Philippe 2000, 69 ; je souligne)

46Ou plutôt, pour anticiper et ajouter une étape à la circulation, la pratique littéraire des traducteurs est devenue une pratique scolaire devenant elle‑même pratique littéraire. Car ce schéma de traduction est régulièrement illustré chez Zola :

Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est‑ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. […] » (L’Assommoir, chap. 7, cité par Maingueneau & Philippe 2000)

6. Les dil dans les traductions des Annales de Dureau de Lamalle (1790), Burnouf (1830) et Gœlzer (1925)

47Qu’est‑ce qui s’offre aux traducteurs francophones, à une époque donnée, pour transposer les formes, complexes et variées, de la rda des Annales ? Peut‑on étendre l’hypothèse stylistique au‑delà du roman ? Le xixe siècle des traductions latines offre‑t‑il lui aussi le spectacle d’une évolution radicale dans l’exploitation des moyens du français pour représenter la parole d’autrui ? Pour répondre à ces questions, j’ai considéré trois traductions des Annales comprises dans un intervalle couvrant tout le siècle de Madame Bovary.

48Tout d’abord, la traduction de Jean‑Baptiste Dureau de Lamalle (1742‑1807), parue originellement en 1790, bien avant l’avènement de la mode littéraire du dil (1850‑1880). Ensuite, la traduction, à nouveaux frais, de Jean‑Louis Burnouf (1775‑1844), parue entre 1828 et 1833, soit peu avant l’explosion du phénomène littéraire. Enfin, la traduction d’Henri Gœlzer (1853‑1929), en 1925, quelques années après les premiers débats métalinguistiques sur le phénomène et donc l’émergence de sa catégorisation.

49Pour une première enquête solitaire, je me suis contenté d’identifier une trentaine de séquences de dil dans la traduction de Gœlzer (1925), partant du principe que c’est elle qui devait en comporter le plus. J’ai atteint ce nombre en parcourant en particulier les livres xiii (chap. 1 à 40) et xiv (chap. 1 à 36), réputés riches en métadiscours. Fort de cette première récolte, j’ai effectué un pareil repérage dans les passages correspondants de Dureau de Lamalle et de Burnouf.

50Le corpus livré en fin d’article met en regard 29 extraits des trois traductions, présentés dans l’ordre chronologique, avec repérage des séquences de rda. Le tableau qui le précède récapitule mes observations en ne reportant que l’étiquetage des modes de rda, enrichi de quelques informations abrégées qu’éclairent la légende et des notes.

51La première information que le tableau rend saillante, c’est que l’utilisation du dil est régulière dès la traduction de Dureau de Lamalle (1790). Sur les 29 extraits avec dil chez Goelzer, 23 comportent également du dil chez Burnouf, et 20 chez Dureau de Lamalle. Pour interpréter cette apparente progression du dil au fil des ans, il ne faut pas négliger la longueur des séquences considérées (dans un tel décompte, deux brèves séquences valent plus qu’une page entière au dil), et surtout la méthode adoptée : partant d’extraits comportant du dil chez Gœlzer, je ne risquais pas d’en trouver plus chez ses prédécesseurs ! La situation décrite pour la littérature romanesque ne vaut pas pour les traductions françaises de Tacite qui n’ont attendu ni Flaubert, ni Zola – et moins encore les linguistes – pour faire du dil un usage récurrent.

52Avant d’interpréter ces chiffres, décrivons les grandes lignes de la grammaire du dil commune à ces traductions. Partons de l’extrait 7, un célèbre épisode du livre xiii (§14) au cours duquel Agrippine défend avec véhémence la légitimité de Britannicus contre celle de Néron. Les trois traductions préfacent la représentation du discours d’Agrippine par une description précise de sa prise de parole : ici, catégorisation métadiscursive (Dureau : « elle éclate en menaces terribles » ; Burnouf : « semait autour d’elle l’épouvante et la menace » ; Gœlzer : « cherche à effrayer et menace »), et description de l’état psychologique du personnage (Dureau : « Agrippine ne se contient plus » ; Burnouf : « forcenée de colère » ; Gœlzer : « s’emporte ») ; ailleurs, gestes du locuteur, circonstances de son énonciation, ou encore contexte politique du débat, dont on va incessamment « écouter » le discours (comme en 28 et 29), rempliront le même office : celui d’une préparation du dil.

53Cette fonction textuelle préparatoire peut encore être remplie par un di sans complétive, comme en 13 Burnouf : « pour toute réponse, il [Corbulon] conseille à Tiridate d’employer auprès de César les prières pour armes ; [>dil de Corbulon]. » Mais le cas le mieux connu, et sans doute le plus caractéristique, des traductions latines est celui où la sensibilité du lecteur au dil est éveillée par un di avec complétive. C’est le cas qu’illustrent en 7 les traductions de Burnouf et Gœlzer. Le schéma est alors le suivant : [Verbe de parole] « [que P]. [dil]. »

7 Burnouf  elle ne se prive même pas de faire entendre au prince « que Britannicus n’est plus un enfant, que […]. Elle ne s’oppose pas à ce qu’on dévoile tous les maux de cette famille infortunée et, avant tout, son propre mariage et son crime d’empoisonneuse. Heureusement elle et les dieux ont pourvu à ce que vive son beau‑fils. »
7 Gœlzer elle s’écriait « que Britannicus n’était plus un enfant ; que […]. Il ne tiendrait pas à elle que tous les malheurs d’une maison infortunée ne fussent mis au grand jour […]. »

54Cette tactique est celle que préconisent les grammaires. On peut l’interpréter comme un enchaînement microsyntaxique, avec ellipse de que (on en fait alors une variante de di, le « discours indirect libéré » de Rosier 2008) ; mais on peut y voir aussi un enchaînement macrosyntaxique didil. J’adopte cette seconde option, conforme aux variations des ancrages modaux et stylistiques auxquelles coïncident régulièrement le passage du di au dil : par exemple, passage de l’assertion à l’interrogation dans 6 Burnouf, anaphore stylistique des « c’est » dans 16 Burnouf dont l’emphase signale la parole de Poppée.

55Cet enchaînement didil permet bien autre chose que la simple économie de subordonnant. Bien qu’en 7 Dureau, la parole d’Agrippine soit représentée par une suite de sept complétives (régies par « elle crie »), le traducteur ménage l’intégration syntaxique du di et recourt aux « mots d’Agrippine », tels que la modalisation lexicale (« heureusement ») et les expressions référentielles (« les malheurs de cette maison infortunée », « le déclamateur Sénèque »…) porteuses d’affects et de jugements de valeur qui sont spécifiquement les siens. En réduisant le di à sa fonction fréquente de seuil du dil, les deux autres traductions se distinguent certes d’abord par l’affranchissement syntaxique de la construction :

7 Dureau […] elle crie […] qu’heureusement elle et les dieux ont conservé les jours de Britannicus […] ; qu’on entendra d’un côté le vieux Burrhus et le déclamateur Sénèque […].
7 Gœlzer […] elle ne se prive pas de faire entendre au prince que […]. Heureusement elle et les dieux ont pourvu à ce que vive son beau‑fils […] et plaise aux dieux qu’on entende d’un côté la fille de Germanicus et de l’autre Burrus, un estropié, Sénèque, un banni […].

56Mais l’autonomie syntaxique du dil facilite par ailleurs l’affranchissement modal et stylistique qui, au di, est limité aux niveaux du syntagme ; au dil, il est possible de satisfaire pleinement ce qui, on l’a vu, constitue une sollicitation du texte de Tacite lui‑même : la singularisation expressive des personnages de l’Histoire, ici l’outrageuse grandiloquence d’Agrippine. En d’autres termes, le di français ternit la représentation modale et stylistique de l’acte représenté et peine à restituer les colorations que le di latin permet à Tacite de lui donner.

57Dans le corpus étudié, le dil n’est pas seulement soigneusement préparé, il est également « postfacé » par des énonciations métadiscursives, clôturant la rda par une référence à l ou à son discours.

6 Dureau Tandis que ces discours et d’autres semblables se tiennent publiquement…
18 Burnouf Ces traits, que les pleurs et l’art d’une amante rendent plus pénétrants…
7 Gœlzer En même temps, elle tendait les bras, accumulait les injures, invoquait Claude divinisé…
27 les trois traductions Cet avis prévalut…

58Entre ces deux bornes, de préparation et de confirmation métadiscursives, les clauses intercalaires, régulièrement guillemetées, tendent inévitablement à être interprétées comme venant de l, alors même que leurs ancrages référentiels verbaux et temporels sont relatifs au plan du discours de l’historien. Si faible que soit, dans un tel cotexte, le profil modal de ces énonciations (lorsqu’elles sont des assertions que pourrait, sans heurter la cohérence, assumer l’historien) ou leur profil stylistique, le lecteur est conduit à y reconnaître les actes langagiers d’un personnage historique restitués au filtre du discours de l’historien. C’est le cas en 19, qui constitue à ce titre une forme de degré zéro de dil (le ps n’y est pas étranger).

59L’extrait 7 illustre également un facteur important de variation entre traductions, qui affecte sans doute le choix de mode de rda : le temps verbal. Chez Dureau, les di sont introduits par des verbes au présent ; chez Burnouf, ils sont à l’imparfait, ce qui entraîne une séquence de dil ajustée à ce repère. Gœlzer combine en quelque sorte ces deux solutions, le verbe recteur du di est au présent, et il s’ensuit, comme systématiquement dans ces trois traductions, un « dil au présent historique » que seuls les ancrages pronominaux distinguent d’un ddl, en surface du moins. Dans les cas où les ancrages pronominaux ne sont pas distinctifs (lorsque l parle d’un tiers), la réalisation grammaticale de cette rda au présent neutralise l’opposition entre dil et ddl (voir les extraits 6 et 9 en annexe) : le phénomène donne lieu à des hésitations d’interprétation (où pèsera l’environnement textuel) qui motiveront peut‑être les traducteurs à adopter des options variables, selon qu’ils répugnent à cette ambiguïté ou au contraire la prisent. En 6, on observe aussi un phénomène apparenté, en ce qu’il relève de la concordance des temps, mais plus singulier et sans doute plus caractéristique de ce corpus : dans les trois traductions, une clause au présent gnomique intervenant au milieu d’une séquence de dil à l’imp/pqp fait basculer au pr la suite de la représentation de la parole de l (« les autres »), ce qui en l’occurrence la rend homonyme à une séquence au ddl.

60Si l’on s’essaie à un regard diachronique, l’extrait 7 atteste une irrésistible progression du dil au détriment du di de 1790 à 1925. L’extrait 8 montre en revanche qu’il arrive à Burnouf d’être plus radical en la matière que son successeur Gœlzer. Ce dernier recourt (comme souvent, 7, 9, 11, 14, 23…) au di à fonction de seuil de dil ; Burnouf, quant à lui, saute la marche et présente d’emblée le contenu des propos de Néron au dil : « “C’était, disait‑il, la coutume de nos ancêtres…” ». On notera qu’il utilise alors l’incise pour ajouter, à la balise des guillemets, la mention de l’origine d’une parole (déjà assignable à Néron par son contenu). Ce genre de préférences (cinq occurrences du marquage de dil par incise plutôt que par enchaînement di(que) > dil, contre une seule chez Dureau pour le corpus considéré) aura‑t‑il contribué au prestige de la traduction de Burnouf, réputée longtemps littérairement indépassable ?10

61Quelques autres faits récurrents me paraissent caractéristiques de ce corpus au point que l’on peut se demander s’il s’agit de « latinismes discursifs », c’est‑à‑dire de patrons rencontrés uniquement sous la contrainte de la version latine.

62On trouve à plusieurs occasions les connecteurs car ou en effet en ouverture de dil : 10 Dureau, 15 Dureau, 17 Gœlzer, 18 chez les trois traducteurs… Il s’agirait, selon Rosén (2015), d’une fonction conventionnelle que remplissent en latin ces connecteurs avec quelques autres : assurer la transition vers le dil (ou du moins vers ce que la latiniste identifie comme tel).

18 Dureau Celle‑ci [Poppée] employait souvent les reproches, quelquefois la plaisanterie […]. « Car pourquoi différer leur hymen ? Manquait‑elle de beauté, ses aïeux d’illustration ? […]. »

63Rosén rappelle que car en français (comme for en anglais) remplit une fonction analogue de transition vers le dil. Néanmoins, car, connecteur de justification de l’énonciation précédente, assure, plus ordinairement encore, la connexion entre clauses assumées par le même énonciateur (dans la mesure où le personnage ne peut justifier stricto sensu l’énonciation du narrateur, à moins d’une métalepse). Compte tenu de son fonctionnement linguistique, car me paraît générer au moins une ambiguïté, si ce n’est parfois un blocage dans le repérage du dil. C’est particulièrement vrai lorsque le dil n’ouvre pas sur une variation modale, comme dans l’exemple suivant (voir aussi 27 Gœlzer) :

3 Gœlzer Drusus ajouta quelques mots touchant son mariage ; car les princes avaient le devoir de se rendre souvent aux extrémités de l’empire. Combien de fois le divin Auguste, pour visiter l’Occident, ou l’Orient ne s’était‑il pas fait accompagner de Livie !11

64La séquence soulignée correspond pourtant chez Burnouf à une séquence de rda explicite :

3 Burnouf Drusus ajouta quelques mots comme mari lui‑même. Il dit « que le devoir des princes les appelait souvent aux extrémités de l’empire. […] »

65En somme, car et en effet jouent dans les traductions latines considérées un rôle de lissage de la transition entre plans énonciatifs (a). Si elle est caractéristique de notre corpus, cette pratique discursive est irréductible à la fonction en langue des connecteurs de justification : elle peut, par suite, réclamer de la part du lecteur une accommodation de sa compétence discursive.

66Au chapitre de la transition et de la connexion, on peut relever aussi (en 13 Gœlzer et 18 Dureau et Gœlzer) l’usage de Que si, en attaque de phrase, où que coordonne une phrase hypothétique (= Et si). On ne sera pas étonné de trouver ce connecteur complexe dans notre corpus : d’une part, il appartient à la belle langue (à en croire un sondage dans Frantext, ce n’est que depuis les années 1960 qu’il décroît) ; d’autre part, on estime souvent qu’il existe en français « peut‑être par imitation du latin quod si » (Grevisse 1096 a) – c’est d’ailleurs un quod si qu’il traduit, en 18.

67Ce qui est troublant en revanche c’est que, dans cet usage où il est coordonnant, il correspond chez les autres traducteurs aux subordonnées d’un di :

13 Gœlzer Que si Vologèse n’avait pas encore bougé, c’était parce qu’ils aimaient mieux recourir à la discussion qu’à la violence.
13 Burnouf Il ajoutait que, si
 Vologèse n’agissait pas encore, c’était parce qu’ils aimaient mieux discuter leurs droits que de recourir à la force ;
13 Dureau Ils représentèrent que si Vologèse n’avait point encore agi en personne, c’est qu’il préférait les moyens de conciliation aux moyens violents ;

68Plus déroutant encore, en 18 Dureau, à l’intérieur d’une même traduction, ce que supposé coordonnant se combine avec d’autres que subordonnants :

18 Dureau Celle‑ci [Poppée] […] employait souvent les reproches, quelquefois la plaisanterie : elle appelait Néron un pupille, qui, toujours asservi à la volonté d’autrui, bien loin d’être leur empereur, n’était pas même son maître : « Car pourquoi différer leur hymen ? […] Que si Agrippine ne voulait souffrir pour bru qu’une ennemie de son fils, qu’on rendît donc Poppée à son époux ; qu’elle préférait d’aller aux extrémités du monde ; que là du moins elle apprendrait par la renommée seule qu’elle ne verrait point de ses propres regards l’avilissement de son empereur, qu’elle ne serait plus mêlée dans les périls qui le menaçaient. »

69La versatilité fonctionnelle de que brouille quelque peu son identification. Que l’on reconnaisse dans les trois dernières occurrences soulignées ci‑dessus, les subordonnants d’un verbe de parole implicite (je ne vois guère comment les interpréter autrement), et nous sommes alors en présence d’un schéma dil > di, en sens inverse de l’enchaînement le plus représenté et qui constitue un hapax parmi les extraits analysés. L’usage du dil serait à ce point conventionnel et balisé dans ces traductions qu’il pourrait servir de préparation au di. Quoi qu’il en soit, l’usage du joncteur que gomme les frontières entre plans énonciatifs, comme une neutralisation discursive du paradigme linguistique di/dil.

70L’homonymie des que sert également, et plus régulièrement dans le corpus, à la mise en séquence de clauses fonctionnellement différentes, mais apparentées par leur subordonnant :

22 Burnouf Burrus répondit « que les prétoriens […] n’oseraient armer leurs bras contre sa fille. Qu’Anicetus achevât ce qu’il avait promis. » Celui‑ci se charge avec empressement de consommer le crime. À l’instant Néron s’écrie « que c’est en ce jour qu’il reçoit l’empire, et qu’il tient de son affranchi ce magnifique présent ; qu’Anicetus parte au plus vite et emmène avec lui des hommes dévoués. »

71Dans les trois traductions de l’extrait 22 (voir aussi 25), les prédications introduites par que sont d’abord des complétives d’un verbe de parole puis des clauses injonctives ou optatives. Seul le mode verbal guide la reconnaissance de cette hétérogénéité, qui conduit à l’association étroite de propositions intégrées à un di et de clauses au dil12. L’enchaînement joue lui aussi de l’homonymie des que pour couler, sous une même configuration syntagmatique, des propositions de statut différent, sur les plans syntaxique, sémantique et énonciatif. C’est là encore un facteur de lissage important des transitions entre plans énonciatifs.

72On serait tenté d’apparenter ces phénomènes aux transitions di(que) > dil, que peut illustrer, sur le mode interrogatif, le cas suivant :

5 Gœlzer on se demandait comment un prince à peine âgé de dix‑sept ans […] ; quel secours espérer d’un enfant gouverner par une femme ? Et puis, les batailles, les assauts et les autres opérations de guerre, est‑ce que tout cela pouvait être mené par ses professeurs ?

73Est‑ce que ne peut servir à introduire une interrogation indirecte (c’est ce phénomène qui conduisit Adolf Tobler, en 1887, à s’intéresser au dil) ; quel le peut, mais la proposition subordonnée devrait alors garder la modalité assertive de l’acte représentant A. On bascule alors discrètement du di au dil – ce que corrobore, pour la dernière phrase, l’ancrage stylistique : la dislocation à gauche et le et de relance très oratoires.

74Ces différents phénomènes de transition peuvent être mis au compte d’une relative souplesse dans le principe d’homologie des conjoints ; celle‑ci autorise l’enchaînement de structures régies et de structures autonomes ou, comme dans le cas suivant, de structures régies de nature grammaticale différente (voir aussi 29 Burnouf) :

17 Dureau Mais le sénat, après avoir commencé par donner de grands éloges à la générosité du prince, arrêta ce zèle, en lui faisant envisager la dissolution de l’Empire si l’on diminuait les revenus qui servent au maintien de sa puissance ; que la suppression des douanes autoriserait à demander celle des tributs, que […], que […].

75Cette souplesse grammaticale, que les latinistes ont pu adopter sur le modèle de la langue classique, apparaît comme une réponse aux propriétés de la syntaxe propositionnelle latine ; elle constitue ainsi un facteur important pour expliquer l’abondance du dil dans les traductions françaises.

76Pour conclure ce relevé sommaire de propriétés communes aux textes comparés, évoquons également le facteur générique. Dans les trois traductions des Annales, les séquences au dil, dont on a vu avec quel soin elles étaient balisées, ne visent pas à colorer discrètement la parole d’un « narrateur » qui peut adopter le point de vue et la voix de tout le monde parce qu’il n’est personne. En régime de factualité, alors que le narrateur formule des hypothèses sur le cours des événements, la fiabilité des sources ou les motivations des acteurs, le dil concourt à l’objectivité de la parole historique. Adoptant de manière canalisée la parole de tous les partis (Néron, Agrippine, Poppée, la rumeur, les pro et les contra de telle décision politique, etc.), l’historien témoigne de son discernement et de sa neutralité.

77Le dil est en outre ici au service de la vraisemblance historique : c’est par leur réalisme psychologique et stylistique que les paroles se laissent reconnaître, sans s’imposer à nous comme paroles effectivement tenues. Ce qu’instaure ici ce mode de rda, c’est un ethos et un pacte historiographiques, le gage de l’attention portée aux discours oraux et écrits qui trament l’Histoire. Seule une connaissance fine des sources permet une telle (apparence de) précision dans leur restitution, sans aller jusqu’à l’autonymie du dd et ce que celui‑ci comporte de nécessairement fictif.

7. Ouvertures

78Ces premiers résultats invitent à continuer l’investigation dans plusieurs directions. D’abord, il vaudrait la peine de prolonger le carottage proposé en considérant des traductions plus anciennes : celle de Dotteville, de D’Alembert, de Rousseau, ou, au xviie, de Fauchet, Baudoin, Le Maistre, D’Ablancourt. Il serait également intéressant de comparer ces traductions à celles d’autres traditions littéraires et linguistiques.

79Sur le plan quantitatif, la comparaison entre Dureau de Lamalle et Burnouf (qui n’est pas a priori affectée par notre repérage initial dans Gœlzer) fait apparaître que le deuxième accorde au dil plus de place que le premier. L’observation est vraie en termes d’extraits où le dil est représenté comme en nombre d’unités syntaxiques autonomes concernées dans les 29 extraits analysés. Les décomptes ci‑dessous sont bien sûr sujets à variation en fonction du repérage interprétatif du dil et de l’analyse en clauses :

80.

extraits avec dil

clauses au dil

Dureau (1790)

20

98

Burnouf (1830)

23

111

Gœlzer (1925)

29

129

81.

82À la hausse sensible de l’usage du dil de Dureau de Lamalle à Burnouf fait probablement suite une nouvelle légère augmentation de Burnouf à Gœlzer. Le tableau récapitulatif des formules de rda employées par les trois traducteurs rend compte d’une relative convergence dans les choix de traduction ; mais il invite surtout à une étude contrastive qui dégagerait les combinaisons privilégiées par les uns et les autres, ainsi que leurs choix de ponctuation (guillemets et ponctuants servant à lier ou segmenter les différents modes de rda combinés).

83Car, maintenant acquis que le dil est répandu au cours du xixe siècle dans les traductions latines de Tacite, au‑delà de sa description quantitative, c’est son évolution grammaticale qu’il s’agit de mettre au jour. Les styles de dil rencontrés chez les traducteurs peuvent se différencier non seulement, comme on l’a vu, selon leurs modes d’insertion textuelle, mais aussi selon leur composition même. La liberté de réalisation qu’offre le dil (voir notre tableau sous le point 2) constitue un faisceau de paramètres qui structurera la description de ses configurations discursives. Une telle approche permettra notamment la comparaison des usages du dil dans les traductions latines et la littérature de fiction ; on aura ainsi réuni les moyens de déterminer le sens de la circulation des patrons discursifs et de la compétence qu’ils manifestent.

84Enfin, il serait intéressant de rapporter chaque choix de traduction au texte latin, pour voir si les mêmes formules françaises répondent aux mêmes formules latines. Cette perspective permettrait de confirmer l’impression de latinisme que produisent certaines structures observées ici, comme la bascule du dil au présent à la suite d’un énoncé gnomique, le di sans verbe recteur, les « car embrayeurs de dil » ou les enchaînements complétives‑optatives…


***

8. Conclusions

85Dans la préface au tome iv de sa traduction des Œuvres compètes de Tacite (1827), Burnouf déclarait : « Une traduction, pour être lue, doit être de son siècle. » Il invitait ainsi lui‑même à considérer son travail comme témoignage de la compétence langagière de son temps. Une histoire des traductions de Tacite sert à la fois une histoire de la réception de l’auteur et une histoire du français.

86À la lumière d’un tout petit morceau de cette histoire, l’utilisation du dil au xixe siècle se trouve inscrite dans un panorama élargi. Car les traducteurs du latin n’ont manifestement pas attendu la stabilisation du dil dans l’imaginaire discursif littéraire, ni même sa description métalinguistique, pour y recourir intensivement. Et il semble peu probable que la traduction de Dureau de Lamalle (1790) soit l’instigatrice de ce choix de traduction, bien que cela reste à démontrer par l’étude des traductions antérieures.

87C’est ainsi la « réinvention » de Flaubert et de Zola qu’il est possible de mieux apprécier. Le dil n’a jamais cessé d’exister, ni dans la compétence linguistique, ni dans la compétence discursive. Mais il a étrangement déserté le genre romanesque. Les deux auteurs l’y reconduisent, selon des formes et des fonctions qui feront école. Pourtant, dans les marges du roman – genre très exposé auquel Bally par exemple emprunte la plupart de ses observations –, les traductions latines invitent à faire une autre histoire du dil.

88À partir de là, tout reste à faire, on l’a dit. Pour mesurer d’abord l’extension de cette aire d’exploitation intense de la forme : s’agit‑il d’une particularité des traductions des Annales ? des traductions de Tacite ? Concerne‑t‑elle également les traductions de César ? ou celle de la prose narrative latine en général… ? Puis mesurer son extension historique. Il reste surtout à décrire l’évolution de sa grammaire. Alors il sera possible d’évaluer son éventuelle influence sur la littérature, française ou d’autres langues. Car que conclure des proximités observables, en première approximation, entre les patrons discursifs du dil chez Burnouf et Zola13 ?

89C’est l’hypothèse esquissée par Maingueneau et Philippe (2000) qui s’avance, au terme de cet article, à celui qui cherche dans les textes la trace des infléchissements de la compétence discursive. La version latine, exercice d’appropriation de modèles littéraires, pourrait constituer une source essentielle de l’usage littéraire du dil au xixe siècle. La lente démocratisation de la scolarité sous l’Empire et la Restauration a‑t‑elle suffisamment exposé les Français au canon classique pour imaginer que Flaubert ou Zola aient trouvé, non pas chez Tacite directement, mais dans l’exercice de la version, un modèle discursif ? La bivocalité du dil comme solution linguistique adoptée dans la traduction des textes anciens serait une des raisons de son fleurissement littéraire en France puis en Europe à partir de 1850. La reconnaissance littéraire accordée aux traductions de Burnouf et le rayonnement intellectuel du personnage (notamment professeur d’éloquence au Collège de France de 1816 à sa mort en 1844) n’affaiblissent pas l’hypothèse.

90On pourrait enfin objecter que le dil n’apparaît, dans le corpus présenté, que sous la pression du latin seul, ou même des virtuosités de Tacite. Il s’agirait d’une forme de latinisme discursif, peu propre, en tant que tel, à se propager extra translationes. On a vu pourtant que, chez Tacite, ce n’est pas le dil latin qui appelle la solution du dil français, mais la morphosyntaxe latine du di. Ce n’est pas, autrement dit, l’usage du dil latin par Tacite qui conduirait – et même contraindrait pour ainsi dire – un réveil du dil français, par un principe de transposition entre deux systèmes isomorphes. C’est la gestion grammaticale du di propre au latin, permettant plus de souplesse et d’extension, qui pousse à sortir du di français et à trouver une solution idiomatique. On en conclura que le dil français des traductions considérées n’est pas un latinisme, mais une réponse du français aux contraintes qui pèsent sur la rection des subordonnées de di en français.

91https://www.fabula.org/actualites/documents/74562.pdf