Colloques en ligne

Vincent Capt

Deux temps et un contretemps : le discours indirect libre dans les récits de Marguerite Duras

Que sa voix soit la mienne, tenue par moi.

 « Retake », 12 juin 19811.

Pacte stylistique de lecture des textes

1Bien que variablement grammaticalisé, le discours indirect libre (désormais dil) n’en est pas pour autant réductible à une notion d’interprétation narrative. Ainsi préférons‑nous rester prudent face aux définitions a priori du dil, comme celle que semble présupposer Anna Jaubert en parlant de son « indécidabilité formelle » (2000, 49). Si le phénomène ne comporte pas nécessairement de marquages spécifiquement linguistiques, il n’en demeure pas moins que, dans la variété de ses réalisations, des traits récurrents peuvent être perçus : l’imparfait et surtout des pronoms de troisième rang qui servent parfois de repère aux déictiques ou prennent en charge des interjections, des formes interrogatives ou exclamatives ; s’ajoutent encore quelquefois des incises ou des ruptures lexicales. Ces marques sont généralement favorables au dil, surtout si elles sont constellées. Se retrouvant dans nombre de textes, elles bénéficient d’une certaine « typicité », sont plutôt facilement repérables et forment ce que Gilles Philippe nomme un « patron stylistique » (2008). Ce patron peut varier dans le temps, selon les auteurs et surtout suivant le régime narratif des textes. C’est, comme nous allons le voir, précisément ce qu’illustre l’œuvre de Marguerite Duras2.

2Il s’agira donc moins ici de revenir sur la catégorie même de dil que d’apprécier la variété des modes de fonctionnement de cette forme dans le cadre général de l’hétérogénéité « constitutive » de tout discours (Authier‑Revuz 2012). Le rôle du corpus, minimalement compris comme ensemble rationalisé de textes3, est alors déterminant : quel est le rapport à l’altérité énonciative proposé dans telle ou telle œuvre ? par tel ou tel auteur ? à tel ou tel moment de sa carrière ? dans les romans participant de tel ou tel courant littéraire ? Bannissement de l’altérité, accueil, intégration, fusion ou dissension ?

3L’approche du dil s’enrichit par ailleurs dès lors que celui‑ci est apprécié en termes d’effet global de réception. Puisqu’a priori aucun marquage ne garantit à lui seul la reconnaissance de l’effet stylistique, l’interaction texte/lecteur joue un rôle capital, même si le dil peut aussi être une sorte d’attendu dans certains genres narratifs de la modernité et si certains faisceaux de traits le rendent indiscutable. De fait, « si on se trouve dans un roman qui pratique dans l’ensemble de sa narration des décrochages énonciatifs et donc un style indirect libre, le lecteur tendra à interpréter certains segments, même très peu marqués, comme relevant du discours des personnages, parce que le protocole de lecture a induit cette habitude » (Rosier 2008, 62). La programmation de la lecture par le corpus fait que toute compréhension est orientée par une « présomption cotextuelle » (ibid., 46) : le lecteur aura tendance à reporter l’effet perçu sur des segments ultérieurs, même moins saturés de marques. La globalité du style l’emporte ainsi sur la localité de certains observables. Dans cette perspective, le dil repose sur la reconnaissance conditionnée d’un effet de décentrement énonciatif.

4La problématique du dil fait se croiser l’approche énonciative des textes et les théories du récit. Elle concerne la prise en charge et l’adresse des énoncés ainsi que la revendication plus ou moins affirmée d’une recherche stylistique au profit de la narration. Cette problématique se superpose ou s’étend en partie à celle de la focalisation : la représentation empathique des perceptions sensorielles voire des ressentis émotionnels joue sur un même effet de décentrement du récit vers une instance intradiégétique. Bien que des liens linguistiques, historiques et esthétiques existent donc entre ces deux phénomènes4, il est prudent de réserver l’étiquette de dil aux seuls énoncés auxquels l’hypothèse de lecture la plus favorable prête une dimension citationnelle (parole ou pensée d’un personnage). De fait, l’importance des dialogues chez Duras est telle que la restriction de la réflexion au seul discours revêt ici une pertinence spécifique. Les chercheurs qui se sont penchés sur le dil de Duras parlent ainsi volontiers de « formes mixtes » (Mellet 2000, 91) : c’est l’imaginaire de l’hybridation discursive ou du moins du mélange qui semble primer pour la critique.

5Il s’agira d’abord ici d’analyser quelques segments de dil empruntés à un roman qui en regorge : Les Yeux bleus cheveux noirs (1986). La chose étonne en effet : Marguerite Duras avait beaucoup recouru à cette forme au début des années 1950, avant de la délaisser. On n’en conclura pas pour autant que ce récit tardif renoue avec le projet esthétique d’Un barrage contre le Pacifique. On fera tout au contraire valoir que le dil peut entrer dans des configurations stylistiques différentes qui, seules, peuvent permettre d’affiner son analyse et de révéler ses enjeux.

Les Yeux bleus cheveux noirs ou l’éventail énonciatif du discours rapporté

6Les Yeux bleus cheveux noirs est un huis‑clos qui se déroule dans une station balnéaire du Nord de la France. Il relate une passion impossible entre une femme hétérosexuelle et un homme homosexuel. Les échanges et l’évolution des personnages sont les éléments centraux du récit. Ainsi trouve‑t‑on de nombreux procès explicites d’intellection ou de perception (proches alors du psycho‑récit) et de nombreux segments focalisés. Il est à signaler d’entrée que dans ce roman toutes les formes de représentation de la parole sont présentes. Ce qui favorise l’émergence dans Les Yeux bleus cheveux noirs du dil, c’est d’ailleurs sa combinaison avec tel ou tel autre mode de représentation du discours. Ainsi entre‑t‑il dans un dispositif d’énonciation romanesque complexe, que Duras ne cesse de mettre en variation.

7Prenons le cas d’un segment de dil marqué par un premier faisceau de traits convergents :

— Vous êtes là pour ne pas rentrer chez vous.
— C’est ça.
— Chez vous, vous êtes seul.
Seul, oui. Il cherche quoi dire. Il lui demande où elle habite. Elle habite dans une de ces rues qui donnent sur la plage.
Il n’entend pas. Il n’a pas entendu. (IV, 2185)

8Dans ce contexte interlocutif, la reprise à l’identique de « elle habite » semble mimer l’énonciation d’une réponse par le personnage féminin, suivant la dynamique d’un dialogue de type didactique. L’appariement d’une question au discours indirect (voire narrativisé) et d’une réponse au dil est la configuration la mieux représentée dans ce roman, avec ici la particularité de maintenir le présent. Bien souvent, le segment qui abandonne la représentation directe est considéré comme d’importance moindre du point de vue informatif, comme l’attestent ‑ dans cet exemple ‑ la tournure et le lexique flou de la réponse.

9Si les modes de représentation de la parole sont diversifiés à l’échelle du roman, ils le sont aussi à celle d’un simple échange dialogué. Dans ce premier cas, l’hétérogénéité s’infiltre au sein d’un même tour de parole, bâti pourtant ‑ du point de vue conversationnel ‑ sur un principe d’équivalence. Avec le dil, la textualité dialogale se libère d’une représentation homogène (marquée, par exemple, par la succession des tirets introducteurs de parole) ; elle se confond en partie avec la textualité narrative, ou du moins semble‑t‑elle s’en rapprocher : dans l’exemple précédent, la disposition sur la même ligne fait que la réponse tend vers la textualité narrative, bien que la prise stylistique du dialogue prime.

10L’extrait suivant présente un fonctionnement à la fois proche et différent :

Il ne peut pas s’empêcher de pleurer.
Elle lui dit : Je voudrais vous empêcher de pleurer. Elle pleure. Il ne veut rien vraiment. Il ne l’entend pas.
Elle lui demande s’il veut mourir, si c’est ça qu’il a, l’envie de mourir, elle pourrait l’aider peut-être. Elle voudrait qu’il parle encore. Il dit que non, rien, de ne pas faire attention. Elle ne peut pas faire autrement, elle lui parle.
— Vous êtes là pour ne pas rentrer chez vous. (IV, 218)

11Le dil advient ici progressivement, dans le prolongement de segments de discours indirect. Marqué notamment par la modalisation « peut‑être », le passage au dil signale un ajout qui comble l’absence de réponse immédiate de l’interlocuteur et qui accentue l’empathie de la jeune femme pour le jeune homme. Dans la réponse de ce dernier, le mot « rien » tire vers le dil une complétive qui demeure pour le reste un cas standard de discours indirect. Plus largement, l’encadrement du passage par un discours direct semble peser sur ces deux segments : le dil voisine avec d’autres modalités de représentation du discours rapporté, et il convient de s’interroger sur son apport stylistique dans un contexte d’apparition si favorable.

12Comme dans d’autres passages, l’échange ne porte pas vraiment ici sur un objet de discours bien stabilisé, au sujet duquel il s’agirait de converser. Ce qui semble privilégié, c’est la progression des attitudes de locution et leur impact sur la densité de la relation entre les deux personnages. Si les échanges sont relativement peu informatifs du point de vue des contenus partagés, ils sont en revanche fondamentaux dans l’économie du récit : les verbes de parole visent moins à rendre compte de la teneur informative des dires, comme dans la convention réaliste, qu’à témoigner de la faible quantité et de la variabilité des actions langagières du personnage masculin. Si, dans d’autres contextes romanesques, l’explicitation de certains actes (à dimension itérative) peut doter le texte d’une valeur descriptive (comme dans le genre du portrait en actes par exemple), il s’avère que dans ce roman de Duras la parole singulière est surtout porteuse d’un potentiel narratif : à l’échelle du récit, l’échange entre les personnages est pourvu d’une intensité dramatique supérieure.

13À la lecture de ce passage, c’est en effet le sentiment du désespoir du personnage masculin qui est perçu en premier lieu. Ainsi le dil facilite‑t‑il icil’immersion du lecteur dans la fiction : d’une certaine façon, le dialogue est contaminé par la narration, et la hiérarchie entre le discours encadrant et discours encadré a presque disparu. Les dialogues sont dès lors au service de la progression narrative, et un double mouvement semble régir le roman : d’une part, Duras multiplie les voies d’accès à la parole des personnages en recourant à un arsenal énonciatif hétérogène dont fait partie le dil ; d’autre part, la variation incessante des modes de discours rapporté permet, à l’échelle du roman, de faire du dialogue la trame de la narration, sans que celle‑ci soit pour autant apparentée, par exemple, à un texte théâtral.

14Un effet proche se laisse percevoir entre diverses formes de discours rapporté et une textualité a priori plus descriptive. Dans ce cas, le régime temporel dominant est l’imparfait, dont on sait qu’il favorise le dil :

C’était sur la route nationale au lever du jour lorsque le deuxième café avait fermé qu’il lui avait dit qu’il cherchait une jeune femme pour dormir auprès de lui pendant quelque temps, qu’il avait peur de la folie. Qu’il voulait payer cette femme, c’était son idée, qu’il fallait payer les femmes pour qu’elles empêchent les hommes de mourir, de devenir fous. Il avait pleuré encore, tout exténué de fatigue qu’il était. L’été lui faisait peur. Leur solitude dans l’été, quand les stations balnéaires étaient pleines de couples, de femmes et d’enfants, quand ils étaient moqués partout, dans les variétés6, les casinos, les rues. (IV, 223)

15Pas de dialogue direct ici, mais la description d’une interaction au bord d’une route entre les deux protagonistes, réalisée via différentes formes de parole rapportée (discours indirect, narrativisé et dil). La scène ne présente pas un échange stricto sensu (seul le personnage masculin s’exprime), mais la parole n’en demeure pas moins adressée (au personnage féminin dans un premier temps, puis l’adresse se trouble). L’équivoque se laisse percevoir au fur et à mesure que les complétives du verbe « dire » disparaissent. Dès « c’était son idée », les paroles du personnage masculin semblent « coller » à la description. Le verbe pleurer reprend à sa charge le discours narrativisé ; l’extrait oscille entre le fait de relater de l’extérieur des activités langagières et celui d’entrer en connivence avec celles-ci. Le dil semble en outre indiquer ici que les paroles de l’homme sont entendues par la femme (voir ici‑même l’article de Gilles Philippe) ; il s’agit alors d’une sorte de citation focalisée, de description de discours au prisme de l’empathie d’un personnage qui n’est pas locuteur.

16Le recul du discours direct est une tendance représentative des romans durassiens des années 1980. Non que les segments de discours direct disparaissent complètement, loin de là, mais ils sont amenuisés, car ils intègrent un dispositif de représentation de la parole plus large, qui fait une place généreuse aux formes dites indirectes. Le fait d’inclure le dialogue à la trame et de moins le « montrer » (par le discours direct) est typique de ce moment de la production de Duras. Le principe d’alternance des tours de parole n’est plus respecté a priori ; le récit « prend le dessus ». Si le dialogue ne disparaît pas entièrement pour autant, il se maintient de façon paradoxale : les verbes de parole sont omniprésents, si bien que parler semble être la seule action effectuée par les personnages. Le verbe dire demeure pourtant de très loin le plus employé : contrairement à crier ou murmurer, par exemple, il ne donne pas d’indication sur une attitude de locution spécifique, si bien que sa ténuité sémantique tend à donner à l’échange un côté mécanique voire déréalisé. Les énoncés rapportés sont d’ailleurs généralement neutres ou vagues, tant par leur statut dans l’interaction que par leur contenu.

17En outre, même lorsque le sens du verbe implique un échange, celui‑ci ne se réalise pas nécessairement suivant la même modalité de représentation. Une question rapportée au discours indirect peut par exemple recevoir une réponse présentée au dil :

Il dit qu’il n’a jamais rêvé d’une femme, qu’il n’a jamais pensé à une femme comme à un objet qu’on pouvait aimer.
Elle dit :
— C’est une chose terrible. Jamais je n’aurais cru avant de vous connaître.
Il demande si c’est aussi terrible que de ne pas croire en Dieu.
Elle le croit. C’est le fait de l’homme indéfiniment présent à lui‑même qui effraie. Mais ce doit être là qu’on est le mieux, le plus à l’aise pour vivre le désespoir, avec ces hommes sans descendance qui ignorent être désespérés. (IV, 226)

18La disposition sur la page rend compte de la nature dialoguée du passage, en respectant la convention qui veut que l’alinéa marque le tour de parole. Mais surtout ces quelques lignes mobilisent presque tous les régimes de représentation de la parole : discours indirect, puis discours direct ; retour au discours indirect, puis dil (nous soulignons), voire discours direct libre. Le changement incessant du mode de représentation du discours accentue l’effet dialogal du passage, mais obéit aussi à un souci stylistique spécifique, qui ne saurait être réduit à la simple exigence de variété (selon laquelle il conviendrait simplement de lutter contre une forme de « monotonie » énonciative afin de rendre le roman plus « vivant »). Bien que le verbe demander dénote un procès de parole plutôt initiatif (une question appelle une réponse), le passage d’une modalité de représentation à une autre prétend, pour Duras, contester l’illusion de réciprocité et de symétrie dans les échanges de parole. De façon plus générale encore, plus le dialogue initialement co‑élaboré avance, plus il tend à s’effriter et à rejoindre le récit, comme si la narration était l’horizon de la plupart des dialogues.

19La configuration la mieux représentée dans Les Yeux bleus cheveux noirs reste cependant ‑ assez banalement ‑ celle où une réplique d’abord restituée au discours indirect se prolonge au dil :

Il dit qu’il a vu passer un bateau de plaisance là, très près, à cent mètres du bord. Les ponts étaient vides. La mer était comme un lac, le bateau avançait sur un lac. Une sorte de yacht. Blanc. Elle demande quand. Il ne sait plus, plusieurs nuits. (IV, 284‑285)

20L’imparfait, les déterminants définis précédant des substantifs non complémentés, la comparaison, la désignation floue (« une sorte de »), les phrases se plus en plus brèves forment un faisceau de traits convergeant vers le dil.

21Un tel glissement, fort usuel, s’observait parfois de façon plus complexe dans Le Navire Night (1979), par exemple. Dans l’extrait ci-dessous, le verbe dire explicite le procès de parole, marqué par les phrases brèves, les alinéas, la progression par hyperbate, mais avec une hésitation entre discours indirect et dil (nous soulignons) :

Elle dit qu’elle l’aime à la folie. Qu’elle est folle d’amour pour lui. Qu’elle est prête à tout quitter pour lui.
Par amour pour lui, elle quitterait sa famille, la maison de Neuilly.
Mais qu’il n’est pas nécessaire pour autant qu’ils se voient.
Elle pourrait tout quitter pour lui sans pour autant le rejoindre.
Quitter à cause de lui, pour lui, et justement ne rejoindre rien.
Inventer cette fidélité à leur histoire.
 (III, 462)

22Dans les trois dernières lignes, l’alinéa puis l’ellipse du « Elle pourrait » tendent à mimer la progression hésitante des propos du personnage désigné par elle. Dans tous les cas, le brouillage de la parole advient progressivement, au fur et à mesure que l’énoncé se déploie.

Le discours indirect libre chez Duras : une histoire en deux temps

23On ne peut prendre la mesure de la présence, des réalisations et des enjeux du dil dans les romans tardifs de Marguerite Duras qu’en se reportant d’abord à l’usage qui était fait de cette forme dans les romans que l’auteure a publiés au début des années 1950. Dans Un barrage contre le Pacifique (1950), dont la critique relève volontiers « les îlots hétérogènes et les cocktails de mixités » (Rosier 2008, 64), la syntaxe des segments de dil est assez conforme au traitement qui dominait dans les années 1920 pour la représentation d’une parole intérieure (voir Philippe 2009). Et de fait, ce roman emploie la forme pour restituer des segments endophasiques aussi bien que des segments oraux, ce qui ne sera plus guère le cas trois décennies plus tard :

Suzanne s’allongea sous le pont et attendit son retour. Elle pensait très violemment à lui, son arrivée l’avait vidée de toute autre pensée, remplie de la sienne. Suffisait de vouloir. C’était le seul homme de ce côté‑là de la plaine. Et lui aussi il voulait s’en aller. (I, 465)

24L’analyse en dil du segment souligné est favorisée par les propositions brèves, presque parataxiques, et les tours privilégiés (présentatif, dislocation), qui coïncident avec l’image que peuvent se faire les lecteurs du phrasé du personnage désigné à la troisième personne. Dans le même roman, le dil intensifie ainsi souvent la proximité avec les personnages en représentant des énoncés endophasiques sans sortir du régime délocuté d’énonciation :

— Pauvre bête, geignait la mère, et dire qu’il a encore fait le chemin depuis Banté aujourd’hui même.
Suzanne l’entendait geindre sans la voir. Elle devait être sur la véranda et suivre Joseph des yeux. (I, 297)

25Un barrage contre le Pacifique présente bien sûr également des cas où le dil développe des répliques commencées au discours indirect (ou narrativisé) dans un cadre dialogal :

La mère, qui commençait à mieux y voir dans les mystères de la concession, fit valoir l’existence de son bungalow. Celui‑ci n’était pas achevé mais représentait quand même, incontestablement, un commencement de mise en valeur qui devait lui valoir un délai plus long. Les agents cadastraux s’inclinèrent. (I, 290)

26Il semble donc que le dil ait d’abord été employé par Duras afin de lisser deux plans d’énonciation disjoints, tout en explorant divers modes de réalisation de la parole (endophasique ou dialogale). En somme, la romancière a eu en premier lieu le souci de créer des effets locaux de proximité entre une voix narrative et un ou plusieurs personnages, mais aussi de gagner en réalisme ou en intensité psychologiques.

27Il en va encore ainsi de certains passages des Petits chevaux de Tarquinia (1953), où les dialogues sont désormais plus nombreux et plus longs :

— D’accord. On y va ? Où est le petit, avec Jacques ?
— Oui, Jacques et Ludi, je n’ai pas voulu y aller en même temps qu’eux.
Diana la pressa de partir parce qu’elle la savait inquiète à cause de l’enfant. La plage était à dix minutes de là, mais ce matin‑là la chaleur était telle que s’il n’y avait pas eu la question du petit, prétendirent‑elles, elles seraient peut-être restées à l’hôtel. (I, 834)

28L’extrait présente un cas a priori proche des exemples précédents, avec le maintien des pronoms de troisième rang, le régime défini de la détermination et l’usage décentrant de l’imparfait. Mais contrairement à ce que nous avons observé dans les romans des années 1980, la reconnaissance du dil ne s’effectue pas progressivement, suivant une dynamique de seuils. C’est d’un trait, en circonscrivant une portée par ailleurs plus nette, et donc à rebours que l’incise postposée vient confirmer le statut du segment de dil.

29La tendance se vérifie dans d’autres passages du même roman :

Depuis que le jeune homme avait sauté sur la mine, ou plutôt depuis que les vieux parents étaient arrivés, il passait la majeure partie de son temps, de ses nuits même, près de la maison abandonnée, avec les deux vieux. Ça le changeait. Il n’aimait plus cet endroit où sa vie s’était déroulée tout entière, trop lente, trop longue. Du moins, c’était ce qu’il prétendait. (I, 844-845)

30Même si le segment de dil est relativement ample (surtout si l’on y inclut tout le début de l’extrait), il n’est pleinement reconnu comme tel que grâce à la modalisation rétrospective : « Du moins, c’était ce qu’il prétendait. » Pourtant le dil n’entre pas, à ce moment de l’œuvre de Duras, dans un arsenal énonciatif complexe : ce qui semble importer, c’est du point de vue textuel et énonciatif d’opérer un travail « correctif » de jointure et peut‑être, plus simplement, du point de vue stylistique, de créer un effet de connivence entre la voix narrative et celle des personnages, afin de teinter la narration d’une couleur plus subjective.

31À partir de Moderato Cantabile (1958), une très nette rupture se fait sentir. Le dil est absent du roman à l’exception de quelques îlots résiduels, peut-être dus à une sorte de négligence ou de « réflexe » rédactionnel de l’auteure. Dans l’extrait suivant (sans doute le cas le plus notable de tout le récit), le dil est marqué par l’imparfait et la coréférence des pronoms de l’incise et de la réplique :

Un remorqueur quitta le bassin et démarra dans le fracas régulier et chaud de ses moteurs. L’enfant s’immobilisa sur le trottoir, pendant le temps que dura sa manœuvre, puis il se retourna vers sa mère.
— Où ça va ?
Elle l’ignorait, dit‑elle. (I, 1213)

32Le brusque recul du dil dès 1958 (avant son grand retour en 1986) marque un net changement d’esthétique romanesque. Alors que, dans les années 1950‑1953, Duras avait le souci de conjoindre l’énonciation discursive et l’énonciation historique, elle dissocie radicalement ces deux plans en 1958, et le dialogue à la forme directe envahit le texte. Au niveau du récit, la disparition presque totale de l’imparfait (et donc d’une possible focalisation interne) participe du même effet : le recours au passé simple et au passé composé isole chaque procès et renforce le sentiment de déliaison. Ce contraste fort est une des raisons pour lesquelles l’historiographie littéraire (et l’auteure elle‑même) a pu considérer que Moderato Cantabile marquait un nouveau départ de l’œuvre de Duras (sans doute serait‑il pourtant plus juste de marquer la rupture en 1955, avec la publication du roman dialogué Le Square).

33Bien que des romans au présent, comme Dix heures et demie du soir en été (1960), Le Vice‑Consul (1966) ou L’Amant de la Chine du Nord (1991) proposent plus ou moins sporadiquement quelques segments de dil, la nostalgie subjectiviste qui habitait encore les premiers récits de Duras est délaissée à partir de 1958 au profit de diverses formes d’expérimentation, en particulier durant les années 1970, au bénéfice de l’écriture théâtrale et surtout cinématographique, puis, autour des années 1980, au bénéfice de récits à la première ou à la deuxième personne (La Maladie de la mort, 1983 ; L’Amant, 1984 ; Emily L., 1987), configurations moins favorables au dil. À l’exception notable du Navire Night (nous l’avons vu) et surtout de L’Après‑midi de Monsieur Andesmas (1962) qui fait une large place au dil pour évoquer les états intérieurs du personnage, la forme devait rester bien rare sous la plume de Duras après 1958, malgré sa brusque réapparition dans le roman de 1986. Elle n’apparaissait guère dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) ou Le Vice‑Consul (1966) ; elle ne reviendra guère dans La Pluie d’été (1990), L’Amant de la Chine du Nord (1991) ou Yann Andréa Steiner (1992).


***

34S’il y a une unité du dil dans l’œuvre de Duras du point de vue qualitatif (formes et configurations restant relativement stables), il y a bien deux moments du point de vue quantitatif. Fréquente dans les romans de 1950‑1953, elle n’est plus que résiduelle dans les récits qui suivent. Mais, nous le savons, il y eut aussi un contretemps : c’est le livre de 1986, Les Yeux bleus cheveux noirs. Ce récit ne marque pourtant en rien un retour au projet littéraire du début des années 1950, loin de là. Le dil y sert une esthétique kaléidoscopique, tandis que trente ans plus tôt, il signalait le maintien d’un projet résolument subjectiviste (voir l’article de Gilles Philippe ici‑même), quand bien même l’auteure prétendait s’être convertie au « behaviourisme » en vogue. Duras n’avait donc pas encore consommé la rupture avec son tout premier roman, Les Impudents (1943), qu’elle présenta longtemps comme un simple galop d’essai et où le dil abondait. La résurgence du dil en 1986 mériterait d’être interrogée plus avant, dans le cadre d’une réflexion limitée aux Yeux bleus cheveux noirs. Mais tel n’était point notre but. Ce que nous avons précisément voulu faire apparaître, c’est que le dil ‑ prototypiquement associé aux grands projets subjectivistes de la fin du xixe siècle ‑ est non seulement une forme plastique, mais surtout que l’on ne peut dégager ses enjeux qu’en prenant acte de l’esthétique qu’il est appelé à servir. Même si la forme reste identique, ses enjeux stylistiques peuvent différer de façon radicale.