Colloques en ligne

Noëlle Batt

Émergence des formes. Émergence du sens littéraire. Émergence de la conscience. La question commune de l’intégration

1La question que je voudrais placer au centre de cette réflexion est celle que l’on appelle en anglais : le binding problem, en français : le problème du « liage », ou de l’« intégration », expression apparue dans les théories de la conscience au moment où les neuro‑physiologistes ont été confrontés à la difficulté d’expliquer comment une infrastructure neuronale fonctionnant selon les lois de la causalité, pouvait donner lieu à un phénomène (la conscience, primaire ou secondaire) qui n’était pas directement causé par cette infrastructure.

2Mais cette question était déjà apparue avec les théories de l’auto‑organisation. Henri Atlan dans son livre Entre le cristal et la fumée et dans divers articles avait repris, pour l’appliquer aux phénomènes physiques et biophysiques le principe de l’« ordre par le bruit » (« Order from noise ») ou « complexité par le bruit » préalablement défini par la théorie de l’information et repris également en sémiotique littéraire par Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte (1959) et par Iouri Lotman dans La Structure du texte artistique (1973) sous la dénomination de « complexification par le bruit » (1).

3Francisco Varela et Umberto Maturana avaient, pour leur part, utilisé le terme d’« autopoïèse » pour qualifier un fonctionnement similaire, celui du système immunologique.

4H. Atlan, dans un livre récent : Le Vivant post génomique ou qu’est‑ce que l’auto‑organisation ? (2011), nous propose à la fois une histoire du concept d’auto‑organisation et une excellente synthèse de ce mécanisme en définissant précisément les rapports entre l’auto‑organisation et les propriétés d’émergence que présentent les systèmes dotés de ce fonctionnement.

5D’abord soulevée en théorie de l’information et en biologie, cette question a ultérieurement révélé sa pertinence dans d’autres domaines scientifiques, puis en sciences humaines et sociales. On peut dire qu’elle a son équivalent exact dans le domaine du langage, où elle a longtemps été désignée sous le nom de « double articulation du langage ». Il s’agissait, avec ce vocable, de rendre compte du fait que l’on peut repérer un premier stade d’organisation des éléments constitutifs infra‑sémantiques du langage (traits distinctifs, phonèmes, séquences phonématiques pour le langage oral/lettres, syllabes pour l’écrit), et que ces unités sans signification propre (2) seront, dans un deuxième temps, combinées en unités plus importantes en taille mais surtout dotées d’une signification et d’une valeur dans le système de la langue dans laquelle elles prennent place. C’est ainsi que seront formés les morphèmes, lexicaux et grammaticaux, puis les mots. La syntaxe articulera ensuite ces unités en syntagmes et propositions selon des lois grammaticales propres à chaque langue. Il en résultera un langage, véhicule de sens, devenu propre à la communication interpersonnelle et sociale.

6Une double articulation de même type pourra intervenir ensuite quand il s’agira de passer à un stade plus complexe de la formation du langage, à savoir la symbolisation que représente le passage du langage dénoté au langage connoté. Les signes de la langue tels que définis ci‑dessus deviendront les signifiants d’un nouveau signifié social ou culturel, et le signe second ainsi formé aura cette fois un sens connoté ou symbolique (3).

7Le langage pragmatique ainsi défini dans un état encore relativement simple fera l’objet d’un certain nombre d’opérations nouvelles lorsque le système artistique verbal, la littérature en fera son matériau pour le transformer en langage artistique. On notera, à cette occasion, des phénomènes de déstructuration‑restructuration lexicales ; et d’autres de déliaisons syntaxiques suivies de nouvelles liaisons a‑grammaticales dites « figurales », qui pourront être considérés comme des bruits dans le système de la langue standard mais produisant du sens au niveau supérieur sémantique ou symbolique en relation avec d’autres opérations énonciatives ou discursives plus spécifiques au genre littéraire choisi : invention d’une fiction, organisation de cette fiction dans une narration focalisée et temporellement ordonnée dans le cas de la prose artistique (roman ou nouvelle), choix d’une forme poétique conventionnelle ou libre et d’une prosodie conventionnelle ou libre dans le cas de la poésie ; association avec une idée de mise en scène dans le cas du théâtre ; enfin, quel que soit le genre choisi, composition du texte afin de faire résonner entre eux les effets des différentes opérations accomplies aux différents niveaux. C’est ainsi que progressivement se constituera cette autre langue dans la langue qui est caractéristique du langage littéraire et que se dégagera de la composition technique un plan de composition esthétique de l’œuvre qui transcendera les effets locaux en un effet global.

8Cette question de l’intégration, commune au domaine du vivant et à celui du texte littéraire, a été posée dans des termes évidemment très différents d’une part à propos de l’art au début du xxe siècle par Paul Valéry dans plusieurs textes dont un que l’on examinera ici : « L’Homme et la coquille » (4) et, d’autre part, à propos de la conscience, au début du xxie siècle, dans plusieurs livres publiés par Gérald Edelman dont Wider than the Sky et Second Nature (5). Je voudrais donc, même brièvement, comparer ce que disent ces deux auteurs, un homme de lettres qui s’intéressait beaucoup à la science et un homme de science qui s’est adressé aux chercheurs en sciences humaines pour leur proposer de coopérer à une épistémologie commune.

Paul Valéry, « formation » naturelle et « construction » humaine ; le statut de la création artistique

9Dans « L’Homme et la coquille », texte écrit en 1937, Valéry interroge le rapport du morphologique et du vivant et s’interroge sur les processus caractéristiques de la formation des objets naturels en regard des constructions humaines, pour finir sur ce qui rapproche – dans leur différence – la formation des objets naturels de la création des œuvres artistiques.

10Valéry, qui s’intéressait de très près aux créations morphologiques de la nature, choisit donc de s’émerveiller devant le bel ouvrage que constitue la coquille d’un mollusque et raisonne sur les conditions de fabrication de cette coquille. Je commencerai par une citation un peu longue pour donner à lire la voix de Valéry :

S’il y eût une poésie des merveilles et des émotions de l’intellect, (à quoi j’ai songé toute ma vie), il n’y aurait point pour elle de sujet plus dé́licieusement excitant à choisir que la peinture d’un esprit sollicité par quelqu’une de ces formations naturelles remarquables qui s’observent çà et là, (ou plutôt qui se font observer), parmi tant de choses de figure indifférente et accidentelle qui nous entourent. Comme un son pur, ou un système mélodique de sons purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire de l’ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement. Ils nous proposent, étrangement unies, les idées d’ordre et de fantaisie, d’invention et de nécessité, de loi et d’exception ; et nous trouvons à la fois dans leur apparence le semblant d’une intention et d’une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l’évidence de procédés qui nous sont interdits et impénétrables. Nous pouvons imiter ces formes singulières ; et nos mains tailler un prisme, assembler une feinte fleur, tourner ou modeler une coquille ; nous savons même exprimer par une formule leurs caractères de symétrie, ou les représenter d’assez près par une construction géomé́trique. Jusque‑là nous pouvons prêter à la « Nature » : lui donner des dessins, une mathématique, un goût, une imagination, qui ne sont pas infiniment différents des nôtres ; mais voici que, lui ayant concédé tout ce qu’il faut d’humain pour se faire comprendre des hommes, elle nous manifeste, d’autre part, tout ce qu’il faut d’inhumain pour nous déconcerter [...]. Nous concevons la construction de ces objets, et c’est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent ; nous ne concevons pas leur formation, et c’est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés nous‑mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons rien créer par cette voie. (p. 886‑7)

11Cette observation pénétrante qui souligne les impressions contradictoires ressenties à la vue de la coquille va être, pour Valéry, l’occasion de comparer création humaine et création de la nature et de noter en quoi elles diffèrent :

121. Il établit tout d’abord une différence entre construction et formation, le premier terme faisant intervenir les notions d’intention et d’action, et le second rien que le semblantd’une intention et d’une action (« …et nous trouvons à la fois dans leur apparence [celle des objets naturels] et, le semblant d’une intention et d’une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l’évidence de procédés qui nous sont interdits et impénétrables. […] Nous concevons la construction de ces objets, et c’est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent ; nous ne concevons pas leur formation et c’est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés nous‑mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons rien créer par cette voie » (6)). On objectera ici à Valéry que, sauf le respect qu’on lui doit, il est bien une chose que nous savons créer par cette voie : c’est un autre humain !

132. Il signale que si nous comprenons la géométrie de l’objet, nous sommes incapables de dire ce qui la borne : « Mais pourquoi pas un tour de plus ? » (p. 890). On retrouvera cette question posée de façon récurrente à propos de l’art comme il apparaît dans les très nombreux témoignages d’artistes, dont d’ailleurs celui de Valéry lui‑même, du moment crucial où l’artiste décide d’arrêter de travailler à son œuvre parce qu’il pense qu’au moment t x elle a peut‑être trouvé sa forme définitive (7).

143. Et Valéry de demander qui est l’auteur de cette merveille : « Qui donc a fait ceci ? » Et « Pourquoi ? »Et « Comment ? » « “Expliquer” (…) ce n’est que refaire par la pensée » (p. 891).

154. À propos de l’interrogation : « […] comment je m’y prendrais pour façonner une coquille » (p. 894), Valéry fait une liste des traits qui différencient autrement que précédemment l’action humaine (« elle s’opère par gestes successifs, bien séparés, bornés, énumérables »,p. 895‑6 ; « elle exige la présence pensante de l’homme », p. 896) « de l’action non‑humaine (qui, elle, ne nécessite pas l’intervention de la pensée ; qui revient à ne pouvoir faire qu’une chose d’une seule manière et comme si la chose se faisait d’elle‑même », p. 895). « Nous aussi, nous fonctionnons comme cela quand nous marchons, nous respirons, nous nous souvenons, dit Valéry » (p. 895), c’est‑à‑dire quand nous mettons en œuvre notre programme génétique, mais non pas quand nous créons (sauf, encore une fois, quand nous faisons un enfant).

165. Cherchant ensuite à définir le rapport qui unit la coquille au mollusque, Valéry écrit :

Une coquille émane d’un mollusque. Emaner me semble le seul terme assez près du vrai, puisqu’il signifie proprement : laisser suinter. Une grotte émane ses stalactites ; un mollusque émane sa coquille. Sur le procédé élémentaire de cette émanation, les savants nous redisent quantité de choses qu’ils ont vues dans le microscope. Ils en ajoutent quantité d’autres que je ne crois pas qu’ils aient vues : les unes sont inconcevables, quoiqu’on puisse en fort bien discourir ; les autres exigeraient une observation de quelques centaines de millions d’années, car il n’en faut pas moins pour changer ce que l’on veut en ce que l’on peut. D’autres demandent çà et là quelque accident très favorable... (p. 898)

17On remarquera dans ce paragraphe le verbe « émaner » employé transitivement comme peut l’être le verbe anglais « to emanate ». Je reviendrai sur cet emploi ultérieurement. Valéry poursuit :

C’est là, selon la science, ce que réclame le mollusque pour retordre si savamment le charmant objet qui me retient. On dit que, dès le germe, ce mollusque, son formateur, a subi une étrange restriction de son développement : toute une moitié de son organisme s’est atrophiée. Chez la plupart, la partie droite, (et chez le reste, la gauche), a été sacrifiée ; cependant que la masse viscérale gauche, (et chez le reste, la droite), s’est ployée en demi‑cercle, puis tordue ; et que le système nerveux, dont la première intention était de se former en deux filets parallèles, se croise curieusement et intervertit ses ganglions centraux. À l’extérieur, la coquille s’exsude et se solidifie... On a fait plus d’une hypothèse sur ce qui sollicite tels mollusques (et non point tels autres qui leur ressemblent beaucoup), à développer cette bizarre prédilection pour un côté de leur organisme ; et – comme il est inévitable en matière de suppositions – ce que l’on suppose est déduit de ce que l’on a besoin de supposer : la question est humaine ; la réponse, trop humaine. (p. 898‑9)

186. Après une réflexion sur le rapport entre savoir et pouvoir : Je ne sais que ce que je sais faire (p. 898), vient la réponse à la question précédente : « Qui donc a fait ceci ? » :  

Le petit problème de la coquille suffit à illustrer assez bien tout ceci, et à illuminer nos limites. Puisque l’homme n’est pas l’auteur de cet objet, et que le hasard n’en est point responsable, il faut bien inventer quelque chose que nous avons nommé Nature vivante. Nous ne pouvons guère la définir que par la différence de son travail avec le nôtre ; et c’est pourquoi j’ai dû préciser un peu celui‑ci. […] La fabrication de la coquille est chose vécue et non faite : rien de plus opposé à notre acte articulé, précédé d’une fin et opérant comme cause. Elle n’est pas le produit d’un faire mais d’un vivre. (p. 900)

197. Ce vivre est le domaine par excellence de la phusis (8), du fonctionnement non conscient de l’organisme vivant, l’organisme humain inclus. Valéry donne alors des détails sur les modalités de ce vivre‑faire. La nature ne sait pas façonner directement les choses solides. Elle passe par l’état liquide :

J’ai lu que notre animal emprunte à son milieu une nourriture où existent des sels de calcium, que ce calcium absorbé est traité par son foie, et de là, passe dans son sang. La matière première de la partie minérale de la coquille est acquise : elle va alimenter l’activité d’un organe singulier spécialisé dans le métier de sécréter et de mettre en place les éléments du solide à construire. […] Cet organe, masse musculaire qui renferme les viscères de la bête, et qui se prolonge par le pied sur lequel elle pose et par lequel elle se déplace, se nomme le manteau et accomplit une double fonction. La marge de ce manteau émet par son épithélium le revêtement externe de la coquille, qui recouvre une couche de prismes calcaires très curieusement et savamment appareillés. Ainsi se constitue l’extérieur de la coquille. Mais elle s’accroît, d’autre part, en épaisseur, et cet accroissement comporte une matière, une structure et des instruments très différents. À l’abri du rempart solide que bâtit le bord du manteau, le reste de cet admirable organe élabore les délicatesses de la paroi interne, le suave lambris de la demeure de la bête. Pour les songes d’une vie souvent intérieure, rien de trop doux et de trop précieux : des couches successives de mucus viennent tapisser de lames aussi minces qu’une bulle de savon, la cavité profonde et torse où se rétracte et se concentre le solitaire. Mais il ignorera toujours toute la beauté de son œuvre et de sa retraite. Après sa mort, la substance exquise qu’il a formée en déposant alternativement sur la paroi le produit organique de ses cellules à mucus et la calcite de ses cellules à nacre, verra le jour, séparera la lumière en ses longueurs d’onde, et nous enchantera les yeux par la tendre richesse de ses plages irisées. (p. 901‑2)

208. Voici donc Valéry édifié sur la manière dont se fabrique la coquille mais cela ne tarit pas les questions qu’il se pose et qu’il oriente cette fois sur les rapports local‑gobal, sur l’impact du point de vue de l’observateur sur la chose observée et sur le décalage entre l’échelle temporelle de nos représentations eu égard à l’échelle de temps qui prévaut pour la chose observée, en l’occurrence la formation de la coquille.

Nous ne pouvons pas,en effet, imaginer une progression assez lente pour amener le résultat sensible d’une modification insensible, nous qui ne percevons même pas notre propre croissance. Nous ne pouvons imaginer le processus vivant qu’en lui communiquant une allure qui nous appartient, et qui est entièrement indépendante de ce qui se passe dans l’être observé. Mais, au contraire, il est assez probable que dans le progrès de l’accroissement du mollusque et de sa coquille, selon le thème inéluctable de l’hélice spiralée, se composent indistinctement et indivisiblement tous les constituants que la forme non moins inéluctable de l’acte humain nous a appris à considérer et à définir distinctement : les forces, le temps, la matière, les liaisons, et les différents « ordres de grandeur » entre lesquels nos sens nous imposent de distinguer. La vie passe et repasse de la molécule à la micelle, et de celle‑ci aux masses sensibles, sans avoir égard aux compartiments de nos sciences, c’est‑à‑dire de nos moyens d’action. (p. 902‑3)

21Je voudrais insister ici sur deux formulations de cette citation de Valéry :

221. « se composent indistinctement et indivisiblementtous les constituants que la forme non moins inéluctable de l’acte humain nous a appris à considérer et à définir distinctement» […] On trouve ici la description d’effets attribuables à un mécanisme clé que l’on retrouvera plus tard, celui d’« intrication » qui est une caractéristique de la vie. Cette intrication ne se laisse pas désintriquer au niveau de la phusis sauf à tuer la vie elle‑même comme l’a rappelé en son temps l’intrigue de la nouvelle de Hawthorne : « The Birth‑Mark » (9), mais l’esprit humain, le logos, en proie au démon de la rationalisation ne peut s’empêcher de vouloir désintriquer même au prix d’un coup de force instrumental ou argumentatif. La mécanique classique et la mécanique quantique s’opposent ainsi dans la manière de saisir et de décrire les objets. La mécanique quantique ne conçoit pas l’identité de l’objet en dehors de la relation d’intrication. La mécanique classique, au contraire, isole, par un coup de force, l’objet de ses intrications et lui confère une identité en tant qu’objet individué.

23On notera aussi dans ce passage l’expression : « La vie passe et repasse » sur laquelle je voudrais attirer l’attention ici pour y revenir quand je parlerai du modèle de la conscience de Edelman et plus particulièrement du procédé de « reentry ».

24Et Valéry de conclure :

Que constatons‑nous ? Le travail intérieur de construction est mystérieusement ordonné. Les cellules sécrétoires du manteau et de sa marge font leur œuvre en mesure : les tours de spire progressent ; le solide s’édifie ; la nacre s’y dépose. Mais le microscope ne montre pas ce qui harmonise les divers points et les divers moments de cet avancement périphérique simultané. La disposition des courbes qui, sillons ou rubans de couleur, suivent la forme, et celle des lignes qui les coupent, font songer à des « géodésiques », et suggèrent l’existence de je ne sais quel « champ de forces », que nous ne savons pas déceler, et dont l’action imprimerait à la croissance de la coquille l’irrésistible torsion et le progrès rythmique que nous observons dans le produit. Rien, dans notre conscience de nos actions, ne nous permet d’imaginer ce qui module si gracieusement des surfaces, élément par élément, rangée par rangée, sans moyens extérieurs et étrangers à la chose façonnée, et ce qui raccorde à miracle ces courbures, les ajuste, et achève l’œuvre avec une hardiesse, une aisance, une décision, dont les créations les plus souples du potier ou du fondeur de bronze ne connaissent que de loin le bonheur. Nos artistes ne tirent point de leur substance la matière de leurs ouvrages, et ils ne tiennent la forme qu’ils poursuivent que d’une application particulière de leur esprit, séparable du tout de leur être. Peut‑être, ce que nous appelons la perfection dans l’art, (et que tous ne recherchent pas, et que plus d’un dédaigne), n’est‑elle que le sentiment de désirer ou de trouver, dans une œuvre humaine, cette certitude dans l’exécution, cette nécessité d’origine intérieure, et cette liaison indissoluble et réciproque de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait voir ? (p. 904‑5)

25Quand Valéry affirme : « Nos artistes ne tirent point de leur substance la matière de leurs ouvrages, et ils ne tiennent la forme qu’ils poursuivent que d’une application particulière de leur esprit, séparable du tout de leur être », on peut, à la lumière des derniers travaux en neurosciences, se sentir autorisé à le contredire.

26En effet, si l’on veut bien considérer comme substance les flux électriques et chimiques qui circulent dans nos réseaux neuronaux et qui sont à l’origine de la pensée, du langage et des émotions, l’artiste tire bien de sa substance la matière de ses ouvrages. Il est d’ailleurs remarquable de lire sous la plume d’écrivains très divers des témoignages sur la fatigue nerveuse qui succède à la création artistique. À supposer que s’avèrent exactes les thèses qui défendent actuellement l’idée que le cerveau pourrait se comporter au moment de la perception ou de la prise de décision comme s’il appliquait la règle de probabilité dite de Bayes (10), cette fatigue nerveuse pourrait être attribuée au fait que l’artiste en phase de création prend à rebours ces comportements automatisés qui facilitent les actions quotidiennes pour ouvrir inlassablement d’autres voies possibles que celles du raisonnement standard et habituel.

27Par ailleurs, la notion de sujet fut longtemps définie par l’exercice du libre arbitre, par la volonté affirmée de maîtrise sur le monde environnant. Mais il apparaît de plus en plus dans les recherches en neurosciences que les activités non conscientes du sujet le définissent tout autant, sinon plus, que ses activités conscientes (11).

Le modèle morphodynamique (Petitot)

28Dans une remarquable étude de 1995 republiée en 2004 dans Morphologie et Esthétique, Jean Petitot retrace le parcours des difficultés épistémiques rencontrées par Valéry au cours de sa tentative de comprendre le secret de la fabrication de la coquille. Il présente d’abord Valéry comme le successeur de Goethe, soucieux de parvenir à « une “intelligence des formes” conduisant d’un naturalisme morphologique à une poiésis structurale » (12). Petitot rappelle que, pour Valéry, les formes naturelles sont « “des lois qui parlent aux yeux” » et qu’une forme a plus de prix que le sens car « c’est dans la forme que le sens s’enracine » (p. 116). Petitot évoque à cette occasion le travail de Florence de Lussy (13) qui a découvert dans les notes des cours de 1940‑41 au Collège de France, un projet de morphologie généralisée où l’on voit Valéry « s’occuper de processus physiques de diffusion et de propagation, d’occupation spatiale de formes, de formes physiques complexes comme les tourbillons, de formes biologiques organisées végétales et animales » (p. 116).

29Petitot signale au passage la position kantienne de Valéry en faisant remarquer que les formes organisées citées par Valéry au début de son texte (un cristal, une fleur, une coquille) sont précisément les exemples donnés par Kant dans la Critique du Jugement. Et à propos de la citation de Valéry que nous avons donnée précédemment (p. 886‑7) « le semblant d’une intention et d’une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l’évidence de procédés qui nous sont interdits et impénétrables » (« L’Homme et la coquille », p. 886, Morphologie et Esthétique, p. 118), Petitot montre que « le conflit interne au savoir » dégagé par Valéry « oppose une “construction” mécanique causale à une “production” vivante finale (téléologique) ». Il ajoute : « Il s’agit bien de l’énigmatique tendance “technique” de la nature à produire des formes » (p. 118). Les deux actions sont moins à opposer qu’à corréler. Cette construction à deux étages (construction mécanique causale en soubassement et production vivante finale au‑dessus) annonce celle que nous mettrons en évidence dans le modèle explicatif de la conscience proposé par Edelman.

30Petitot analyse ensuite la manière dont Valéry dégage de son étude géométrique de la coquille un type générique dont la nature produit de multiples variations : « [Le type générique] possède une diversité interne mais le principe générateur en est caché dans la nature (dans sa “technique” inintelligible). Il n’est pas maîtrisable mathématiquement et c’est pourquoi, par conversion d’un manque d’objectivité en un supplément de subjectivité » (une formulation sur laquelle on pourra revenir), « ces formes exercent esthétiquement dans leur manifestation une “séduction sensible”. Entre la légalité normative objective et la liberté esthétique, il y a comme un “vertige réglé” » (p. 119).

31On pourrait aussi dire : ou une règle déplacée, ou encore un « décadrage » pour reprendre une formulation de Deleuze et Guattari (14).

32Or, si les métalangages mathématiques et physiques sont à même de formuler opératoirement le type générique et d’expliquer la physico‑chimie du substrat matériel, ils ne sont pas à même de construire le lexique, et plus encore la sémantique correspondant à la transformation morphologique.

33« Ce que la finitude de notre entendement discursif rend si difficile à comprendre est que, comme le formule admirablement Valéry, la vie ne “sépare pas sa géométrie de sa physique” » (p. 120) et Petitot poursuit avec une autre citation de Valéry : « “le moindre coquillage ma fait voir […] [une] liaison indissoluble et réciproque de la figure avec la matière” » (p. 120). On notera que, dans « Poésie et pensée abstraite », Valéry affirmera la liaison indissoluble de la forme et du sens qu’il exprimera par l’image du pendule qui oscille indéfiniment entre ses deux pôles sans jamais se fixer à l’un ni à l’autre (15). Et Petitot d’en déduire que :

Pour comprendre les morphologies, il faudrait donc une Dynamique et une Physique de la Forme, autrement dit, une théorie de l’(auto)‑organisation. Il faudrait comprendre comment des mécanismes d’interactions microphysiques et biochimiques peuvent engendrer des formes macroscopiques émergentes tout à la fois aussi irrégulières et aussi organisées. (p. 120)

34Et Petitot conclut cette partie de son texte en imaginant l’enthousiasme de Valéry s’il avait pu connaître :

[…] [les] explications génétiques de la morphogenèse, et [les] théories physico‑mathématiques (théories des catastrophes et des bifurcations d’attracteurs de systèmes dynamiques non linéaires, théories des phénomènes critiques et des ruptures de symétrie, théorie de l’(auto)‑organisation, états critiques auto‑organisés, thermodynamique non linéaire et structures dissipatives etc.) qui permettent d’expliquer comment, sur la base de phénomènes d’interaction et de comportement collectif coordonnés (coopérations et conflits) se situant à une échelle intermédiaire (« mésoscopique ») des unités de petite échelle (« microscopiques ») peuvent s’organiser en structures émergentes de grande échelle (« macroscopiques »). […] Ces théories […] ont permis d’élaborer une physique qualitative des morphologies phénoménales, autrement dit, une physique du sensible. En montrant comment il est possible que dans les formes qu’elle produit, la nature « ne sépare pas sa géométrie de sa physique », elles répondent aux interrogations les plus profondes de Valéry. La science a désormais rejoint la « poésie des merveilles ». (p. 121‑122)

Le modèle de l’auto‑organisation. Le concept d’émergence

35Disons donc quelques mots de ce modèle de l’(auto)‑organisation dont Petitot nous dit qu’il répond aux attentes de Valéry. Peut‑être Valéry en a‑t‑il eu l’intuition quand il emploie comme il le fait le verbe « émaner » que j’ai signalé plus haut : « la coquille émane d’un mollusque ; “Emaner” au sens de “laisser suinter”…» p. 898. Comme nous l’avons dit en commençant, le concept d’auto‑organisation a été formulé dans les premières années du développement des sciences cognitives dans la continuité du concept d’ordre par le bruit issu de la théorie de l’information.

36Le concept désigne un mode de production d’objets, de phénomènes ou de systèmes qui résultent du fonctionnement d’un système sous‑jacent causal sans qu’il n’y ait de rapport causal entre le système premier et le second, sans qu’il n’y ait non plus d’identité (substantielle ou structurelle) entre les composants du système premier et ceux du système second. Il y a à la fois une rupture logique (la causalité ne peut pas être invoquée quand on cherche à expliquer comment on passe du premier niveau au second) et une rupture matérielle dans la mesure où les éléments du second niveau sont d’une autre nature que ceux du premier niveau, et ceci alors même que les phénomènes, objets ou systèmes du second niveau doivent bien leur existence à la présence et au fonctionnement du système de premier niveau. La conscience est un phénomène de ce type.

37Plusieurs modèles du processus d’émergence de la conscience ont été formulés par divers chercheurs. On citera « l’espace de travail conscient » de Changeux, Dehaene, Naccache en France ; les « corrélats neuronaux de la conscience » de Crick et Koch qui font intervenir un paramètre temporel, ou la « réentrée » de G. Edelman aux États‑Unis. J’examinerai ici le modèle proposé par G. Edelman tel qu’il est exposé dans les deux livres mentionnés plus haut : Wider than the Sky (2004) et Second Nature (2006).

Le modèle du darwinisme neuronal et le processus de « reentry » de Gerald Edelman

38Le problème fondamental qui se pose aux neurosciences quand elles entreprennent d’expliquer l’émergence de la conscience, que ce soit au stade de la conscience primaire (le fait qu’une perception sensorielle donnée parvient à la conscience alors que d’autres resteront à tout jamais ignorées du sujet et ceci bien que l’appareil perceptif dudit sujet les ait pourtant enregistrées (16)) ; ou au stade de la conscience supérieure qui est la conscience réflexive (le fait d’être conscient d’être conscient), est celui de l’intégration, du liage de mécanismes neuronaux maintenant parfaitement bien compris et étudiés.  

39Considérons l’exemple de la vision qui est certainement le mieux connu des systèmes de perception sensorielle. Les réseaux neuronaux qui assurent l’acheminement des perceptions sont extrêmement spécialisés. Edelman les appelle des « cartes neuronales » (neuronal maps). Il y a environ trente cartes neuronales spécialisées qui jouent un rôle dans la vision (carte de la couleur, carte des contours, carte du mouvement, carte de l’orientation…) mais il n’y a pas de carte de la forme globale de l’objet. La forme globale de l’objet arrive à la conscience après le passage réitéré et dans les deux sens de l’influx nerveux dans les 30 cartes neuronales mentionnées. Ces cartes sont, en l’absence d’une commande centrale, à un moment donné intégrées pour aboutir à la vision globale et unifiée d’un objet. Le processus qui réalise cette intégration est décrit par Edelman comme la « réentrée » (« reentry ») et il vaut aussi bien pour la conscience primaire que pour la conscience supérieure.

40La « réentrée » est définie comme « the ongoing recursive interchange of parallel signals among brain areas, which serve to coordinate the activity of different brain areas in space and time (17) » (Wider than the Sky, p. 39‑41).

41Ce processus dynamique a pour conséquence une vaste synchronisation de l’activité de groupes de neurones largement distribués. Il relie leur activité isolée d’un point de vue fonctionnel pour former des circuits capables de produire des sorties cohérentes. C’est ainsi que les cartes se coordonnent en « communiquant » directement les unes avec les autres par « réentrée » ; cela veut dire que l’influx nerveux passe et repasse par les circuits de neurones, le signal électrique se transformant en signal chimique au niveau des synapses.

42On a donc bien un système à deux étages : la machinerie neuronale qu’Edelman nomme C’ qui fonctionne de manière causale ; et le produit phénoménal qui en résulte — la conscience du bouquet de fleurs à l’extrême droite de notre champ de vision — qu’Edelman nomme C et qui n’est pas produit causalement par l’ensemble C’.

But inasmuch as consciousness is a process entailed by integration of neural activity in the reentrant dynamic core, it cannot itself be causal. At the macroscopic level the physical world is causally closed : only transactions at the level of matter and energy can be causal. So, it is the activity of the thalamocortical core that is causal, not the phenomenal experience it entails. […] Indeed C (Consciousness) states are informative of C’ (the underlying neural core) states. They are our only access to such states, inasmuch as our neurophysiological methods cannot, at present, record the myriad neural contributions that are integrated in a given causal core state. (Second Nature, p. 91) (18)

43Comment, dans ces conditions, choisir le terme qui va désigner la survenue de la conscience ? On peut bien sûr parler d’émergence. Edelman utilise en anglais le terme entailment qui a été traduit en français par « implication » mais je ne crois pas qu’il l’utilise au sens humien du terme car il utilise de façon concomittante une série de mots qui n’ont aucune connotation philosophique. Il dit par exemple (je souligne) :

* C (consciousness) reflects a relationship and cannot exert a physical force either directly or through field properties (Wider than the Sky, p. 78)
* C is entailed by C’  (WS, p. 78)
* C accompanies C’  (WS, p. 78)
* C is a property of C’  (WS, p. 79)
* C is a reliable indicator of the underlying causal C’ (WS, p. 79)
* C results from C’ (WS, p. 85)
* « […] the “phenomenal transform ” provides an indicator of causal relations without being causal itself. The subjective state reflects the ongoing properties of the neural states of the core. It is qualia space itself‑consciousness in all its richness ». (WS, p. 86) (19)

44Aucune de ces formulations ne satisfait Searle, philosophe et linguiste qui a consacré de nombreux travaux à l’approche de la conscience et qui continue de penser qu’on ne peut pas esquiver le lien de causalité mais qu’il ne faut pas confondre causalité et identité, ce que l’on fait souvent. À côté du point de vue causal, il introduit le point de vue ontologique. Ainsi, dit‑il, l’activité des neurones est bien la cause de la sensation douloureuse ressentie par le sujet, mais elle ne peut être identifiée à cette sensation. La sensation purement qualitative de la douleur est un trait du cerveau très différent du schéma d’activité neuronale qui cause cette douleur. Sa position est donc que « la douleur peut être réduite à l’activité neuronale d’un point de vue causal mais non d’un point de vue ontologique », ou encore, « on peut donner une explication causale complète du pourquoi de cette sensation mais ceci ne démontre pas pour autant que cette douleur n’a pas une existence propre ».

45L’introduction de la notion de statut ontologique propre à l’objet ou à la propriété émergente permet donc au philosophe de sortir du dilemme ou se trouve enfermé le neuroscientifique.

46En introduisant plus haut les différentes hypothèses en débat pour expliquer la survenue de la conscience, je n’ai pas mentionné celle de Penrose qui est que le fonctionnement du cerveau obéit à la mécanique quantique et non à la mécanique classique et que la relation entre C’ et C ne pourra être expliquée que lorsque la mécanique quantique aura suffisamment progressé.

47On se souviendra en effet qu’« en physique classique, les objets sont individués, ce qui ne se peut en mécanique quantique ». Les histoires interactives ne peuvent pas être vues comme des tressages de fils car les fils ne peuvent pas être « dé‑tressés » ; on ne peut pas dénouer, désintriquer, on ne peut pas reconstruire des objets individuels qui auraient des existences isolées en dehors de l’intrication. En mécanique quantique, l’interaction est première et il n’y a pas d’individus en dehors des interactions. La qualité de l’objet est donc à côté de lui en quelque sorte et l’objet est saisi dans le réseau complexe de ses intrications. C’est une contradiction que la couleur soit confondue avec l’objet, qu’elle soit au même lieu que lui.

48Vue du point de vue de la mécanique quantique, le problème de l’intégration ne serait finalement qu’une vue de l’esprit, un coup de force du point de vue de l’observateur sur l’objet comme le suggérait à un moment de sa méditation sur la coquille Valéry. Si nous réexaminons dans cette perspective le moment de la prise de conscience, nous pourrions avancer que nous vivons les phénomènes à une échelle temporelle et avec un degré d’intrication donné et que nous les pensons à une autre échelle temporelle et avec un autre degré d’intrication. Nous aurions ainsi deux régimes de fonctionnement différents au sein de notre propre organisme, corps‑esprit, personne. L’un obéissant aux lois de la phusis. L’autre obéissant aux lois du logos. C pourrait ainsi n’être que le résultat d’une opération de traduction par notre logos d’un donné expérientiel de notre physis en un donné mental obéissant aux lois dudit logos et de la partie du langage qu’il contrôle. L’intégration ne serait alors qu’une habitude physio‑culturelle comme le fait de fondre les deux images rétiniennes en une seule. En ce sens un certain nombre de pathologies de la dissociation consécutives à des lésions cérébrales font bien la preuve que les différents processus d’intégration sont des processus mentaux qui caractérisent notre cerveau culturel. À partir de là, on reconnaîtrait dans l’activité désintricatrice de l’artiste la fonction anthropologique de maintenir ouvertes pour l’espèce humaine les infinies potentialités qu’offre la phusis. Et quand les poètes mettent en valeur le travail du rythme, des sonorités, quand ils désintriquent la perception sensorielle du langage et sa perception intellectuelle, n’est‑ce pas le travail même du cerveau humain en tant que logos qu’ils déconstruisent ? En ce sens la métaphore du pendule de Valéry qui place la voix (la forme) et le sens aux deux points attracteurs du pendule et qui affirme la nécessité de n’atteindre un pôle que pour repartir aussitôt vers l’autre, ne rend‑elle pas superbement compte du travail du poète qui vise à restituer au lecteur la pleine et entière expérience de sa phusis quand le logos la contraint pour les besoins de la vie sociale ?

49Sachant que de tous nos discours, le discours littéraire est sans doute celui qui est le plus à même de faire dialoguer le versant somatique et le versant cognitif du langage, de faire « monter », comme dit Deleuze, la phusis dans le logos, la lecture littéraire se devrait d’être enseignée comme une expérience unique en son genre, qui éclaire le mystère du vivre‑faire humain.