Colloques en ligne

Laurent Scotto d’Ardino

Le style documentaire dans Paisà de Roberto Rossellini. L’exemple de l’épisode florentin

1La question du rapport entre le documentaire et la fiction au cinéma en Italie au sortir de la deuxième guerre mondiale est particulièrement problématique dans la mesure où c’est en Italie qu’est né ce que la critique a appelé le « néo-réalisme ». On peut dire que paradoxalement les documents les plus forts sur l’expérience vécue par les Italiens pendant la Deuxième Guerre mondiale ont été des films de fiction. Ce qui explique par ailleurs la faiblesse — et même la quasi inexistence — d’une école documentaire, ainsi que l’absence d’une représentation cinématographique directe de la Résistance, comme le remarque l’historien du cinéma Gian Piero Brunetta :

Quoi qu’il en soit le matériel est modeste, tant du point de vue quantitatif que du point de vue qualitatif. [...] On ne peut certainement pas dire qu’ait pu venir au jour, à partir de ce modeste matériel documentaire, l’esprit [de la Résistance] [...] La Résistance n’a pas eu les moyens de rassembler à chaud une mémoire visuelle authentique de la lutte, des lieux et des personnes. Rome ville ouverte d’abord, Paisà ensuite [...] ont rempli cette fonction de substitution1.

2Ce sont des films de fiction — et en particulier les films de Rossellini, Roma città aperta en 1945 puis Paisà en 1946 — qui ont été considérés comme les témoignages historiques les plus « vrais » sur l’expérience de la guerre :

En effet, nous avons de plus en plus tendance à croire que dans le futur il sera possible de reconnaître, d’étudier et de comprendre le sens de la lutte de la Résistance italienne et européenne grâce à une seule séquence de Rome ville ouverte [ou de Paisà] [...] plutôt qu’à travers la consultation de dizaines de livres d’histoire et de milliers de pages de documents [...] Les images de ces deux films sont devenues les sources par excellence d’une période déterminante de notre histoire nationale : la force de leur témoignage les rend beaucoup plus représentatives que toute autre source documentaire directe2.

3Cette « vérité » des films néo-réalistes, l’insistance sur leur dimension « documentaire » ont été pendant longtemps, et à juste titre, parce qu’elles en constituaient en effet la radicale nouveauté, l’aspect qui en a été le plus mis en valeur, au détriment d’autres aspects qui auraient pu, sinon les contredire, du moins les nuancer.

4Ainsi Paisà était défini par André Bazin comme un « reportage impartial »3. Gianni Rondolino, le biographe de Rossellini, précisait quant à lui la nouveauté de l’esthétique et du style de Rossellini en ces termes :

D’épisode en épisode, Rossellini et ses collaborateurs reparcouraient une tragédie nationale sans jamais forcer le ton de la représentation, dans un style plat, humble, proche de la chronique : si bien que ces événements tragiques ou ces dramatiques histoires individuelles prenaient la valeur d’un témoignage direct. Comme s’il s’agissait d’un vaste journal d’actualités [...] Paisà s’imposait par sa « vérité »4

5Esthétique documentaire et vérité étaient considérées comme indissociables, la première étant la garante de la seconde.

Esthétique documentaire & présences de la fiction

6Paisà est bien ce long voyage-chronique dans l’espace et le temps. Le film parcourt en six épisodes l’avancée des troupes américaines du Sud au Nord de l’Italie, de juillet 1943 (débarquement des Américains en Sicile) au printemps 1945 (derniers combats meurtriers dans le Delta du Pô). Chacun des six épisodes, situés dans une région d’Italie (Sicile – Naples – Rome – Florence – Romagne – Delta du Pô) est à la fois autonome et constitue une pièce d’une grande mosaïque qui compose le document cinématographique majeur témoignant de la guerre telle que l’ont vécue les Italiens dans toute l’Italie.

7Et pourtant Paisà est un film de fiction. Voilà d’une certaine manière posée son ambivalence. Pour essayer d’en rendre compte, j’ai choisi de prendre en considération le quatrième épisode du film — l’épisode florentin — qui est, avec le premier épisode et le dernier, celui où sont représentés directement la guerre et les combats5.

8Il n’est pas question de nier la dimension documentaire de l’épisode florentin de Paisà. Elle y est volontairement et fortement présente et surtout elle y est nécessaire pour comprendre l’opération d’ensemble de Rossellini.

9Rossellini cherche délibérément à inscrire l’épisode dans une esthétique documentaire, à donner l’impression qu’il est le prolongement naturel des images d’actualités sur lesquelles il s’ouvre. L’épisode commence en effet par une courte séquence introductive, faisant fonction de didascalie, constituée de six plans fixes composés d’images d’archives, vraisemblablement des images d’actualités. Ces images montrent l’avancée des troupes alliées — la 8ème armée — dans les premiers jours d’août 1944, manœuvrant sur les collines qui surplombent Florence. Elles sont accompagnées par le commentaire du speaker de l’époque qui annonce la libération de « la partie de la ville qui se trouve au sud de l’Arno ».

10Or, les premières images de l’épisode tournées par Rossellini lui-même — après la guerre donc —, les premières images de la fiction filmique, sont soigneusement raccordées à ces images d’archives : par la bande son (la voix du speaker se prolonge sur les premières images de la fiction filmique et indique qu’« au-delà du fleuve, les résistants italiens qui se sont insurgés combattent les Allemands et les francs-tireurs fascistes » et on entend effectivement, sur la bande-son de la fiction, des bruits de bombes et de tirs) ; par la reprise de motifs visuels (le va-et-vient des ambulances que Rossellini récupère à l’identique) ; par un raccord dans le mouvement des véhicules qui semblent tout droit sortis du hors-champ du documentaire pour entrer dans le champ de la fiction ; la reprise expressive des plans fixes moyens qui étaient la caractéristique stylistique des six premières images6 ; enfin, par l’ajout en plans de coupe d’une foule anonyme qui assiste et regarde, mettant en scène un regard sur ces images qui prennent ainsi une dimension de témoignage.

11Ce dispositif initial donne l’impression que le documentaire — son authenticité comme ses stratégies discursives — vient, comme les ambulances militaires, de pénétrer dans la fiction, de pénétrer la fiction. Tout au long de l’épisode, Rossellini va réutiliser les éléments expressifs de cette esthétique documentaire, tout en cherchant à opérer une « synthèse7 » — nous reviendrons sur ce terme-clé — avec les éléments de la fiction.

12C’est pourquoi je voudrais donner quelques exemples parmi les plus significatifs de la reprise de ce style documentaire mais aussi de la présence, sinon déjà de cette synthèse, du moins d’une co-présence entre esthétique documentaire et style plus conventionnel, plus propre au langage du cinéma de fiction.

13La première sous-séquence que j’évoquerai se situe au début du film, à l’intérieur de l’hôpital où travaille Harriet, l’infirmière-protagoniste de l’épisode, et où sont acheminés des blessés.

14On retrouve dans la première partie de la sous-séquence le dispositif des plans fixes moyens didascaliques, traversés par l’arrivée incessante des blessés. Ces plans confèrent à la sous-séquence sa dimension documentaire, celle d’un petit reportage sur le secours aux blessés et sur le fonctionnement d’un hôpital militaire. Mais à la fin de la séquence le long dialogue entre Harriet et un partisan blessé est filmé de manière radicalement différente. Il reprend les codes expressifs du film de fiction : longue série de gros plans sur le visage des protagonistes en champs / contrechamps traditionnels et en légères plongées / contre-plongées ; travail de composition minutieux et expressionniste sur l’ombre et la lumière effectué par l’opérateur du film, Otello Martelli, qui sera par la suite l’opérateur de Giuseppe De Santis (un cinéaste dont le « néo-réalisme » est aux antipodes justement de l’esthétique documentaire8 !).

15À cela s’ajoute le plurilinguisme (anglais, italien, florentin) présent dans la sous-séquence et qui lui donne son caractère authentique. Dans cette perspective, on pourrait citer aussi le dialogue entre Massimo, le protagoniste masculin de l’épisode, et un policier florentin, rallié aux partisans, au fort accent florentin. Le dialogue est filmé de manière conventionnelle mais il est interrompu par des tirs de mitraillettes. Comme si le dispositif de la fiction était alors bousculé par celui du documentaire et du reportage en direct. De manière plus générale, on peut signaler le travail sur la bande-son dont une partie est en prise directe et une autre post-synchronisée9.

16Une autre séquence permet de remarquer inversement l’insertion des personnages de la trame fictionnelle à l’intérieur même du dispositif documentaire. Nous sommes en extérieur jour dans la cour du Palazzo Pitti où sont rassemblés les rescapés de la partie de la ville encore occupée par les Allemands et les miliciens fascistes.

17L’usage des plans fixes moyens documentaires y est à nouveau récurrent, plans traversés par la foule anonyme des rescapés, mais à l’intérieur desquels se trouvent aussi, pris au milieu de cette foule, comme l’un de ses éléments, sans que le réalisateur ne cherche à s’en approcher et ne les mette particulièrement en valeur, les deux protagonistes de la fiction : il y a là un mélange — le début d’une synthèse — entre fiction et documentaire, entre personnages et choralité anonyme, entre histoire privée et destin collectif.

18Dans ces quelques plans, des traversées permanentes s’opèrent donc entre documentaire et fiction, l’un et l’autre des dispositifs discursifs passant alternativement du premier au deuxième plan de l’image, comme si l’histoire des personnages de la fiction s’ancrait dans l’histoire collective représentée sur le mode expressif du témoignage, et réciproquement : comme si l’histoire collective tout entière, la vérité du témoignage, pouvait se lire dans l’histoire privée, fictionnelle et mélodramatique des deux personnages revenant au premier plan.

19On peut citer également la séquence 510 au cours de laquelle on assiste au lynchage de trois miliciens fascistes capturés par les partisans. La succession très rapide des plans, les hurlements confus, l’impossibilité même de distinguer les partisans des miliciens fascistes, la lumière crue, non travaillée, tout cela mime la spontanéité et le caractère imprévisible de l’événement qui prend de court non seulement le spectateur, mais presque la caméra elle-même, et sur lequel ne peut être posé aucun commentaire : il est représenté dans sa brutalité la plus nue, comme si le film se déroulait en direct sur un lieu de guerre avec une caméra embarquée, selon le dispositif, plus que du documentaire, d’un véritable reportage en direct.

20Dans cette séquence il y a comme un choc, une suspension de tout jugement sur ce que l’on voit. C’est cette rapidité même, cette sidération, qui rend la séquence incroyablement « vraie ». Robert Warshow attribue justement le potentiel de réalité et de vérité de ce moment à l’impossibilité même où se trouve le spectateur d’émettre aucun jugement :

La rapidité de l’action, combinée à la neutralité de la caméra, tend à exclure toute possibilité de réflexion et ainsi à séparer les événements de toute opinion. C’est de là que la scène tire précisément son pouvoir, du fait qu’elle n’est pas amortie par une idée : les événements semblent s’y développer selon leurs propres lois et ne prendre aucun compte de ce que quelqu’un pourrait — ou « devrait » — penser à leurs propos11.

21On voit ainsi combien Rossellini est attentif à récupérer certains procédés expressifs propres au style documentaire. Mais on voit aussi que la fiction côtoie cette esthétique documentaire et s’y mêle dans une première tentative de synthèse. De manière générale, l’épisode n’est pas stylistiquement homogène. On y trouve même des moments de comédie et surtout la dimension mélodramatique de la mince trame narrative sur laquelle nous allons revenir.

22Plus profondément, il est remarquable de voir comment, à travers l’approfondissement de cette synthèse, la présence documentaire va revêtir une toute autre dimension. Tout en m’appuyant sur le caractère « réaliste », documentaire du film, je voudrais mettre en évidence cette autre dimension qui, tout en ne cessant jamais de partir du documentaire, va au-delà, vers la vérité du cinéma de Rossellini.

La symbolisation du réel

23Au-delà de son apparente improvisation, l’épisode est savamment construit. Tout en s’appuyant en permanence sur des éléments purement référentiels (la situation historique et militaire aux premiers jours d’août 1944, la topographie de Florence et de ses quartiers, l’utilisation du profilmique), Rossellini confère à cette dimension documentaire et testimoniale une profondeur qui lui permet d’aller au cœur des choses, comme le souligne José Luis Guarner : « Le cadre de l’épisode florentin est [...] construit avec soin [...] C’est le moyen que trouve Rossellini pour nous montrer le sens plus profond des événements12. »

24Au niveau de la structure du film, l’épisode florentin est le quatrième épisode d’un film qui en compte six. C’est donc un épisode central, qui l’aurait été encore plus si avait été tourné dans la Vallée d’Aoste ce qui aurait dû être le septième et dernier épisode de Paisà. Il constitue ainsi — historiquement, diégétiquement et symboliquement — une ligne de partage entre deux Italies, et plus encore entre deux mondes : l’Italie des trois premiers épisodes (Sicile-Naples-Rome), déjà libérée par les Alliés et celle, plus au nord, encore occupée, encore ravagée et défigurée par la guerre et ses souffrances.

25Au niveau de l’épisode lui-même, cette ligne de partage est aussi un fondement de sa structure narrative. L’épisode florentin a lieu dans une Florence historiquement coupée en deux : au Sud de l’Arno la ville libérée, au Nord du fleuve les nazis et les miliciens fascistes qui tiennent encore la ville. Or, la trame narrative de l’épisode — à la fois ténue, conventionnelle et fortement mélodramatique, en opposition apparente avec la dimension documentaire jusque-là évoquée — est la suivante : les deux protagonistes — Harriet et Massimo — cherchent à franchir le fleuve et à passer « de l’autre côté », dans la zone allemande. Harriet pour retrouver son amour perdu, Pietro Guidi, un peintre, devenu Lupo, chef charismatique de la Résistance florentine ; et Massimo, pour retrouver sa femme et son fils.

26Pour désigner cet « autre côté » reviennent tout au long de l’épisode, de manière à la fois obsédante et énigmatique, les allusions à « l’altra parte ». J’en donne quelques exemples : « Vous arrivez de l’autre côté ? » (Massimo à des personnes évacuées) — « Il se bat de l’autre côté » (un partisan à propos de Lupo) — « Je dois passer de l’autre côté » (Massimo) — « Mais qui peut dire ce qu’il se passe de l’autre côté de l’Arno ? » (un partisan à Harriet qui lui demande des nouvelles de Lupo)13. L’expression, indice déjà d’une sorte d’inexprimable, rappelle celle que Primo Levi utilise — entre guillemets — dans Se questo è un uomo (livre de témoignage et non de fiction) dans le premier chapitre intitulé justement « Il viaggio » au moment de l’arrivée du convoi de déportés à Auschwitz : « Nous nous sentions désormais “de l’autre côté”14. »

27Parmi les personnes évacuées de la zone occupée, qui sont réunies dans la cour du Palazzo Pitti, Massimo reconnaît des voisins à qui il demande des nouvelles de sa femme et de son fils. Sur un ton de reproche, l’homme lui fait remarquer le caractère déplacé de sa question à travers une litote qui, comme l’expression « de l’autre côté », renforce le caractère indicible d’une réalité impossible à formuler : « Après tout ce qu’il vient de se passer » ; tandis que la mère, qui semble encore habitée par l’épouvante, répond à Massimo qui lui demande « Vous me reconnaissez ? Vous vous rappelez ? » : « C’est la fin du monde, mon fils. La fin du monde ! Parce ce qu’il y a tellement de péchés »15. Vision et prophétie apocalyptiques de jugement dernier, qui rappelle le discours de Don Pietro à Pina dans Roma città aperta.

28Par la suite, tout au long de leur « voyage », les deux protagonistes demandent des explications sur ce qui se passe « de l’autre côté », du côté que l’on ne peut pas voir. Passer « de l’autre côté » prend ainsi une dimension symbolique, initiatique, presque heuristique : c’est aller dans un autre monde, un monde inconnu, inhumain. Quant au fleuve — l’Arno — il devient un Styx infernal que les protagonistes cherchent coûte que coûte à traverser, aidés par les différents personnages qu’ils rencontrent, qui leur servent de guides, ou qui parfois au contraire cherchent à les dissuader.

29Enfin, au niveau du plan lui-même, on peut repérer une figure récurrente : celle d’Harriet qui, à plusieurs reprises, se débat, force les résistances et s’échappe dans le fond du plan, prenant de court la caméra elle-même, pour s’enfoncer vers « l’autre côté », vers l’envers du plan, où la caméra de Rossellini est bien obligée de la suivre. Comme si, à un micro-niveau — celui du plan — cette figure était la figure paradigmatique de tout l’épisode : celle d’une plongée dans un territoire inconnu.

30Ce mouvement de caméra obsessionnel indique que l’horizon de la quête d’Harriet, sans qu’elle le sache encore, sera de toucher le cœur de cette réalité informulable. Son voyage est un parcours initiatique scandé par des étapes, des rencontres, des paliers successifs, qui va l’emmener — par amour — au cœur de l’enfer.

31C’est pourquoi l’épisode florentin, en apparence plein de trépidation, qui semble n’être rien d’autre que la course folle de deux personnages, est aussi en réalité une longue attente, un long temps mort paradoxal, traversé de mouvements : l’attente d’un moment sans cesse différé, d’une vérité ultime sans cesse retardée et qui va brutalement être révélée au personnage à la toute fin de l’épisode :

L’attente est la condition privilégiée pour sonder le réel dans sa manifestation la plus authentique. L’essentiel, dans un récit cinématographique, c’est l’attente : toute solution naît de l’attente. C’est l’attente qui libère la réalité, c’est l’attente qui — après la phase de préparation – apporte la libération. L’attente constitue la force de tout événement de notre vie : il en est ainsi pour le cinéma aussi16.

L’utilisation du profilmique

32Ce qui est le plus frappant dans la façon qu’a Rossellini de s’appuyer sur la dimension documentaire pour opérer la synthèse avec la trame fictionnelle et atteindre ainsi à un autre type de vérité, c’est la manière qu’il a d’utiliser la topographie même de Florence. Comme si cette vérité d’ordre supérieur ne pouvait néanmoins surgir que du réel lui-même. « Les choses sont là pourquoi les manipuler ? ». On connaît la célèbre formule du réalisateur. Mais en regardant l’épisode florentin, on se dit qu’il ne s’agit pas là que d’une formule.

33À première vue, l’utilisation du profilmique semble s’inscrire entièrement dans la stratégie discursive du documentaire. Rossellini tourne en extérieur, dans une Florence telle qu’elle est, encore dévastée, donnant à plusieurs sous-séquences la dimension d’un reportage, en tout cas d’un document, d’un témoignage. Mais nous nous proposons de voir, à travers quelques exemples, comment s’opère la symbolisation de ce profilmique et, pour finir, sa « déflagration17 ».

34Dans la seconde moitié de l’épisode, une fois passés de l’autre côté de l’Arno, les deux protagonistes cheminent dans une Florence dévastée. Plusieurs plans les montrent, minuscules, égarés au milieu des ruines, à la fois imposantes et menaçantes, à travers lesquelles ils essaient de se frayer un chemin. Un chemin à la triple dimension : à la fois réel (la Florence ravagée par la guerre), fictionnel (le parcours pour retrouver un amant ou une famille) et, dans la synthèse des deux, symbolique, comme le souligne José Luis Guarner : « L’image n’est pas plate, elle a une profondeur ». Et il ajoute, tout en insistant sur la dimension documentaire de ces « images en apparence improvisées » qui ont « une authenticité telle qu’elles pourraient simplement faire partie d’actualités filmées », que « progressivement nous prenons conscience d’un paysage obsédant »18.

35En effet, le parcours des deux personnages devient voyage initiatique et symbolique. Il se déroule dans le franchissement de différents obstacles — murs, toits, échelles, escaliers — de haut en bas, de bas en haut, au travers de rues, de places, de lieux à la fois ordinaires mais devenus mystérieux et inquiétants, méconnaissables et indéchiffrables, écrasés par un soleil d’été aveuglant qui les rend d’autant plus énigmatiques.

36Le profilmique de la Florence réelle dévastée par la guerre prend des allures de dédale, de labyrinthe tortueux19, de réel insaisissable, chaotique et confus, à la fois réaliste et fantastique : le parcours est jalonné de tirs venus de nulle part, d’ordres lancés d’on ne sait où, de dialogues parfois incompréhensibles, d’informations invérifiables et contradictoires qui renforcent cette impression de perte de sens et de repères au fur et à mesure que l’on approche du cœur de « l’altra parte » dont la vérité ultime sera au bout du compte la vérité ultime de la souffrance et de la mort.

37Dans cette perspective, il y a un élément essentiel du profilmique que Rossellini met à profit : il s’agit du corridoio vasariano. La figure du labyrinthe est omniprésente tout au long de l’épisode parce que le parcours qu’accomplissent les deux personnages — et en particulier Harriet — est un parcours symbolique. Mais là encore, pour signifier le point le plus haut de cette dimension symbolique, Rossellini s’appuie toujours sur la dimension référentielle et utilise la topographie de Florence mais aussi son histoire, que ce soit celle de la Renaissance ou celle de la guerre toute récente. Le corridoio vasariano est ainsi le lieu d’une topographie florentine historique mais aussi le lieu d’un passage hautement symbolique20.

38Cette double dimension est d’abord présente dans la manière que Rossellini a de filmer la sous-séquence de la traversée du couloir. Il y mêle en permanence deux esthétiques opposées. D’un côté, de longs travellings et de légers panoramiques, inscrits à l’intérieur de longs plans séquences (la sous-séquence ne comporte que six plans) qui suivent les déplacements des personnages au plus près, leurs hésitations, leurs allers-retours, leurs peurs. Souvent même ce sont les personnages qui provoquent le mouvement de la caméra, qui parfois se retrouve comme perdue car ils ont pris une direction inattendue, imprévisible. On a ainsi l’impression que la caméra est embarquée avec eux, dans le vif d’une situation de guerre, comme s’il y avait un lien fort entre celui qui filme et ses personnages, comme si le réalisateur s’aventurait — et nous avec lui et avec eux — dans des territoires interdits au regard.

39D’un autre côté, Rossellini esthétise fortement certains plans, à commencer par le premier, en jouant sur l’immense profondeur de champ, sur les jeux d’ombres et de lumière, sur ces déplacements inattendus des personnages qui donnent au spectateur un sentiment très fort de désorientation spatiale. Sur la musique aussi, didascalique et illustrative de leur angoisse, qu’elle dramatise. Tout cela confère aussi une forte dimension symbolique à la sous-séquence.

40Cette double dimension est également suggérée par la nature même du couloir qui, partant du Ponte Vecchio, traverse le Musée des Offices, donc le cœur même de la Florence historique et artistique, le cœur de la culture occidentale pourrait-on presque dire. Il est d’ailleurs parsemé de statues et d’œuvres d’art. Le couloir revêt ainsi une dimension temporelle très complexe : il semble symboliser un retour vers le passé, dans le souvenir, avec le désir des deux personnages de récupérer un passé autrefois possédé et désormais menacé de disparition. C’est cela qui les fait agir dans le présent. Les deux protagonistes quittent la Florence libérée dans l’espoir de retrouver la Florence d’avant la guerre : Massimo pour rejoindre sa famille, Harriet pour retrouver son amour de jeunesse, mais dont on sait qu’il est désormais une figure insaisissable de la Résistance et dont on ne sait même pas s’il est encore en vie.

41Or, en arrivant « de l’autre côté », en sortant du couloir, les deux personnages vont faire l’expérience de la perte irrémédiable, de la destruction de ce passé : Florence y est défigurée par les souffrances et les horreurs de la guerre et de l’occupation nazie. Ce qu’ils trouvent c’est au contraire la Florence non seulement du présent, celle qui subit ces destructions, mais aussi la Florence qui sera celle d’après l’horreur, d’après l’expérience de la vérité de l’horreur. Paradoxalement, cette Florence-là ressemble étrangement à une Florence moyenâgeuse.

42Sortir du tunnel ce n’est donc pas récupérer le passé, et toutes les valeurs d’humanité, d’amour, de culture dont il était chargé — cela est mort — mais se retrouver soudain nus face à la vérité d’un présent et d’un futur marqués par la souffrance et par l’horreur.

43La Florence réelle se transforme ainsi en ville irréelle, indéchiffrable, inquiétante, fantomatique, dans une transfiguration fantastique et hallucinée de ce profilmique qui se fait dans la collision avec les deux personnages de la fiction qui s’y trouvent plongés, au cœur d’une situation totalement nouvelle pour eux, qui va permettre la soudaine déchirure du réel — sa « déflagration » — et l’avènement de sa vérité la plus profonde.

La « déflagration » du réel

44Dans cette rencontre entre le profilmique — partie intégrante de la stratégie documentaire — et les deux personnages de la trame fictionnelle — mélodramatique — sans doute faut-il redire l’importance de la notion, centrale chez Rossellini, que Gianni Rondolino nomme la « déflagration » du réel, sa soudaine déchirure, l’ouverture d’une brèche dans ce réel.

45Ce qui intéresse Rossellini dans son « néo-réalisme » n’est pas tant la construction du réel, sur le modèle d’un réalisme hérité de la littérature de la seconde moitié du xixème siècle, qu’au contraire sa « déconstruction »21. Seule une réalité déflagrée, déconstruite, à l’intérieur de laquelle se retrouvent plongés les protagonistes de la fiction, permet l’épiphanie et la captation du « réel », de la vérité humaine, existentielle et spirituelle des personnages. Cette déflagration de la réalité permet au personnage d’en saisir la vérité la plus profonde, comme ce sera le cas pour Harriet à la fin de l’épisode, à la nouvelle brutale de la mort de Lupo. Cette déflagration de la réalité plonge brutalement la protagoniste dans une situation radicalement nouvelle, au cœur d’une expérience inédite, dans un monde qui lui est soudain étranger, mais propre à faire surgir une vérité jusqu’alors inatteignable.

46Voilà la raison pour laquelle plusieurs films de Rossellini — et l’épisode florentin de Paisà en est un bon exemple — se structurent dans la synthèse entre la dimension documentaire et la dimension fictionnelle, et même mélodramatique. C’est même ce qui caractérise

le projet cinématographique singulier qui sera celui du Rossellini de la maturité : transformer le document en drame, introduire la fiction dans la réalité pour mieux la faire « déflagrer », utiliser le récit et les personnages pour saisir et montrer les moments les plus authentiques d’une situation réelle, d’une condition existentielle22.

47C’est le moment où, dans cette béance, le réalisme rossellinien va s’épanouir et dit sa vérité profonde. Et c’est bien ce type de réalisme singulier que cherche à décrire Vito Zagarrio, lorsqu’il affirme :

La grandeur de l’épisode florentin comme de l’ensemble du chef d’œuvre de Rossellini ne tient pas tant (ou seulement) dans le portrait qu’il fait d’une époque [...] mais dans sa dimension stylistique [...]. Il ne tient pas dans le réalisme mais plutôt dans la négation d’un réalisme (mal) compris en un sens conventionnel [...]. Le néoréalisme rossellinien vise à la construction d’une dimension symbolique qui parfois frôle même l’irréalisme23.

48Ainsi, sans jamais trahir la réalité phénoménologique, Rossellini parvient à lui conférer une autre dimension. La fiction et la dimension symbolique ne dépassent pas les éventuelles limites du documentaire, elles ne l’absorbent pas, pour dire ce qui serait une vérité plus haute. En réalité, les deux dimensions ne sont pas sécables, puisque c’est de leur synthèse que surgit la vérité, qui est celle du cinéma de Rossellini, celle de son regard.

49Si l’on veut interroger dans cet épisode, comme peut-être plus largement dans le cinéma de Rossellini, le rapport entre dimension documentaire et fiction, on pourrait dire que le cinéma-vérité de Rossellini n’est pas un cinéma plus vrai parce qu’il se rapproche du documentaire, ou plus vrai parce qu’il recourt à la fiction afin de transcender la réalité historique et d’accéder à une autre vérité, de nature plus symbolique, mais que le réel, entendu comme la déflagration d’une réalité ordinaire, ou si l’on veut la vérité, qu’il fait surgir est de l’ordre de ni de l’un, ni de l’autre, ou plutôt : et de l’un et de l’autre. De leur rencontre, de leur collision.

Regard(s) & vérité

50C’est au cours de la traversée du corridoio vasariano, avant même que les deux protagonistes n’y pénètrent, qu’apparaît la première figuration de « l’altra parte » (plan 9124). Je voudrais m’y arrêter tout en développant, en lien avec ce plan, la thématique, centrale dans l’épisode, du regard.

51Ce plan 91 a un statut ambigu. Qui regarde ? En fait, le plan commence quelques secondes avant que les personnages n’arrivent à la fenêtre et donc puissent voir : ce n’est donc pas, au moins au début, un plan subjectif. Puis il y a coïncidence entre ce que voit la caméra et ce que regardent les personnages (Massimo renforce ce lien en disant à Harriet : « Guarda ! I tedeschi ! »), sauf qu’à un moment donné la caméra s’avance, dans un mouvement de dolly, franchit les têtes des personnages et à nouveau dépasse la vision subjective.

52Ce mouvement de caméra, à la fois subjectif et objectif, révèle le regard à la fois « participatif » et « distant25 », ni tout à fait personnel, ni tout à fait extérieur, du personnage-témoin ainsi que la radicale nouveauté du monde qui l’entoure, à laquelle il est étranger mais dans laquelle il se retrouve brutalement plongé. Rossellini expérimente là ce réalisme singulier qui engage moralement le protagoniste mais qui jamais n’appuie, jamais n’est coercitif, qui reste au contraire toujours ouvert au surgissement d’une vérité induite par la situation extra-ordinaire à la fois perçue (objectivement) et vécue (intimement) par le personnage-témoin, spectateur du drame et dans le drame.

53Le début du plan 91 est une contre-plongée de la tour noire, sinistre et menaçante du Palazzo Vecchio suivie immédiatement d’un panoramique vertical brutal de haut en bas laissant soudain découvrir Piazza della Signoria. Le cœur de la Florence médiévale est méconnaissable (à moins encore une fois qu’il faille comprendre qu’on est revenu aux temps du Moyen-Âge ?). En tout cas, il y a bien un téléscopage entre la Florence médiévale et la Florence contemporaine sous l’emprise des Allemands dans un plan qui est ici très composé, à l’opposé de l’esthétique documentaire : la légère plongée et la profondeur de champ, qui accentue les lignes de la perspective, ainsi que le double alignement vertical des façades à gauche et à droite du plan et la séparation entre l’ombre et la lumière géométrisent fortement le plan. La place est quasi déserte, cette solitude étant redoublée par la lumière d’un soleil d’été écrasant. Quant à l’opposition entre le soleil et l’ombre, elle renforce le sentiment d’étrangeté. Dans cet espace vide, on ne distingue que quelques silhouettes fantomatiques de soldats allemands, quelques véhicules et une moto qui fait une manœuvre avant de disparaître dans le lointain. Ce plan — comme quatre autres plans semblables (les plans 93, 99, 101 et 106) — pourrait faire penser, dans le téléscopage signifiant de réalités insolites, dans la juxtaposition insensée entre les éléments les plus connus de la Florence médiévale et la présence irréelle et spectrale des soldats allemands, à un tableau de De Chirico.

54Il s’en dégage l’impression d’une Florence à la fois immémoriale et tragiquement présente, d’une Florence sortie d’un cauchemar ou d’un film d’horreur. Insistant sur cette dimension fantastique, José Luis Guarner affirme : « En dépit du fait qu’il soit un pur reportage, l’épisode florentin de Paisà est un des plus grands films d’horreur jamais réalisés »26. Une Florence énigmatique, fantomatique et spectrale : c’est la manière qu’a Rossellini d’essayer de représenter ce qui ne peut pas l’être, de figurer l’horreur, de rendre peut-être cette « inquiétante étrangeté » de l’ordinaire soudain envahi par l’irruption de quelque chose d’incompréhensible. Les images de la Florence occupée par les Allemands sont à la fois réalistes et fantastiques, presque hallucinées, laissant apercevoir l’irreprésentable d’une vérité d’horreur et de souffrance.

55Les quatre autres plans apparaissent tout autant énigmatiques et irréels, parce qu’en plus ils ne sont vus littéralement par personne. Ce sont comme des inserts surgis de nulle part qui donnent la même impression, notamment le plan 106 avec ces quatre personnages aux allures de fantômes noirs transportant un cadavre ou un blessé sur une charrette qui semblent droit sortis du Moyen-Âge et des temps de la peste.

56Ainsi, la thématique du regard — de ce qu’on peut ou ne peut pas voir, de ce qu’on veut ou ne veut pas voir — parcourt tout l’épisode.

57Dès la première séquence de l’épisode, lorsqu’elle prodigue les premiers soins à un partisan blessé qui revient de « l’autre côté », celui-ci dit à Harriet : « Mi fa male l’occhio ». Comme si ce qu’il avait vu de l’autre côté de l’Arno avait blessé son regard, était quelque chose de douloureux, d’insupportable à la vue. Dans la première partie de l’épisode, la thématique du regard revient ensuite à deux reprises, dans deux sous-séquences : tout d’abord lorsque Massimo et Harriet rencontrent deux soldats anglais, flegmatiques et indifférents, occupés à observer à la jumelle l’autre côté de l’Arno, là où les combats font rage, et qui regardent comme le feraient deux touristes, en dilettantes, en essayant d’identifier les principaux monuments de la ville ; ensuite lorsqu’ils rencontrent un vétéran de la première Guerre Mondiale — « quella vera », comme il l’affirme lui-même — en train lui aussi, installé sur sa terrasse, de regarder avec ses jumelles le théâtre des combats pour essayer de déterminer la position des tirs et le calibre des obus lancés.

58Il s’agit là de deux moments comiques. Les deux soldats anglais comme le major sont ridicules. Ils ont un jeu affecté et outrancier, sans aucune vérité ni naturel. Plus encore, ils regardent mais ne voient rien. Rien d’essentiel en tout cas. Aucun contre-champ de ce qu’ils observent ne sera montré. Ils n’ont pas les bons yeux et restent dans la dimension d’avant (la Florence de la culture et de l’art, la guerre perçue d’un strict point de vue militaire sans considération pour les innombrables victimes civiles) qui ne leur permet pas de saisir la vérité présente de ce qui se passe réellement « de l’autre côté ».

59On retrouve la thématique du regard dans la deuxième partie de l’épisode lorsque Harriet et Massimo ont pénétré « de l’autre côté ». De manière à la fois cohérente — puisque l’on est en plein mois d’août et que tous les plans en extérieurs baignent dans une lumière aveuglante — mais aussi complètement invraisemblable étant donné la situation, Massimo a soudain chaussé les lunettes de soleil que l’on avait pu entrapercevoir dans un plan précédent dans la poche de sa veste. Ce détail est important. À la différence d’Harriet, Massimo est un personnage qui ne veut pas voir ou, ce qui revient au même, qui ne peut pas voir27. En effet, si les deux personnages se ressemblent dans leur désir commun de retrouver un passé d’affections et d’amour, ils finissent par s’opposer.

60Massimo poursuit un but égoïste et privé : retrouver sa famille. C’est d’ailleurs son impatience qui lui fera désobéir aux ordres et provoquer le drame final et la mort d’un partisan. En revanche, le personnage d’Harriet se transforme. Impulsive par amour, c’est elle qui à chaque fois — comme nous l’avons vu — force les résistances et traverse le plan en profondeur. Mais à la fin elle trouve, non pas ce qu’elle était venue récupérer, c’est-à-dire son amour passé et individuel mais, dans la déflagration qu’opère chez elle la nouvelle de la mort de Lupo, soudain elle voit. Elle comprend et elle se transfigure, comme beaucoup de personnages rosselliniens : elle rencontre une connaissance nouvelle, une autre dimension de l’amour, une autre dimension de la souffrance et de la douleur humaines, une vérité supérieure qui synthétise le discours éthique de Rossellini.

61En effet, Harriet apprend la mort de Lupo brutalement tandis qu’elle recueille dans ses bras un partisan blessé qui agonise. Comme avec le lynchage des miliciens, la réalité déflagre si vite qu’elle n’a même pas le temps — et le spectateur non plus — de comprendre. C’est une vérité qui surgit, en-deçà — ou au-delà — de toute compréhension rationnelle et qui fait littéralement sursauter le personnage.

62L’avant-dernier plan est alors un plan très composé, avec une lumière très travaillée, très loin de l’esthétique documentaire car on est là au moment le plus haut de la dimension symbolique. Ce plan rappelle bien évidemment celui de la mort de Pina recueillie par Don Pietro dans Roma città aperta. Iconographiquement, les deux plans représentent des pietà. Dans son délire d’agonisant, le partisan appelle : « Mamma, mamma » tandis qu’Hariett le tient dans ses bras, prenant sur elle le poids de toute cette douleur28, saisissant soudain la vérité d’une situation29.

63Partie à la recherche de son amour dans la Florence du passé, elle fait l’expérience de la douleur collective, de la souffrance et de la mort. Le personnage de Guido/Lupo participe aussi de cette transformation. Dans la Florence d’avant la guerre il était peintre mais on sait désormais qu’il est devenu un « fantasma », le chef légendaire et insaisissable de la Résistance : son pur esprit en quelque sorte.

64Accomplissant son métier d’infirmière avec conscience au début de l’épisode, Harriet transforme à la fin symboliquement son amour personnel en un amour plus grand, en une compassion humaine dont elle prend conscience. Après avoir levé les yeux au ciel et murmuré le prénom de l’être aimé — « Guido » —, elle se penche sur le visage du partisan anonyme qui meurt dans ses bras, comme si elle soutenait et voyait désormais les souffrances du monde, comme la Vierge soutenant le Christ à sa déposition de la croix : Lupo-Cristo30, emblème légendaire et invisible de la Résistance, de la résistance à la douleur du monde, et Hariett, mère symbolique de l’Humanité, appréhendant dans son regard final en gros plan la vision vraie et profonde d’une humanité blessée et souffrante dont elle doit porter désormais la douleur.

65Ce qui est en définitive — semble dire Rossellini – la seule façon de pouvoir relier le monde d’avant l’horreur — le souvenir, le passé — au monde futur, à l’espoir d’une refondation et d’une renaissance, pour que cette Passion traversée tout au long de l’épisode par le personnage puisse être aussi synonyme de Salut.

66Harriet est alors vraiment ce personnage qui sert de « médiation »31 entre deux mondes.