Colloques en ligne

Etienne Boillet

Avant-propos : un soupçon de fiction ?

1« Représenter la Seconde Guerre mondiale : vérité de la fiction ? ». Tel était, dans sa formulation initiale, le titre de notre journée d’études cinématographiques et littéraires du 26 février 2015, à l’origine du présent volume1. L’Histoire, la fiction, la vérité… encore ?, pourrait-on dire, non sans lassitude. En effet, ces sujets de réflexion n’ont rien de strictement nouveau et ont été particulièrement traités depuis les années 90. Il est vrai que tout a été dit des rapports entre l’histoire et la littérature ; mais peut-être aussi, paradoxalement, que tout reste à dire. C’est en tout cas l’impression qu’on garde après la lecture de l’avant-propos synthétique que Catherine Coquio a rédigé pour les Actes du colloque Littérature et histoire en débats (2012)2, une lecture dont on sort à la fois désorienté et stimulé, tant les rapports entre littérature et histoire recèlent de malentendus brillamment déconstruits par l’auteur.

2Par rapport à la vaste question que traitait ce colloque en 2012, nous avons en ce qui nous concerne délimité notre sujet par un cadrage, générique d’une part, et historique d’autre part, en nous concentrant sur les récits de fiction (excluant les témoignages et autres récits factuels) qui représentent la Seconde Guerre Mondiale (et non d’autres conflits du XXe). Là encore, rien d’inédit, certes, dans l’interrogation portant sur la nature de la fiction, et sur son rapport problématique avec la vérité : « Vérités de la fiction » était notamment le titre d’un colloque interdisciplinaire à l’EHESS en 20033, où l’on voyait bien que cette question de la vérité en fiction est particulièrement liée à celle des rapports entre fiction et histoire. Ainsi les Actes de ce colloque s’ouvraient-ils sur un article de Jean-Marie Schaeffer, philosophe spécialiste d’esthétique, auteur du canonique Pourquoi la fiction ?4, et se terminaient par un entretien avec l’historien Paul Veyne. « De toutes nos disciplines, l’histoire est sans doute la plus concernée – sinon la plus inquiétée – par la problématique de la fiction, surtout depuis l’émergence des thèses négationnistes », écrivent François Flahaut et Nathalie Heinich dans l’avant-propos5. Difficile, en effet, de concevoir le voisinage des notions de « fiction » et d’« histoire » sans songer à cette « menace » sur l’histoire, surtout depuis le

succès récent des ‘thèses fictionnalistes’, qui confondent le récit historique ou anthropologique avec la littérature ou avec la fiction, sous prétexte de lutter contre l’illusion référentielle d’une transparence de la représentation, et qui finissent par jeter, si l’on peut dire, le bébé de la réalité avec l’eau du bain de sa représentation6.

3C’est en gardant ce contexte à l’esprit que nous avons posé la principale question orientant notre colloque : comment aborder les récits de fiction pour qu’ils participent à la constitution de vérités historiques sans que s’efface leur différence avec les récits véridiques sur l’Histoire ? Une différence pour nous radicale et essentielle, mais qui peut vaciller en raison de la difficulté à la définir. Pour Jean-Paul Aubert et Aude Deruelle, qui introduisent un numéro des « Cahiers de narratologie » consacré aux Récits et genres historiques en 2008, « il se révèle difficile, voire impossible, de tracer fermement une ligne de partage » entre historiographie et fiction historique, notamment parce que « toutes deux se rejoignent en un même sacrifice aux exigences de récit, de sorte qu’isoler des caractéristiques formelles propres à l’une ou l’autre s’avère le plus souvent impossibles7 ». Le plus souvent… mais pas toujours, comme l’avait montré Dorrit Cohn dans Le propre de la fiction, en soulignant qu’un historien rigoureux ne saurait accéder aux pensées les plus intimes des acteurs de l’histoire comme le font les narrateurs hétérodiégétiques dans de nombreux romans historiques8. En outre, J.-P. Aubert et A. Deruelle reconnaissent que les auteurs de récits soit historiques soit fictionnels « passent avec le lecteur des pactes de lecture distincts », et c’est là un point fondamental sur lequel linguistes, littéraires, historiens ou philosophes peuvent tous s’accorder afin de tenir à distance le danger du relativisme9.

4Afin d’orienter les débats dans une direction que nous souhaitions originale par rapport aux enjeux que nous venons de rappeler, nous avons invité les participants à notre journée d’études à s’interroger, en amont des œuvres qu’ils étudient, sur le choix même de la fiction pour représenter une période historique marquée par la guerre ; à considérer la fiction comme un parti pris esthétique et cognitif qui ne va pas forcément de soi, et qui engage les valeurs morales des écrivains ou cinéastes et suppose donc que leur poétique, qu’elle soit plus ou moins implicite ou au contraire explicitement formulée, se double d’une éthique. Nous avons donc lié la question de la vérité de la fiction à une éthique de la fiction, et c’est en partie une éthique de la fiction propre à chaque auteur, comme moyen d’accéder à une certaine vérité sur la Seconde Guerre mondiale, que les contributeurs ont tenté de cerner10. Fiction, histoire, vérité et éthique sont bien les notions centrales d’une réflexion sur la représentation fictionnelle de l’Histoire qui a connu un fort renouveau au XIXe s. et que l’on peut synthétiser assez simplement : grâce au recours à l’imagination, le romancier en quête de vérité historique peut dépasser des limites narratives que l’historien rigoureux est contraint de s’imposer ; mais quel est le statut de cette vérité paradoxale puisque bâtie sur de l’invention ? Tolstoï était semble-t-il convaincu de la supériorité, par rapport au récit historique factuel, du roman, qu’il comparait toutefois aux rapports officiels où certains aspects dérangeants de l’histoire sont passés sous silence11. Manzoni était plus sceptique et même critique envers cet aspect hybride. Dans son texte Du roman historique12, l’auteur du célèbre roman Les Fiancés (auquel il annexa une véritable étude historique, L’histoire de la colonne infâme), est loin de tresser un éloge du roman historique dans lequel on verrait une parfaite synthèse dialectique entre invention romanesque et récit historique documenté, qui produirait le meilleur moyen de connaître la vérité historique d’une société donnée. Au contraire, Manzoni apparaît convaincu des limites et même du « vice radical » d’un genre où l’auteur ne peut indiquer dans son récit là où s’arrête exactement la réalité et là où commence l’invention. « Un grand poète et un grand historien », conclut même l’auteur, « peuvent se trouver, sans créer de confusion, en un même homme, mais non en une même œuvre13. »

5Les études que nous réunissons ici s’inscrivent dans ces réflexions qui accompagnent la représentation fictionnelle de l’Histoire depuis l’avènement du roman réaliste et du roman historique (et même bien avant)14, mais nous avons voulu actualiser ces questions en confrontant l’analyse des œuvres à une pensée critique de la fiction postérieure à la Seconde Guerre mondiale, dont le point de départ correspond aux phrases désormais incontournables d’Adorno sur l’impossibilité de la littérature après les camps – qu’on connaît certes plus par la glose voire par la reformulation qui en a été faite, que ce soit par Adorno lui-même (qui est allé jusqu’à la palinodie) ou par les intellectuels qui l’ont cité15. En se posant la question de la possibilité même de l’art et de la littérature après Auschwitz, le philosophe exprimait l’exigence éthique que ces formes d’expression se gardent de produire des documents de barbarie. Adorno laissait entendre qu’il fallait refonder la culture, avec l’idée que certaines voies artistiques ne devraient plus être empruntées. Pour sa part, il parlait de l’art au sens large, et ne visait pas en particulier le régime de la fiction ; en revanche, c’est bien, outre la focalisation sur la figure du tortionnaire, la nature fictionnelle d’œuvres réalistes telles que le roman La mort est mon métier (1952) de Robert Merle et le film Kapò (1960) de Gillo Pontecorvo qui a suscité les critiques, respectivement, de Jean Cayrol et de Jacques Rivette16. Tous deux s’inscrivent dans le refus exprimé par Adorno d’une culture qui n’aurait pas été bouleversée par Auschwitz, mais visent plus spécifiquement des œuvres fictionnelles en tant que telles. Pour Cayrol comme pour Rivette, ces fictions concentrationnaires étaient mensongères et il fallait leur opposer la vérité documentaire d’œuvres comme L’espèce humaine de Robert Antelme et Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Mais Cayrol lui-même souhaitait suivre une voie fictionnelle qui s’écarterait du réalisme traditionnel : le romanesque lazaréen. Et en 1963, dans un article-manifeste intitulé Robert Antelme ou la vérité de la littérature, pour sa revue « La ligne générale » qui toutefois n’a finalement pas été publiée, Georges Perec ne dépréciait pas la fiction en général (pas plus qu’il ne se lançait dans un éloge ou une défense du genre testimonial dans son ensemble, quoiqu’il regrettât le mépris dont les œuvres qui s’y rattachaient étaient encore victimes), mais il voyait dans L’espèce humaine le parangon d’une écriture qui, refusant de se plier à l’indicible, dit le vrai.

6Adorno, Cayrol, Rivette, Perec (on pourrait aussi penser, entre autres, aux réflexions de Broch sur le kitsch) : on voit que la pensée critique de la fiction telle que nous l’évoquons ici existe par un réseau de textes bien différents l’un de l’autre, par leur origine, leur statut, leur contexte, leur longueur, leur visée, leur portée. Relier aujourd’hui les points de ce réseau, c’est dessiner une constellation théorique en faisant le pari de son unité autour d’une même thèse générale malgré son caractère relativement hétéroclite. D’un point de vue diachronique, c’est aussi tracer une ligne qui part de 1945 et qui donne une direction à la modernité de la fiction au sein de l’histoire littéraire telle que cette critique la présuppose. Les propos de Serge Daney, dans un article de 1992 où il explique l’impact qu’a eu sur lui le texte de Rivette bien qu’il n’ait pas vu Kapò, nous aident à percevoir comment se constitue à partir d’Adorno puis de Rivette l’unité d’un rejet de la fiction pouvant déboucher sur une critique dialectique de la fiction : « Pas de poésie après Auschwitz ; pas de fiction après Resnais17 », écrit-il pour résumer son impression. Daney lecteur de Rivette est emblématique d’une génération de critiques qui se situent dans le sillage d’Adorno mais adaptent sa critique de l’art en général en une critique de la fiction en particulier, placée dans un rapport d’infériorité à l’œuvre documentaire dont la vérité semble en un premier temps rendre tout simplement impossible la fiction, puis en un second temps déterminer une nouvelle approche de la fiction. Grâce à une sorte d’autocritique, la fiction se (re)construirait en s’interdisant certains territoires et en explorant de nouvelles voies. La critique de la fiction serait le moteur d’une modernité de la fiction ; serait moderne la fiction qui se critique au contact de récits référentiels, qui se dialectise grâce à leur vérité documentaire, et ainsi se renouvelle.

7Nous avons ainsi demandé aux contributeurs de se positionner par rapport à la thèse d’une critique de la fiction qui permet à la fiction de se dialectiser et de se renouveler depuis la Seconde Guerre mondiale, se forgeant ainsi une éthique propre à la constitution d’une certaine vérité historique, bien qu’un récit de fiction, par essence non véridique, ne puisse avoir une fonction d’attestation18.

8À cette thèse d’une critique dialectique de la fiction née après-guerre font écho les polémiques récentes sur la fictionnalisation de la violence extrême dans l’Histoire : on pense aux Bienveillantes de Jonathan Littel et à Jan Karski de Yannick Haenel. Les questions qui se posent dans ces polémiques sont principalement : que fait le romancier du témoignage authentique ? Peut-il adopter le point de vue du bourreau plutôt que celui de la victime ? De même que c’est Auschwitz qui remet en cause la possibilité de la poésie pour Adorno, on voit bien que les exemples qui viennent immédiatement à l’esprit concernent tout particulièrement l’usage de la fiction pour représenter la Shoah, et illustrent l’idée qu’on ne peut pas faire de la fiction avec les camps comme on le faisait avant la Seconde Guerre mondiale, ou comme on le fait pour d’autres sujets19. Cette idée, pour beaucoup, est actée20. Elle a imprégné profondément les études littéraires, assez en tout cas pour que dans un livre au public et au sujet assez larges tel que Le Roman d’hier à demain de Blanche Cerquiligni et Jean-Yves Tadié, on trouve cette citation :

Le romancier qui s’affronte à l’Histoire récente hérite d’une tradition littéraire essentielle et douloureuse, celle de la littérature écrite après la Shoah – littérature des camps ou concentrationnaire. Les problématiques qu’on évoquera ici s’appliquent aussi aux romans s’inspirant d’autres périodes historiques, d’autres guerres ; mais la problématique générale trouve son origine dans la littérature issue de la Shoah21.

9Seulement, cette position, qui semble donc assez dominante, du moins dans la communauté universitaire des chercheurs en littérature du XXe s., n’est pas partagée par tous, par exemple par Pierre Assouline :

Vraiment, est-ce si sûr ? S’est-on jamais interrogé avant 1945 sur la légitimité d’un romancier à écrire sur un événement historique majeur qu’il n’a pas vécu en défiant ainsi le récit-témoignage ? Si un romancier ne peut faire fiction de tout et écrire en lieu et place de tous, on se demande alors à quoi a bien pu servir le roman. Le romancier a tous les droits, à commencer par le mélange des genres, et ne doit s’interdire aucun territoire d’où il peut faire surgir une autre vérité. Si le Mal est irreprésentable, il ne lui reste plus qu’à se faire rédacteur aux Assurances. D’ailleurs, dans un autre chapitre, les auteurs en conviennent à leur manière en observant que le romancier biographe, grâce à qui la fiction s’affirme comme poursuite de l’Histoire par d’autres moyens, a l’immense mérite d’inscrire l’Histoire dans le mythe22.

10Il est évident que ces propos battent en brèche, non pas, bien sûr, l’importance de la Shoah dans l’histoire et la littérature, mais la thèse d’une nécessaire critique dialectique de la fiction au contact de la vérité documentaire après la découverte des camps de la Seconde Guerre mondiale. Plutôt que de souligner la ligne de partage entre partisans et opposants de cette thèse, ce qui pourrait conduire à une opposition caricaturale entre pro-fiction d’un côté et pro-témoignage de l’autre, nous sommes tenté de questionner voire de déconstruire la thèse même que nous avons exposée et la vision de l’histoire littéraire sur laquelle elle repose. En effet, il nous semblerait opportun de se demander quelle part a joué la reconnaissance critique de la valeur littéraire du témoignage dans l’affirmation qu’une critique de la fiction est nécessaire23. Les études sur le témoignage en tant que genre littéraire ont fortement été animées par le désir de reconnaître cette valeur en critiquant les a priori culturels qui dénient toute dimension artistique au texte à valeur documentaire. De façon symptomatique, afin de donner au témoignage une dignité littéraire qui lui a souvent été niée, ces travaux citent presque immanquablement Perec, qui fustige ces a priori dans son article sur Robert Antelme, mais d’après nous sans entreprendre, comme nous l’avons dit, une défense du témoignage en général, et encore moins un éloge du témoignage contre la fiction. Il est ressorti de ces études, tout d’abord, l’identification récente d’un genre testimonial proprement dit, ce qui ne va pas forcément de soi24, ainsi qu’une tentative de définir la littérarité du témoignage, par rapport, justement, au caractère indissociable de sa double identité documentaire et littéraire. Mais il en a aussi peut-être découlé cette idée d’un rapport dialectique au récit de fiction, dont la vérité documentaire, si tant est qu’on lui en reconnaisse une, n’est pas de même nature, et que les spécialistes du témoignage considèrent comme nécessairement bouleversé et reconfiguré par l’émergence du témoignage comme genre littéraire.

11Ainsi se configure, à partir des études sur le témoignage, une histoire littéraire où le récit de fiction réaliste tourné vers l’Histoire se trouve invalidé dans sa forme traditionnelle et contraint d’explorer de nouvelles formes qui ne peuvent s’affranchir d’un dialogue avec les documents post-shoah. Or, il est problématique de développer une pensée critique de la fiction qui se construit en grande partie sur la pars destruens d’un rejet initial de la fiction (« pas de fiction après Nuit et brouillard ») et sur la valorisation du récit véridique, plus particulièrement du témoignage, genre que l’on a eu tendance, à tort ou à raison, non seulement à distinguer du roman, mais aussi à lui opposer. Peut-on vraiment passer d’une opposition implicite entre témoignage et fiction à l’idée d’une dialectique de la fiction sainement renouvelée par le témoignage ? Un soupçon général contre la fiction n’est-il pas à l’œuvre dans cette opération, qui conduit à refonder un genre en étant convaincu qu’il est intrinsèquement vicié par une prétention déplacée à une vérité que par nature il ne peut atteindre ? Certes, nous n’avons pas les moyens ici de creuser en profondeur, mais seulement d’esquisser cette piste épistémologique d’une déconstruction de l’histoire littéraire où la place des récits de fiction réalistes tournés vers l’Histoire se voit subordonnée à leur rapport au témoignage non pas tant par les témoignages eux-mêmes que par les études sur le témoignage.

12Par ailleurs, la fiction se retrouve elle aussi à subir la confusion entre fiction et littérature dont a souffert le genre testimonial réduit à sa dimension purement documentaire. Dans les attaques contre certaines fictions, et même dans la charge violente de Rivette, est-ce bien leur nature fictionnelle qui est vraiment en cause ? Comme on l’a vu avec Adorno, la fiction en tant que telle n’est pas toujours directement visée, et elle est souvent confondue avec la littérature ou l’art en général, comme dans ces propos d’Elie Wiesel :

Eh bien, au risque de vous choquer, je vous dirai que la littérature de l’holocauste n’existe pas, ne peut pas exister […] Auschwitz nie toute littérature […] Un roman sur Auschwitz n’est pas un roman ou n’est pas sur Auschwitz […] Auschwitz est la mort du temps, la mort de la création ; son mystère est condamné à demeurer entier, inviolable25.

13Il est indiscutable que c’est avant tout par la prétention à traiter ce sujet-là sous la forme d’une fiction que Kapò a provoqué des réactions indignées ou violentes. Mais l’exemple mis en avant par Rivette pour illustrer l’« abjection » du film est celui d’une prisonnière qui se suicide en s’agrippant à un grillage électrique, et ce qui est reproché au cinéaste est d’avoir esthétisé ce moment. Or, s’il est vraisemblable qu’une telle scène ait pu se produire dans un camp nazi de la seconde guerre mondiale, elle peut prendre place dans d’autres genres de prison (que ce soit dans la vraie vie ou dans la fiction), et le suicide du prisonnier, ou sa tentative désespérée et tragique d’évasion, est devenu un topos des fictions carcérales qu’on voit dans nombre de films, séries, etc. Le seul reproche de Rivette à Pontecorvo et à « ses pareils » qui soit illustré par une référence précise à Kapò ne concerne donc pas vraiment le fait de recourir à une fiction pour représenter la violence extrême de l’Histoire, mais de faire de la mort violente d’une personne un spectacle esthétisé. On se demande alors quel cinéaste (quel écrivain, quel artiste) pourrait ne pas être « abject », car lequel s’est départi de toute intention esthétique pour représenter le moment terrible de la mort ? En outre, il est évident que l’intention esthétique, par exemple la volonté de produire des images vraies mais également belles, est présente dans les documentaires eux-mêmes, à commencer par l’exemplaire Nuit et brouillard26.

14Ainsi, les questions que l’on peut se poser face à la thèse d’une critique dialectique de la fiction après Auschwitz sont : premièrement, est-ce bien la fiction en tant que telle qui est visée ? En d’autres termes, la thèse d’Adorno est-elle précisée ou au contraire dénaturée lorsqu’on la fait porter non plus sur l’art en général mais sur la fiction en particulier ? Deuxièmement, dans quelle mesure la nécessaire révolution de la représentation lorsque le sujet en est Auschwitz (position elle-même discutée) entraîne-t-elle la nécessaire révolution de toute la représentation de l’Histoire après Auschwitz et après les œuvres documentaires qui en rendent compte ? On verra que les études réunies ici ne traitent pas toutes directement ces questions théoriques, que nous avons souhaité exposer ici pour développer et mettre en perspective les idées contenues dans le cadrage qui avait été soumis aux communicants. Cela tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, a posteriori, on se rend compte qu’il est assez difficile, dans une communication de moins de trente minutes ou dans un article d’une quinzaine de pages, d’analyser avec précision un corpus fictionnel tout en y examinant la manière dont il est travaillé par une critique de la fiction. Ensuite, aucune des communications qui portaient principalement sur la représentation cinématographique ou littéraire du génocide au cinéma ou dans la littérature, et non sur la Seconde Guerre mondiale en général, ou sur un autre de ses aspects (comme la Résistance), n’a pu donner lieu finalement à un article, pour des raisons essentiellement matérielles.

15Le corpus final des Actes, qui portait initialement sur les littérature et cinéma des aires italienne, française et germanophone de 1945 à nos jours, s’est ainsi resserré sur l’Italie des années néoréalistes, c’est-à-dire à un moment et à un espace de l’histoire et des arts où chez les auteurs de fiction, la foi dans la fiction est bien plus forte que la critique de la fiction. A première vue, l’ère du soupçon n’a pas noyé dans le scepticisme à l’égard de la fiction le courant néoréaliste, adjectif que nous emploierons ici dans un sens très large pouvant s’appliquer à des auteurs comme Bassani et Fenoglio, au-delà même du terme chronologique que l’on fixe habituellement à ce mouvement (milieu des années 1950, voire avant27).

16Dans les années d’après-guerre, une grande part de la production cinématographique diffusée en Italie a pour but premier de divertir, pour répondre au besoin de s’amuser ou de s’évader (on a tendance à l’oublier, en réduisant la période au seul néoréalisme, de même qu’on réduit le roman du XIXe au seul roman réaliste). Mais il semble urgent de profiter de l’absence de censure pour raconter la réalité telle qu’elle est vraiment : l’actualité de l’après-guerre, l’histoire récente de la Seconde Guerre mondiale et, en amont, celle de l’Italie fasciste et des problèmes sociaux ou régionaux occultés par le Régime. Dans ce contexte nouveau, où l’on peut publier des romans antifascistes, alors qu’en 1933 Fontamara d’Ignazio Silone n’aurait jamais pu être édité autrement qu’à l’étranger, le récit de fiction paraît encore être la voie royale aux yeux des jeunes écrivains qui veulent tourner le dos au fascisme (et s’engagent pour beaucoup dans le Parti Communiste Italien), d’autant plus qu’ils poursuivent l’idéal d’un grand roman national qui saura parler de l’Italie entière à travers l’invention d’une histoire exemplaire dans un cadre local restitué avec réalisme28. La plupart des écrivains italiens de cette génération ne souhaitent pas écrire comme Manzoni, Zola, ou Verga, d’autant qu’ils ont lu des auteurs plus modernes, mais ils ne peuvent renier entièrement cet héritage évident au moment de s’emparer du réel et de l’Histoire29. De même, les grands réalisateurs que sont Rossellini ou De Sica, dans leurs œuvres néoréalistes des années 1945-1948, développent un nouveau cinéma qui se rapproche assurément du genre documentaire, en s’insurgeant contre les films américains de pur divertissement ou les grandes productions des dernières années du fascisme, qui n’ont rien à voir avec la réalité actuelle de leurs compatriotes30. Mais ils ne se lancent pas dans une critique de la culture impliquant la condamnation a priori de la fiction réaliste, qu’ils ne revendiquent pas mais utilisent systématiquement pour montrer ce qu’ils nomment la « réalité » et la « vérité ».

17Ainsi, dans l’Italie des années néoréalistes, le récit de témoignage, sans être ignoré, ne bouleverse pas la littérature dans son ensemble31. De nombreux récits autobiographiques, et parmi eux, certains écrits par des survivants des camps, sont publiés. Primo Levi est lu et apprécié par Calvino, qui le cite dans son long article consacré à la « littérature italienne sur la Résistance ». Mais, de manière assez symptomatique, le paragraphe dédié à Levi n’occupe qu’un espace marginal dans ce texte, comme si la Shoah constituait un aspect périphérique de la guerre et le témoignage sur la shoah un aspect périphérique de la littérature sur la guerre. À la fin des années 50, on a commencé à parler davantage de la Shoah comme objet à la fois historique et littéraire, et les éditions Einaudi ont fini par publier Si c’est un homme en 1958, après l’avoir refusé dix ans plus tôt. Mais l’article de Cayrol est inconnu (il a été traduit et publié en… 2008), celui de Perec sur Antelme également, bien sûr, puisqu’en France même, il était destiné à une revue qui n’a pu paraître, et l’indignation de Jacques Rivette ne conditionne pas la réception de Pontecorvo en Italie. A la sortie de La bataille d’Alger (1966), celui-ci est critiqué par le très célèbre journaliste Indro Montanelli pour des raisons qui n’ont rien à voir avec celles de Rivette au sujet de Kapò :

À Venise, ils ont déclaré à l’unanimité que c’est un grand film et ils lui ont donné le Lion d’or. Mais ce n’est qu’un grand documentaire, qui ne méritait rien du tout. On en a assez de cette camelote. Non pas – comme disent certains – parce qu’on nous impose un « choix moral » ou qu’on nous rappelle des responsabilités que nous voudrions oublier. Et pas plus parce que nous serions écœurés par les scènes de violence et de sang. Ce dont nous avons assez, c’est, de manière bien plus simple, le chantage qu’on nous impose. Bel exploit de faire un film sur les camps de concentration nazis et sur la révolte en Algérie. Qui osera donner tort à un cinéaste qui prend parti pour les persécutés ? Ce sont des positions faciles, très confortables32.

18Dans le contexte italien, où Pontecorvo peut devenir sous la plume de Montanelli en 1966 le parangon d’un cinéma « documentaire » aux positions morales trop évidentes, après avoir été sous celle de Rivette, quelques années plus tôt, le symbole d’un cinéma de fiction « abject » dans sa tentative de s’emparer d’un sujet qui le dépasse, la thèse d’une dialectique de la fiction au contact du documentaire ne peut que s’avérer inopérante, ou bien être invalidée, ou encore devoir être redéfinie. Pour autant, au-delà du cadre strict de cette hypothèse théorique que nous avions avancée pour jalonner notre espace de réflexion, et que nous avons tenu à remettre en perspective dans cet avant-propos, toutes les analyses publiées dans ce volume interrogent la dimension documentaire – ou prétendument documentaire – des œuvres étudiées : à un niveau plus large que celui de la critique dialectique de la fiction, les études que nous avons réunies s’inscrivent dans la problématique des rapports entre fiction et vérité, vérité historique notamment. La vérité de la fiction, l’éthique de la fiction, dans sa tentative de représenter l’Histoire, sont au cœur de ces articles.

19Le premier concerne le cinéma. C’est à Rossellini que s’intéresse Laurent Scotto d’Ardino, en consacrant son étude au quatrième épisode de Paisà dont il propose une analyse minutieuse. On a souvent dit que le réalisme de Rossellini reposait sur un naturel propre au genre documentaire, avec les scènes en extérieur ou encore les acteurs non professionnels. Mais, en dehors du témoignage indirect sur une ville endommagée par les bombardements qui sert ici de décor, L. Scotto d’Ardino montre que tout ce qui a l’air le plus réel dans ce film est bien le fruit d’un artifice, que ce soit par la mise en scène, le montage, le jeu des acteurs… L. Scotto d’Ardino nous aide à ne pas confondre fiction et documentaire comme on pourrait le faire dans le sillage des critiques élogieuses sur le « cinéma-vérité » de Rossellini. Il nous permet aussi de nous garder d’une lecture naïve faisant du documentaire ou du reportage un parangon de vérité (en confondant documentaire et réel), dont devrait s’inspirer la fiction qui serait d’autant plus vraie que son esthétique ressemblerait à celle du documentaire. En réalité, chez Rossellini, l’imitation du style documentaire, se mêlant dans l’épisode florentin de Paisà à une trame romanesque et mélodramatique, produit une synthèse entre documentaire et fiction où émergent des trouvailles visuelles d’une grande puissance symbolique. Par exemple, l’inquiétante et assez mystérieuse apparition, introduisant une atmosphère moyenâgeuse dans ce film si contemporain, de quatre personnages aux allures de fantômes accompagnant un brancard, dans une Florence désertée dont les formes géométriques dessinées par les plans larges du cinéaste évoquent alors plus les tableaux métaphysiques de De Chirico que le souvenir d’une Renaissance, si typiquement associée à Florence, que caractériserait la maîtrise sereine de l’homme sur son espace. Ou cette succession rapide de plans aboutissant au lynchage de soldats fascistes dans une confusion des plus totales pour le spectateur. Ou encore, peu après, l’image finale d’Harriet, madone porteuse de sa douleur intime et de la souffrance des autres, tandis que se meurt entre ses bras un résistant par qui elle apprend la mort de son amant, Guido. C’est dans ces images paradoxalement artificielles et pleines de naturel que s’exprime, par le biais de la fiction, la vérité du cinéma de Rossellini : « on pourrait dire que le cinéma-vérité de Rossellini n’est pas un cinéma plus vrai parce qu’il se rapproche du documentaire, ou plus vrai parce qu’il recourt à la fiction afin de transcender la réalité historique et d’accéder à une autre vérité, de nature plus symbolique, mais que le réel, entendu comme la déflagration d’une réalité ordinaire, ou si l’on veut la vérité, qu’il fait surgir est de l’ordre de ni de l’un, ni de l’autre, ou plutôt : et de l’un et de l’autre. De leur rencontre, de leur collision ».

20Dans le domaine littéraire, une attention particulière a été portée à l’œuvre narrative de Giorgio Bassani, que l’auteur a placée sous le signe du devoir de mémoire. Ses fictions réalistes situées à Ferrare, la ville de sa jeunesse, ne montrent jamais crûment l’horreur de la guerre, mais donnent à voir notamment les discriminations puis les persécutions dont sont victimes les juifs dans la ville, à partir du rapprochement entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Ce corpus se révèle particulièrement adapté à une étude des réflexions sur le mode de référence et le type de vérité à l’œuvre dans les récits de fiction : d’une part, Le roman de Ferrare est presque exclusivement constitué de fictions réalistes, dont le statut exact est parfois incertain, à tel point que des lecteurs les ont pris parfois pour des récits véridiques ; d’autre part, leur auteur reconnaît qu’il aime traiter ses personnages de fiction comme des vraies personnes et qu’il pousse le lecteur à les percevoir comme telles, mais il dit aussi avoir écrit en « historien » soucieux de dire la « vérité objective » et même « toute la vérité ».

21Alessandro Martini s’intéresse à cette œuvre et à la poétique qui la sous-tend, en rapprochant Giorgio Bassani de Beppe Fenoglio. Fenoglio est un autre écrivain typique de la représentation réaliste de l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui, comme Bassani, s’est tenu à l’écart du Parti Communiste Italien, et qu’on hésite aussi à qualifier strictement de « néoréaliste33 ». Bassani et Fenoglio sont tous deux convaincus de la pertinence de la fiction pour accéder à la vérité historique, leurs livres se distinguant ainsi des nombreuses chroniques (Banditi de P. Chiodi par exemple) dont les auteurs mettent en avant, dans leurs préfaces, la valeur documentaire, qui vient de la nature véridique du récit. C’est ce que montre A. Martini en analysant les choix des deux écrivains dans leurs récits de fiction et en développant leurs réflexions plus ou moins implicites sur le documentaire et sur le roman : « ce qui semble unir Fenoglio et Bassani serait le besoin d’un filtre, offrant la possibilité d’une prise de distance avec la matière traitée ». Le recours à la fiction, qui s’effectue même dans des récits s’inspirant très fortement de faits réels, parfois vécus par l’auteur lui-même, participe grandement à la création de ce filtre. Au terme de son article, A. Martini rattache les partis pris poétiques de Fenoglio et Bassani à un mouvement historiographique, relativement récent en Italie, qui tend à considérer des romans comme des documents historiques que l’historiographie doit intégrer. A. Martini cite notamment l’ouvrage de Claudio Pavone, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella resistenza italiana, où des romans de l’époque néoréaliste, notamment ceux de Fenoglio, sont cités comme des documents historiques propices à une connaissance juste du phénomène de la Résistance en Italie abordé du point de vue des idées et des valeurs. En effet, dès lors qu’un historien, comme l’indique le titre de C. Pavone, se propose comme objet d’étude la question morale de la Résistance et non les seuls faits, on comprend qu’il recoure à des récits de fiction, puisque la vérité que tentent d’y dévoiler les écrivains, en s’aidant de leur imagination tout en s’appuyant sur leur expérience personnelle et sur des documents, est justement une vérité humaine, une vérité des sentiments, une vérité morale ou encore psychologique, plus difficilement accessible à une approche historienne rigoureuse (quoique l’Ecole des Annales en particulier ait mis l’accent sur la nécessité d’une histoire des mentalités). L’article d’A. Martini nous ramène donc in fine à la question de savoir quelle doit être la lecture historienne des œuvres littéraires, en particulier des récits de fiction. « Comment traiter le récit de fiction pour qu’il participe à l’établissement d’une vérité historique ? » est une question que se posera le lecteur critique aussi bien dans le champ des études littéraire que dans celui de l’historiographie. A l’inverse, si l’historien peut traiter un récit de fiction comme un document, peut-il aussi appréhender le récit historiographique comme une fiction ? La question, polémique s’il en est, que posent les thèses fictionnalistes dans le sillage d’Hayden White, n’a pu être traitée dans les limites de l’article d’A. Martini dont elle ne faisait pas l’objet, mais a été brièvement évoquée dans notre colloque, où la frontière entre récit fictionnel et récit factuel a été soulignée bien plus qu’effacée.

22Pour notre part, nous nous sommes concentré sur l’œuvre de Bassani et plus particulièrement sur la poétique narrative qu’il développe dans ses textes critiques et notamment ses entretiens. Tout en se présentant à la fois comme un « poète » et comme un « historien » soucieux de raconter « toute la vérité », Bassani n’y aborde presque jamais le problème de la fictionnalité, mais bâtit sa poétique réaliste autour des notions de « vérité » et de « poésie ». Or, la première est trop floue, la seconde essentialiste. Par exemple, pour ce qui est de la vérité, celle-ci désigne le plus souvent la vérité historique objective, mais aussi, dans d’autres cas, une vérité que seul l’art peut atteindre : laquelle de ces deux vérités est-elle alors en cause lorsque l’écrivain déclare qu’il faut dire « toute la vérité » ? Quant à la poésie, elle ne correspond par pour Bassani à un registre particulier, mais à l’essence même de la Littérature avec une majuscule, puisque de grands romanciers comme Svevo ou Lampedusa sont pour lui avant tout des « poètes », alors que certains écrivains, auteurs soit de poésie, soit d’autres formes littéraires, ne sont que des « artisans » ou encore des « intellectuels ». Or, dans les exemples narratifs que donne Bassani, il est rare que la poésie ne découle pas de l’ « art » propre à la fiction, qui apparaît donc comme la condition nécessaire à une littérature « vraie » à tout point de vue. Aussi s’agit-il de remettre au centre de la poétique bassanienne le processus de la fiction pour examiner les termes d’une éthique de la fiction chez cet écrivain et déterminer ainsi la nature de la vérité que porte la fiction dans une littérature placée sous le signe de la mémoire. Cet examen nous amène à formuler des réserves, non pas sur les valeurs morales tout à fait louables (le refus de l’injustice, le devoir de mémoire…) qui se dégagent de cette œuvre fictionnelle, mais sur la démarche éthique de Bassani lorsqu’il présente ou commente ses livres au public : loin d’expliquer précisément ce qui est véridique et ce qui est inventé, il brouille volontairement les termes du contrat fictionnel implicitement établi avec le lecteur, et fait ainsi de ses récits, en leur attribuant une réalité qu’ils n’ont pas, des écrans illusionnistes entre le lecteur et l’Histoire. Nous ne disons pas, bien au contraire, que les auteurs devraient s’interdire d’inventer des personnages, et les lecteurs d’éprouver de vraies émotions en lisant de la fiction. Mais en faisant tout pour qu’on oublie le caractère fictif de personnages comme Micòl Finzi-Contini même une fois le livre refermé, Bassani tend à les substituer aux vraies victimes de l’Histoire, alors qu’ils peuvent fonctionner comme des relais vers ces victimes à condition de ne pas effacer les limites entre fiction et réalité.

23Enfin, après une mise au point sur les notions de « témoignage » et de « fiction », V. d’Orlando s’intéresse aux caractéristiques générales du néoréalisme en littérature, pour mieux mesurer la spécificité du roman Uomini e no de Vittorini (1945) par rapport à ce que serait un roman néoréaliste ‘orthodoxe’. Certes, en composant à chaud cette histoire de résistance en partie nourrie de son expérience personnelle, Vittorini répond à l’exigence morale, encouragée par les communistes italiens, de rendre compte de la réalité brute par une approche à la fois documentaire et engagée, où la lutte armée des partisans se voit dotée par le récit de fiction d’un rôle historique qui la justifie. Uomini e no, qui par son sujet peut être rapproché de la trilogie sartrienne des Chemins de la liberté, s’inscrit bien dans une démarche néoréaliste, c’est-à-dire dans « un projet puisant sa légitimité à la double source de l’attention au réel et de l’espoir que ce dernier puisse être redéfini ». Pourtant, ce roman écrit un peu par devoir sera mal accueilli par le lectorat de gauche à qui il aurait dû plaire et l’auteur lui-même le critiquera a posteriori. Cela tient à sa nature particulière : la volonté de construire un récit documentaire et engagé y côtoie des stylèmes très caractéristiques (telles que la tendance récurrente à l’allusion et les fréquentes figures de répétition), qui constituent le symbolisme narratif si propre à Vittorini. L’aspect antiréaliste du roman est d’ailleurs accentué par le procédé consistant à intercaler, entre les chapitres dédiés à une action resserrée sur trois jours de guérilla urbaine contre Allemands et fascistes, d’autres chapitres en italique où le narrateur accompagne le protagoniste dans ses échappées nostalgiques sinon oniriques. Ainsi, si « Uomini e no supporte mal la qualification orthodoxe d’œuvre néoréaliste, c’est bien parce que Vittorini n’a pas renoncé à certaines habitudes d’écriture peu compatibles avec les exigences de la littérature engagée et qui trahissent la présence parfois encombrante de l’auteur ». Par rapport aux codes de la fiction réaliste, on a aussi l’impression que Vittorini n’essaye pas à tout prix de ‘faire vrai’ : ses personnages de résistants, qui appartiennent à un monde ouvrier dont il n’entreprend pas une représentation synthétique qui se voudrait exemplaire, s’expriment dans un italien peu connoté socialement et géographiquement, somme toute assez proche de l’italien littéraire employé par le narrateur. C’est donc un roman paradoxal, à la fois « un modèle et une contestation » du canon néoréaliste, qui est né de la rencontre entre la manière de Vittorini et son projet de littérature engagée.