Colloques en ligne

Vincent Chambarlhac

Que faire de la littérature d’action ? À propos de la numérisation d’un corpus

1L’interrogation du titre introduit mon propos. La littérature d’action des brochures est en grande partie en hors champ des recherches sur l’histoire culturelle du mouvement ouvrier. Au mieux, la brochure est citée comme une source secondaire, utilisée en tant qu’elle « littérarise » le discours d’un tribun, pérennise sa parole. Les brochures participent-elles des éphémères ? Non livre1, elles sont souvent vouées à la disparition, ou tout du moins, l’impératif de leur conservation et de leur collecte paraît extrêmement rare, étroitement corrélé à une volonté militante. Elles sont, parfois, écrites pour une occasion, ou à l’occasion de, rejoignant là la catégorie historique des occasionnels2. Les brochures jouissent, dans l’histoire politique, d’un statut particulier qui conduit à les singulariser dans le champ des ephemera. Elles sont l’objet d’une attention comme support d’informations, de citations : elles sont donc comme telles nettement moins marginalisées que d’autres éphémères. Néanmoins, leur usage procède quasi uniquement de leur singularité, leur vocation estinformative dans l’économie du discours scientifique. Jamais leur sérialité, dans son lien à une histoire éditoriale et culturelle du politique, n’est prise en compte. Cet usage de la brochure dans sa singularité tranche ainsi avec l’appréhension d’autres éphémères, davantage saisis dans l’épaisseur des recueils. De même, si les mots de la brochure sont cités, jamais celle-ci n’est prise au mot comme dispositif imprimé de formation, de propagande, de vulgarisation. Toujours la brochure s’inscrit dans l’horizon plus large du livre, qui seul comme somme, comme œuvre, l’informe en soulignant ses manques, son irréductibilité fragmentaire. La brochure est « nécessairement incomplète », affirme l’introduction du volume I de l’Encyclopédie socialiste en 19123. Le livre, ici sous sa forme encyclopédique, serait ce fil d’Ariane dans le dédale et le désordre des brochures.

2Je cernerai l’enjeu de ce type de source pour l’historien du politique après une courte présentation de l’origine d’un fonds lié à une structure particulière, la Bibliothèque marxiste de la ville de Paris (BMP).

Un corpus de la Bibliothèque marxiste de la ville de Paris

3L’histoire de cette structure militante est encore aujourd’hui extrêmement lacunaire4. La Bibliothèque marxiste de la ville de Paris (désormais BMP) est fondée en 1955 à l’initiative de Maurice Thorez. Elle se fixe comme but « d’élever le niveau idéologique du prolétariat5 ». La bibliothèque s’affirme comme un outil intellectuel, politique et militant de formation autant en direction des cadres du mouvement communiste que des intellectuels. Si à l’origine, la bibliothèque se proposait de n’accueillir que des ouvrages progressistes, ce dans l’horizon même de la guerre froide, finalement ses fonds sont plus amples comme le note Danielle Oppetit. On peut résumer son esprit à ce titre d’une note relative à son histoire par Gilbert Loriguet en 1987 : « Bien connaître notre passé pour être efficace aujourd’hui ». La Bibliothèque est enregistrée comme une association (loi de 1901) sous le nom d’Association nouvelle des amis du livre ; la structure devient BMP en 1956, elle est domiciliée rue Blanqui.

4Pour Jean-Numa Ducange et Pierre Boichu, la crise du mouvement communiste en 1956 représente une première inflexion dans l’orientation de la BMP vers une dimension historique et patrimoniale. La BMP regroupe en partie les archives du PCF et s’avère une ressource dans la volonté de rédaction d’une nouvelle histoire du parti communiste. La bibliothèque devient donc là l’outil d’une « réappropriation de l’histoire (ouvrière) du (et par le) PCF6 »après le stalinisme. Un centre de documentation s’adjoint rapidement à la BMP, tous deux liés à l’Institut Maurice Thorez (désormais IMT) dès sa création en 1965. Les deux structures tenteront de fusionner en 1974. L’essentiel dans cette mue pour notre propos tient aux logiques sinon antagonistes, tout du moins conflictuelles, qui président à cette fonction de la BMP, entre formation des cadres et constitution d’un patrimoine. Dans cet horizon, la question des fonds est primordiale. La BMP compte, en 1974, 14 000 ouvrages et 9 000 brochures, aujourd’hui 30 000 ouvrages et 15 000 brochures. Leur collecte obéit à une logique spécifique selon le Bulletin de liaison de l’IMT en décembre 1975, cité par Frédérick Genevée :

Une première phase longue, hérissée de difficultés matérielles, a d’abord été nécessaire pour collecter un fonds ayant quelque valeur. Une bibliothèque a d’abord été créée, essentiellement alimentée par les dons de militants ouvriers. Le but était de mettre rapidement à la disposition de l’ensemble des militants ouvriers une documentation qui ne leur était pas accessible ailleurs et qui leur était nécessaire dans les batailles quotidiennes. Cette bibliothèque rassembla d’abord toutes les œuvres des classiques du marxisme-léninisme, puis le matériel de propagande édité après leur mort7.

5La citation est éclairante, elle induit la collecte de tracts, affiches et brochures dans le cadre de la BMP, ainsi que l’origine diverse des fonds. En soi cette collecte est essentielle puisqu’elle permet de recueillir des brochures ayant échappé au dépôt légal, soit par méfiance envers la répression policière, soit – et c’est le cas le plus fréquent – parce que les lieux d’impression étaient extérieurs à la France, belges notamment. Le fonds constitue donc un heureux contrepoint des collections de la BnF qu’il duplique, et complète8.

6La consultation est plus problématique. La BMP est l’un des lieux où, systématiquement, se pose la question de l’accès aux documents et archives à des historiens, communistes et non communistes. Il y a là un enjeu politique d’autant plus fort que la décennie 1970 voit dans le domaine des SHS s’affirmer le paradigme totalitaire et l’anticommunisme9, quand le Comité central d’Argenteuil avait, dès 1966, accepté l’autonomie des disciplines intellectuelles. La BMP constitue l’un des lieux de ce chiasme. Fr. Genevée évoque la « contrebande des historiens » pour croquer ces difficultés qui redoublent à la fin de la décennie, puis avec l’apparition de la revue Communisme. Entre-temps, la BMP a fermé en 1979, elle rouvre en 1985 rue Barrault, Roger Martelli en est le président, Roger Bourderon le directeur. Elle ferme en 2001, suite à un dégât des eaux. Avec l’ouverture généralisée des archives du PCF, son fonds d’imprimés est l’objet d’une procédure de dépôt à l’Université Paris XIII qui semble marquer le pas. Les brochures sont consultables au siège du PCF, place du colonel Fabien. Elles font l’objet, pour une part d’entre elles, d’une convention entre la Fondation Gabriel Péri et la MSH de l’Université de Bourgogne à des fins de numérisation.

D’une opération de numérisation

7Cette opération de numérisation ne prend pas en charge (pour le moment ?) l’ensemble du corpus des brochures de la BMP : elle se restreint à 3 000 brochures antérieures à 1940. Toutes ont été numérisées et indexées : elles font actuellement l’objet d’un traitement informatique afin d’améliorer les conditions de leur consultation.

8Conçue pour être consulté dans un portail plus large dont ce fonds constitue un môle à l’intérieur du corpus plus large « Pensée critique », cette opération est menée par la MSH de Dijon en partenariat avec la Fondation Gabriel Péri et le Consortium « Archives du monde contemporain ». Les brochures ont été indexées en reprenant le classement opéré par Catherine Bensadek à la BMP (classement qui ignore la Dewey, et ne répond donc pas aux logiques d‘indexation bibliographiques). Elles sont disponibles en version jpeg, PDF et ocerisées. Leur mise en ligne intervient en juin 2014 sur le Portail Archives Numériques et Données de la Recherche, créé par la MSH de Dijon. La consultation peut s’effectuer par une recherche plein texte et/ ou par le biais de mots clés (liés au plan de classement de Catherine Bensadek) ou de d’indications d’ordre bibliographique (auteur, lieu d’édition, structure éditoriale, année d’édition…). L’interopérabilité à l’intérieur du portail permet d’enrichir les corpus virtuels de recherche en croisant notamment avec les brochures présentes dans le fonds Kessel10, dont la numérisation est en cours. Tel quel, ce corpus de 3 000 brochures participe à la fois du « dispositif historico-mémoriel11 » du PCF, l’opération de numérisation procédant alors de sa valorisation, mais le dépasse en autorisant d’autres pistes d’exploitations. Avant que d’en évoquer une, quelques points de cette brève histoire du corpus sont à souligner.

9La constitution de ce fonds par la BMP révèle le poids de l’histoire dans la culture des communistes. La volonté de construire la bibliothèque en outil de formation en 1955, doublé ensuite par un institut de recherche, s’inscrit dans un âge de l’histoire du mouvement ouvrier. La fondation de la BMP est postérieure à la fondation de l’Institut français d’histoire sociale (IFHS, 1949) par Georges Bourgin et Édouard Dolléans12, mais la dynamique du point de vue heuristique est la même : au récolement documentaire s’ajoute ensuite un centre de recherche en histoire du mouvement ouvrier13. Il faut compléter ce panel de fondations institutionnelles par l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (OURS, 1969)14. Dans ce cas, on remarque aussi une similitude dans le rapport de l’institution au parti : si l’administration de la BMP et de l’IMT regroupe au départ des thoréziens quand Thorez n’est plus à la tête du PCF, l’OURS dans le processus de refondation du PS abrite les molletistes15, quand justement Guy Mollet s’est effacé de la direction du parti socialiste.

10Telles quelles, ces fondations balisent entre 1949 et 1969 une phase documentaire dans la constitution d’une histoire scientifique du mouvement ouvrier. Elles ont toutes en commun, malgré leurs nuances, la volonté d’embrasser par le document – singulièrement les ephemera, la littérature grise dans sa double acception (littérature scientifique et brochures) – l’histoire du mouvement ouvrier des xixe et xxe siècles. Dans cette logique, la perspective est plus ample que la stricte finalité de conservation d’une mémoire des combats, d’une mémoire partisane et de son inscription dans les traditions ouvrières. Je poserai l’hypothèse que cette phase documentaire est la condition sine qua non du processus de patrimonialisation des formes brèves de l’imprimé politique, actuellement en cours.

11Ce moment de patrimonialisation doit compter avec l’historicité de ces corpus. Leur classement s’effectue d’abord au défaut des procédures archivistiques et / ou bibliographiques (ainsi d’un classement à la BMP qui ignore la Dewey), et participe davantage de l’intentionnalité politique de constitution des fonds. Cette historicité implique aussi leur caractère de ressource en ce qui concerne les brochures, parents pauvres de la conservation en bibliothèque où elles sont davantage assujetties à l’ordre du livre16.

12Ces courtes remarques introduisent mon hypothèse de recherche sur une part du corpus numérisé de la BMP, part relative à la fonction épistémologique de la brochure.

La fonction épistémique des brochures

13La brochure est pour les militants un outil de propagande. Littérature d’action, elle met en récit l’événement, introduit à l’idéologie, expose les points de doctrine, enseigne notamment par l’exemple… Ces caractéristiques (auxquelles peut s’adjoindre dans le corpus de la BMP l’apparition – minoritaire – du récit fictionnel17), sont bien repérées dans l’historiographie. Un traitement numérique peut apporter à ces recherches une contribution en termes d’édition ou de processus éditoriaux. Mais la brochure, instrument de formation, comporte aussi un volet épistémologique. Dans la logique de la phase documentaire précédemment repérée, on posera comme hypothèse que la brochure constitue le matériau d’un âge de l’histoire ouvrière dans ces processus d’écriture. La sérialité importe ici. L’interrogation croisée des sous-corpus (une fois la mise en ligne effectuée) peut travailler plusieurs objets dans cette perspective.

L’auteur

14Tout d’abord, ce corpus permet de poser la question de l’auteur reconnu comme historien par un repérage en aval de son rôle dans la constitution de la phase documentaire et d’une histoire scientifique du mouvement ouvrier. À cet égard on sollicitera notamment la sous-série des conférences de l’Institut ouvrier (ISO) au temps du Front populaire, afin d’évaluer comment une structure qui donne comme un enseignement dans les années 1930 participe ensuite, notamment dans le cadre de l’IFHS, d’une écriture de l’histoire. Georges Lefranc, d’abord propagandiste et conférencier à l’ISO avant-guerre comme militant socialiste et cégétiste, s’affirme après 1951 comme un historien de ce mouvement ouvrier qu’il côtoya avant-guerre. Les brochures qu’il éditait alors, et contenait ses cours, deviennent dans un second temps des sources dûment reproduites dans ses ouvrages d’histoire18.

L’écriture

15Dans le même esprit, il est possible d’interroger les brochures qui relatent, expliquent ou commentent un événement (la Commune, la Révolution française…) afin d’y repérer également des modes d’écriture. Suivant l’événement considéré, il est possible d’interroger ces registres d’écriture au rebours des batailles de l’imprimé, visant là non l’immédiat de l’effet politique de l’écriture mais la scientificité potentielle de l’historicité de l’écriture. La Grande Guerre paraît là comme un des lieux idoines de l’enquête. On prendra comme preuve le parcours effectué par l’ouvrage d’Alfred Rosmer (Le mouvement ouvrier dans la première guerre mondiale). Composé à partir de la forme brève, publié sous forme de bonnes feuilles dans les années 1930, l’ouvrage devient l’une des publications de l’IFHS au titre d’une histoire par sa composition documentaire. Il y a là un jeu sur l’épistémologie et sur le rapport du livre à la brochure19.

La biographie

16La biographie apparait enfin comme l’un des pôles de la littérature propagandiste. Si, du point de vue politique, ce sont des effets d’exemplarité, de conformité à un modèle militant qui sont attendus, il faut aussi travailler du point de vue des producteurs repérés en aval et des conditions d’écriture d’une biographie historique.


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17Ce ne sont là que quelques ébauches de pistes. Elles ouvrent également, dès la consultation sérielle possible, sur des questions liées à l’histoire de l’édition. Les brochures dont le potentiel épistémique se signifie dans leur rapport à l’écriture de l’histoire procèdent-elles de collections singulières ? Relèvent-elles de la conférence – le conférencier se prêtant là le rôle de l’expert et/ou de l’historien – et donc d’une oralité éternisée par l’écrit, engageant des postures socio-professionnelles ou sont-elles aussi également un produit militant ? Quels liens entretiennent-elles avec l’ordre du livre ?

18Les pistes sont nombreuses dès lors que l’on accepte l’hypothèse d’une phase documentaire de l’histoire ouvrière où la brochure écrite, collectée, destiné à des usages multiples (du politique au champ des SHS) et enfin patrimonialisée, s’envisage dans sa singularité et sa sérialité, de manière synchronique ou diachronique. En ce sens, chaque opération de numérisation n’est pas seulement valorisation patrimoniale d’un fonds, elle peut être gain heuristique.