Colloques en ligne

Claude Mouchard

« Nous sommes devenus des épines dans les yeux des autres » (en lisant La Littérature des ravins)

Dernier ravin
(Paul Celan)

à Martine Broda

Je monte ;
ainsi, en marche,
un temple
se construit.
Vent de fraternité, — et nous, en ce nuage :
moi ( et un mot inconnu,
comme hors de mon esprit) et l’armoise (cette amertume inquiète
qui près de moi m’enfonce
ce mot)
armoise.
Argile,
sœur.
Et, de tous les sens, le seul étant, inutile-essentiel,
là (dans ces mottes tuées),
comme un nom inutile. Ce
mot-là me tachant, lorsque je monte
dans la très simple (comme un feu) illumination,
pour se marquer — marque dernière au lieu
de la cime ; elle —
vide (tout est déjà donné)
visage : comme un lieu sans-douleur
dans un surplomb — un au-dessus l’armoise
(…
Et
la forme
resta
inaperçue
…)
et le nuage :
plus aveugle qu’acier (une-arme-non-visage)
le fond — inerte ; la lumière
comme jaillie d’une pierre béante.
Toujours plus
haut.

(Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993).

1Comment et pourquoi des poèmes naissent‑ils quand leurs auteurs furent victimes des violences de masse les plus systématiques du xxe siècle en Europe – « la destruction des Juifs d’Europe », selon les termes de Raul Hilberg ?

2Et que sont ou font, face à ces violences sans bornes, des poèmes dont les auteurs, sans avoir été eux‑mêmes des victimes, ont éprouvé l’impulsion de parler pour les disparus ?

3Mais encore : quand les témoignages portant spécifiquement sur les persécutions nazies contre les Juifs sont réprimés – comme ce fut bientôt le cas dans l’Union soviétique d’après‑guerre (à commencer par le sort réservé au Livre noir) –, à quel prix des poèmes se forment‑ils encore pour en parler, astreints qu’ils sont alors à se donner les traits d’une expression détournée, voire à demi‑secrète ?

4Certains poètes victimes de la Shoah, que, par un sombre miracle, nous pouvons lire aujourd’hui, survécurent à la guerre, et leurs poèmes avec eux. Ainsi du grand Immanuel Weissglas qui connut la déportation dans les terribles camps en Transnistrie. Son traducteur – de l’allemand –, François Mathieu écrit dans le recueil qu’il a composé sous le titre Poèmes de Czernowitz1:

Connaissant alors la faim, l’épuisement, la tuberculose, le typhus, les grandes chaleurs et le grand froid, en dépit de tout, [Weissglas] ne cesse d’écrire des « poèmes qui [dit‑il] sont ici des pierres miliaires qui caractérisent l’effroyable chemin que, en 1941‑1945, nous avons parcouru entre le Dniestr et le Boug en Ukraine. » 

5D’autres poètes de Czernowitz disparurent dans la tourmente, et c’est par les hasards ou l’acharnement de transmissions diverses que leurs écrits ont, eux, survécu.

6Ainsi découvre‑t‑on, dans ce même recueil composé par François Mathieu, les vers de Selma Meerbaum‑Eisinger qui, très jeune, presque enfant, fut engloutie. On lit au milieu du poème intitulé « Poème » – et daté du 7 juillet 1941 :

Je voudrais vivre.
Je voudrais vivre et lever des fardeaux,
je voudrais lutter, aimer et haïr,
je voudrais prendre le ciel de mes mains
et voudrais être libre, respirer et crier.
Je ne veux pas mourir. Non !
Non.
La vie est rouge.
La vie est mienne.
Mienne et tienne.
Mienne.

7Et on lit encore, pour finir :

Une
vie.
De tas en tas,
ils meurent.
Ne se relèvent jamais.
Jamais
et
jamais.2

8Des vers comme ceux-là donnent accès moins à des faits qu’à du de fait. Un de fait alors excessivement simple, ou plutôt simplifié à l’extrême par la terreur – là où est dénudé et affreusement exposé ce sans quoi rien, être ou paroles, n’a plus lieu.


***

9Le livre d’Annie Epelboin et Assia Kovriguina La Littérature des ravins recèle un extraordinaire ensemble de poèmes – ou, du moins, de larges extraits de ces poèmes. Ceux qui nous sont donnés à entendre ne furent pas tracés par des victimes. Les destructions évoquées dans cet ouvrage furent trop radicales pour qu’il se trouve des survivants (fût‑ce très provisoires) qui, du moins, soient capables d’une pareille expression. « Aucun des rares survivants des ravins et des massacres de masse, écrivent Annie Epelboin et Assia Kovriguina, n’a témoigné dans la littérature en langue russe. Certains ont témoigné lors des procès et enquêtes menés à la fin de la guerre, et leurs propos ont parfois été retranscrits, mais par des tiers. »

10Mêmes si ces massacres ne laissèrent que fort peu de survivants, ils ne furent pas sans témoins, bien au contraire : « Les témoins cependant, écrivent encore Annie Epelboin et Assia Kovriguina, ont été innombrables : tout se passait au vu et au su des habitants non juifs. Puis les correspondants de guerre et les soldats ont pu faire le constat du désastre dans chaque ville, dès lors qu’ils reprenaient ces territoires, ou en rentrant du front. »3

11Il faut évidemment entendre alors « témoin » en un autre sens que celui de survivant. Il s’agit de ceux qui virent ce qui était arrivé aux innombrables victimes ou de ceux qui en eurent connaissance après‑coup. Aussi les auteurs que nous lisons dans La Littérature des ravins parlent‑ils pour d’autres qu’eux‑mêmes, pour les disparus... Et c’est alors qu’on voit certains d’entre eux, si divers qu’ils soient, recourir au poème. Ainsi est‑ce en vers qu’Ehrenbourg (cité dans La Littérature des ravins p. 208) tente, dès lors qu’il a appris ce qui était arrivé, de dire la charge dont il aura pour jamais à éprouver le poids :

... tel un forçat son boulet,
Je traîne la mémoire d’autrui

12Ces témoins autres ne furent pas des « bystanders » – des badauds à l’attention désinvolte et à la mémoire négligente (comme ceux qu’on entrevoit dans le Campo dei Fiori de Czeslaw Milosz). A ceux pour lesquels ils témoignèrent, ils se savaient et s’éprouvaient douloureusement liés.

13Ilya Selvinski arriva en janvier 1942 sur les lieux où les nazis avaient commis des massacres – « dans le ravin de Baguerovo près de Kertsch », en Crimée. Il découvrit, nous disent Annie Epelboin et Assia Kovriguina, « les mares de sang glacé de l’énorme fosse remplie de cadavres gelés... ». Dans le poème « J’ai vu cela »4 – « le tout premier témoignage littéraire sur la Shoah publié en URSS » (lit‑on dans La Littérature des ravins p. 108) –, c’est comme des résistants, juifs, certes, mais aussi soviétiques, que Selvinski fait parler les victimes : l’héroïsme insuffle au poème une unanimisante généralité5.

14Dans d’autres cas, en revanche, des poèmes se formeront comme intimement consubstantiels des liens entre leurs auteurs et les victimes – liens de famille mais aussi d’appartenance partagée. Ainsi Margarita Aliguer fait‑elle entendre une injonction de sa mère (qui a échappé de peu au massacre) : « Ma mère m’a dit : « Nous sommes juifs,/ Comment as‑tu pu l’oublier ? ». Or ce sont là, précisément, comme nous l’apprennent Annie Epelboin et Assia Kovriguina, des vers qui furent censurés.

15De la lecture des poèmes cités dans La Littérature des ravins, on retient singulièrement des vers s’acharnant – par élans et gestes, voix soulevées ou entrecoupées de souffles – à reconstituer quasi substantiellement les liens entre poète et disparus, même s’ils ne disposent que de pauvres mots réduits à tâtonner.

Je n’ai trouvé ni mon oncle ni ma tante,/ Je n’ai pas revu mes cousines [écrit Boris Sloutski, cité p. 203‑204]. Mais je garde le souvenir,/ Le souvenir ancré/ Jusqu’à présent/ de leurs voisins/ Qui regardaient la terre/ Me disant doucement : « Brûlés ... »

16Pourquoi singulièrement des poèmes face aux destructions extrêmes ? Et à quels moments des auteurs aussi connus, des romanciers aussi productifs qu’Ehrenbourg ou Grossman auront‑ils choisi la poésie ?

17Les vers, singulièrement, tentent de réaliser dans la substance du langage la proximité détruite avec les disparus. Ils s’attachent farouchement à donner une présence inguérissable à la fragilité même de ce qui fut exposé.


***

18Les poèmes, avec ce qu’ils conservent constitutivement d’instantanéité, ont le fragile pouvoir de donner une rebelle incarnation à l’effaçable même. Ils se réalisent au plus près de l’évanouissement, ils osent soudain s’y allier.

19Ce peut être du fait de la fragilité qui fut celle (parfois allusivement évoquée dans les vers mêmes) de leur support, bribe de papier pourrissante ou feuille s’évanouissant dans une flamme – celle, par exemple, où Ahkmatova, après avoir lu ses vers à Tchoukovskaïa, les faisait disparaître dans l’air...

20Mais c’est encore que les mots du poème, au moment même où ils induisent (entre eux ou comme au‑dessous d’eux) une tension singulière en laquelle chacun de leurs traits se mettrait à compter, paraissent, avec la plus âpre ambivalence, trouver en cette tension élémentaire même – soudain transfigurée en un souffle glacial – une menace.

21C’est, d’abord, un peu des présents insoutenables des mourants que le présent propre au poème devrait quasi incarner dans ses mots.

22En même temps, le présent créé par et dans le poème ne peut que tenter d’impliquer sensiblement les présents qui sont, seront ou devraient être un jour (non sans obstacles, parfois) ceux de lecteurs‑auditeurs.

23Et parfois, les présents passés des disparus et les présents à venir des lecteurs‑auditeurs vont glisser et passer les uns dans les autres.

24Ainsi arrive‑t‑il qu’un poème affirme, par impossible, se donner comme destinataires (l’« interlocuteur » de Mandelstam) ceux qui ont été engloutis : dans une situation autre, sans doute, que celles rappelées dans La Littérature des ravins, Władysław Szlengel, poète du ghetto de Varsovie, et qui ne survécut pas à la révolte et à la destruction de ce ghetto, écrivit : « ce que je dis aux morts ».

25Dans la tension réalisatrice propre de son présent, il arrive encore que le poème tente de faire revenir, de toute sa faible force, la présence (ne serait‑ce que comme une inflexion atroce de l’espace‑temps évoqué), voire les paroles mêmes des bourreaux (tels ces ordres fichés comme des dards dont parlait Elias Canetti6). Ce fut le cas dans les vers ultimes du hongrois Miklos Radnoti (des vers tracés lors d’une marche forcée lors de laquelle le poète finit par être abattu) où se trouvent incluses – citées brutes, en allemand – les paroles d’un tueur SS7.

26Il est un autre trait, d’une cruauté spécifique, que partagent les poèmes cités dans La Littérature des ravins. Ecrits en Union soviétique, ils eurent à subir, en diverses circonstances, la censure exercée par un pouvoir qui taxait de « cosmopolitisme » ou, tout aussi bien et avec le plus cynique opportunisme idéologique, de « nationalisme » réactionnaire (ou encore, comme on le lit à la p. 76 de La Littérature des ravins, d’« idéologie sioniste bourgeoise »), les témoignages sur ce que les Juifs avaient subi en tant que tels lors du déchaînement de la violence nazie.

27Peut‑on, dans les poèmes mêmes que cite La Littérature des ravins, déceler des anticipations de cette autre persécution antisémite que serait la censure exercée sous Staline et bien après lui encore ?

28Il me faut y revenir encore un instant : le plus immédiat, et donc le plus difficile à caractériser, c’est le rôle du présent spécifique du poème. C’est – singulièrement pour les poèmes de témoignage qui s’affrontent au temps des événements et à ceux de la mémoire et de l’oubli – l’énigmatique tension élémentaire du poème. C’est la puissance ambiguë de « l’élément » interne‑externe au poème. Cet élément se donne à nous dans le silence ou dans le blanc qui sont, audiblement ou visuellement, une composante vitale des poèmes (et spécialement les poèmes modernes, dès lors qu’ils sont moins formellement ritualisés et prévisibles), et de leur rythme ou de leur vibrato à chaque fois singulier.

29Cet élément réalise sa présence infra ou intra‑verbale au sein du poème, mais non sans happer simultanément du dehors. C’est alors que se condense dans les espacements internes au poème autre chose que ces « contenus » événementiels que les mots nomment, que les phrases décrivent ou racontent, ou que, parfois, des formulations poétiques auront happés et brièvement fixés en énigmes... Il faut encore au poème un afflux d’« entre ». Et c’est alors comme une transfusion, ou – pour utiliser un terme issu de la physique – une « adsorption », de l’entre humains (fût‑ce parfois entre soi et soi) ou de l’entre hommes et choses ... Et dans le cas des poèmes de témoignage, il arrive que la réalisation implicite mais puissante de cet élément nous communique des sensations palpitant entre vie et mort, survie provisoire et destruction la plus abjecte.

30Ce qu’on sent – tout immédiatement, bien sûr – c’est qu’alors même qu’il est « adsorbé » du dehors, cet élément devient dans ou sous le poème, une surface d’inscription elle‑même menacée‑menaçante. Dans le poème en général, les mots ou traits divers sont (je me répète) spécifiquement comptés8, chacun prenant une place qui lui est comme mesurée par la résistance d’un support exigeant, voire réticent.

31Or, dans les poèmes de témoignage, la réalisation de ce support réel‑imaginaire constitutif du poème peut communiquer, sur le plan thématique, avec les évocations atmosphériques de neige, de pluie, de terre comme dévorante, de fumée...

32Voilà des mouvements qui peuvent échapper par l’excès même de leur évidence mais qui agissent sur notre lecture‑écoute des poèmes.

33Et c’est alors que, par le comptage interne se créant au sein de la tension poétique ou sur le support semi‑imaginaire qui s’y déroule, le poème de témoignage peut soudain paraître faire venir en lui, dans sa plus intime constitution, la terreur s’abattant sur des êtres qui ne comptent plus que comme promis à l’annulation, sur des humains marqués pour disparaître sans traces.


***

34Une des fortes découvertes, combien caractéristique, que je dois à La Littérature des ravins, c’est celle de Lev Rojetskine : « un survivant des camps particulièrement terribles de Domanievka, où furent exterminés environ quinze mille Juifs, et de Bogdanovka, où périrent cinquante mille victimes dans des conditions horribles. »

35Il faudrait s’attacher au détail de ce que nous apprennent sur lui Annie Epelboin et Assia Kovriguina. C’est « très jeune », nous disent‑elles, qu’il « a compris que rendre compte de la Shoah était une entreprise malvenue et dangereuse », et « il a donc choisi de se taire sur ce qu’il avait vécu ». A quoi il faut ajouter qu’il portait « l’étiquette accablante de « membre de la famille d’un traître à la patrie » car son père avait été fusillé en 1937 ».

36Annie Epelboin et Assia Kovriguina suggèrent que Rojetskine entra dans une sorte de torpeur – dont il ne sortit que dans les années 1980.

37Je les cite maintenant présentant et citant (en le traduisant du russe) Rojetskine :

Le recueil Echo tardif ne parut finalement qu’en 1993, dans une petite maison d’édition d’Odessa. Il est composé de dix‑neuf longs poèmes ou chapitres. Voici un extrait du dernier poème :
L’âme dort,
telle une jeune fille dans un sommeil léthargique,
la mémoire hébétée,
recroquevillée au fond de l’âme
dort.
De temps à autre,
jetant un coup d’œil en arrière,
je me demande :
« Est-ce que ça a existé,
le terrain vague et les trous noirs des fosses,
et moi, sur ce terrain, tirant une brouette
qui grince tristement
sous le poids des corps morts ? »
« Et a-t-il existé, ce gamin ?
Peut-être qu’il n’y en a jamais eu, de gamin ? »
Et le passé s’enlise
plus profondément dans la brume,
et l’âme s’enrobe d’une couche de graisse,
et le noir terrain vague
où il fallait entasser les morts
disparaît sous une herbe épaisse...
La vie passe,
tu t’es mis à vieillir,
mais soudain ton oreille,
contre ta volonté
et sans la moindre envie,
perçoit un grondement alarmant,
le son étouffé d’une cloche éloignée.
Elle sonne de plus en plus fort,
elle bat à toute volée,
toujours plus insistante,
résonne la cloche déchaînée,
et tu t’ébranles avec elle
et ton âme pousse un cri
et sort de son long sommeil
et le passé frappe à ton cœur
comme les cendres de Klaas
et il desserre tes lèvres
et glisse une plume entre tes doigts raidis
devenus inaptes
et tu grattes de cette plume
la toile émeri de la feuille de papier
et tu articules dans ta bouche asséchée
des mots pâteux comme la glaise,
et le passé reprend vie
et te regarde de ses yeux sévères
et toi, tu te hâtes, tu te hâtes
de semer sur la terre en friche du papier
les grains des mots, car tu sais
que la cloche va se taire et cesser de sonner
et qu’à nouveau ta bouche sera silencieuse
et tes doigts redeviendront rigides
et tu ne pourras plus assembler les mots,
fixant de tes yeux étonnés
la blancheur de la feuille de papier.
............................................................
L’écho,
l’écho tardif,
la voix du malheur
a transpercé l’épaisseur des années. »

38Le « je » parlant dans ce poème dit d’abord sa propre émergence au sortir d’une léthargie où il aurait été d’abord livré à une spatialité engluante et comme réalisé en une « âme » quasi matérielle recélant en son propre dedans une « mémoire » dès lors âprement localisée. Dès lors, si le propre passé du « je » – son expérience de victime – lui revient, ce ne peut être que comme quasi‑étranger, douteux, embourbé...

39A vrai dire, le poème fait communiquer plusieurs spatialités qu’on peut un instant distinguer. C’est, d’abord, la distance à travers laquelle se donne (ou se retire) le passé lointain et d’où s’élèvent maints doutes et opacités (« et le passé s’enlise/plus profondément dans la brume »).

40C’est ensuite la fade épaisseur appesantissante où, comme tout le poème nous le fait sentir, le sujet (« je » ? « l’âme » engluée ?) ne cesse guère d’être pris : « et l’âme s’enrobe d’une couche de graisse »...

41C’est encore l’espace trop réel qui fut celui des camps : terre béante ou déroulée, et mise au service de la persécution (« le terrain vague et les trous noirs des fosses/ et moi, sur ce terrain, tirant une brouette »).

42C’est enfin la matérialité de l’écriture même qui forme le poème : raideur des gestes et des organes du corps parlant‑écrivant, phrases se cherchant en « mots pâteux comme de la glaise » dans l’organe même de la parole, résistance des instruments de l’écriture que sont la « plume » ou, surtout, « la toile émeri de la feuille de papier ».

43Cependant, le poème se sera livré à une véritable dramaturgie de l’espace et du temps. Il n’aura été possible, nous fait‑il découvrir, qu’animé d’une temporalité qu’il a appelée ou qu’il a induite malgré lui, mais qu’en tout cas il lui revient de dire centralement.

44C’est un afflux de temps que les vers rendent sensible sous forme de sons répétés (qui, à tort ou à raison, m’auront évoqué des passages de Moussorgski ou de Rachmaninov). Voici en effet des coups qui s’approchent et qui croissent... On découvre qu’ils sont ceux d’une « cloche » qui se « déchaîne » et qui parvient à éveiller le sujet au point qu’il s’ouvre enfin à un passé longtemps perdu et jusqu’alors inaccessible.

45Et voici que le passé est devenu une présence pour le je/tu palpitant ; il se dresse au cœur du présent du poème : « il reprend vie / et te regarde de ses yeux sévères ».

46Et voici encore que la terre affreuse de tout à l’heure – ou plutôt de jadis – devient en cet instant (grâce à la puissance métamorphique du poème) le support même où égrener des mots : « tu te hâtes/ de semer sur la terre en friche du papier/ les grains des mots ».

47C’est, bien sûr, comme le dit le poème, ce qui ne durera que le temps du poème. Tout va se retirer. La torpeur va‑t‑elle de nouveau l’emporter ? Pour nous, lecteurs lointains et tardifs, ces vers, lus dans La Littérature des ravins, sont désormais de ceux qui ne se laisseront pas oublier.