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Rachel Ertel

L’anéantissement dans la poésie yiddish soviétique

1Quand j’ai accepté d’intervenir à ce colloque, je n’imaginais pas à quel point le sujet serait compliqué à aborder dans les limites du temps imparti. Pour essayer de comprendre la place de la littérature yiddish en URSS et son sort, il faut remonter à la Révolution même et aux méandres de la politique soviétique à l’égard de ses minorités en général et à la place particulière qu’occupait la minorité juive dans cette mosaïque héritée de l’empire tsariste.

2Depuis le partage de la Pologne en 1793 entre la Prusse, l’empire austro‑hongrois et l’empire tzariste, les Juifs étaient assignés à vivre dans une « zone de résidence obligatoire », sur les marges ouest de la Russie, en dehors des grandes villes à l’exception de certaines catégories bien définies de la population. Lorsque éclata la Révolution de mars 1917, ces interdits furent levés. La grande majorité de la population russe, et des pays allogènes comme l’Ukraine, la Biélorussie, était paysanne. Certaines autres, comme les Kazakh par exemple, étaient des nomades. Les Juifs, de leur côté, étaient en majorité des semi‑urbains, vivant dans des shtetlekh (bourgs et bourgades), essentiellement de l’artisanat, vendant leurs produits artisanaux à la campagne environnante en échange des produits ruraux, sur les marchés qui se tenaient plusieurs fois par semaine et surtout le dimanche dans les bourgs.

3La Révolution éclata après une série de lois économiques discriminatoires dès le xixe siècle qui paupérisèrent la société juive, une série de pogromes sanglants, soutenus par le pouvoir tsariste, notamment en 1905, 1912‑13, la poussant à une émigration massive, essentiellement vers les Etats‑Unis mais aussi l’Angleterre et la France. Simultanément, la société juive devenait de plus en plus séculière. Les ouvrages politiques, ceux des Narodniki, de Herzen, de Marx et Engels, de Bakounine, cachés sous les Talmuds des étudiants des académies rabbiniques, les yeshivot, répandaient leurs idées parmi une jeunesse habituée à l’étude et avide d’instruction. Jetant aux orties leurs caftans et leurs Talmud, cette jeunesse donna naissance au parti bundiste (menchévik, essentiellement syndical) en 1897. Les doctrines nationales du xixe siècle se traduisirent par la naissance de divers mouvements sionistes, dont le premier congrès eut également lieu en 1897. Une presse abondante en yiddish vit le jour qui propageait toutes ces idées ainsi que les œuvres d’écrivains qui fusionnaient le patrimoine juif avec l’influence d’œuvres de diverses littératures européennes. En dehors des religieux et pratiquants, la population juive fut donc majoritairement favorable à la Révolution qui enthousiasma, enflamma sa jeunesse, surtout son intelligentsia, la plupart du temps autodidacte. Elle s’intégra massivement au nouveau parti, pour le meilleur et pour le pire.

4Yuri Slezkine, dans son livre génial et très contesté, Le siècle juif, appuie sa démonstration sur le sort que connurent les filles de Tevié le laitier qui en eut six ou sept, l’auteur ou le père n’est pas au clair avec cela. L’une se noya, l’autre épousa un pauvre tailleur, une autre un authentique russe, une autre partit en Palestine, une autre aux Etats‑Unis, une autre encore suivit son amoureux non‑juif au bagne pour menées révolutionnaires. Quoi qu’il en soit, la population juive s’empressa de quitter la zone de résidence obligatoire et migra vers les grandes villes, préparée à cela par deux facteurs, la structure semi‑urbaine du shtetl et ce que Yuri Slezkine définit comme « les adeptes de Mercure » ou « les nomades fonctionnels », apanage de multiples populations dans le monde, dont les Juifs, contrairement aux masses rurales qui formaient l’essentiel de la population russe, biélorusse et ukrainienne :  « Tous les nomades s’auto‑définissent en termes généalogiques ; la plupart des nomades fonctionnels persistent à le faire au beau milieu des sociétés agraires dominantes qui sacralisent l’espace », à l’inverse du « nomadisme fonctionnel » qui fait « alliance avec le temps ».

5Ainsi cette montée vers les grandes villes dégagea dans la population juive en gros trois courants : un courant religieux clandestin, un courant assimilationniste qui intégra très rapidement les instances issues de la Révolution bolchévique où il fut surreprésenté par rapport au reste de la société soviétique surtout agraire, ainsi que diverses professions libérales, et enfin un courant laïque yiddishiste qui mena cette révolution par ses activités dans les milieux juifs et dont la partie de l’iceberg émergée était surtout visible dans la création artistique et littéraire. C’est donc de ce dernier courant qu’il sera question ici. Il fit partie des avant‑gardes de l’époque, futuriste et expressionniste, pendant les années vingt, eut maille à partir avec la Yevsektsia (la Section juive du parti communiste) dès le début et plus tard avec le réalisme socialiste.

6Ce courant créa des revues et publia des livres d’avant‑garde, mais dès les années vingt, pour ne pas être soumis aux diktats du Parti, un grand nombre de ses membres voyagea beaucoup à Varsovie, Berlin, Munich, Paris, visita la Palestine. Ses auteurs et artistes publièrent leurs œuvres en URSS, mais aussi dans les différents pays‑hôtes qu’ils traversèrent. La majorité d’entre eux retournèrent en Union soviétique autour des années 1926 et firent preuve d’une fécondité étonnante, moins soumis peut‑être à la censure que les auteurs russes, mais obligés de crypter néanmoins beaucoup de leurs poèmes et de leurs œuvres. Les deux auteurs qui surent le moins s’y conformer, furent le poète Izi Kharik, fervent bolchévik pourtant, victime des grandes purges de 1937, comme l’ensemble de la vieille garde. Moyshe Kulbak, poète, dramaturge, prosateur, originaire de Vilno qui se fixa à Minsk, eut l’imprudence de publier un roman admirable et tout à fait novateur par son style, Les Zelminiens, qui montrait déjà l’inéluctable sort des Juifs russes, par la destruction au bulldozer de la cour de cette famille. Il fut fusillé en 1940.

7Le peuple juif, le seul vrai et dernier Temple, connut le Troisième Khurbn, terme employé par analogie avec les deux Temples détruits sous l’Antiquité. Ce fut le pire : l’Anéantissement.

8J’ai retenu les quatre poètes les plus connus de l’époque et qui le sont toujours pour illustrer leur vision du cataclysme, des poètes très différents les uns des autres : Dovid Hofstein, Peretz Markish, Shmuel Halkin et Itzik Fefer. Cette représentation elle‑même, malgré la brièveté de la période, comporte trois moments distincts, où chacun des auteurs s’exprima selon sa singularité bien sûr, mais dans le contexte d’une guerre au caractère inédit, celui des méthodes d’extermination nazies, tout en étant obligés de se conformer aux politiques variables des autorités soviétiques à l’égard de leurs minorités tantôt considérées comme nationales, tantôt comme allogènes.

9Après l’invasion surprise par les Nazis de l’Union soviétique, devant l’impréparation totale de ce pays, devant l’extermination par les Grandes purges de 1937 de la vieille garde bolchévique, des non‑conformistes artistiques et littéraires, tout comme des militaires, le premier appel et le premier slogan furent « En avant vers la victoire ! ». Il va de soi que la première étape consista pour les écrivains et les artistes à exhorter toutes les populations de l’Union à une lutte sans merci contre l’envahisseur, pour des raisons idéologiques bien sûr, mais aussi, bien entendu pour des raisons nationales. Les minorités furent alors incitées au combat au nom de leur propre appartenance et au nom de l’Union. On attendait des artistes et des écrivains qu’ils exaltent ce double patriotisme. La situation était alors tragique en Ukraine, comme en Biélorussie où la population juive était la plus dense. Ce furent les premiers massacres de masse par balles dont Babi Yar est le plus connu mais loin d’être le seul. Les Einsetzgruppen nazis faisaient creuser des fosses aux Juifs puis les fusillaient, au bord de ces mêmes tranchées dans lesquelles ils tombaient et où ils étaient ensevelis, parfois encore vivants. Pour accélérer le processus et essayer de « ménager la sensibilité » des bourreaux, on procéda également par gazage dans des camions qui se déplaçaient de shtetl à shtetl.

10Un million et demi sur les six millions de Juifs assassinés le furent par ces deux procédés, souvent avec la participation au mieux passive, souvent active, des populations locales, pendant que se construisaient les chambres à gaz dans les camps d’extermination en Pologne.

11La création d’un « Comité international juif » fut alors proposée par Victor Alter et Henryk Erlich, dirigeants du Bund en Pologne, réfugiés en URSS où ils furent arrêtés et exécutés par les Soviétiques. Néanmoins cette idée est reprise par Staline et la création d’un « Comité antifasciste juif d’Union soviétique » est annoncée le 24 août 1941 sur Radio Moscou, par une allocution en yiddish « Brider un shvester, yidn fun der gantzer velt… »( « Frères et sœurs, Juifs du monde entier »). Sa composition définitive est annoncée le 23 avril 1942, composée de soixante‑dix membres et d’un présidium de 19 personnes. Son Président, le directeur, acteur et metteur en scène du Théâtre national yiddish de Moscou, Mikhoels ainsi que le poète Itzik Fefer font une tournée de sept mois aux Etats‑Unis, au Canada, au Royaume‑Uni, en Palestine. Partout ils sont reçus par les personnalités les plus en vue du monde juif et des gouvernements. Ils obtiennent une aide financière massive en argent et en matériel.

12La position de l’intelligentsia yiddish et de ses créateurs était donc très particulière. Par leurs séjours récents en Pologne et dans les pays occidentaux, ils avaient des liens personnels avec leurs collègues à l’étranger. Psychologiquement ils se sentaient comme des transnationaux par la circulation des œuvres yiddish, confortés dans cette expérience existentielle par la création du Comité juif antifasciste et par la présence d’hommes et femmes de lettres de Pologne, réfugiés sur le territoire soviétique. La plupart des écrivains yiddish, ainsi que des réfugiés de Pologne, avaient été évacués vers les Républiques orientales pour leur propre sécurité mais aussi pour la sécurité de l’Etat, par crainte de trahison. Ils ne furent donc pas des témoins oculaires des exécutions des ravins. Leur vision de l’Anéantissement était globale, incluant tous les pays sous le joug nazi. La propagande soviétique y contribuait en diffusant les atrocités commises en Pologne et ailleurs, surtout dans les ghettos et les camps d’extermination. Il n’existe pas alors de littérature des ravins en yiddish et sa place reste très marginale pendant et après la guerre, et créée surtout en dehors de la Russie.

13Les revues yiddish, comme Eynikayt, Heymland ou des recueils d’œuvres ad hoc comme Tzoum Zig, ainsi que les écrits individuels des écrivains yiddish sont publiés pendant toute la guerre et dans les années qui suivent. Chacun des auteurs exprime dans son style propre son engagement dans la lutte et son identité juive. L’objectif premier est le slogan lancé par Staline « Vers la victoire ! », ils y adhérèrent massivement, mais aussi de façon ambivalente pour les autorités, car ils se sentaient faire partie du peuple juif persécuté partout dans le monde.

14Je prendrai, comme premier exemple, les revues officielles, Heymland (Patrie) parue à Moscou en 1943 et la revue Tzoum Zig (A la Victoire), parue en 1944, toutes deux aux éditions Emes, autrement dit Pravda. Les quatre poètes que j’ai retenus ont publié dans les deux revues.

15Peretz Markish, auteur d’une immense épopée de 660 pages de vers de feu « Milkhome » (Guerre), primée officiellement en 1939, ouvre le recueil Tzoum Zig par un poème dédié « Au combattant juif » qui entrera dans son épopée publiée en 1948. Il répond aux deux impératifs politiques de l’époque. Ainsi il proclame dans les deux premières strophes la volonté indéfectible de la lutte du combattant, mais en précisant du combattant « juif », ainsi que son attachement à l’Union soviétique et à l’Armée rouge :

16Le poète exprime ainsi sa reconnaissance à l’URSS d’avoir donné l’arme au soldat juif et prend acte de son serment de soldat à la patrie commune. Il est partie intégrante de l’Union soviétique : un chaînon de l’Armée rouge. Or cette image de « la chaîne d’or » est très souvent reprise dans la poésie yiddish, où depuis I. L. Peretz, elle représente la continuité du peuple juif de génération en génération.

17Quelques strophes plus loin, de façon plus ambivalente, le chaînon entraîne une vision spécifique du peuple juif :

18Ici nous nous trouvons dans un tout autre registre d’images, où culmine à la fois le sens de la grandeur du peuple juif et de ses dix commandements, ainsi que les persécutions subies et son errance millénaire. Les deux énoncés sont sincères et aux yeux du lecteur yiddish, elles ne sont pas contradictoires. Mais dès cette époque, cette position peut‑être perçue comme une proclamation suspecte de double allégeance, ce que dénoncent des personnages russes « authentiques » dans Vie et Destin de Vassili Grossman. Par la suite dans Molkhome (Guerre), Pertz Markish, avec le talent qu’on lui connaît, mais aussi avec la prudence qu’impose le régime, ne cessera de souligner la fraternité de toutes les composantes du peuple soviétique.

19Dans Eynikayt du 27 décembre 1942, Itzik Fefer, l’un des délégués du « Comité antifasciste juif », publie un des poèmes les plus populaires dans les milieux yiddishophones de Russie : « Je suis et resterai juif ». J’en extrais quelques strophes, qui ne se suivent pas nécessairement, mais qui donnent une idée de cette double appartenance culturelle qui est une expérience existentielle et vécue comme tout à fait conciliable par les Juifs d’Europe de l’Est :

20Tandis qu’il écrit ce poème Fefer souligne lourdement son attachement de révolutionnaire et de stalinien. Mais il ne dévie pas de la ligne politique soviétique des nationalités à ce moment de l’histoire, quand il affirme en même temps l’ancienneté de sa souche, son honneur et sa fierté.

21Je pourrais multiplier les exemples, mais ils n’ajouteraient rien à l’idéologie énoncée et ne feraient qu’accentuer la médiocrité de certains poèmes dont de très beaux vers se mêlent à la nécessité des slogans officiels.

La représentation de l’Anéantissement

22Simultanément, les Juifs de Russie étaient au courant de l’extermination en cours en Ukraine, en Biélorussie, en Pologne et dans les pays occidentaux. Les haut‑parleurs dans les rues de toutes les villes et jusqu’au moindre hameau les proclamaient, pour stimuler l’ardeur au combat de toutes les populations. Face à cela la littérature yiddish et surtout sa poésie ne pouvaient se taire. L’épouvante, l’horreur, l’effroi qu’inspiraient ces informations ne pouvaient se résumer à des slogans. La solidarité avec les Juifs condamnés à l’Anéantissement total bouleversait ces écrivains qui avaient des liens à la fois personnels et professionnels avec les victimes. Leurs voyages des années vingt, à la période avant‑gardiste de leur création, leur avaient rendu ces lieux et ces populations familiers et proches. Ils vivaient cet Anéantissement dans leur chair. Et là l’écriture prenait une toute autre dimension et une toute autre profondeur.

23Dès 1940, Peretz Markish écrit plusieurs poèmes sur le ghetto. Ils ne sont pas publiés à l’époque, le pacte Ribbentrop‑Molotov est encore en vigueur. Des poèmes personnels, intimes, d’une douleur déchirante, comme celui « A une danseuse juive », long poème, d’une extrême complexité prosodique et métaphorique, avec des images fulgurantes trop complexes pour les analyser ici. De la même année, plus explicite, voici quelques vers du « Le chemin du ghetto » :

24Itzik Fefer écrit en 1945 et publie en 1946 à Moscou dans Shayn oun opshayn (Lumière et reflets), dans une veine narrative, aux longs vers qui rappellent les lamentations de Jérémie dans la Bible, une déchirante plainte de vingt et une strophes, dans une sorte de flot incoercible, une sorte de déluge verbal ses « Ombres du ghetto de Varsovie » :

25Dans tout le poème on sent le souffle de cette mélopée lancinante qui ne peut, semble‑t‑il, jamais s’arrêter. De nombreux autres poètes exprimèrent, sous diverses formes – lamentations, cris de douleur et de détresse, élégies, poèmes funéraires – leur désarroi, leur affliction, leur désespoir devant l’annihilation de leur peuple, hanté par les « ombres », les spectres, les fantômes, des asphyxiés dans les chambres à gaz, des incinérés dans les crématoires.

26Comme la population juive dans son ensemble, beaucoup d’écrivains et de poètes vivaient en Ukraine et en Biélorussie, même s’ils avaient trouvé refuge pendant la guerre au‑delà de l’Oural, l’extermination par balles que subissaient leurs proches, et dont seul leur repli à l’est les protégeait, leur inspirait l’épouvante, une douleur infinie et un sentiment de culpabilité. C’est une poésie élégiaque et déchirante.

27Shmuel Halkin, poète lyrique intimiste, poète parfois mystique, souvent attaqué et critiqué, pour son symbolisme et son « nationalisme juif » avait connaissance de Babi Yar et des autres lieux de massacres. Il s’exprime dans une tonalité élégiaque :

28Dans la même veine de déploration et de désespoir, Dovid Hofshtein écrit :

29Le poème s’intitule « L’effondrement du monde et silence ». La première partie du titre fait allusion à un poème qu’il avait écrit dans son recueil Deuil, dans les années vingt, qui était un thrène pour les morts des pogromes. Le sens d’un monde et d’un temps, sortis de leurs gonds, provoque le vertige, une perte totale des repères, une désespérance qui le pousse vers la mort.

30Mais d’autres tonalités se firent jour. Les poètes faisaient le bilan de leur vie. Souvent cryptés, ces poèmes s’interrogeaient sur le passé et sur leur complicité avec un régime dont la guerre même amplifiait la vraie nature.

31« Quand donc se lèvera le jour ? » s’interroge Shmuel Halkin.

32Visiblement un sentiment de culpabilité taraude Halkin et d’autres poètes et écrivains. Complicité passive…. Jusque là rien n’a été trouvé dans les archives, attestant une part active dans les arrestations de leurs collègues (Itsik Fefer a été soupçonné un moment d’avoir été le garde‑chiourme de la Yevsektsia, surveillant Mikhoels lors de sa tournée au nom du « Comité antifasciste juif ») Mais rien n’est venu confirmer ce soupçon jusqu’à maintenant. Néanmoins visiblement les cauchemars provoqués par cette situation ne les quittaient pas, comme le montre cet autre poème de Halkin « La mi‑nuit » :

33Le Livre noir, sous la direction d’Ilya Erenbourg et de Vassili Grossman, recueil de témoignages, compilés par quarante collaborateurs, auprès de victimes survivantes qui parfois se sont extraites des fosses, et de leurs voisins, servit au Procès de Nuremberg, fut traduit en anglais et bien sûr en yiddish, fut en URSS censuré pour publication et finalement interdit en 1947. A partir de ce moment un antisémitisme d’Etat se déchaîna, des purges décimèrent les membres du « Comité antifasciste juif » qui n’épargnèrent que les noms les plus connus à l’étranger tel que Ehrenbourg et Grossman. Les poètes yiddish que l’on continuait de publier, entrevoyaient le sort qui les attendait comme en témoignent leurs vers.

D’un anéantissement l’autre

34Avaient‑ils conscience alors de ce que devait écrire, bien plus tard, Vassili Grossman, dans un dialogue entre le gestapiste Liss et le Bolchevik Mostovskoï et qui les concernait directement : « Il y a deux pôles…Nous sommes vos ennemis mortels, oui, bien sûr. Mais notre victoire est en même temps la vôtre….Si c’est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire… » (p. 334‑335) ?

35La première victime fut le président du « Comité antifasciste juif », Mikhoels dont l’assassinat en 1948 fut un simulacre d’accident de la circulation. Il eut des funérailles nationales. Mais dans les milieux yiddishophones personne ne fut dupe.

36Peretz Markish publia dans Eynikayt du 17 janvier 1948 deux parties (la première et la dernière) de son poème « Sh. Mikhoels : Une flamme éternelle devant le cercueil », poème qui comptait sept parties et qu’il transmit clandestinement à un très proche ami, avant sa propre arrestation en 1949 pour publication en occident. Ce fut fait en 1957 seulement, par précaution pour la famille, dans plusieurs revues yiddish.

37Il va de soi que ne pouvaient y figurer des strophes comme celles‑ci :

38Mais beaucoup voyaient déjà se dresser devant eux le spectre de leur propre mort, et ceci dès les années de guerre. Des poèmes d’une autre tonalité s’écrivaient en même temps que les appels à la victoire.

39En 1943, le même Markish s’abstint de publier la dernière partie d’un poème « Voici le pain de misère ». Il fut rendu public plus tard sous le titre « brisé en éclats » :

40Le plus explicite des poèmes de Halkin sur ce sujet est « La Confession de Socrate », au moment où il est condamné à boire la cigüe. Il s’agit d’un monologue adressé à ses disciples. Il ne fut publié qu’en 1955‑56 dans le Parizer Tzaytshrift, mais apparemment écrit avant l’arrestation de l’auteur en 1949, puisqu’il y prévoit sa fin et qu’il nous est parvenu. Poème de 26 strophes à la structure, à l’argumentation, à la versification complexes, dont j’ai extrait quelques quatrains qui me semblent représenter l’essentiel de sa démarche :

41Socrate proclame son courage devant la mort, vérifie la justesse de sa pensée, examine l’accusation portée contre lui, sa condamnation, proclame son innocence et exhorte ses disciples à préférer le voir mourir innocent que coupable. Dans sa démarche il démantèle l’ensemble du fonctionnement arbitraire et cruel du système des Procès intentés contre ses prédécesseurs et contre lui.

42Dovid Hofshtein s’interroge aussi sur la pureté de sa « Conscience » bien avant, au moment où il écrit son cycle de poèmes Deuil consacré aux exterminés des pogromes. Mais curieusement sa publication ne remonte qu’à 1945 :

43Il va de soi que ces poèmes demanderaient à être analysés d’un point de vue non seulement idéologique mais littéraire, prosodique, rythmique, métaphorique et symbolique, dans leurs sensibilités multiples. Il faudrait les inscrire également dans la double tradition scripturaire juive et russe, comme je l’ai fait dans Dans la langue de personne. Je n’y renonce pas. Malheureusement, il m’est impossible de le faire ici. Mais dans une première approximation on peut déjà voir que, malgré les diktats et les contraintes du régime, on entend ici des voix singulières.

44Dans une approximation très générale on pourrait dire que la poésie du cri, une poésie épique, se dégage des vers de Markish et de Fefer, une poésie du silence de ceux de Hofstein et de Halkin. Quoi qu’il en soit, ils furent tous victimes du régime et de Staline, de la « Shoah inachevée ».

45Je tiens à énoncer ici les noms de ces douze poètes et écrivains assassinés d’une balle dans la nuque :

46Dovid Bergelson, romancier, 1884‑12 août 1952.

47Der Nister, romancier et novelliste 1884‑1950.

48Dovid Hoshteyn poète – 1889‑12 août 1952.

49Shmuel Persov, romancier 1890‑12 août 1952.

50Aron Kushnirov, poète, Leyb Kvitko 1890‑1949.

51Leyb Kvitko, poète, 1890‑12 août 1952.

52Moyshe Kulbak, poète, romancier, dramaturge 1896‑1940.

53Shmuel Halkin, poète 1897‑1960.

54Izi Kharik, poète 1898‑1937.

55Itzik Fefer, poète 1900‑12 août 1952.

56Zelik Akselrod poète, 1904‑1941, arrêté et fusillé pour « nationalisme ».

57Dans la nuit du 12 au 13 août 1952 les derniers et les plus grands représentants de la littérature yiddish furent anéantis, ce fut « la Nuit des poètes assassinés ». Sur les vingt‑cinq membres du Comité juif antifasciste, seuls cinq furent épargnés, parmi eux Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman. Ce qui se préparait pour les Juifs d’Union soviétique, avec le procès des Blouses Blanches et une déportation planifiée ne put s’accomplir grâce à la mort de Staline en 1953. Tous ces créateurs furent réhabilités après les révélations de Khrouchtchev au xxe Congrès du Parti Communiste.

58Reste le problème de la transmission de la mémoire et de la création du mythe, au sens grec du terme, susceptible de la porter. La littérature des ravins est très pauvre en yiddish. Dans la prose yiddish on trouve quelques descriptions dans La Charrue de Sang d’Elie Chekhtman, citoyen soviétique, mais qui ne les écrivit qu’une fois en Israël . On en trouve dans A pas aveugles de par le monde de Rochman, écrit en Israël également. Dans l’ensemble la « littérature des ravins » est très pauvre en yiddish. Des chants, surtout des berceuses, rassemblées dans le recueil de Szhmerke Kaczerginski, le Chant du ghetto, quelques poèmes, le témoignage de Sutzkever sur Ponar dans le chapitre « La Réouverture des charniers » de son ouvrage Ghetto de Vilno, écrit en 1945 et publié à Paris en 1946 et que Gilles Rozier vient de traduire en français.

59Pour des raisons politiques, l’extermination des ravins fut occultée et une infime poignée de rescapés a survécu. Les voisins, souvent collaborateurs, ne s’exprimèrent pas.

60Pour la littérature russe, il est évident que seuls la Grande terreur, la dékoulakisation et le Goulag peuvent s’inscrire dans des œuvres et l’Histoire longue, grâce à des auteurs comme Soljenitsyne , quoi qu’on pense de la personne, comme Chalamov, comme Nadejda Mandelstam, Evguenia Guinzbourg, ou les poètes  comme Joseph Brodsky, Marina Tsvetaïeva et des dizaines d’autres

61La mémoire de l’Anéantissement et le mythe porteur de cette mémoire sur la durée, ne pouvant être construits que sur la littérature et les œuvres d’art, se sont élaborés depuis bientôt soixante‑quinze ans. Les ghettos et les camps d’extermination sont entrés dans l’imaginaire du monde comme l’incarnation du mal suprême par le caractère industriel sans précédent dans l’Histoire, par leur ampleur et leurs méthodes sadiques. C’est ce mythe-là qui s’incarne maintenant, porté de génération en génération, car il dit l’effondrement de l’humain et une césure définitive du temps humain.

62Comme l’écrit Kertesz dans L’Holocauste comme culture (p. 43‑44), en distinguant « la part entre ce qui est appelé à entrer dans le mythe et ce qui reste dans les archives historiques (…) » : « Le mythe est fonction d’une décision secrète et commune qui reflète des motivations, des nécessités spirituelles dans lesquelles apparaît la vérité. L’horizon de notre vie quotidienne est déterminé par ces histoires qui sont, en définitive, des histoires sur le bien et le mal… », surtout sur le mal car le mal laisse une plaie, une béance, même inconsciente dans la phylogénèse de l’humanité.