Colloques en ligne

Luba Jurgenson

L’extermination des Juifs à l’Est : construction des savoirs et enjeux épistémologiques

1Cet article porte sur la réception occidentale du génocide à l’Est et se situe dans le cadre d’une interrogation plus générale sur la valeur paradigmatique de la Shoah dans la culture européenne. Je chercherai donc à cerner ce que l’intérêt qui s’est affirmé, depuis la deuxième moitié des années 2000, pour la destruction des Juifs de l’Est révèle quant à la construction de nouveaux paradigmes dans la conscience occidentale. En effet, à la grande surprise de certains historiens, pour lesquels la phase de l’extermination s’étant déroulée sur les territoires de l’URSS n’avait jamais été occultée ni mise entre parenthèses – il suffit de se reporter aux travaux fondamentaux de Hilberg1, de Friedlander2, de Browning3 pour ne citer qu’eux, celle-ci est soudainement apparue, dans l’espace public, comme une dimension nouvelle du génocide. Les polémiques qui ont accompagné ce changement de regard et les méthodes qui l’ont porté, souvent contestées – je renvoie à la controverse autour des travaux du père Desbois4 – ont occulté le fait majeur qu’il s’agissait de la construction d’un nouvel objet / nouvel événement pour lequel le nom fort problématique de « Shoah par balles » s’est rapidement imposé dans l’espace européen et outre-Atlantique. (Traduite en russe comme « pulevoï Holokost » ou « Holokost ot pul’ », cette formule n’a cependant pas pris en Russie, où cette phase du génocide n’avait pas été dissociée de la représentation globale de l’événement). Que les faits soient bien connus dès les lendemains de la guerre, relatés par des historiens mais également par des témoignages et des œuvres de fiction – Babi Yar apparaît, par exemple, dans des œuvres aussi largement diffusées que la série hollywoodienne Holocauste et le roman L’Hôtel blanc de D. M. Thomas – n’empêche pas que la construction de l’événement Shoah en Occident à partir des années 80 ne prenne que très partiellement en compte les tueries de masse perpétrées par les Einsatzgruppen. Je laisse de côté le silence dont le génocide était entouré dans l’espace public soviétique, d’une part parce que cet aspect de la question a été largement éclairé par les contributeurs de ce volume, d’autre part parce que cela ne me semble être qu’une composante, et pas des plus importantes, des représentations élaborées en Occident.

2Mon questionnement portera sur trois axes, par lesquels je ne prétends pas, bien entendu, épuiser le panorama des causes complexes de ce phénomène. Premièrement, il s’agit d’interroger ce que l’on peut appeler le discours apophatique sur la Shoah, autour duquel se sont cristallisées différentes formes de convergence entre le paradigme de l’effacement dans l’art, la littérature et les sciences humaines et une certaine pensée du génocide. Deuxièmement, il s’agit de réfléchir sur les liens entre cet imaginaire mémoriel du silence et la lecture de la Shoah à partir des moyens d’anéantissement et des acteurs : le déplacement qui s’opère du gaz vers les « balles », des figures de déporté, musulman, survivant vers celles de voisins, auxiliaires, bourreaux, etc. Enfin, il s’agit de penser la manière dont le « spatial turn » et l’attention croissante pour les lieux de mémoire, la mémoire des lieux, bref, la dimension spatiale de l’histoire, attention favorisée par l’ouverture des frontières, l’entrée d’une partie des pays de l’ex-URSS dans l’Europe et l’obligation dans laquelle ils ont été de réaliser un travail de mémoire, ont infléchi la vision de l’Est, notamment dans le retour qui s’amorce à la question « nazisme et communisme » et la prise en compte de l’imbrication des violences perpétrées par les deux régimes, faute de laquelle la connaissance de l’événement du génocide demeure partielle.

Discours apophatique sur la Shoah : construction d’un objet esthétique.

3L’événement nommé Shoah a été institué et construit en France à partir de 1985 dans le sillon du film de Claude Lanzmann. Ainsi qu’il le dit lui-même :

Shoah n'est pas un film sur l'Holocauste […] mais un événement originaire. [… Il] ne fait pas seulement partie de l'événement de la Shoah : il contribue à la constituer comme événement.

4Le choix de ce terme, adopté officiellement en Israël dès la création de Yad Vashem, mais nouveau pour les oreilles francophones, révèle en soi un changement de paradigme : ce mot, venu se substituer pour Claude Lanzmann à ce qu’il désignait à part soi comme « la chose », était une manière de nommer l’innommable. « Le mot Shoah se révéla à moi une nuit comme une évidence, parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. » Ou encore : « Pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable. » Lorsque Georges Cravenne signale à Lanzmann que personne ne comprendra ce titre, il répond : « c’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne. […] “Shoah” est maintenant un nom propre, le seul donc, et comme tel intraduisible5. » Que désigne donc ce nom en tant que nom ? « La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement” (ibid.) ». C’est donc autre chose qu’un événement qui est ainsi nommé, ou plutôt, c’est le statut ontologique de l’événementiel qui est ainsi revu. Il s’agit d’un événement de l’absence radicale, absence comme événement. Cette signification de Shoah sera consolidée par des travaux de chercheurs, comme Shoshana Felman qui dans son texte « A l’âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann », élabore le concept d’« événement sans témoin » à partir de la nature même d'un événement dont on ne pourrait témoigner que depuis la mort. Événement invisible donc parce qu’il fut, selon l’auteur, « une attaque historique contre l'acte de vision ». « L’essence du plan nazi est de se rendre lui-même (et donc de rendre les Juifs) totalement invisibles6. » L’entrée de l’événement du génocide dans le champ de l’infigurable fut validée par un grand nombre d’ouvrages critiques et l’absence radicale est instituée en objet, promue même au rang de l’objet du xxe siècle par Gérard Wajcman7. Cette manière de comprendre l’événement s’inscrit dans le champ de l’esthétique de l’art moderne : c’est à ce titre que Shoah se trouve chez Wajcman dans le voisinage du quadrangle noir de Malevitch, les deux œuvres manifestant la visibilité du « rien à voir », essence de la modernité. En même temps que la Shoah devenait l’événement majeur du siècle, elle devenait invisible, et c’est seulement à ce prix-là qu’elle pouvait imposer son statut d’événement absolu. Il va de soi qu’une telle construction de l’événement n’était possible qu’à partir de la chambre à gaz et excluait les autres formes de massacres.

Les chambres à gaz visaient à produire une mort sans nom. Une mort muette, que nul ne pourrait dire. […] parce qu’il n’y avait pas de nom pour le dire. Une mort interdite. Aucune bouche ni aucun mot pour dire ça8.

5Ce paradigme de l’invisibilité, largement illustré par la polémique autour des quatre photographies prises à Auschwitz par des membres du Sonderkommando9, émerge en réalité dès les années 1960, notamment avec le fameux article de Rivette « De l’abjection » et connaîtra plusieurs phases jusqu’à devenir le discours dominant avec Shoah. Il se prépare donc de longue date et repose sur la façon dont le discours de l’absence et de l’effacement a pris corps dans la culture occidentale. Au sein des sciences humaines, ce discours est préparé par la théorie de l’énonciation de Foucault qui institue le langage en pur fait d’existence et, tout à la fois, assigne au sujet une place vide pensable en termes d’archive et désormais objet d’une archéologie10. Plus largement, il est préparé par sa pensée sur l’autonomie du langage qui, dans ses implications ultimes11, signifie selon Foucault la disparition de l’homme « au profit du langage ». « Où “ça parle”, l’homme n’existe pas12 », déclare-t-il dans son entretien avec Yves Bonnefois de 1966, qui précède de deux ans l’article de Barthes « La mort de l’auteur » et de trois « Qu’est-ce qu’un auteur ? » de Foucault lui-même13, indiquant une piste de réflexion pour l’articulation entre ces « morts successives » et la représentation de la Shoah. En littérature, ce discours sera porté notamment par Blanchot à partir des années 197014, on le trouvera dans les pratiques artistiques et de commémoration, par exemple celle de Jochen Getz – monument contre le fascisme inauguré en 1986 à Hambourg. Il s’agit d’une colonne de 12 mètres de haut à section carrée de cent centimètres à la base recouvert sur toutes les faces d’une plaque de plomb vierge, sur laquelle les habitants étaient invités à graver leur signature, et s’enfonçant progressivement dans le sol à raison de deux mètres par an, donc entièrement disparu en 1993. A cela s’ajoutent deux monuments invisibles, 2146 pierres : le monument contre le racisme à Sarrebruck inauguré en 1993 et le monument vivant de Biron en Dordogne datant de 1996.

6Un autre type de discours apophatique, symptomatique lui aussi des approches théoriques de la Shoah, est celui de Giorgio Agamben. Alors même qu’il récuse l’idée de l’incompréhensible de la Shoah et de son unicité absolue, il l’inscrit encore dans l’invisible, cette fois-ci à partir de la figure du musulman.

Qu’au fond de l’humain il n’y ait rien d’autre qu’une impossibilité de voir – voilà la Gorgone dont la vision a transformé l’homme en non-homme. Mais que précisément cette inhumaine impossibilité de l’humain soit ce qui appelle et interpelle l’humain, l’apostrophe à laquelle l’homme ne puisse se dérober – voilà le témoignage, et il n’est rien d’autre15.

7Le témoignage procède donc de la vision de ce que l’on ne peut voir : voilà qui rejoint la vision de Shoah par Wajcman.

8Avec ce bref aperçu qui laisse de côté la dimension religieuse et sacrale de ce discours16, on voit comment la construction de l’événement Shoah s’articule à ce que l’on pourrait appeler la culture du signifiant, à laquelle résistent de nombreux paramètres de l’extermination à l’Est.

Acteurs et méthodes de meurtre : la Shoah comme objet technique

9L’événement Shoah dans l’espace public occidental a donc été forgé non seulement par les historiens, mais aussi et en grande partie par les artistes et les discours critiques sur l’art. La moralisation des procédés esthétiques à propos du génocide en a fait un paramètre de la modernité dans l’art et la littérature et, partant, a contribué à instituer l’événement Shoah en objet de la modernité, c’est à dire, indissociable de la question de la production et de la technique. Production de corps comme objet, mais surtout, production de corps comme objet industriel. Une représentation s’est formée concernant les usines de mort et l’industrialisation de la mort à grande échelle, l’extermination apparaissant comme une extension de la dimension technique du monde moderne y compris dans ses aspects esthétiques. L’absence devient un produit. « On la fabrique. Et selon les modes de la production moderne, c’est-à-dire au temps de la reproductibilité. Un objet industriel. Produit d’une industrie spécifique, conçue et organisée pour le produire spécifiquement17. » La Shoah est ainsi le lieu où le produire s’autonomise et se réalise en même temps radicalement, c’est-à-dire où la technique réalise sa propre essence. Les morts de la Shoah ne sont pas vraiment des morts, ils sont des pièces produites dans un travail à la chaîne18. La généalogie de cette pensée nous conduit à n’en pas douter vers Heidegger : « Ils deviennent des produits manufacturés dans une fabrication de cadavres ». La destruction des Juifs apparaît dans la pensée heideggérienne de la technique comme un élément de la destruction du rapport traditionnel à la terre :

L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, la même dans son essence que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination (die Fabrikation von Leichen in Gazkammern und Vernichtungslagern), la même que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même que la fabrication de bombes à hydrogène19 .

10Paradoxalement, si cette réduction du génocide à sa dimension technique est reçue plutôt comme une preuve de son engagement national-socialiste20, les implications de cette pensée ne s’en sont pas moins imposées, y compris dans l’espace intellectuel globalement critique à l’égard de Heidegger. L’idée de l’usine fait son chemin, à preuve cette affirmation d’Enzo Traverso : « Les camps d’extermination ressemblaient beaucoup plus à des usines taylorisées qu’au Triomphe de la mort de Brueghel21. » Tout se passe comme si l’idée selon laquelle le génocide serait la manifestation extrême du tournant de la modernité impliquait nécessairement que les procédés de mise à mort fussent la manifestation même de cette modernité. Dès lors que la mort des Juifs était pensée dans le cadre d’un processus industriel, la phase « artisanale » de l’extermination, qui a précédé les chambres à gaz (mais qui a également coexisté avec les gazages) tombait automatiquement dans le hors-champ de la pensée. L’essence de l’événement était la chambre à gaz, à la fois l’expression et l’aboutissement d’un processus par lequel la technique s’imposait comme meurtrière, parce que produisant son propre objet – la mort.

11Une autre dimension du génocide liée directement à la question de la modernité a émergé par l’extension aux camps de concentration et d’extermination du concept de « biopouvoir » de Foucault. Repris par Agamben, cette notion fait apparaître, au côté de la victime « objet industriel », une autre figure, celle du musulman, porteur d’un silence qui fait pendant au « non-voir ». Si, sur le plan historique, Agamben commet là une erreur majeure en instituant le musulman en figure centrale de l’extermination, alors que la majorité des victimes n’atteignait pas cet état, disparaissant dès leur arrivée dans les camps22, cette erreur est, là encore, symptomatique dans la mesure où elle oriente, pour la compréhension de la Shoah, uniquement vers les camps et vers des moyens de mise à mort qui peuvent être éclairés par les techniques de pouvoir modernes. Que faire dès lors de centaines de milliers de personnes qui ont été exterminées au moyen primitif d’une balle dans la nuque, ou à la hache et à la faux (voire brûlées dans des granges et des églises) lors de pogromes qui ont devancé les violences nazies ? Tout cela sans mise en place d’un dispositif tayloriste, sans recyclage des cheveux ni des dents en or, en plein jour et non dans l’obscurité, des personnes qui arrivaient sur les lieux en parfaite santé et dont les corps n’étaient pas systématiquement réduits en cendres comme en témoignent les très nombreux charniers disséminés encore aujourd’hui dans les villages d’Ukraine et de Biélorussie ? Ces morts n’entraient ni dans les schémas romantiques de l’absence et de l’effacement, ni dans le discours sur la modernité industrielle. Dans les témoignages tout comme dans la littérature, notamment la poésie, sur les tueries à l’Est, on voit des corps, beaucoup de corps, pas industriels, pas Figuren, mais individués, des corps ensanglantés, mutilés, mis en pièces, des corps d’enfants et des visages de morts, des yeux de morts ouverts sur l’horreur, corps et visages que la poétique de l’invisible ne peut intégrer et maintient paradoxalement dans l’invisibilité.

12Aux côtés des techniques, il y a donc la question des victimes, témoins et acteurs du génocide. L’extermination des Juifs dans les villes et villages d’Ukraine et de Biélorussie s’est déroulée sous les yeux de nombreux témoins. Les villageois étaient sollicités pour l’organisation matérielle des massacres jusqu’à devoir dans certains cas marcher sur les cadavres, afin de les tasser pour faire plus de place dans le fossé. Ils étaient directement bénéficiaires du pillage perpétré sur les victimes, recevant une partie de leurs biens et pouvant ensuite occuper leurs maisons. Les lieux des massacres étaient connus de tous et les résultats des Aktionen parfaitement visibles23. Ajoutons à cela que l’exhumation des corps dans les charniers d’Ukraine et de Biélorussie, entreprise par le père Desbois, a inscrit cette phase de l’extermination dans la visibilité de manière forte, apportant un correctif à la représentation de l’effacement total. Ici, la notion de Shoah comme événement sans témoin n’a tout simplement aucun sens. Ce n’est donc plus du même « événement » qu’il s’agit, ce que d’ailleurs reflète la terminologie de Saul Friedlander qui parle de meurtre de masse pour la phase de l’extermination qui se déroule de juin 1941 à juillet 1942 et de Shoah à partir de juillet 1942. Les choses sont ainsi claires : Shoah, dans la représentation occidentale, n’est pas la désignation universelle de l’événement, mais de l’une de ses facettes.

13L’intérêt renouvelé ces derniers temps pour la figure du bourreau, objet de nombreuses recherches et de textes littéraires, en même temps réinvesti esthétiquement, est venue aussi bousculer quelque peu la doxa. Au côté du bourreau chef de camp, à l’occasion esthète incarnant une Europe où la culture devient une des facettes de la barbarie (Les Bienveillantes), s’imposent d’autres figures, celle de l’homme ordinaire (Browning), celle de l’officier de la Wehrmacht ou encore, celle de l’auxiliaire local impliqué dans la mise en œuvre de la solution finale, voire du voisin meurtrier. L’ouverture sur les logiques de voisinage a contribué à une meilleure visibilité, dans l’espace occidental, des violences perpétrées à l’Est. Des œuvres comme celles de Jan Gross ou Anna Bykont sur la Pologne24 ou encore Cartea Neagra de Matatias Carp25 ont conduit à une meilleure compréhension des dimensions du génocide qui relèvent de la violence de proximité. Enfin, le génocide des Tutsi au Rwanda, réalisé principalement à la machette, a permis de dissocier, dans la violence génocidaire, la performance technique de l’efficacité meurtrière, contribuant à fissurer l’image ouest-européenne de la Shoah.

Mémoire des lieux et violences imbriquées : la Shoah comme objet politique

14Je n’ai pas besoin de rappeler que l’entreprise de Pierre Nora a connu une suite dans plusieurs pays d’Europe et depuis l’ouverture des frontières à l’Est, on ne compte plus les colloques, études et séminaires sur les lieux de mémoire et la mémoire des lieux. L’idée d’approcher la violence par les lieux où elle s’est exercée a contribué à généraliser l’étude de la dimension spatiale de l’histoire et porté naturellement l’intérêt des chercheurs vers l’Europe centrale et orientale, terrain privilégié des massacres de la Seconde Guerre mondiale en amont de la phase des déportations et parfois avant celle de ghettoïsation, comme à Babi Yar. Il s’agit notamment des territoires d’Ukraine et Biélorussie occidentales et des pays Baltes qui ont connu successivement l’occupation soviétique et nazie. L’invasion allemande intervient dans ces régions en pleine période de soviétisation au cours de laquelle les transformations sociales s’accompagnent de la mise en place, à un rythme accéléré, d’un système de répression combinant les étapes qui se sont étalées sur vingt ans ailleurs en URSS et qui aboutit à la destruction rapide des élites et collectivisation forcée. La guerre interrompt ce processus et pousse le NKVD à exécuter, avant le retrait de l’armée rouge, les détenus des prisons impossibles à évacuer. La découverte de ces prisons pleines de cadavres sera exploitée par la propagande allemande, qui impute ces massacres aux Juifs, et servira de prétexte aux opérations de représailles contre les prétendus responsables de ces violences. La population de ces lieux sera conviée à exercer sa vengeance. Des milliers de Juifs seront alors tués avec ou sans l’aide des Allemands au cours de pogromes. Le débat est ouvert sur la manière dont il faut percevoir ces exactions : s’agit-il d’une première étape de la Solution finale ou bien d’une « forme de “brutalisation” extrême des relations interethniques dans les zones frontières multiculturelles de l’Europe centrale et orientale26 » ? Quoi qu’il en soit, ce volet de l’histoire des massacres, qui donne la pleine mesure de la complexité des logiques de la violence, est à la fois une pièce importante dans la mosaïque des savoirs sur la Shoah et un argument pour penser le génocide des Juifs en regard d’autres violences dans les zones concernées.

15Sans comprendre, d’une part, la complexité des relations interethniques dans les villes aux populations mixtes, d’autre part, le climat de violence dans lequel ces populations ont été plongées dans les territoires brutalement soviétisés de la Pologne orientale et des pays Baltes, il est réellement impossible de construire un tableau clair du génocide à l’Est. Dans les témoignages ou la littérature en langue russe ou en yiddish, cette dimension était souvent absente et elle est l’objet d’un tabou tenace encore aujourd’hui. En Occident, démêler cette imbrication des violences signifiait entre autres rouvrir le dossier problématique « nazisme et communisme » et réfléchir sur les interactions entre les pratiques exterminatrices des deux régimes. Il est désormais possible d’approcher différemment ce dossier explosif quelque peu désamorcé justement par une approche spatiale des massacres et des génocides. C’est déjà le cas dans l’étude récente d’Omer Bartov et Eric Weitz27, ainsi que dans le numéro de la revue Débats « Comment écrire l’histoire de l’Europe des massacres28 ? ». Au niveau du grand public, ce décloisonnement peut être observé sur l’exemple de la réception des Terres de sang de Timothy Snyder qui propose justement une étude des imbrications de la violence à partir de l’espace dans lequel elle a eu lieu. Les enjeux de ce travail n’ont pas échappé à Jacques Semelin :

La géographie a alors repris le dessus sur une désignation politique entre deux « blocs » idéologiques. Le travail de Snyder s’inscrit dans une telle mutation à travers la désignation même de son objet : dès l’introduction, il nous dit vouloir proposer une « géographie humaine des victimes » dans cet espace est-oriental où se sont imposées et entrechoquées l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie. […] Son but est […] de montrer les interactions entre ces deux systèmes totalitaires dont les empires se sont chevauchés au sein des régions qu’il étudie. Ce faisant, il contribue à décloisonner les connaissances entre les Holocaust scholars et les Slavic scholars : il permet ainsi de relier les travaux sur la Shoah à ceux sur les crimes du communisme et les intègre dans un même récit historique et mémoriel.

16En conclusion : la construction de la Shoah comme objet esthétique, technique et politique qui a dominé la représentation de l’événement en Occident, ne permettait pas d’intégrer pleinement sa dimension est-européeenne. L’articulation de ces trois paramètres montre que la construction des savoirs sur le génocide doit être pensée à l’intérieur d’une réflexion plus globale sur la culture occidentale, notamment son versant romantique. Comme on a pu le voir, la spécificité de l’espace soviétique se situait, par bien des paramètres, en dehors des cadres épistémologiques qui, jusqu’à une date récente, y ont prévalu. Si à terme l’on peut éventuellement s’attendre à ce que, dans un monde globalisé, le décloisonnement des disciplines et des approches conduise à un savoir non fracturé entre l’Est et l’Ouest sur l’extermination des Juifs et les autres violences du xxe siècle, pour le moment, « la Shoah à l’Est » reste bien un objet occidental, un objet par lequel la culture occidentale se refonde et aborde de nouveaux paradigmes.