Colloques en ligne

Leonid Terouchkine

La collecte des témoignages : l’exemple des Carnets d’Elena Ivanova

1Elena Alexeievna Ivanova (1896‑1972), petite‑nièce de Dostoïevski, était très connue dans la région de Briansk en tant qu’enseignante et ethnologue ayant recueilli de nombreux témoignages sur les partisans et les clandestins de la période de la Seconde Guerre mondiale. Les chercheurs de la région ont puisé dans son héritage, mais partiellement. Ce qu’on ignorait en revanche totalement est qu’elle avait consacré les dix dernières années de sa vie à collecter des témoignages sur la Shoah et la résistance juive. Ces Carnets sont aujourd’hui enfin édités. À la lisière des années 1960‑1970, alors que perdurait en URSS le tabou qui avait été mis sur ce thème, Elena Ivanova avait en effet préparé à la publication un manuscrit intitulé « La situation des Juifs sous “ l’ordre nouveau ” des occupants hitlériens de 1941 à 1943 ». Qu’est‑ce qui, dans ces conditions, a pu pousser une institutrice de village n’ayant aucune relation personnelle avec la tragédie du peuple juif à composer ce texte unique ?

2Elena Alexeievna a passé son enfance et son adolescence à Riazan. Après le lycée, elle a étudié dans la section d’histoire et de philosophie des Cours supérieurs féminins de Moscou. Après avoir obtenu son diplôme, elle a travaillé dans l’Oural et au Kazakhstan et a été décorée de la « Médaille d’honneur » pour la qualité de son travail. Elle s’est installée en 1951 dans la région de Briansk où elle a enseigné l’histoire dans le secondaire. Une fois à la retraite, elle s’est fixée dans le village de Doubrovka où elle a organisé un club d’histoire dans le but de recueillir des témoignages sur les partisans de la région de Briansk.

3À partir du milieu des années 1950, Elena Ivanova, qui n’est déjà plus toute jeune, fait du porte à porte et inscrit et analyse les souvenirs de la guerre. Des élèves, des connaissances, des voisins plus ou moins éloignés, commencent à lui apporter des témoignages sur la vie de leurs proches sous l’occupation. Elle se procure des informations sur les acteurs du mouvement des partisans dans les régions de Briansk, de Smolensk et d’Orel. Elle entretient une correspondance avec des témoins des événements, elle les rencontre, note leurs récits, précise les données, trouve leurs nouvelles adresses et entreprend des recherches méticuleuses dans les archives de Moscou, de Smolensk et de Briansk.

4Les matériaux réunis sont publiés par l’auteur dans les journaux Krasnaïa Zvezda (l’Étoile rouge), Outchitelskaïa gazeta (le Journal des enseignants), Brianski rabotchi (l’Ouvrier de Briansk). Nous prêterons une attention particulière aux articles d’Elena Ivanova inclus dans le recueil de documents sur l’histoire du mouvement des partisans dans la région de Briansk, qui est paru à la fin des années 1950. C’est à partir des documents rassemblés par elle que l’écrivain Ovid Gortchakov a écrit son roman Nous attirons le feu sur nous qui fut à l’origine d’une série en quatre épisodes mise en scène par Sergueï Kolosov, la première série télévisée soviétique (1964).

5De toute évidence, en étudiant la clandestinité composée de résistants de diverses origines, Elena Ivanova a pris conscience du fait que parmi les partisans et les clandestins, de même que parmi les victimes de « l’ordre nouveau » dans la région de Briansk, il y avait de très nombreux Juifs et c’est donc eux qui furent les héros de son dernier ouvrage.

6La thématique du manuscrit d’Elena Ivanova est très variée. Le drame qu’ont connu les couples mixtes, le rôle qu’y ont joué les policiers, les témoignages sur les individus qui se sont enrichis sur le massacre des Juifs, sont relatés dans une langue simple, reprenant les paroles des témoins. Ce sont de petites histoires réalistes sur chaque victime, construites comme des tranches de vie et aussi des biographies des sauveurs ou des délateurs. Les récits de voisins ou d’habitants proches sont francs et naïfs, on y retrouve toutes les strates des relations personnelles, des médisances, des inventions et des bruits, et aussi des faits réels. La guerre a provoqué de terribles dilemmes, surtout dans les couples mixtes. En voici un exemple :

On a donné l’ordre à Manoukov, un aide‑médecin, de divorcer en lui disant : « Si tu ne divorces pas, il t’arrivera ce qui arrive à tous les Juifs. » On est bouleversé par l’histoire de la sœur d’un habitant de Doubrovka parti au front qui a dénoncé ses enfants et sa femme juive, ou par celle d’une Juive chassée de sa maison par ses parents (Nina était orpheline. Son père et sa mère étaient morts. Elle vivait chez son frère. Ce frère était au front. Sa femme était russe. Du temps des Allemands, elle a chassé Nina de la maison « en tant que Juive »). Et certains de ceux qui ont dénoncé ou se sont appropriés le bien d’autrui sont là, à côté, dans la rue voisine…

7L’ouvrage fournit des témoignages sur l’assassinat d’habitants anonymes de Russie centrale. On y trouve également des données inédites sur l’exécution des parents de l’avionneur S. Lavotchkine dans le village de Pétrovitchi (région de Smolensk). Mais ce sont là des circonstances typiques et peu étudiées de la Shoah dans cette région, que l’on ne retrouve pas dans d’autres sources. Et ces témoignages caractérisent non seulement des événements ayant pour cadre la guerre, mais aussi les narrateurs eux‑mêmes, leur rapport à la tragédie vingt ou vingt‑cinq ans plus tard.

8L’un des principaux thèmes évoqués par Elena Ivanova dans son manuscrit est celui des rescapés. L’auteur s’interroge : comment des Juifs ont‑ils réussi à se sauver alors qu’il ne leur restait pratiquement plus aucune chance ? Qui les a véritablement aidés et comment ? Elle soulève non seulement la question de la force morale des victimes elles‑mêmes, mais aussi de leurs sauveteurs héroïques. C’est de cela que parlent les récits évoquant les enfants rescapés qui se sont échappés des fosses où étaient jetés les fusillés ; une jeune fille qui s’est cachée des officiers nazis sous un édredon…

9À côté de cela sont relatés des problèmes de la vie ordinaire, rarement traités auparavant dans les textes sur la Shoah, et en général sur la guerre… Par exemple, dans le témoignage consacré à la famille Slutzker, il y est dit qu’une fois ses membres fusillés, une voisine s’était approprié leurs biens et n’a ensuite rien restitué, même lorsqu’après la guerre, la seule fille survivante des victimes est revenue au village.

10Ainsi, Elena Ivanova s’intéresse également à la vie du quotidien, aux personnes et à leurs relations. Cela n’a pas de rapport direct avec le problème de la survie, de la façon d’échapper aux persécutions nazies, mais cela constitue un fond général sans lequel il est impossible de s’imaginer la vie à cette époque et jusqu’à aujourd’hui.

11L’un des principaux sujets du manuscrit est la question des monuments dédiés aux victimes de la Shoah et des initiatives prises pour leurs édifications au milieu des années 60. C’est là un thème absolument inconnu de l’historiographie. Une personne interviewée au cimetière juif de Roslavl en 1964 a raconté à Elena Ivanova : « Mon beau‑père et moi avons édifié au nom de la communauté juive en 1946 ou 1947 un monument aux Juifs fusillés. Il n’existe plus. Personne ne veille sur cette tombe et à présent tout est à l’abandon. »

12Nous apprenons incidemment les actions entreprises par Ivanova elle‑même :

Il y avait là un monument de marbre brut. La clôture…en a été démolie. Quelques‑uns de ses éléments gisent encore à terre. La plupart des barreaux ont disparu. La population s’en est emparée pour des besoins domestiques. Le monticule de la tombe a été nivelé, il n’en reste qu’une pente inclinée vers le bas, envahie par l’herbe. On voit qu’une vache est venue y brouter, il y a des galettes de bouse séchée. Tel était le tableau en 1964. On voyait que l’administration de Roslavl n’avait rien à faire des lieux historiques. J’ai alors commencé à faire des démarches pour un monument. Les Juifs m’ont rapidement soutenue, ils ont récolté de l’argent. Quatre ans plus tard, en 1968, le monument a été inauguré.

13Le manuscrit nous renseigne sur les difficultés rencontrées pour édifier un monument, sur les réactions des autorités, des Juifs de l’endroit, des directeurs des entreprises, des enthousiastes venus de Moscou et de Riga. L’auteur a intitulé une des sections du manuscrit publié : « Documents extraits d’archives et d’ouvrages ». Elle s’ouvre sur un extrait d’un long article d’Elena Ivanova intitulé « Le quotidien d’une brigade de partisans » (transcription de souvenirs de partisans, publié en 1959 dans le recueil Les partisans de la région de Briansk, volume 1). Elle y fournit également la liste des partisans juifs rassemblée dans les archives de Smolensk et de Moscou. Ivanova a repéré les noms de quatorze Juifs commandants et commissaires de détachements de partisans et de groupes de reconnaissance, de cinquante Juifs commandants de sections et combattants du rang de détachements et brigades de partisans. Le premier témoignage, une lettre mentionnant des partisans juifs, est daté de février 1958.

14L’auteur fournit à part une liste établie des victimes de la Shoah dans la région de Smolensk. Le manuscrit se clôt sur une liste de plus de vingt monuments aux Juifs victimes de l’occupation nazie sur le territoire de l’URSS fournie par ses soins à l’ethnologue moscovite A. Khavkine, un des rares chercheurs passionnés à l’époque par la préservation de la mémoire de la Shoah en URSS1.

15Ainsi, de la fin des années 50 aux années 70, Elena Ivanova, en se basant sur des matériaux locaux concernant le territoire de la Russie centrale (et partiellement d’autres régions) a effectué un travail unique d’enregistrement des témoignages sur les divers aspects de la Shoah : extermination des Juifs et participation à celle‑ci des collaborateurs locaux ; cas de Juifs livrés par leurs concitoyens ; tentatives de cacher et de sauver des Juifs ; participation des Juifs au mouvement des partisans ; préservation de la mémoire des victimes de la Shoah. On peut affirmer sans ambages qu’après la composition au milieu des années 1940 du Livre noir d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman (qui n’est paru en URSS qu’en 1991), personne d’autre qu’Elena Ivanova n’a mené en Union soviétique un travail de recherche aussi minutieux. En outre, il s’agissait du premier vrai travail de recherche sur une région prise séparément.

16L’analyse du « laboratoire de création » de l’auteur, l’organisation menée par ses soins non seulement de son travail de recherche, mais également de l’enregistrement des données présentent un intérêt particulier. Il ne fait aucun doute qu’Elena Ivanova connaissait bien la technique des enquêtes de terrain, ce que nous appelons aujourd’hui « l’histoire orale ». Elle présente généralement les matériaux du manuscrit sous forme de récits des témoins ou des parents sur le destin d’une famille juive ou d’un individu, ou bien d’un événement concret. Elle ne donne pas seulement les noms et prénoms des personnes interrogées, mais aussi leur adresse et dans certains cas leur âge, leur date de naissance, des détails sur leur état de santé et leur statut (« titulaire d’une pension pour blessure de guerre »). Les traits de certains informateurs sont curieusement soulignés : « Très sourde, zézaye. Comprend mal ce qu’on lui demande ». Les endroits où ont eu lieu les interviews sont minutieusement détaillés : « rencontre au cimetière juif », « dans une station thermale », « dans un hôtel », « rencontre dans un train », etc. Certains témoins se bornent à indiquer auprès de qui on peut obtenir des informations. L’insertion de telles données dans le texte permet de suivre la chronologie et la méthode du travail de recherche de l’auteur. Par exemple, en 1970, lors de son déplacement dans le Caucase du Nord, elle inscrit les récits de Juifs sur l’assassinat de leurs proches. Cela n’est pas du tout lié à la région de Briansk, mais elle ne pouvait pas renoncer à consigner ces souvenirs. L’auteur devient ainsi la chroniqueuse de la Shoah à travers tout le territoire de l’URSS.

17Parfois, les personnes pressenties refusent de se présenter, elle indique alors de qui elles étaient les voisins. Elle annote certains témoignages, commentant les faits consignés, exprimant parfois des doutes sur leur véracité, notant pour elle‑même la nécessité de vérifier l’information. On peut déduire des commentaires d’Elena Ivanova son attitude envers les récits entendus et le destin des narrateurs : « C’est une de ces mères merveilleuses qui placent tout leur amour, tout leur grand cœur dans les enfants qu’elles ont adoptés et aiment même les plus jeunes davantage que leur propre fils plus âgé. Et peu lui importe que l’un de ses fils soit un petit Chinois, que deux soient Juifs et que seul son propre fils soit Russe. »

18Ces mêmes remarques et commentaires permettent non seulement de caractériser la personnalité de l’auteur et son rapport à son sujet, mais aussi de cerner l’étendue de ses intérêts, de connaître d’autres personnes ayant consigné des informations sur la Shoah, et aussi de comprendre quelles sources d’information peuvent mener sur des pistes de recherches prometteuses : « A. Khavkine collecte des photos de monuments érigés sur les ossuaires des Juifs assassinés. Il n’a pas de photo d’un monument qui serait à Ounetch. Il faut tâcher de savoir s’il y en a eu un. »

19Dans de nombreux cas, le texte est agrémenté de copies de certificats confirmant le récit (par exemple sur la participation de tel ou tel au mouvement des partisans). Il convient de noter que le récit transcrit des témoins n’a pas été corrigé par Ivanova selon les règles de l’orthographe contemporaine. Le discours des personnes interrogées est truffé de tournures populaires, d’expressions dialectales. C’est cela qui permet de voir les « héros » du manuscrit comme des personnes réelles vivant à cette époque terrible et non comme des personnages littéraires. Et pourtant, le manuscrit ne peut être véritablement considéré comme une étude purement historique : les tableaux de la vie courante, les commentaires d’Eleva Ivanova, les histoires de survie, de sauvetage, de mort et parfois un léger humour le rendent proche d’une œuvre littéraire dont la narration permet de maintenir l’attention du lecteur.

20Elena Ivanova espérait éditer ce manuscrit (comme il a été noté plus haut, ses autres travaux sur la guerre avaient été fréquemment publiés dans les journaux nationaux et les recueils documentaires). L’initiateur d’une publication séparée (ou d’un recueil manuscrit) a probablement été son correspondant moscovite A. Khavkine, qui se consacrait activement à l’histoire de la Shoah et avait participé au milieu des années 1960 à la publication en russe du journal de Macha Rolnikaité2.

21Mais c’est seulement aujourd’hui que cette source précieuse, tant sur la Shoah que sur ceux qui ont préservé sa mémoire à une époque où il n’était pas admis de parler publiquement des victimes juives, devient accessible au public.

22L’auteur d’un roman célèbre du temps de l’URSS l’a intitulé de façon imagée Nous attirons le feu sur nous. Cet ouvrage et la série télévisée qui en a été tirée ont joui d’une immense popularité auprès de plusieurs générations de lecteurs et de téléspectateurs. On peut encore la voir sur les écrans russes. Mais le nom d’Elena Ivanova ne figure ni au générique ni dans le texte du roman. Samuel le signale avec amertume en 1963 dans son article consacré à l’enseignante de Briansk publié dans la Literatournaïa Gazeta3. Fait symbolique, ce sont des journaux juifs qui ont mentionné, à Paris et à Varsovie, le rôle d’Elena Ivanova dans l’érection d’un monument à Roslavl (sous le titre « Une nièce de Dostoïevski se préoccupe de l’édification d’un monument aux Juifs victimes de l’hitlérisme »), mais pas la presse périodique soviétique.

23Par son intransigeance, sa recherche de la vérité non seulement dans un passé lointain mais aussi dans la vie de son époque, une institutrice de campagne ordinaire, qui à vrai dire était peu banale par sa généalogie et sa biographie, ne pouvait qu’exaspérer les dirigeants locaux qui n’étaient pas les seuls à la rejeter. Il est évident que la tentative de construire la mémoire des victimes juives de la Shoah à une époque où régnait l’antisémitisme d’État ne rendait que plus vulnérable l’activité de cette pionnière de l’ethnologie locale qui n’avait pas craint, une fois encore, d’« attirer le feu » sur elle. Ce n’est pas un hasard si Elena Ivanova n’a pas pu obtenir la pension dite « à titre personnel ». Dans l’une des réponses à sa requête, un fonctionnaire local indiqua sans honte : « Vous ne la méritez pas »…

24Le manuscrit d’Elena Ivanova sort par lui‑même de l’ordinaire. On peut tout d’abord s’interroger sur le genre auquel il se rattache. Ce n’est pas un journal, même si Elena Ivanova enregistre des détails de la vie de sa région natale, car elle commente également les informations obtenues et indique les circonstances dans lesquelles elle les a notées. On peut sans doute définir avant tout ce texte comme un « Journal de campagne » élargi dans lequel sont enregistrés en fonction d’une spécificité thématique (« le destin des Juifs sous l’occupation ») les témoignages et les récits de personnes très diverses, civils, artisans, clandestins, en particulier sur leur propre vie et leur survie sous l’occupation.

25Le fond personnel de l’auteur dans les Archives d’État de la région de Briansk (GABO)4 contient cinq autres cahiers semblables portant des noms divers (« Sous le joug de l’occupant », « Le peuple témoigne, notes et souvenirs de témoins du mouvement des partisans et du régime d’occupation », etc.) Mais seul le présent manuscrit (ne disposant pas de copie au GABO) est entièrement consacré à la population juive des régions de Briansk et de Smolensk. Le titre que lui a donné l’auteur est « La situation de Juifs sous “ l’ordre nouveau ” des occupants hitlériens, 1941‑1943 ». Le manuscrit est composé de témoignages, de lettres personnelles, de récits de témoins, de voisins, de certains faits enregistrés par l’auteur. Elena Ivanova a utilisé des récits de Juifs et de personnes d’autres origines. Dans la mesure du possible, elle confrontait tous les témoignages avec des données d’archives et d’autres sources orales. De nombreux témoignages sont agrémentés de ses commentaires sur le contexte historique et parfois de remarques sur leur authenticité, indiquant que tel ou tel témoignage n’est confirmé ni par des documents d’archives ni par des témoignages oraux d’autres personnes. Un exemple en est le récit de T. Vinogradova qu’Elena Ivanova qualifie de « fausse héroïne ». Ainsi, l’auteur du manuscrit ne s’intéresse pas seulement à des faits confirmés, mais aussi à des bruits, des légendes, des histoires inventées de la période de la guerre. Les manuscrits contiennent également des articles d’Elena Invanova elle‑même ou des extraits de ceux‑ci. Par exemple, « L’histoire des jeunes filles juives Genia et Varia (Anna Markovna Pchestelenets et Anna Iossifovna Morozova) du groupe clandestin international d’Anna Afanassievna Morozova ». L’article est basé sur de nombreux témoignages rassemblés par l’auteur sur le groupe d’A. Morozova, héros de l’Union soviétique. L’article a bénéficié d’un apport important : l’autobiographie, découverte par l’auteur dans le Département des manuscrits de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de l’URSS (à présent de Russie), d’Arkadi Vinnitski, commandant de la patrouille de reconnaissance et rédacteur du journal clandestin Partisanskaïa Pravda qui surveillait l’activité des clandestins dirigés par A. Morozova. Autre importante composante du manuscrit, les nombreuses listes de Juifs victimes de la Shoah, partisans, acteurs du mouvement clandestin.

26Les récits et les témoignages sont inscrits à l’encre bleue dans un gros cahier sur la couverture duquel est inscrite une date : octobre 1969. Les notes sont datées de 1959 à 1970. L’inscription la plus ancienne (liée aux récits sur les partisans de la région de Briansk) est datée « printemps 1959 » (il y est question d’un médecin de Minsk qui a soigné et sauvé des partisans et clandestins internés dans des camps de concentration), vient ensuite juin 1959 (à Sechtcha) et une note de septembre 1960 prise à Essentouki. Les dernières informations datent de l’été 1970, deux ans avant la mort de l’auteur.

27On peut distinguer plusieurs régions où ont été prises des notes sur ce thème : Sechtcha, fin des années 50 – début des années 60, en relation avec le mouvement des partisans ; les informations sur les Juifs n’y sont données qu’au passage) ; Doubrovka (1963‑1964), Roslavl (région de Smolensk), milieu des années 60 (dans ces notes, le « thème juif » constitue l’objet de la recherche).

28Les notes sont rédigées d’une écriture soigneuse, pratiquement sans ratures. On peut ainsi supposer que des données enregistrées lors de différentes années lors de la recherche d’autres matériaux ont été reportées dans ce cahier « thématique ». Cela est partiellement confirmé lors de l’étude des documents du GABO. En tout, le manuscrit contient des informations sur plusieurs dizaines de localités, environ dix détachements et groupes de partisans. Il comprend en outre des listes de victimes sur les lieux des exécutions de masse et des villes où ont été érigés des monuments à la mémoire des morts.

29Il ne fait aucun doute que ces notes n’ont pas été prises pour une utilisation personnelle, mais en vue d’une publication. En témoigne la table des matières établie par Elena Ivanova et figurant à la fin du manuscrit. L’auteur divise le manuscrit en 42 chapitres dont chacun est consacré à l’histoire d’une famille, d’une personne, d’une exécution de masse dans telle ou telle ville, à un détachement des artisans. L’un des chapitres relate directement comment Elena Ivanova et quelques militants se sont battus pour l’édification d’un monument à la mémoire des Juifs fusillés à Roslavl. Le manuscrit qu’elle nous a laissé en est peut‑être le monument le plus précieux.