Colloques en ligne

Claire Gheerardyn

Geste révélé, geste révélateur : Rilke face à Rodin

1Dans La Peau de Chagrin, Balzac introduit fugacement un savant mécanicien nommé Planchette. Le romancier saisit cette occasion pour révéler la nature énigmatique du mouvement, et il fait de Planchette le support et le porte-parole de son exploration :

Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, le mouvement. [...] Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombe droit sous sa potence. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. [...]« Cela est indéfinissable », s’écria-t-il1.

2Le cri désespéré du savant et le privilège typographique accordé au vocable « mouvement », écrit en lettres capitales, éclatant dans toute sa puissance sur la page, enveloppé d’une aura d’étrangeté, résument d’emblée le caractère indéfinissable, incompréhensible et impensable constitutif du mouvement, selon Balzac. Le pronom démonstratif « cela » évite de poser un nom sur le mouvement et, par opposition à « ceci », maintient un écart infranchissable entre le mécanicien et ce qu’il observe. Le dispositif d’observation scientifique du mouvement est rudimentaire, le déplacement de la bille relève de l’élémentaire. Pourtant, en dépit de cette simplicité radicale, le mouvement demeure insondable. Le monologue exalté du mécanicien constitue à la fois un répertoire de motifs prouvant l’omniprésence du mouvement et un développement virtuose sur le thème de son incompréhensibilité :

Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement. Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui ; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement ? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons même les nier comme nous nions Dieu. Où est-il ? Où n’est-il pas ? D’où part-il ? Où en est le principe ? Où en est la fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. [...] Problème insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, continua le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé Pascal2.

3Balzac propose d’opérer un décalage : penser le mouvement consiste à renoncer à le comprendre, et à se contenter de l’observer avec perplexité et émerveillement. La perception même du mouvement cesse dorénavant d’être évidente, Planchette demeurant incertain de le voir. Aussi l’observation à laquelle il se livre n’est-elle pas un froid examen scientifique, mais une « contemplation », terme très fort qui renvoie au vocabulaire mystique. La contemplation de Dieu, qui s’accomplit dans l’amour, dénote une absorption de l’âme dans le divin, une communion avec celui-ci. Le seul rapport possible au mouvement, c’est celui que constitue une telle « contemplation », qui est aussi une communion. C’est en cela que le savant, le mécanicien se change en « poète du mouvement ». Balzac, en accumulant les impensables auquel le mouvement s’apparente – la mort, le vide, la création, l’infini et, enfin, paroxysme de l’inconnaissable, Dieu – convient à penser le mouvement comme un mystère, au sens plein du terme, mystère que la littérature doit célébrer.

4Sous l’égide de Planchette, Balzac invite à renouveler la compréhension d’une pensée du mouvement, qu’il ne faut plus envisager en fonction de son aboutissement mais comme un processus. Se confronter par la pensée au mouvement ne mènera pas à un résultat théorique ou conceptuel satisfaisant, mais permettra d’éprouver comme pensante sa pensée, dans ses limites propres et ses failles, en la sentant achopper sur un incompréhensible. Dès lors, ce n’est pas la pensée qui saisit le mouvement, mais le mouvement qui saisit la pensée : « La pensée est un mouvement » affirme le savant, laissant entendre que la pensée est elle aussi un inconnaissable et un indéfinissable. Balzac fait en cela indirectement écho à Sade qui, de son côté, déclarait que « les mouvements les plus simples de nos corps sont, pour tout homme qui les médite, des énigmes aussi difficiles à deviner que la pensée3 ».

5Un siècle plus tard, Sartre fait état d’une même impossibilité à penser le mouvement, et introduit un nouveau terme dans l’équation, la sculpture.Les essais qu’il consacre à Giacometti mettent sur la piste d’une affinité entre difficulté à penser le mouvement et difficulté à le sculpter : les tentatives philosophiques comme les tentatives sculpturales menaceraient sans cesse de réduire le mouvement à l’immobilité. La difficulté que connaît le philosophe à penser le mouvement se transpose au domaine de la sculpture, laquelle s’avère être moins l’art de l’immobile que l’art d’un combat contre ce dernier.La sculpture doit alors se tendre dans un effort constant pour surmonter l’immobile. Elle doit le prendre au sérieux pour mieux l’affronter. Elle est peut-être en cela l’art qui rend le mieux visibles les énigmes du mouvement tel qu’il est perçu par l’homme. Dans son atelier le sculpteur scrute intensément le mouvement afin de le représenter dans sa complexité inhérente, sans le simplifier. Que ce soit face à Giacometti ou face à Calder – auteur des Mobiles – Sartre confie aux sculpteurs la tâche haute et difficile d’inscrire « le mouvement dans la totale immobilité4 », de « graver le mouvement dans l’immobile5 » afin d’« attrape[r] de vrais mouvements vivants et [de] les façonne[r]6 ». Rosalind Krauss souligne dans son ouvrage crucial, Passages, que la sculpture moderne est un « médium étrangement situé à la jonction de l’immobilité et du mouvement, d’un temps arrêté et d’un temps qui passe7 ». La sculpture toute entière jaillirait donc du désir d’explorer une tension dialectique entre mouvement et immobilité. Si à strictement parler, la sculpture ne pense pas le mouvement, elle en développe empiriquement une connaissance intime et devient l’un des lieux où le questionner. Elle en met à l’épreuve les possibles de notre compréhension.

6La littérature, pour célébrer le mystère du mouvement peut choisir de faire de la sculpture son alliée. Pour la littérature, la statue accomplit l’impossible : au lieu de laisser le mouvement se dissoudre, elle permet de l’exposer à la contemplation, comme Rolland Dubillard le suggère dans un poème intitulé « Statue en pied » :

7« Où a t-il pu prendre la force de sculpter

8Dans cet ivoire son pied droit ?

9« Voyez, dit-il,

10C’est la première fois

11Que quelqu’un d’entre nous extrait de nos pas innombrables

12Un seul pied de pierre et l’expose

13À nos flageolantes lumières »8.

14C’est cette médiation de la sculpture vers la révélation du mouvement dans sa richesse, sa complexité et son mystère que nous voudrions étudier ici, en nous appuyant particulièrement sur le face à face de Rilke et de Rodin. L’œuvre du sculpteur Rodin, dont Rilke a été quelques temps à Paris le secrétaire particulier, constitue pour le poète un truchement nécessaire vers la question du mouvement, qui demeurera jusqu’à la fin le cœur de son œuvre9. Ce que Rodin dévoile à Rilke, ce n’est pas un mouvement abstrait, mais incarné dans le corps humain en gestes (Gebärden en allemand). Du geste, on peut proposer la définition provisoire suivante : mouvement du corps marqué par la pensée et l’action, il se fait figure énonciative d’humanité et prend une valeur à la fois éthique et ontologique10.Seul le mouvement rassemble l’être et le révèle. Pour Rilke le geste devient la voie de la connaissance de l’homme. Le mouvement est le chiffre à la fois de l’individu qui l’accomplit, de l’époque où il se déploie, et de l’humanité en général. L’ouvrage que Rilke consacre à Rodin, qui peut se lire comme une exploration du mouvement révélé par la sculpture, devient un traité sur le geste révélateur de l’humain.

Voir le mouvement invisible

15L’essai intitulé Auguste Rodin se constitue d’une monographie datant de 1903 et d’une conférence de 1907. Dans ces pages lumineuses, Rodin se transforme en saint. Sa sculpture est toute d’approfondissement spirituel, et sa vie de labeur ascétique est comparable à celle du Christ. La grande sagesse de Rodin se manifeste par sa capacité à discerner ce que le reste des hommes néglige, le mouvement. Rodin n’est l’immense artiste décrit par Rilke que précisément dans la mesure où son regard surmonte l’illusion de l’immobilité. Le mouvement de l’immobile est révélé au sculpteur par les choses humbles sur lesquelles les autres ne s’arrêtent pas. C’est tout d’abord l’étude des statuettes antiques du Louvre, réputées statiques, qui fait l’éducation de son regard :

Ces petites choses que l’on néglige, qui sont sans nom et en surnombre, étaienttout aussi pleines de cette profonde excitation intérieure, de cette inquiétude riche et surprenante qui est celle de la vie. L’immobilité même, là où elle régnait, était constituée de centaines de dynamismes qui s’équilibraient. Il y avait là de petites figures, en particulier d’animaux, qui se mouvaient, s’étiraient, se rétractaient11.

16Il applique alors cette leçon au visage d’un homme au nez cassé, visage de la laideur même :

Quand Rodin créa ce masque, il avait devant lui un homme assis, immobile, et un visage immobile. Mais c’était le visage d’un être vivant et, en l’explorant, il s’aperçut qu’il était plein de mouvements, plein de mobilité inquiète et de ressac. Il n’y avait donc pas d’immobilité, pas même dans la mort ; car la déchéance, qui est mouvement elle aussi, subordonnait encore à la vie cela même qui était mort. Il n’y avait que du mouvement dans la nature. (AR, p. 862-863) 

17« Tout est mouvement […]. La nature est établie sur du mouvement », décrétait le Planchette de Balzac. Sous la plume de Rilke, Rodin, comme Planchette, connaît une révélation modifiant la perception de toute chose. Il faut désormais repenser le monde par le mouvement, sur-catégorie unique subsumant toute chose. Les anciennes catégories les plus familières, traditionnellement envisagées comme la quintessence de l’immobile, éclatent quand Rilke retrouve le paradoxe balzacien de la mort-mouvement. Le regard que le Rodin rilkéen pose sur la nature rappelle la disposition perceptive et imaginative face au monde préconisée dans Matière et mémoire par Bergson :

La matière se résout ainsi en ébranlements sans nombre, tous liés, dans une continuité ininterrompue, tous solidaires entre eux, et qui courent en tous sens comme autant de frissons. – Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités en ébranlements ; attachez-vous ensuite à ces mouvements en vous dégageant de l’espace divisible qui les sous-tend pour n’en plus considérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre consciencesaisit dans les mouvements que vous exécutez vous-mêmes : vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure12.

18L’effort imaginatif réclamé par Bergson inverse l’opération zénonienne qui consistait à faire surgir l’immobile dans le mobile. Le Rodin rilkéen, en sus de rappeler Planchette, devient un personnage bergsonien. Il incarne de surcroît le regardeur idéal réclamé par Nietzsche : « Si ton regard était plus subtil, tu verrais toutes choses se mouvoir : tel le papier qui brûle se recroqueville, ainsi s’évanouissent perpétuellement toutes choses en se recroquevillant13 ». Ce fragment posthume, que Rilke ne pouvait pas avoir lu, converge étrangement avec la description dans l’essai sur Rodin d’un dynamisme de l’immobile : « le geste du personnage immobile se développe lui aussi ; il se ferme, s’enroule sur lui-même comme du papier enflammé » (AR, 865)14. Que ce soit chez Balzac, chez Bergson, chez Nietzsche, ou chez Rilke, il y va d’une conversion du regard. Ce qui importe, c’est de savoir surmonter l’illusion de l’immobile. Ces auteurs, si différents soient-ils, se rassemblent en une constellation où chacun formule à sa manière la même exigence, celle d’opérer une lecture dynamique du réel en réimaginant le monde par le mouvement.

19Rilke, dans le sillage de Balzac, Bergson et Nietzsche, va à l’encontre d’une tradition de pensée qui veut que le mouvement amoindrisse l’être. Notre propos ne saurait être ici de retracer la généalogie de cette tradition, remontant à Zénon, mais de prendre acte de la dissémination d’une réticence face au mouvement, réticence demeurant encore prégnante au début du XXe siècle. Alain s’en fait le héraut dans la section consacrée à la sculpture de son Système des Beaux-Arts où il déclare que « le mouvement ne donne pas beaucoup à penser » pour en conclure que « le mieux pensant serait donc l’immobile15 ». Il accuse le geste de dissimuler l’homme à lui-même, de le perdre dans l’éparpillement de l’inessentiel. Cette méfiance envers le mouvement où se perdent l’être et la pensée culmine lorsque le philosophe associe le mouvement à la démence :

Il y a toujours quelque expression de folie dans les statues dansantes ou souriantes [...] toujours un air de démence dans ces hommes de plâtre qui frappent, qui courent ou qui menacent. En les considérant on peut comprendre que la pensée se perd dans l’action comme l’eau dans le sable. Réellement dans ces figures d’agités tout est extérieur ; tout se traduit, et ce n’est rien16.

20Cette association affleurait déjà chez le sculpteur David d’Angers qui notait dans ses carnets combien il est déplaisant de voir une femme en grande conversation faire des gestes et des grimaces, ajoutant : « Cela me fit penser à ces statues qui se démènent quelquefois sur les piédestaux : elles ont aussi l’apparence de la folie. C’est là l’écueil du grand mouvement dans une statue17 ». Elle resurgit sous une nouvelle forme chez Lautréamont qui évoque la folie sur le mode d’une chorégraphie erratique : « Voici la folle qui passe en dansant18 ». La méfiance envers le mouvement déborde amplement le cadre de la réflexion sur la sculpture, même si cette réflexion est souvent l’occasion de formuler des réticences quant au mouvement, ainsi que le fait par exemple Winckelmann à travers son éloge du calme et du repos19, voire de proscrire ce mouvement, comme dans le cas d’Alain.

21Les statuettes du Louvre et le masque de l’Homme au nez cassé tracent deux voies différentes pour faire de l’immobile un mouvement invisible. D’une part, dans le cas des statuettes, l’immobile résulte de mouvements contraires qui s’équilibrent et s’annulent mutuellement. L’immobilité, ainsi envisagée, est littéralement mise en tension, elle s’enrichit d’une extraordinaire intensité. Rilke, dès lors, associe l’équilibre au mouvement le plus agité. Dans les Nouveaux Poèmes, les figures d’animaux qu’abrite le portail de la cathédrale « sont en équilibre sur leurs consoles », c’est-à-dire sur un monde qui « se secoue et se ploie / comme pour les renverser mais pourtant les soutient ». Et ces figures « tels des acrobates, / prennent des poses à ce point convulsées / pour que la crosse ne leur tombe sur le front20 ». D’autre part, dans le cas de l’Homme au nez cassé, le visage immobile est plein de mouvement. L’immobile devient un mouvement contenu à l’intérieur d’un corps et ne sortant pas de ses limites : il se fait mouvement intériorisé. Pour en rendre compte, Rilke déploie une poétique de la clôture, du repli et de la circularité. Ainsi, les œuvres grecques, apparemment inertes, sont semblables « à ces villes de l’ancien temps qui vivaient tout entières à l’intérieur de leurs remparts », et le mouvement s’apparente alors aux habitants de ces villes, qui tout en menant une vie riche et complète, ne franchissaient jamais « les limites du cercle qui les entourait » (AR, p. 863). Rilke commente de manière parallèle le pas en attente dans le pied de l’Homme des premiers âges : « On pourrait dire de ce geste qu’il est comme enclos dans un bourgeon rigide » (AR, p. 865). Ces images récurrentes du mouvement enclos se meuvent elles-mêmes, et se renversent parfois pour que le mouvement contienne la statue : « dans les gestes hiératiquement retenus des cultes archaïques était inclus le frémissement de surfaces vivantes, comme l’eau dans les parois du vase » (AR, p. 863). Cette comparaison va à l’encontre de l’intuition : la statue, comme un vase, devrait contenir l’eau du mouvement, mais soudain le mouvement devient vase, et la pierre dure se fait eau.

22La connaissance intime et renouvelée du mouvement par le sculpteur se manifeste alors par son attention au geste. Les yeux du sculpteur, décelant ce qui échappe aux autres, remarque des gestes là où nul autre n’en voit :

Il dessina une infinité de gestes jamais vus, toujours négligés, et il apparut que la force expressive qui en émanait était immense. Des ensembles de mouvements qu’on n’avait encore jamais vus ni discernés comme formant un tout se profilaientlà. (AR, p. 876)

23Le geste, négligé, jamais véritablement scruté, révèle au sculpteur son infinie richesse. Rodin saisit le geste autrement que les œuvres anciennes ne le faisaient. Pour celles-ci, « comptaient seuls le point de départ et le point final ». Rodin découvre au contraire qu’« entre ces deux moments simples, d’innombrables transitions se sont intercalées » (AR, p. 871). À en croire Rilke, avant Rodin, le mouvement n’avait jamais été encore observé en tant qu’intermédiaire. L’entreprise du Rodin rilkéen rejoint là encore celle de Bergson. Dans Matière et mémoire, le mouvement est décrit comme un passage d’un repos à un autre21. Rilke annonce ici ce que, quelques années après, Rodin lui-même formulera dans ses écrits sur l’art. Le sculpteur y souligne que le mouvement n’est pas dans la pose unique immobile, ni même dans plusieurs instants, mais qu’il est toujours l’intervalle, cet entre-deux mystérieux fuyant entre les poses :

Notez d’abord que le mouvement est la transition d’une attitude à une autre. […] [L’artiste] figure le passage d’une pose à une autre : il indique comment insensiblement la première glisse à la seconde. Dans son œuvre, on discerne encore une partie de ce qui fut et l’on découvre en partie ce qui va être22.

24En dépit de la désinvolture avec laquelle Rodin s’exprime, envisager la représentation du mouvement comme un « passage » ou une « transition » n’en remet pas moins en cause l’ensemble de la théorie esthétique qui, depuis le Laocoon de Lessing, proscrivait à la sculpture la représentation du transitoire23.Pour qui voudrait écrire une histoire de la représentation du mouvement dans la sculpture, la manière dont le terme de transition émerge peu à peu dans les textes constituerait une piste à suivre.

25L’œuvre de Rodin se constitue entièrement de gestes : ce ne sont point des personnages mais bien des gestes qu’il sculpte ou dessine. Tantôt la statue se confond avec son geste, n’existant que par et pour celui-ci, tantôt le geste, qui peut avoir besoin de plusieurs sculptures pour se déployer, a préséance sur le personnage. Chaque page de Rilke redécouvre avec émerveillement la relation sans cesse redistribuée qui se noue entre les gestes et leur support.Ainsi, les muses nues entourant Victor Hugo ne sont pas des femmes mais les gestes accomplis par le poète, gestes ayant conquis leur autonomie et s’étant détachés de leur corps d’origine pour s’incarner dans d’autres corps. Rodin, écrit Rilke, est parvenu à faire

de ces nus merveilleusement animés, les organes de l’homme assis. Ils sont autour de lui comme de grands gestes qu’il a faits un jour, des gestes qui étaient si beaux et si jeunes qu’une déesse leur a accordé la grâce de ne point passer et de durer toujours sous la forme de belles femmes. (AR, p. 882)

26De la même manière, L’Homme au nez cassé, qui n’est qu’un masque, visage sans corps, s’assimile pleinement à son tour à un geste, celui du « poing soudain brandi » (AR, p. 897). Et la singularité de chacun des Bourgeois de Calais se manifeste par le travail sur le geste : Rodin

consacra toute son attention au moment du départ. Il vit ces hommes se mettre en marche. […] Et puis il ne vit même plus les personnages. Dans son souvenir surgirent des gestes, des gestes de refus, d’adieu, de renonciation. Des gestes innombrables. Il les collecta. Il leur donna forme à tous. Ils affluaient vers lui, jaillissant de la profusion de ce qu’il savait. (AR, p. 884)

27Enfin, c’est l’œuvre tout entière de Rodin qui forme une unité investie à son tour par un geste se développant de statue en statue : « Ce geste, qui a crû pour atteindre peu à peu une telle grandeur et une telle puissance, [...] s’éveillait dans l’obscurité des premiers temps et il semble, dans sa croissance, parcourir le vaste espace de cette œuvre » (AR, p. 864). Ce déploiement correspond au mouvement de la marche, qui de statue en statue, se fait plus ample et plus complet : « Dans le pied droit [de l’Homme des premiers âges] un premier pas est en attente », lequel s’accomplit puissamment avec la marche de Jean Baptiste.

Une pensée s’embrase, une tempête agite la volonté, et voici que le geste s’ouvre et que naît ce Saint Jean. [...] Son maigre corps d’ascète est comme un manche de bois, où s’est fiché la grande fourche de son pas. Il va. Il va comme si tous les espaces du monde étaient avec lui et qu’en allant ainsi, il les distribuait [...]. Ce Saint Jean est, dans l’œuvre de Rodin, le premier personnage qui marche. Il sera suivi de beaucoup d’autres. Il sera suivi des Bourgeois de Calais, qui entament leur pénible marche, et toutes ces marches semblent préparer le grand pas provocant du Balzac. (AR, p. 865)

28Toute l’œuvre de Rodin, composée d’une file de marcheurs, devient à son tour un corps se mettant en marche.

29La double révélation, par la médiation de Rodin, du mouvement universel et de la richesse du geste trace un programme de création pour Rilke. Le poète, à son tour, doit rendre compte de du dynamisme du réel, en doublant en contrepoint le travail du geste sculpté d’un puissant travail stylistique que nous voudrions observer.

Dire le geste sans le nommer

30Bergson souligne dans l’Évolution créatrice que face au mouvement, nous nous demandons où il va, ce qu’il fait. En le ramenant ainsi à un but, un résultat obtenu, ou à une intention présidant à son accomplissement, nous nous détournons du mouvement lui-même qui se retrouve dissout24. Face à Rodin, Rilke trouve une solution verbale à ce problème. Gestes et mouvements notés par Rodin, dit-il, « n’équivalent à aucun nom » (AR, p. 880)25. Cette qualité de l’innommé, qui apparaissait déjà dans La Peau de chagrin de Balzac, est cruciale26. Le nom ne pourrait qu’alourdir le geste et le déformer. Il constitue un obstacle à sa véritable connaissance, empêchant sa contemplation véritable, le ramenant à une intention. L’innommé en garantit au contraire l’authenticité. Le geste sans nom n’est plus appauvri par un trajet fixé. La statue tout entière peut alors se substituer au nom manquant au geste, L’Homme qui marche étant par exemple « comme un mot nouveau pour dire “marcher” dans le vocabulaire de votre sensibilité » (AR, p. 898). Plusieurs sonnets des Nouveaux Poèmes évoquent des mouvements sculptés en les laissant innommés. Le sonnet du « Char de marbre » rejette le nom du côté de l’inessentiel et du leurre qui camoufle, l’avancée du char s’accomplissant « non point méconnaissable, non sous un nom quelconque27 ». Pour évoquer une gracieuse statuette de Tanagra, Rilke invente un geste sans nom, gratuit, qui n’est subordonné à aucune intentionnalité, qui n’accomplit rien, qui ne veut saisir nul objet, et n’est dès lors rien d’autre que lui-même. La première strophe explore l’élan de ce geste pur :

31« Un peu de terre cuite

32comme brûlée au grand soleil.

33comme si le geste

34d’une main de jeune fille soudain

35nous était rendu ;

36sans qu’il se tende vers rien,

37vers nul objet,

38jailli de son âme

39et n’effleurant que lui-même

40comme une main effleure le menton »28.

41Le geste innommé du Tanagra est renvoyé à un autre geste dont la trajectoire diffère manifestement du premier, celui de se toucher le menton. Nombreux sont les exégètes rilkéens qui soulignent le mystère du vers final29. En dépit de son humilité, ce petit geste ne renvoie pas à un acte dont la signification serait fermement fixée, et il demeure incompréhensible. L’effleurement du menton, surgissant dans le poème de 1907, s’éclaire peut-être de « la loi non écrite » de la sculpture antique énoncée en 1902 dans l’essai sur Rodin :

Si grand que soit le mouvement d’un objet plastique, il est contraint [...] de retourner à son point de départ, le grand cercle doit se refermer, le cercle de la solitude où un objet passe ses jours. (AR, p. 863)

42Par la grâce de la comparaison avec l’effleurement du menton, le geste innommé du Tanagra ne s’éparpille pas et revient s’enrouler sur lui-même, enclos dans sa pure mouvance. La statuette est alors « ramassée autour de son intériorité » (AR, p. 866), elle est « repliement-vers-l’intérieur » (AR,p. 865). Son geste immobile doit se comprendre comme une intériorisation et un approfondissement.

43Le procédé consistant à renvoyer un geste à un autre geste permet au poète de n’évoquer le mouvant que par le mouvant, évitant ainsi de dissoudre le mouvement. Rilke y a constamment recourt dans l’essai sur Rodin. À la surface des statues de Rodin, « les ombres boug[ent] comme on bouge en dormant » (AR, p. 862). Le geste des Bourgeois de Calais est comparé, dans sa manière de se déployer, au mouvement de « drapeaux que l’on emmène » (AR, p. 886). Parfois l’évocation du nouveau geste auquel le premier est comparé s’enfle, et un petit récit vient alors se greffer sur le geste de la statue. Ainsi en va-t-il du Victor Hugo, dont la main, tendue vers la mer, « descend du sommet de tout le groupe comme d’une montagne où elle a prié avant de parler » (AR, p. 882). Ainsi en va-t-il encore du Francesco Sforza, statue équestre perdue de Léonard de Vinci, que Rilke imagine « mu[e] par un geste qui, tel un ambassadeur plein d’orgueil, une fois la mission pour son pays accomplie, revient vers lui30 ». Le geste, devenu cette fois personnage, se dote d’une histoire.

44Le travail stylistique de Rilke ne s’arrête pas là, mais dote le geste de sa propre matérialité. Le geste, à la manière d’un objet, prend une densité concrète. Rilke va vers une substantialisation du mouvement, au sens où il confère à celui-ci une existence propre, indépendante du corps qui le transporte. Rilke évoque ainsi des pierres qui avaient été « investies d’un mouvement, d’un geste qui avait conservé tant de fraîcheur qu’on eût dit qu’il était juste déposé là pour être un jour confié à un enfant qui passe » (AR, p. 853). Ce travail stylistique de substantialisation privilégie les comparants aquatiques. Rilke écrit par exemple, à propos de l’Éternelle idole, que « cette pierre limpide vit comme une source, toujours habitée du même mouvement et retombée d’énergie enchantée » (AR, p. 868). Cette comparaison avec la source renvoie peut-être à l’ambiguïté du geste sculpté, représentant l’éphémère du mouvement par une forme qui ne passe jamais mais demeure. Rilke s’appuie sur le paradoxe héraclitéen du cours d’eau dont le changement perpétuel dessine la forme d’une permanence. Ce faisant, il effleure la poésie baroque qui s’émerveille devant l’eau formant « une escriture qui demeure toujours et ne fait que couler31 ». Plus généralement, l’eau chez Rilke évoque surtout la pure mouvance du mouvement : elle est ce qui jaillit, c’est-à-dire ce qui se manifeste par l’élan, l’impétuosité, la soudaineté. Ainsi, observe Rilke, « dans [les dieux] qui étaient debout, il y avait un geste qui, comme un jet d’eau, jaillissait de la pierre, puis y retombait en l’emplissant de nombreuses vagues » (AR, p. 863). Ce jaillissement se retrouve dans le geste de l’Homme au nez cassé, qui « jaillissait là comme une grande source qui ruisselait doucement le long de ce corps » (AR, p. 864), ou encore dans ceux des Bourgeois de Calais : « On était surpris de voir comment les gestes émergeaient, purs et grands, du ressac des contours, jaillissaient, se figeaient et retombaient dans la masse » (AR, p. 886). Bergson lui-même, dans l’Évolution créatrice, faisait usage du terme de « jaillissement » pour indiquer l’impétuosité difficilement concevable du mouvement32.

45L’image du jaillissement est primordiale, car elle articule la substantialisation du mouvement au fait qu’il constitue un événement, celui d’une transformation de la matière en élan. « Le Char de marbre » formule cette transformation. Dans ce sonnet, il ne s’agit pas d’ajouter un mouvement à une masse de marbre immobile qui resterait alors inchangée, qu’elle soit inerte ou qu’elle avance. Rilke va plus loin quand il écrit : « Répartie entre chevaux, – il en est sept qui tirent, – / une chose immobile se change en pas33 ». D’un côté, la matière est envisagée comme « l’immobile absolu » (Niebewegtes, terme créé par Rilke) ; de l’autre, le mouvement est imaginé sous la forme du « pas » (Schritte). Ces termes mettent certes en tension antithétique le mouvant et l’immobile, mais sans passer par des antonymes se contredisant diamétralement. Entre le pas et l’immobilité, il y a en effet décalage lexical. Si le char, qui devrait rouler, devient « pas », alors c’est la nature tout entière du marbre qui est transformée lorsqu’il s’ébranle. Parallèlement, Dans L’Art, Rodin énoncera que le mouvement est métamorphose :

Vous avez certainement lu dans Ovide comment Daphné est transformée en laurier et Progné en hirondelle. [...] C’est en somme une métamorphose de ce genre qu’exécute le peintre ou le sculpteur en faisant mouvoir ses personnes. [...] Le mouvement de la statue n’est que la métamorphose d’une première attitude [...] en une autre34.

46C’est bien dire qu’il n’y a pas d’être, artificiellement immobile, dans lequel on ajouterait du mouvement, mais au contraire, que le mouvement constitue la réalité de l’être ou de la chose. Une semblable transformation du geste sculpté en mouvement pur se rencontre chez Sartre qui, évoquant la sculpture de David Hare, souligne que « le mouvement n’est pas une translation qui laisse le mobile inaltéré, c’est une petite fièvre qui le ronge du dedans35 ». Et devant les statues de Giacometti, Sartre s’écrie : « ces natures fines et déliées montent au ciel, nous surprenons tout un envol d’Ascensions, d’Assomptions ; elles dansent, ce sont des danses, elles sont faites de la même matière raréfiée que ces corps glorieux qu’on nous promet36 ».

Le geste total

47Le corps de la statue, tel qu’il apparaît dans l’essai de Rilke, semble se tenir à la croisée d’un mouvement-substance et d’un mouvement-métamorphose. Le mouvement que Rilke invente à l’école de Rodin ne saurait se diviser pour être contenu dans une seule partie du corps. Ainsi par exemple, le mouvement de la marche du Baptiste n’habite pas seulement les jambes qui l’esquissent, mais peut aussi se lire dans ses bras et ses mains. Voici que

naît ce Saint Jean aux bras éloquents et émus, avec l’ample démarche de qui sent qu’un autre vient derrière lui. [...]Il va. Ses bras disent cette marche et ses doigts s’écartent et semblent en l’air faire le signe de cette marche. (AR, p. 865)

48La lecture de Dante est déterminante dans la révélation de cette nouvelle conception du corps métamorphosé sous l’effet du mouvement y circulant de manière fluide :

Quand [Rodin] lut que des larmes coulaient des pieds de Nicolas III, il savait déjà que des pieds pouvaient pleurer, que certains pleurs pouvaient sourdre de l’être tout entier et jaillir par tous ses pores. (AR, p. 859)

49Le mouvement se fait geste total qui investit le corps et le transforme à son tour en totalité.Chez Rilke, le geste total de l’être n’est pas un simple accident, une gesticulation accessoire, mais contient et énonce l’existence de celui qui l’accomplit. Le geste substantialisé est un geste substantiel.Rilke décrit chacun des six Bourgeois de Calais en fonction de son geste : geste de porter la clé, de tenir à deux mains sa tête baissée, « geste vague » de « traverser la vie ». Ce sont là les gestes portant l’être à la mort, se confondant avec celle-ci, révélant alors l’être. Toute l’œuvre de Rilke affirme que chacun porte en soi-même une mort individuelle, qui s’accomplit selon ce qu’il est. Il n’y a pire destin que de mourir d’une mort qui n’est pas sienne37. Le dernier geste se fait alors totalité, recelant une existence complète : « C’est ainsi que Rodin à chacun de ces hommes a donné une vie, dans le geste ultime de cette vie » (AR, p. 885).

50Le geste scruté par Rilke est à la fois geste de l’individu, irréductiblement singulier, et geste de l’humanité tout entière. La connaissance de l’humanité doit passer par une investigation ontologique de celui-ci. Rilke révèle que le geste humain n’est pas un invariant, demeurant inchangé. Au contraire, les gestes se modifient sans cesse à travers les époques. Puisqu’il y a des gestes neufs, toute la connaissance du geste est à renouveler constamment, et il y a une nouvelle histoire de l’homme à bâtir, l’histoire de ses gestes. Investigation ontologique et enquête historique ne se contredisent en rien mais se superposent. Cette révélation jaillit là encore pour Rodin (et pour Rilke à sa suite) de la lecture de Dante. Les gestes médiévaux et ceux de 1902 diffèrent radicalement :

Mais les mouvements qu’il trouvait dans les mots du poète appartenaient à un autre temps ; ils éveillaient chez le créateur qui les ressuscitait la connaissance de mille autres gestes, gestes de saisir, de perdre, de souffrir et de lâcher, qui étaient nés entre temps. […] Ces gestes neufs étaient pour lui particulièrement intéressants. Ils étaient pleins d’impatience. Le geste de saisir était devenu autre, et c’est autrement qu’on faisait signe, qu’on lâchait et qu’on tenait. […] Rodin créa ces gestes. (AR, p. 869-872)

51Les statues de Rodin et les pages de Rilke esquissent alors autant de notes pour une histoire du geste à travers les âges. Cette double entreprise rejoint la collecte des gestes à travers les siècles et leur montage par Warburg dans Mnémosyne, et ce de manière d’autant plus troublante que Rilke semble esquisser par avance une théorie de la « survivance38 » :

[Rodin] trouva les gestes des dieux primitifs, la beauté et la souplesse des bêtes, l’ivresse des danses archaïques et les mouvements de cultes oubliés, tout cela étrangement lié aux gestes neufs qui avaient vu le jour pendant le long temps où l’art s’était détourné de toutes ces révélations et y avait été aveugle. (AR, p. 271)

52Comme chez Warburg, le geste récent est travaillé d’un anachronisme, il est hanté par le geste archaïque.

53En dépit de ces survivances, chaque époque possède ses gestes propres à partir desquels on peut établir un diagnostic de la modernité. Les qualificatifs attribués aux nouveaux gestes, devenus « plus hésitants », dessinent l’état spirituel de l’homme moderne :

Dans tout ceci, il y avait beaucoup plus d’expérience et, en même temps, plus d’ignorance ; plus de découragement, et un assaut constant contre les résistances ; beaucoup plus de deuil quant à ce qu’on perdait, beaucoup plus d’estimation, de jugement, d’examen, et moins d’arbitraire. (AR, p. 871-872)

54Ce geste portant l’empreinte du deuil et du découragement divulgue selon Rilke que l’homme moderne ne croit plus en sa propre rédemption. Le poète, fidèle à son procédé consistant à renvoyer le geste à un autre geste, élabore le diagnostic du geste moderne à l’aide d’une longue comparaison, comparant la quête du sens à la recherche d’un objet perdu. Une fois de plus, l’image concrète de Rilke est audacieuse dans sa simplicité. L’impatience et la brutalité du geste moderne sont autant de signes de la désespérance existentielle de celui qui ne peut plus trouver de sens au monde :

[Les nouveaux gestes] étaient pleins d’impatience. De même que quelqu’un qui cherche longuement un objet est de plus en plus désemparé, distrait et pressé, et instaure autour de lui une destruction, une accumulation de choses qu’il arrache à leur ordre comme s’il voulait les contraindre à l’aider dans sa recherche, de même les gestes de l’humanité, incapable de trouver son sens deviennent de plus en plus impatients, nerveux, rapides et hâtifs. Et toutes les questions de l’existence où elle a fouillé gisent tout autour d’elle. (AR, p. 871)

55Ces gestes, emprunts du sceau des particularismes historiques, énonçant le devenir spirituel de ceux qui les esquissent, sont comme porteurs d’une totalité de l’individu.

56Le geste que Rodin révèle à Rilke n’est toutefois vraiment geste total que s’il peut aussi subsumer les singularités individuelles pour montrer tout l’homme à la fois : l’homme qui se précipite dans la vie et dans l’action, l’homme qui aime, qui pense, qui parle et qui crée, le prophète qui accomplit une mission divine, l’homme qui souffre et qui va mourir... Toutes ces potentialités sont rendues simultanément manifestes par les marcheurs39. Richard Wilbur écrira que Giacometti

57« a bâti l’homme 

58Que nous sommes, en le faisant marcher […] 

59Mais privé de sa singularité [...]

60Tout geste lui est ôté, sauf

61L’habitude d’aller et venir. Chaque pas

62Déplace un million de pieds »40.

63Face à L’Homme qui marche de Rodin, Rilke découvre déjà que le marcheur, c’est l’humanité tout entière. La quête rilkéenne de l’être révélé par le geste total aboutit provisoirement à la marche.

64Claire Gheerardyn