Colloques en ligne

Sylvain Ledda

Musset en fantaisie : itinéraire de Mardoche à Mimi Pinson

C’est un triste métier que de suivre la foule,
Et de vouloir crier plus fort que les meneurs,
Pendant qu’on se raccroche au manteau des traîneurs.
« Dédicace » de La Coupe et les Lèvres, 1832.

1L’ensemble de la carrière artistique de Musset se place sous le signe de la fantaisie, autrement dit du refus de « suivre la foule » et de tenir le « manteau des traîneurs » comme on tient les cordons d’une procession funèbre. Non que le poète ait toujours revendiqué l’étendard esthétique de la fantaisie – il se défie trop des bannières ou des poétiques – mais la critique a très tôt employé ce terme pour décrire sa manière poétique. En décembre 1829, quand paraissent les Contes d’Espagne et d’Italie, le mot « fantaisie » est couramment utilisé par la critique pour désigner des œuvres où dominent l’imagination et la liberté de ton. C’est en ce sens que Musset l’utilise dans la préface du recueil comme dans le dialogue des Marrons du feu.

Rafael, cassant son verre.
Aussi vrai que voilà
Un verre de cassé. – Mon amour s’en alla
Bientôt. – Que voulez-vous ? moi, j’ai donné ma vie
À ce dieu fainéant qu’on nomme fantaisie.
C’est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil,
Comme un polichinel me traîne au bout d’un fil ;
Lui qui tient les cordons de ma bourse, et la guide
De mon cheval ; jaloux, badaud, constant, perfide,
En chasse au point du jour dimanche, et vendredi
Cloué sur l’oreiller jusque et passé midi.
Ainsi je vais en tout – plus vain que la fumée
De ma pipe, – accrochant tous les pavés1. […]

2À l’orée de son itinéraire poétique, Musset se peint lui-même à travers le personnage bouffon et désenchanté de l’aristocrate Rafaël. Divine et paresseuse, la fantaisie serait l’inspiratrice qui, tout en poussant au vice (plaisir ?) suprême du farniente, découvrirait le monde inépuisable de la fantaisie. On pourrait ici lire une poétique en gestation, inspirée d’Hoffmann et de Jean-Paul, si Musset ne s’était pas ingénié à déjouer les attentes de son lecteur en oscillant entre attachement naturel à la fantaisie et mise à distance de celle-ci. Musset pourtant se distingue dans le paysage littéraire des années 1830-1850, en variant les modes de présence et les identités de sa fantaisie.

Harmonies et discordances

3À partir de la parution des Contes d’Espagne et d’Italie, le mot « fantaisie » est presque systématiquement associé au poète de Mardoche et de Namouna, qui cultive sciemment un ton désinvolte. Or la désignation esthétique « fantaisie » est loin de rendre compte de manière tout uniment louangeuse d’une œuvre ou d’un style. Tantôt parée d’éloges, tantôt de reproches, « fantaisie » est un terme nomade qui voyage du compliment au mépris. Si pour Charles Nodier, la fantaisie a droit de cité dans les pages de la critique « sérieuse », qu’elle soit favorable ou exécutoire, à la fin de la Restauration, son sens est parfois galvaudé, qui associe l’œuvre à la littérature mineure, sans profondeur ni importance.

4Désiré Nisard emploie le terme de manière duelle : tout en soulignant le danger des roueries poétiques de Musset, il en souligne le charme. Pour rendre compte de l’univers poétique de ce premier opus, Nisard associe la fantaisie à la liberté de ton et la jeunesse d’esprit ; « fantaisie » serait alors synonyme de nouveauté, un renouveau qui ne peut être que le travail d’une jeune plume.

J’aime les Contes d’Espagne et d’Italie, parce que j’y trouve nécessité et liberté. Figurez-vous que l’auteur est un tout jeune homme. Or, n’est-il pas déjà beau qu’un tout jeune homme n’attende pas pour rimer que le général Foy meure ou que Missolonghi succombe ? N’est-il pas beau qu’il ne se soit pas mis à l’affût des morts et des naissances importantes pour avoir des sujets ? Point de lieux communs, point de lambeaux poétiques, point de centons de collège, mais des vers francs, pris de volée, une verve folle, un libertinage d’esprit qui met la critique en belle humeur. Le fonds n’est rien ; deux ou trois anecdotes de fantaisie […]2.

5Mais la jeunesse a ses travers, et la fantaisie qu’honore Nisard en la commentant montre aussi son revers : duperies, exagérations, facilités, licences verbales et poétiques. Peut-on être pris au sérieux quand dominent « de si étranges folies » qui « gâtent » de si jolis vers ? L’ambiguïté de la fantaisie, en l’occurrence, révèle un état d’esprit aussi bien qu’une tenue de plume. Le charme de l’innovation est comme abîmé par le mal : « Pourquoi se faire corrompu de si bonne heure et se jouer avec les vices, quand on quitte à peine le collège ? », se demande Nisard. Convenance et style se rencontrent autour d’un terme décidément diffluent. Témoin des variations que subit le terme « fantaisie » appliqué à Musset, en 1833, Nisard utilise différemment le terme pour désigner l’un des aspects de la « littérature facile » :

[…] produits moléculaires, résultats tout physiques d’une surexcitation cérébrale que les uns se donnent avec du vin, les autres avec la fumée de tabac, quelques-uns avec le bruit de leur plume courant sur le papier ; éclairs, zigzags, comètes sans queue, fusées qui ratent, auxquelles des complaisants, dont j’ai été autrefois, ont donné le nom conciliant de fantaisies3.

6La voix aigre-douce de Nisard n’est pas isolée au milieu du concert discordant des critiques qui jugent la poésie du jeune Musset. La plupart des commentateurs du recueil, qu’ils fassent l’éloge ou le blâme de Musset, associent sa manière à la fantaisie, fondant en quelque sorte une généalogie de la critique qui a traversé le xixe siècle jusqu’à nous. « Le portrait du poète en fantaisiste4 » naît avec sa première œuvre, image qui ressemble si bien à Musset que la critique ne s’en départira jamais tout à fait.

Dandysme et fantaisie

7La critique littéraire a entretenu une vision de Musset en poète dandy que l’emploi du terme « fantaisie » n’a cessé de confirmer. La représentation de la poésie de Musset est ainsi corroborée par les différentes figurations picturales du poète entre 1829 et 1832. Chaque image, se référant plus ou moins explicitement à l’univers poétique de Musset, renvoie à un ethos dandy – non un dandysme froid et détaché, mais un fashionable fantaisiste qui tourne en dérision ses propres tours, détourne les clichés qui se cristallisent autour de lui en traits caricaturaux ou parodiques. La fantaisie des personnages se confond alors avec celle, toute personnelle, de l’auteur. Telle confusion des genres entre vie et œuvre est particulièrement lisible dans le dessin de Musset par Devéria, mais aussi dans le Musset en Jeune-France par David d’Angers, Musset ébouriffé par lui-même, Musset corseté, Musset en servante flamande, Musset coiffé d’une tête de mort décrit par Horace de Viel-Castel dans ses souvenirs. Le style se confond avec l’homme. Ou plutôt le dandysme de Musset est le signe le plus ostensible de sa fantaisie. Lors de ses premiers pas dans les cénacles, Musset est moins perçu comme un poète en devenir que comme un dandy fantaisiste, sa poésie apparaissant comme une activité parmi d’autres, telles que la valse, les cigarettes, les séductions faciles, la causerie de bon ton. Cette image mondaine, que Musset cultive notamment à l’Arsenal, confère à la fantaisie littéraire des reflets de superficialité, dont Musset est conscient et dont il joue. Grâce à la caricature, il offre de lui-même l’image désinvolte d’un gandin alerte, qui aime à croquer ses contemporains et n’hésite pas à tracer son propre portrait-charge en dandy extrêmement soucieux de sa vêture.

8Plusieurs dessins de sa main le montrent avec les accessoires du dandy 1830 : veste cintrée sur un pantalon au tombé impeccable, col haut, éloquente cravate, fleur à la boutonnière, chapeau haut-de-forme savamment incliné sur une abondante chevelure bouclée, petits souliers et badine à la main. Tout de fantaisie, ce Musset-là semble se moquer du monde et de lui-même. À sa gauche, un clocher d’église surmonté d’une lune rieuse, « comme un point sur un i », rappelle toutefois que le poète a fait son succès avec un scandale. Cette posture pour le moins fantaisiste semble l’illustration du portrait allègre et désinvolte de Mardoche :

I
J’ai connu, l’an dernier, un jeune homme nommé
Mardoche, qui vivait nuit et jour enfermé.
Ô prodige ! il n’avait jamais lu de sa vie
Le Journal de Paris, ni n’en avait envie.
Il n’avait vu ni Kean, ni Bonaparte, ni
Monsieur de Metternich ; ­– quand il avait fini
De souper, se couchait, précisément à l’heure
Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure)
Monsieur Hugo va voir mourir Phébus le blond.
Vous dire ses parents, cela serait trop long.
II
Bornez-vous à savoir qu’il avait la pucelle
D’Orléans pour aïeule en ligne maternelle.
D’ailleurs son compagnon, compère et confident,
Était un chien anglais, bon pour l’œil et la dent.
Cet homme, ainsi reclus, vivait en joie. –­ À peine
Le spleen le prenait-il quatre fois par semaine.
Pour ses moments perdus, il les donnait parfois
À l’art mystérieux de charmer par la voix :
Les Muses visitaient sa demeure cachée,
Et quoiqu’il fît rimer idée avec fâchée […]5.

9Autoportrait éloquent. Or Musset raille sa propre fantaisie en l’affichant et en « entassant espièglement toutes sortes de lieux communs du romantisme6 » : il se dessine dans ces vers en aristocrate de haut lignage – son père descend effectivement d’un des compagnons de Jeanne d’Arc – signe d’une conscience aiguë des codes de caste qui font de lui le dandy par excellence et l’analyste impitoyable de son rang. Musset n’hésite pas à se peindre en recourant à des expédients et des ellipses, des raccourcis fanfarons qui soulignent sa désinvolture tout en rappelant que politiquement, « son sentiment était très aristocratique7 ». Une fantaisie d’élite en somme. Mais cette posture de vicomte, Musset s’amuse à la brocarder, à la railler. Sur l’un de ses croquis, il dégrade l’image du dandy qu’il souhaite donner : il se représente vomissant par-dessus le bastingage du vaisseau qui l’emmène en Italie en compagnie de George Sand. Élégance et distanciation : ces deux éléments essentiels de la fantaisie de Musset président au coup de crayon du caricaturiste et au trait de plume de l’écrivain. En 1832, Namouna confirme la veine de la fantaisie-dandy, en recourant à un orientalisme en similor qui cache, en réalité, un nouveau portrait fantaisiste du poète en quête d’une vérité artistique :

Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n’a pas d'argent, c’est amusant d’écrire.
Si c’est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et si c’est un métier,
Peut-être qu’après tout ce n’en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier8.

Pastiches et parodies

10Si Musset est conscient d’une posture auctoriale qu’il cultive et qui culmine peut-être avec la desinvoltura de Namouna, sa fantaisie a été considérée très tôt comme un produit dérivé. Musset, créateur à la spiritualité vive, peut se vanter d’être le fils de plusieurs Muses. Il se voit ainsi doté d’un père de génie en la personne de Shakespeare, à qui il semble emprunter la fantaisie des comédies romanesques, Le Songe d’une nuit d’été, Beaucoup de bruit pour rien. Dans son article de 1833, « Poètes et romanciers modernes de la France : M. Alfred de Musset », Sainte-Beuve élargit le spectre sémantique du terme « fantaisie » appliqué à la poétique de Musset. Selon le critique, la fantaisie de Musset se manifeste d’abord par un incroyable don de pastiche : Musset pille, emprunte et redessine à sa guise tout un répertoire poétique. Anciens et Modernes n’échappent pas aux larcins poétiques nombreux, que Sainte-Beuve interprète comme la marque d’une ironie consubstantielle à l’œuvre. Dans la « Dédicace » de La Coupe et les Lèvres, Musset s’en défend, sans pour autant renoncer au plaisir du larcin littéraire puisque son drame imite Schiller :

On m’a dit l’an passé que j’imitais Byron :
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
Je hais comme la mort l’état de plagiaire ;
Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre.
C’est bien peu, je le sais, que d’être homme de bien,
Mais toujours est-il vrai que je n’exhume rien9.

11Cette manière place Musset du côté des brillants ironistes, tels que Voltaire ou Heine qui imitent souvent à des fins polémiques les auteurs qu’ils ciblent. La fantaisie de Musset, selon Sainte-Beuve, c’est ainsi l’extrême mobilité d’un style qui, tout en pastichant, cultive l’art de délinéer et de digresser ; c’est pourquoi les deux formes de fantaisie que sont le pastiche et la parodie aboutissent toujours chez Musset à une empreinte toute personnelle. La fantaisie procède d’effets rupteurs. Dans Les Marrons du feu, par exemple, Musset parodie l’Andromaque de Racine. Mais le drame-bouffe ne se limite pas à une imitation : c’est un laboratoire de radicalité poétique qui cultive l’art des ellipses, des brusques changements de ton, de l’irruption d’une poétique de la surprise.

12Ce que comprend Sainte-Beuve, c’est que la fantaisie de Musset est une école de l’inattendu : les tournures à l’emporte-pièce, qui empêchent d’avoir l’impression de complétude que procure « la littérature bien faite », sont légions. À partir d’un modèle qu’il imite, Musset revient à son centre de gravité qui procède du ludisme et de l’étonnement. En somme, Sainte-Beuve peint la désinvolture d’un créateur rétif à la ligne droite, rebelle à tout programme fixé par avance et qui emploie la parodie pour mieux insuffler à son œuvre un permanent étonnement. « Il brise, note Sainte-Beuve, il bouleverse à plaisir ; il se plaît à aller, puis soudain à rebrousser ; il accouple exprès les contraires10. » Si cette remarque s’applique très bien aux poésies des années 1829‑1832, elle permet d’envisager les grandes pièces de 1833‑1834 comme des œuvres éminemment ductiles, ouvertes à l’inventivité surprenante du dialogue, à la recherche de formules surprenantes, à la création de personnages, parfois empruntés à des types, aux humeurs très variables. Sainte-Beuve vise donc juste : la seule lecture de Fantasio montre que le rythme dramatique repose sur l’humeur capricante, voire dansante des personnages11 :

Fantasio
Jean-Paul n’a-t-il pas dit qu’un homme absorbé par une grande pensée est comme un plongeur sous sa cloche, au milieu du vaste Océan ? Je n’ai point de cloche, Spark, point de cloche, et je danse comme Jésus-Christ sur le vaste Océan.12

13À l’image de la fumée, de la cloche de verre et du commentaire très jean-paulien qu’elle inspire à Fantasio, la dramaturgie des comédies révèle un sens de la digression, de la rupture des frontières entre les sphères représentées : la rue où s’évertue Fantasio est à portée de main du palais digne de ses chères « Mille et Une nuits ». Si Henri divague, avance à sauts et à gambades, c’est que la propre fantaisie de Musset est avant tout digressive et zigzagante.

Caprices bohèmes

14En 1850, l’auteur de Volupté complète le portrait de Musset en poète de la fantaisie en évoquant le motif du travestissement, celui du poète masqué souvent frondeur qui se prolongerait dans une œuvre dont la cohérence serait brisée par les écarts d’une imagination ondoyante, témoin le récit zigzagant de Namouna et de Mardoche, œuvres « dans lesquelles sous prétexte d’avoir à conter une histoire qu’il oublie sans cesse, le poète exhale tous ses rêves, ses fantaisies, et se livre à tous ses essors13. » La fantaisie érige en système le refus de la ligne droite : vaciller, chanceler, tituber, aller de travers en vers comme en prose expriment à la fois l’attachement de Musset à la fantaisie et la projection d’une représentation très personnelle du monde. À la mort du poète, en 1857, Sainte-Beuve associe cette fois la fantaisie au charme débraillé des dizains de Mardoche, poème « plein de facilité, de fantaisie, parfois d’un bon sens inattendu jusque dans l’insolence […]14. » L’imagination n’exclut pas la lucidité, la forfanterie n’empêche pas l’acuité. Dans le parcours critique suivi par Sainte-Beuve, la fantaisie de Musset est passée de la facilité poétique à la qualité intellectuelle qui fait de lui l’un des plus brillants représentants de « l’esprit français ».

15Incapable d’aller droit ou de se plier à une quelconque doxa, Musset aurait adapté son comportement social à sa fantaisie littéraire – non sans susciter de vives critiques de la part de ceux qui voient dans ce « chancelant perpétuel » une faiblesse de style, une faille. Le venimeux Jacquot, alias Eugène de Mirecourt, après avoir diffamé Dumas attaque ainsi Musset par la fantaisie et le caprice :

On remarque dans les quelques nouvelles en prose et dans les rares poésies qu’il sème de temps à autre çà et là, par caprice ou par distraction, une lassitude prématurée qui ne tient ni à son talent ni à son âge. Il s’endort dans une gloire dont la floraison a été trop hâtive : le fruit tombera bientôt […].
Alfred de Musset passe une bonne moitié de sa vie au café de la Régence, occupé le plus sérieusement du monde à pousser des pions, à conduire des fous, à protéger des tours et à défendre une malheureuse reine contre les entreprises d’un cavalier.15

16La fantaisie ludique et zigzagante dont Musset dotait ses personnages s’est muée dans l’immobile abstraction du jeu d’échecs. La leçon de morale de Mirecourt dévoie la réalité de la production littéraire de Musset autant qu’elle obère les irisations de sa fantaisie. Que Musset ait gâché sa fantaisie en l’employant dans le jeu, activité « indigne » d’un grand poète mais parfaite pour un dandy, aristocrate et fantaisiste, n’est que partiellement exact. La vie a mis en application l’œuvre, le « dieu fainéant » qu’évoquait Rafaël Garucci dans Les Marrons du feu. Or la période que dépeint Mirecourt avec condescendance est celle où Musset s’intéresse à la bohème (1845‑1850), années durant lesquelles sa fantaisie devient même un modèle pour Murger et ses Scènes de la vie de bohème. Tout un pan de l’œuvre de Musset échappe à la lecture réductrice de Mirecourt, parce qu’elle ne prône ni une rhétorique de l’emphase ni une hygiène de la douleur, mais la distance et l’humour. Ainsi Murger rend directement hommage à cet aspect de la fantaisie de Musset en intitulant un de ses chapitres « Les Fantaisies de Musette16 ».

17Entre 1830 et 1850, Musset s’est montré très attentif à l’évolution de la fantaisie. De la Phantasie hoffmannienne à l’école bohème, qui fait se relier réalisme et romantisme, Musset essaie différentes formes d’expression fantaisiste. Quel lien unit, a priori, Mardoche (1830) et Mimi Pinson (1845), Les Caprices de Marianne (1833) et L’Habit vert (1849) ? C’est peut-être l’idée conjointe de jeunesse et de fantaisie qui rassemble des pièces apparemment disparates, conférant à l’ensemble de l’œuvre de Musset une cohérence souterraine. Mais c’est aussi la présence d’une dimension morale, teintée de pathétisme : « qui dit ce qu’il sait, qui donne ce qu’il a, qui fait ce qu’il peut, n’est pas obligé à davantage », tel est le proverbe qui referme le conte de Mimi Pinson17. Dans les années 1850, les écoles fantaisiste et réaliste tentent de théoriser les nouvelles tendances de la littérature. Champfleury définit le réalisme en littérature qui n’exclut pas sa part de fantaisie : dans ce moment de réflexion de l’objet littéraire, la fantaisie de Musset devient une référence pour l’école bohème. Les minores de Musset – Frédéric et Bernerette, Mimi Pinson, L’Habit vert – sont depuis la parution des Scènes de la vie de bohème de Murger les modèles d’une littérature qui, sans jamais se prendre vraiment au sérieux, reflète un imaginaire d’époque, fortement marqué par la vie sociale et culturelle de la capitale. Le réalisme n’exclut ni la fantaisie, ni le pathétique. Mimi Pinson (1845) est un poème-bohème en prose d’où jaillit bien souvent une ironie romantique digne des récits de Gautier ou du jeune Murger. Quand en 1844 paraît Profil de grisette, préoriginale de la fameuse « chanson de Mimi Pinson », intégrée dans le conte qui paraît l’année suivante, une brève notice fait la promotion de l’œuvre en cours, tout en la rattachant aux parutions du Diable à Paris – contes fantaisistes qui plongent leurs racines dans le Paris des années 1840 :

Cette franche et vive fantaisie est détachée d’un de ces romans d’Alfred de Musset qui pourraient être comparés aux plus gracieux tableaux de Tony Johannot, où la vérité est si heureusement alliée à la poésie. Ce joli roman paraît à cette heure dans Le Diable à Paris qui compte déjà tant de pages charmantes18.

18En participant au projet de Hetzel, Musset – aux côtés de Nerval, Balzac ou Sand – oriente sa fantaisie vers un réalisme qu’il situe entre le carrefour de Buci et la rue Saint-Jacques.

Fraternités fantaisistes

19Après Nisard et de Sainte-Beuve, Théophile Gautier considère que l’œuvre de Musset est marquée du sceau de la fantaisie. C’est cette catégorie qui, pour Gautier, fonde l’originalité du théâtre de Musset. Dès qu’il commence sa carrière de critique à La Presse, il cite régulièrement Un Spectacle dans un fauteuil (vers et prose) comme contre-exemple du mauvais théâtre. Son idéal de pièces poétiques trouve en effet son aliment naturel dans les petites comédies de Musset que Gautier assimile à des « fantaisies » ou « caprices », autrement dit des pièces d’orfèvrerie. Dans un compte rendu du 28 mai 1838, Gautier cite la « tulipe bleue » de Fantasio, allégorie florale la plus emblématique de la fantaisie de Musset, comme symbole de la fantaisie du dialogue et comme signe d’une autre théâtralité possible19. Dans son compte rendu de Laurent de Médicis, drame de Bertrand (27 août 1839) Gautier digresse, se désole et déplore qu’on ne joue pas Musset ; las des pièces médiocres et sans poésie, il revient à la fantaisie de Musset pour mieux mettre en relief le plaisir que pourrait susciter le théâtre de Musset pour le public – s’il était joué !

Le Vénitien Gozzi n’a pas le caprice plus vif et plus étincelant, et ce n’est que dans les comédies romanesques de Shakespeare que vous trouverez ce mélange de sensibilité, d’humour et de poésie ; il est fâcheux que le Spectacle dans un fauteuil ne puisse devenir le Spectacle dans une loge ; nous ne nous plaindrions pas tant de notre métier20.

20La référence à « l’Hoffmann italien21 » rattache Musset à l’effervescence fantaisiste des années 1829‑1832, période durant laquelle le « fantastiqueur » est traduit et imité. Mais la comparaison rappelle aussi l’importance du masque et de l’improvisation qui fonde le théâtre de Musset. C’est ce que confirme la comparaison à Shakespeare, qui lie Musset à une tradition bouffonne ou burlesque ; dans cette théorie qui s’élabore en creux, la fantaisie a valeur de « synesthésie littéraire » : Musset combine les genres dans son art, poésie et théâtre mêlés, rêve syncrétique qui obsède Gautier lui-même et qu’il tentera de réaliser dans son Théâtre de poche22. C’est à nouveau une réflexion sur la comédie qui motive la critique de Gautier lors de la création des Caprices de Marianne en 1851. Bien qu’il préfère (à juste titre) la version originale de 1833 et non celle que Musset a remaniée pour être joué, Gautier salue la ductilité de la pièce, sa liberté de composition qui se manifeste notamment dans la variété des espaces de jeu23 :

Cette pièce qui n’a pas été faite pour le théâtre est conçue dans une liberté toute shakespearienne de la comédie romanesque ; elle court où sa fantaisie l’emporte de la treille du cabaret à la petite chambre endormie et tranquille, de la place publique au jardin, du jardin au cimetière24.

21En 1864, Gautier recourt toujours à la fantaisie pour peindre l’originalité d’un dramaturge débarrassé des conventions scéniques, choix qui distingue Musset des faiseurs de son temps :

Jamais il [Musset] n’avait pensé que ces délicieuses fantaisies pussent supporter le feu de la rampe et que le fauteuil de son spectateur imaginaire devint un fauteuil d’orchestre ou une stalle de balcon. [...] Il rêvait son spectacle idéal, sans nul souci des planches, des quinquets, des décors et des acteurs. Il ne prenait la mesure d’aucun comédien afin de lui couper un rôle à sa taille, et il créait ses héros et ses héroïnes à sa guise25.

22En pensant un théâtre débarrassé des contraintes matérielles, Musset aurait ainsi laissé sa fantaisie libre de créer et d’innover. Gautier insiste au moins autant sur l’esthétique du théâtre de Musset que sur le projet d’ensemble, faisant de la fantaisie une marque d’indépendance et d’originalité.


***

23De Mardoche à Mimi Pinson, la fantaisie serait la marque de fabrique de Musset. Selon les critiques, elle signale le refus de se prendre au sérieux, tout en essayant de nouvelles résonances poétiques. La fantaisie de Musset consisterait alors à considérer la littérature comme un jeu, motif inséparable de l’écriture fantaisiste. Cette donne justifie dès lors l’analogie souvent établie entre la poésie shakespearienne et l’imaginaire mussétien. Selon Gautier en effet, Musset serait parvenu à l’idéal du théâtre-poème, non soumis aux contraintes des décors envahissants ou du comique facile : humour, ironie, tendresse et cruauté se juxtaposent dans un univers qui rappelle la poésie shakespearienne26. La fantaisie dévoile l’image d’une écriture séduisante car décalée. C’est pourquoi l’emploi de « fantaisie » dans le discours critique revêt, en filigrane, une valeur hypocoristique que corroborent les choix de Musset, notamment son goût des « petites formes » qui privilégie chansons, proverbes, comédies, contes en vers, nouvelles, plutôt que grands systèmes, drame ou roman – avec les deux exceptions emblématiques de Lorenzaccio et de la Confession d’un enfant du siècle27.