Colloques en ligne

Alice Lamy

L’Être insoumis du mouvant au Moyen Âge. L’exemple du mouvement des anges à l’Université de Paris (XIIIe-XIVe siècles)

1L’être mouvant semble irréductible à la permanence d’une seule définition. Il ne concède à la représentation qu’une figure fragmentaire du saisissable, visage transitoire de l’entre-deux, avant le début de son action et après son achèvement. Aux prises avec cette notion fuyante, les médiévaux, héritiers des conclusions aristotéliciennes irrésolues, tentent en vain de clarifier la définition du mouvement. Cette étude se propose de montrer comment le fond aporétique du mouvant a traversé les siècles, d’Aristote aux maîtres de la scolastique, a continué de nourrir la teneur énigmatique d’une notion pourtant évidente et omniprésente au cœur de la vie et de la nature.

2Il faudra d’abord examiner le statut originaire instable du mouvement chez Aristote, puis chez Averroès, comme figure du possible, échappant toujours à la réalisation, diffus en éclats parcellaires dans plusieurs modes de l’être. Nous mettrons alors en évidence la réception médiévale à l’Université de Paris, de l’être mouvant inachevé aristotélicien et averroïste, à une époque où la passion des sciences et de la logique fait naître de nouveaux instruments de connaissance pour percevoir la réalité du mouvement et marque l’émergence de débats et de polémiques singuliers, sur la difficulté de son identification. Il s’agira alors de souligner comment cette richesse doctrinale contradictoire sur le mouvement a pu mobiliser ses ressources de façon plus consensuelle et consolider ses acquis dans la discussion théologique sur les procédés du mouvement local angélique. Appliqué aux anges, le mouvement affirme, de façon inattendue, l’importance de ses principaux composants, et envisage l’espoir de ses possibilités d’existence.

Les obstacles à l’identification ontologique du mouvement chez Aristote et Averroès

Aristote et le problème du mouvement : une indétermination qui se dit en plusieurs sens

3Le Stagirite cherche à caractériser le mouvement à partir de l’être et des catégories. Dans les Catégories1(ch. 14), après avoir présenté les dix genres principaux de signification de l’être dans la complexe restitution qu’il nécessite, puisqu’il est à la fois un et multiple, Aristote présente non pas les principes propres du mouvement, mais procède à sa diffusion dans ses différences espèces, en précisant leurs contraires et leurs finalités singulières : la génération et la corruption pour la composition métaphysique et physique de l’être naturel, où la matière première sert de support aux formes introduites en lui, l’augmentation et la diminution pour tous les corps constitués qui reçoivent une quantité plus ou moins importante et voient leur hauteur, grandeur, volume modifiés, l’altération (avec intensification ou rémission) de qualités au sein du corps, le changement local ou de position, qui est contraire au repos mais dont la contrariété s’exprime aussi par les directions vers le haut (mouvement forcé) et vers le bas (mouvement naturel).

4Si le mouvement domine notre expérience du monde sublunaire, et constitue le fondement de notre connaissance sur les principes de la nature, le mouvement, comme l’être, se dit en plusieurs sens, qui se dérobent entre le réalisme empirique de ses multiples manifestations et le principe de son unité et de son essence.

5Itinérant au sein des dix catégories aristotéliciennes, et impossible à fixer dans une seule espèce constante, le mouvement se rend provisoirement captif sous le mimétisme ontologique. Il rejoint le même genre que la perfection à laquelle il tend : si le mouvement s’applique à la substance, à la qualité, ou au lieu, il appartient à la catégorie de la substance, de la qualité ou du lieu. La primauté du mouvement selon le lieu, relativement aux autres mouvements est justifiée (243 a 3 10-15, p. 252, l. vii) par le transport circulaire, le premier de tous les mouvements dans le monde supralunaire. Aristote reconnaît ainsi que le mouvement ne peut se dissocier des choses, auxquelles il insuffle le changement.

D’autre part, il n’est pas de mouvement hors des choses, car ce qui change change toujours selon la substance, la quantité, la qualité, ou le lieu. Or, on ne peut saisir au-dessus de ceux-ci rien de commun, comme nous l’affirmons, qui ne soit ni chose déterminée, ni quantité, ni qualité ni aucun des autres attributs. […] De sorte que du mouvement et du changement, il y a autant d’espèces que de l’étant2.

6Le mouvement met ainsi au défi quiconque souhaiterait le fixer au sein de la substance, la quantité, la qualité et le lieu. De plus, le mouvement révèle le problème conceptuel posé par la puissance aristotélicienne, l’acte et la temporalité.

7Dans la Physique3, à l’ouverture du livre iii, Aristote reconnaît l’urgence d’une définition en propre, qui seule, peut nous ouvrir la compréhension de la nature. Il admet ouvertement la difficulté philosophique de la notion et recourt à ses principes métaphysiques de puissance et d’acte pour tenter une première approche du mouvement. La puissance constitue l’état de virtualité premier de la matière première inengendrée comme substrat. Elle constitue l’aptitude et la disponibilité de la matière vacante, en quête de forme et conditionne le passage vers l’actualisation des êtres. Le mouvement renvoie par excellence au passage de la puissance à l’acte, par où s’effectue la réalisation de ce qui était seulement à l’état de projet ontologique. Aristote affirme : « la réalisation de ce qui est en puissance en tant que tel, c’est le mouvement » (Physique III, 1, 201 a 11). Ainsi, dès que s’est actuellement réalisé ce qui était en puissance, le mouvement cesse et disparaît. Il est parvenu à son terme. Le mouvement ne peut être compris que dans le passage et non dans l’achèvement. (Ibid., 2, 201 b 32). Il constitue donc une forme inachevée.

8Cette définition originaire est ensuite affinée successivement par deux autres versions qui précisent les conditions de ce passage et les applications de la puissance au mobile. La seconde définition du mouvement précise que « le mouvement est l’entéléchie de l’étant en puissance, quand, étant en entéléchie, il agit non en tant que lui-même, mais en tant que mobile » (Ibid., iii, 201 a 1, 25). Il y a mouvement seulement lorsque l’étant en puissance d’être mû devient étant en acte d’être mû. La troisième définition souligne que le mouvement est « l’entéléchie de ce qui est possible, en tant que possible » (Ibid., 201 b 1, 5), pour saisir le mouvement dans son émergence même de possibilité éternelle, qui échappe au temps et à l’avant et à l’après. En effet, pour Aristote, il est impossible que le mouvement ait une origine temporelle, et il revendique une cause première du mouvement (Physique viii, 256 a 29, 5). L’actualisation de ce qui est en puissance suppose donc un principe d’antériorité d’un acte immémorial, sans commencement, sans fin, sur lequel s’appuient tous les principes du mouvant.  

9Le mouvement s’identifie à une forme qui s’actualise sous l’effet d’un moteur (Ibid., iii,202 a 9-11). Si cette forme permet une approche du mouvement, elle provoque cependant immédiatement sa perte. Cette forme actualisée offre cependant une autre perspective importante dans le domaine de la Physique, (exprimée au livre vii puis au livre viii), « Tout mû est nécessairement mû par quelque chose », que cette chose possède en elle-même le principe du mouvement ou non.

Averroès et l’être inachevé du mouvement

10Averroès tente surtout d’apporter une résolution à la difficulté aristotélicienne du classement ontologique du mouvement. Il examine son errance dans les dix catégories et sa situation incertaine entre l’acte et la puissance.

Puisque le mouvement n’est pas sous la puissance simplement, pas plus que sous l’acte simple, et puisque ces deux aspects constituent deux parties de l’être, alors le mouvement ne se trouve pas dans le chapitre de l’être mais dans la privation. […] Et on estime que le mouvement serait une action, mais une action imparfaite4.

11Pour le commentateur, la solution est de placer le mouvement dans la catégorie de son état final si le mouvement diffère seulement en degré de la perfection finale (le mouvement s’apparente au lieu si le lieu atteint est x+1, alors que le mouvement s’est accompli successivement entre le lieu d’origine x et la perfection finale x+1). Pour les autres cas, le mouvement doit appartenir à la catégorie de la passion quand il est considéré dans son principe de forme inachevée, qu’il nomme via et qui régit le processus d’accomplissement jusqu’à l’état final. L’être du mouvement semble dès lors se constituer dans la passion, qui est susceptible de plus ou de moins et admet la contrariété.

12Averroès confirme l’essence du mouvement et la lui donne en partage avec les catégories qui le concernent. Le mouvement diffère du point de vue du degré de l’état final mais pas du point de vue de l’essence. En conséquence, la réception averroïste contribue à réifier le mouvement dans deux perspectives différentes : ou bien il constitue une forma incompleta de même essence que la catégorie de classification (lieu, quantité ou qualité), ou il renvoie à une via ad formam, processus d’accomplissement dont l’essence accidentelle est celle de la passion.

13D’Aristote à Averroès, la quête conceptuelle du mouvement esquisse un être inachevé, dont la forme reste fragile en ses fondements, destination indécise de la puissance vers l’acte, réfugiée ontologique de la catégorie de passion. L’indétermination des conditions d’application de ce possible, au sein du moteur comme dans le mobile est rapportée par Albert de Saxe, au xive siècle.

Sixièmement, j’affirme que le mouvement, bien qu’il soit une tendance à la perfection complète, s’avère pourtant bien être une perfection incomplète, et ainsi, il constitue aussi un acte incomplet5.

14Esquive perpétuelle du temps et de la perfection, le mouvement inquiet oscille dangereusement entre l’être et le non-être.

15Les commentateurs médiévaux au xiiie puis au xive siècle, ouvrent avec ces apories sur de vastes champs d’investigations, tant dans le domaine logique, que physique et théologique.

L’Être du mouvement selon les médiévaux : un nouveau souffle pour une impossible définition

16D’une ère doctrinale à l’autre, de nouveaux obstacles apparaissent pour penser le mouvement au Moyen Âge.

L’obstacle logique à définir le mouvement durant la période médiévale : la querelle des universaux

17Dès le iiie siècle après J.-C., à l’époque tardo-antique, le philosophe Porphyre examine les traités de logique d’Aristote réunis sous le nom d’Organon qui étudient la fonction, la hiérarchie et le rôle sémantique des termes utilisés dans le langage pour désigner et connaître l’être et le réel. Les dix catégories d’Aristote proposent une classification de l’être désigné dans le langage, selon ses différentes caractéristiques accidentelles, mais constituent aussi les genres et les espèces des êtres. Sont-ils des choses réelles ou des conceptions de l’esprit lorsqu’on les utilise dans le langage ? Telle est la question centrale introduite par Porphyre. Quels sont les degrés d’abstraction qu’il faut reconnaître pour désigner puis étudier avec justesse tout ce qui nous entoure ? Ces premières interrogations fondamentales sur la nature commune des choses singulières, réelle ou simplement intelligible (tel homme Socrate et l’humanité, tel cercle et la circularité), sont l’expression de la profonde opposition entre Platon et Aristote et donnent lieu chez les maîtres de la scolastique à de célèbres débats logiques durant toute la période médiévale entre nominalistes et réalistes appelés « querelle des universaux6 ».

18Les nominalistes et les réalistes s’opposent sur le statut que l’on peut accorder aux universaux. Bien que ces derniers n’aient pas d’existence concrète, les réalistes tentent de leur conserver une forme de réalité dans le langage et en dehors de l’esprit, en considérant qu’ils existent concrètement partout et toujours. Au contraire, les nominalistes refusent d’accorder un statut ontologique aux universaux et leur octroient une fonction purement sémantique dans le langage. Si nominalistes et réalistes considèrent que l’universel désigne tout terme qui peut être prédiqué de plusieurs, les réalistes expliquent cette prédicabilité par la participation platonicienne à une même nature commune, tandis que les nominalistes au contraire, ne définissent l’universel que comme un nom commun, un signe de plusieurs choses, un signe mental qui tient lieu d’autres signes mentaux renvoyant aux individus.

19Les incidences de cette querelle sur la conception réaliste du mouvement sont importantes et s’enracinent au xiiie siècle pour se prolonger au xive siècle.

20Le courant réaliste7 (pour les plus connus, Thomas d’Aquin, Gilles de Rome au xiiie siècle, Walter Burley, Jean de Jandun pour le xive siècle) considère les catégories comme des choses, d’après la lecture qu’ils ont faite de Boèce8. Les catégories correspondent à des modes d’êtres ou des modes de prédication, dominés par la substance, la qualité et la quantité qui sont les genres suprêmes du champ catégorial parce qu’ils ont un mode d’être absolu. Ces catégories représentent des aspects réels de ces choses. Ces commentateurs, à partir du xiiie siècle, vont s’emparer des conceptions averroïstes du mouvement pour réifier et isoler encore davantage, sur le mode réaliste, l’être du mouvant.

21Dans leur ensemble, ils rejettent la théorie averroïste de la forma incompleta car elle opère une réduction ontologique du mouvement, qui s’assimile finalement, même à un degré différent, à l’essence de la catégorie d’arrivée. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’envisager une essence en soi du mouvement local, en dehors du mobile lui-même, qui change de lieu. En effet, le mouvement local comme forme incomplète aboutit à la même essence que le lieu final.

22Ils soutiennent au contraire la théorie de la via ad formam, dont l’essence est clairement distincte à leurs yeux, de la forme finale à laquelle aboutit le mouvement.

23A leur suite, Walter Burley, s’il justifie d’abord la valeur des deux définitions averroïstes du mouvement, confirme que le mouvement est une chose distincte de la substance qui se meut et de la forme acquise pendant le mouvement : « le mouvement est une chose positive distincte des autres choses en dehors de l’âme9 ».

24L’expression transmutatio successiva, employée par Burley, à la place de l'expression de ses prédécesseurs, via ad formam, l’acheminement vers l’acquisition de la forme averroïste, manifeste l’influence de l’interprétation du Commentateur du livre v de la Physique, qui affirme que le changement, conjugué avec le temps (transmutatio conjuncta cum tempore), se place dans la catégorie de la passion.

25La querelle des universaux nourrit également la conception nominaliste du mouvement, en essor à l’Université de Paris à partir de 1335. En effet, pour les nominalistes comme Guillaume d’Ockham, Jean Buridan ou Albert de Saxe, les catégories indiquent avant tout une division des sens dans lesquels l’être se dit, considérée comme une distinction de modes de signification exercée par notre intelligence pour comprendre le monde. Ces catégories sont d’abord mentales. À chaque terme ne correspond donc pas nécessairement une chose. La structure du langage est ainsi différente de celle du réel. Aucune autre unité réelle que la chose singulière n’existe. Dès lors, l’ontologie des significations dans la réalité observable se réduit à la substance, la qualité et parfois la quantité (chez Ockham, elle est clairement rejetée tandis qu’elle est admise chez Jean Buridan).

26Le nominalisme ockhamiste qui fait des arts du langage un instrument privilégié pour critiquer et analyser les discours portant sur le réel, réduit le mouvement au statut ontologique du mobile. Le mobile et le lieu sont suffisants pour expliquer le mouvement local. Ockham rejette les expressions inutiles comme « changement », « avoir changé », ou « mouvement » ; il retient au contraire le verbe « changer » et ses dérivés morpho-syntaxiques qui permettent de supposer pour une même chose, « la chose qui change ». Dès lors, « le mouvement n’est rien d’autre qu’une chose acquise partie par partie10 ».

Il faut remarquer deuxièmement, que le mouvement n’est pas une chose qui pourrait se définir comme une chose distincte par soi, mais si elle signifie une chose, ce ne sont rien d’autre que des choses présentes, passées ou futures11.

27Le mouvement ne traduit pas une chose réelle, il suffit d’analyser l’acquisition successive d’un mobile à ses différents états ou ses différents lieux. Le mouvement, n’est non pas une transition d’un état à un autre, mais plutôt une correspondance de différents états d’un corps à différents moments du temps.

28Pour expliquer le principe subjectif du mouvement qui existe dans les choses elles-mêmes, Albert de Saxe, un des successeurs nominalistes d’Ockham, rappelle, dans la question 6 de sa Physique iii, que pour Aristote comme pour Averroès, le mouvement local n’est pas le mobile lui-même, le mouvement est l’acte mobile. Il appartient à l’essence du terme ad quem. Il faut en plus du mobile pour se mouvoir localement, un flux distinct du mobile. Au contraire, précise Albert12, ce flux distinct surajouté (fluxus superadditus) n’est pas nécessaire pour définir le mouvement. Le corps, en se mouvant localement, acquiert progressivement, partie par partie et successivement, une autre position.

29Ainsi, la conception logique des catégories et l’étude approfondie des propriétés référentielles des termes utilisés dans les propositions jouent un rôle important dans la définition du mouvement. Jean Buridan, digne héritier nominaliste d’Ockham, soutient paradoxalement un statut ontologique du mouvement très dissident, où la catégorie de quantité, dont il reconnaît l’ontologie, contrairement à son maître, occupe une place centrale (livre iv de sa Physique). Admettant que le mouvement local présente une grandeur de succession et de flux, Buridan en conclut que la quantité ou « quantité de flux » constitue l’être du mouvement et doit être distinguée du mobile lui-même13.

30Face à l’instabilité de ces définitions entre les grandes forces doctrinales adverses ou au sein de chacune d’elles, l’étude du mouvement local angélique fédère les principaux constituants de l’être du mouvement.

L’alternative angélique : une chance onto-théologique de consolider l’être du movement

31À l’université de Paris, les maîtres de la scolastique qui se destinent à une carrière de théologiens rédigent un commentaire des Sentences de Pierre Lombard, où sont consignés les grands principes de la foi et de la liturgie chrétienne. La supériorité de l’intelligence sur les sens, ici-bas comme au Ciel, l’omni-présence de la volonté démiurgique exercée sur la perfection de l’Univers, conduisent nécessairement à admettre l’existence et l’activité de créatures intellectuelles, spirituelles et angéliques. Avec l’intensification des croisements entre les différentes sciences, une batterie de questions typiques circulent de plus en plus dans ces essais théologiques et portent sur la composition des anges, leurs fonctions vitales, leurs capacités corporelles de localisation et de déplacement. Les problématiques ontologiques et physiques du mouvement sont ainsi mobilisées en particulier pour caractériser les conditions du mouvement local angélique.

32Lors de ces discussions où l’application des principes physiques des mouvements à des substances incorporelles et sans localisation semble périlleuse, d’importants composants essentiels de la nature du mouvement resurgissent de façon privilégiée (les rôles du lieu et du corps, la divisibilité de la structure corporelle et des étendues, l’acquisition de différents lieux par les corps, la nature successive du temps dans l’espace, la nature successive ou continue de l’espace à traverser) dans la pensée d’auteurs médiévaux, dont l’ontologie est pourtant sensiblement différente (Thomas d’Aquin d’un côté, réaliste et Jean Duns Scot et Francis de Marchia, un peu plus proches du nominalisme d’Ockham sans en faire partie).

33Dans sa Somme de Théologie14, Thomas d’Aquin souligne en effet, qu’à première vue, un ange ne peut se mouvoir localement, car il est dénué de parties. Il lui est donc impossible d’effectuer la traversée successive, soumise à un espace et à un temps donnés, entre un point de départ et un point d’arrivée. En comparaison de l’ange, omni-présent au ciel, ordonné de façon constante à la perfection divine, le mouvement, réservé aux êtres charnels ou inaccomplis, semble une activité hasardeuse et peu pertinente pour un tel être. Si l’ange se meut, c’est instantanément, à la façon de l’âme bienheureuse du Christ, qui est descendue aux Enfers, comme l’indique l’acte de foi (exemple cité par tous les commentateurs des Sentences15).

34Penser le mouvement de l’ange, à la substance indivisible et éternelle, sans corps, sans lieu, pourrait ainsi constituer l’exercice philosophique de trop, propre à faire définitivement sombrer le mouvement dans l’inexistence, invisible à son départ et déjà disparu à son arrivée.

35Thomas d'Aquin précise que la localisation, qui conditionne le mouvement, ne s'effectue pas par l’être angélique et spirituel mais par un agir quantitatif, étayé de volonté. La vertu quantitative traduit l’opération volontaire qui permet la présence intelligible angélique dans un lieu et rend possible sa circonscription en lui. Plus précisément, le contact quantitatif de l’ange avec l’espace matériel lui prête une figure dans la localisation où il se manifeste pour un temps. Cette circonscription provisoire s’apparente davantage à une inscription dans un lieu. Les anges esquissent leur station dans le lieu, sans y être contenus. Dès lors, l’application de la virtus angeli constitue une opération extérieure à l’être de l’ange, qui n’a pas de rapport existentiel à l’espace.

36Le principe du mouvement angélique dépend ainsi de cette vertu angélique :

Deuxièmement, il faut dire que le mouvement est compris au sens où certains mouvements renvoient à l’intelligence et à la volonté. Par conséquent, l’Ange est désigné comme une substance toujours mobile, parce qu’elle est toujours une intelligence en acte, et non pas tantôt en puissance, tantôt en acte, comme c’est notre cas16.

Deuxièmement, il faut dire que le mouvement de l’existant en puissance est l’acte de l’imparfait. Or le mouvement qui se réalise selon l’application de la force, appartient à l’existence en acte, parce que la force de la chose s’exerce selon son acte. Troisièmement, il faut dire que le mouvement de l’être en puissance tire sa cause de son indigence, mais le mouvement de l’être en acte ne tire pas sa cause de sa propre indigence, mais de l’indigence d’autrui. L’ange se meut sur ce mode ; à cause de notre indigence, l’ange se meut localement17.

37Le mouvement actuel de l’ange rehausse ainsi, dans l’éclat surnaturel de ses activités entre ciel et terre, les constituants essentiels du mouvement. Pour Thomas d’Aquin, la force angélique rend possibles des déplacements de toute sorte, tantôt très aboutis, parfaits et déterminés, tantôt sur le mode corporel. En effet, l’ange se livre au mouvement local, parce qu’il reconnaît les besoins d’assistance de l’homme tourné vers Dieu. De la sorte, il est à l’origine d’un mouvement qui se manifeste sous deux modes, supralunaire et sublunaire.

38Dès lors, cette puissance angélique qui consent à faire l’expérience virtuelle du principe de corporéité, du changement et de sa localisation, conduit l’entendement humain à reconnaître l'étroite relation conceptuelle entre lieu et mouvement, et reconsidérer le principe de la divisibilité dans le mouvement local18 : le corps mobile doit-il être doté de parties divisibles ? Est-ce une condition nécessaire pour traverser les parties de l'espace continu ? L'ange révèle-t-il que le mouvement local est de nature à la fois continue et successive et confirme-t-il son existence dans cette contradiction ontologique?

39Francis de Marchia, à la suite de Thomas d'Aquin, s’attache à expliquer comment l’ange, tout en étant indivisible, essentiellement spirituel, incorporel, sans localisation, peut tout de même disposer d’un corps et d’un lieu. Premièrement19, du point de vue de sa forme, l’ange se trouve, à la manière médiévale traditionnelle des substances célestes, diffinitive dans le corps qui occupe un lieu : l’ensemble de sa forme substantielle se trouve toute entière à la fois dans l’ensemble du corps logé et toute entière dans chaque partie de ce corps. L’ange peut donc vivre le mouvement dans ses conditions de réalisation sublunaire. Deuxièmement20, même indivisible dans sa forme intrinsèque, l’ange peut produire l’effet d’une divisibilité virtuelle sur sa propre substance et s’ordonner à la cause d’une divisibilité corporelle qui ne relève pas de la quantité naturelle, mais de l’intention de produire un effet pour participer au mouvement sublunaire. L’ange provoque ainsi sur son corps virtuel l’effet de divisibilité exigé par le mouvement. C’est l’occasion de rappeler l’importance ontologique de cette divisibilité pour définir le mouvement.

40Dans la question 16 des Questions sur son second livre des Sentences21, Francis de Marchia examine en cinq articles la présence angélique dans un lieu physique22. Selon lui, il faut distinguer la localisation négative divine, qui abolit toute distance à un lieu et correspond à l’ubiquité, et la localisation positive, où l’on constate une présence dans le lieu. Il réfute la position condamnée en 1277 de Thomas d’Aquin et Gilles de Rome et rejette tout autant la théorie scotiste qu’il trouve insuffisante, selon laquelle les anges sont positivement présents dans le lieu, en vertu de leur puissance passive à être dans un lieu. L’ange peut vivre le mouvement dans ses conditions de réalisation sublunaire, à la manière de l’âme dans le corps, dans une contenance passive par le lieu, qui rend impossible la présence d’un ange simultanément à deux endroits différents.

Cependant, comment l’ange, puisqu’il est une substance simple et indivisible qui n’a pas de parties, peut se trouver dans un lieu, puisque le lieu est divisible et doté de parties ? La mineure fait apparaître que l’âme intellective est une substance indivisible comme l’ange, et pourtant, elle est unie formellement au corps lui-même, sur le mode de la forme, de même que l’âme est toute entière formellement dans le corps entier et toute entière dans chaque partie. Il ne semble donc par conséquent pas impossible, et même plutôt possible que l’ange puisse être uni à un divisible sur le mode de l’être logé, de même qu’il serait tout entier dans le lieu et tout entier dans n’importe quelle partie23.

41Le mouvement angélique pose finalement le problème de la nature successive ou continue du mouvement local. Pour Thomas d’Aquin, le mouvement local des corps naturels se mesure par le lieu, par l’antériorité et la postériorité de l’étendue traversée. Comme l’ange n’est pas contenu par le lieu mais le contient plutôt, il n’entretient qu’un contact virtuel avec le lieu, il se meut par une succession de contacts divers avec des lieux divers, créant une certaine continuité entre ces contacts, comme entre des points sur une ligne. Or le mouvement physique, fait remarquer Thomas d’Aquin, ne relève pas d’une simple succession des différentes positions locales. Conformément à la structure aristotélicienne du continu, le mouvement figure la traversée d’espaces intermédiaires continus, divisibles en puissance et à l’infini. Si leurs limites sont indivisibles (le point est la limite de la ligne, la surface, celle du corps), la composition du continu ne consiste pas en une infinité de points contigus en acte.

42Thomas d’Aquin met ainsi en avant la double aptitude angélique à se mouvoir indifféremment, de façon continue ou discontinue (dans ce dernier cas, il va d’un lieu à un autre, sans franchir l’espace intermédiaire).

43Dans la question 5324 de sa Somme de Théologie, Thomas d’Aquin se demande si l’ange peut se mouvoir localement, s’il peut se mouvoir d’un lieu vers un autre lieu, en traversant le milieu, si le mouvement de l’ange s’effectue dans le temps ou dans l’instant.

L’ange n’est pas dans un lieu si ce n’est par le contact de sa vertu, comme il a été dit, le mouvement local de l’ange ne doit être rien d’autre que les différents contacts des différents lieux, successifs et non simultanés, parce que l’ange ne peut se trouver en même temps dans plusieurs endroits […]. De tels contacts, il n’est pas nécessaire qu’ils soient continus. Pourtant, une certaine continuité peut être constatée dans ce type de contacts. En effet, comme il a été dit, rien n’empêche l’ange d’occuper un lieu divisible, par contact de sa vertu, de même qu’un corps peut occuper un lieu divisible par contact de sa grandeur. Par conséquent, de même que le corps, en abandonnant le lieu dans lequel il était auparavant, successivement et non simultanément, cause la continuité dans son mouvement local, de même l’ange peut quitter successivement le lieu divisible dans lequel il était auparavant, et ainsi, son mouvement sera continu. Il peut tout aussi bien quitter en même temps le lieu entier et se consacrer en même temps à sa localisation dans un autre lieu et alors, son mouvement ne sera pas continu25.

44Jean Duns Scot26, au contraire, réfute cette position thomiste condamnée en 1277 pour confirmer la nature continue du mouvement, chez les anges et pour les corps humains. En s’appuyant sur les dispositions corporelles de l’ange diffinitive,reprise par son disciple, Francis de Marchia, Duns Scot affirme que le mouvement ne peut se développer dans la traversée de la multitude infinie des intermédiaires de l’espace franchi, que sur le mode continu et sur le principe de la puissance. Les lieux intermédiaires divisibles sont infinis en puissance et parcourus par la continuité du mouvement.

L’ange est réceptif d’un ubi, diffinitive, c’est-à-dire non circumscriptive […]. Par conséquent, l’ange peut se mouvoir d’un ubi vers un autre. Et cela apparaît sur le mode continu, parce qu’entre deux ubi, il y a une infinité d’ubi intermédiaires : on le prouve en s’appuyant sur le mouvement continu du corps qui parcourt tous ces ubi. L’ange peut les traverser tous, de sorte que, en aucun d’entre eux, il n’y ait quelque chose, si ce n’est, sur le mode indivisible, et par conséquent, l’ange ne peut les traverser tous s’il ne se meut pas continûment27.

45Le mouvement de l’ange continu s’achève à l’instant voulu, mais il s’ordonne aux mêmes mesures spatio-temporelles que les corps et de façon plus absolue aux premiers mouvements de la sphère céleste. Cette double référence dans la mobilité angélique lui interdit l’immédiateté et l’instantanéité. L’ange ne peut donc en aucun cas engager un mouvement discontinu, car aucune partie future ne peut aller dans le passé, sans traverser le présent. Le même ordre essentiel réside entre les parties du lieu et les parties du temps.

46Pourtant, lorsque Duns Scot approfondit la possibilité du mouvement pour les substances indivisibles, il souligne que, dans la mesure où l’ange bénéficie d’un lieu provisoire, il peut se mouvoir successivement : « On peut concéder qu’un ange ayant un ubi ponctuellement, peut se mouvoir comme en un point toujours existant28. »Ainsi, les commentateurs cherchent à concilier, par le mouvement angélique, la nature successive du temps projetée sur la nature continue de l’espace, de façon à respecter les principes aristotéliciens de la structure du continu. L’ange apparaît salutaire pour comprendre comment le mouvement peut achever une course à la substance infinie. Le mouvement local de l’ange garantit ainsi la possibilité d’un parcours qui pourrait se réduire à un ensemble de points actuels. Cette discussion théologique donne ainsi une nouvelle légitimité aux principes du mouvement, confirme l’utilité de ses composants géométriques.

47Enfin, le mouvement local de l’ange fait entrevoir à l’être du mouvement la possibilité d’une réparation de son inachèvement intrinsèque. En effet, l’ange ne s’applique pas au lieu par ses dimensions mais en y exerçant sa puissance virtuelle. Lorsque l’ange se meut localement, son essence est appliquée aux divers lieux, les commentateurs ne parviennent jamais complètement à contourner, malgré les censures, le fait que l'ange se trouve en partie dans un des lieux continus, en partie dans un autre, non pas qu’il soit divisible, mais parce que sa puissance s’exerce partiellement dans le premier lieu et partiellement dans le second. Dès lors, selon sa vertu, il pourrait occuper plusieurs lieux divisibles sur la trajectoire du mouvement, au début, dans les intervalles intermédiaires, à la fin. Comme la puissance angélique fait de toute chose un acte parfait, le mouvement se réalise à chaque instant, en continu comme en discontinu, il se récapitule dans la totalité de la puissance et de l’acte, il atteint une perfection dans sa réalisation.

Conclusion

48La période médiévale n’a pas épuisé les reflets trompeurs du mystérieux mouvement. En son cœur impossible à sonder, il reste évanescent et se voue tout entier à l’irréalité. À l’image de ses effets, ses principes se résignent à traduire la controverse et la contradiction, qui tous deux contribuent à rendre plus profonde encore sa part obscure. Les médiévaux n’ont pourtant pas fait l’économie de leurs moyens conceptuels ni de leurs dextérité argumentative à une époque où la logique, la métaphysique, la physique et la théologie se mobilisent ensemble pour circonscrire cet être inachevé. Quelque part entre l’acte et la puissance, le mouvement s’écoule, à peine ébauché. Forme diminuée, flux invisible en circulation dans le mobile, ou voie intarissable de l’accomplissement, il constitue une source féconde d’impossibilités infinies, de discussions passionnées, sur la structure du continu au xive siècle par exemple. Arrimée à la dynamique de l’ange, la pensée croit embrasser tout le mouvant, elle ose tous les déplacements, en acte comme en puissance, dans la continuité divisible comme dans la discontinuité indivisible. Sur le fil vertical de la vie angélique, le mouvement s’émancipe en tous sens de sa discrète indétermination et s’essaye à la transcendance, en possible passager.

49Alice Lamy

50(Lycée Hélène Boucher, Paris)

51Bibliographie sélective

52Sources

53-Albert de Saxe, Expositio et quaestiones in Aristotelis Physicam ad Albertum de Saxonia, éd. critique, B. Patar, Louvain-la-neuve, Editions de l’institut supérieur de philosophie, 1999.

54-Aristote, Physique, introduction et notes de L. Couloubaritsis, Paris, Vrin, 1999.

55-Averroès, Physique, In libros Physicorum, De Physico auditu, dans Aristotelis opera cum Averrois commentariis, Frankfurt-am-Main, Minerva, 1962, vol. iv.

56-Francis de Marchia, Francisci de Marchia, Quaestiones in secundum librum sententiarum (Reportatio), Quaestiones 13-27, “Ancient and Medieval Philosophy- Series 3 Francisci de Marchia” (dir. Mr Russell L. Friedman), éd. critique, T. Suarez-Nani, Louvain, Leuven University Press, 2010.

57-Gauthier Burley, Expositio et quaestiones in Physicam Aristotelis. Gualteri Burlei in physicam Aristotelis ; expositio et questiones ac etiam quaestio de primo et ultimo instanti denuo revisa ac mendis purgata et accuratissima quantum ars perficere potest impressa, Venezia, 1501.

58-Guillaume d’Ockham, Expositio in libros Physicorum Aristotelis, éd. G. Leibold, V. Richter, Saint Bonaventure, Saint Bonaventure University, 1985.

59-Jean Duns Scot, Lectura in librum secundum sententiarum, éd. M. Modric, Civitas Vaticana, Typis Polyglottis Vaticanis, 1982.

60-Thomas d’Aquin, Summa theologiae, vol. 3, éd. H. Mc Cabe, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

61Études

62-Biard, J., Le mouvement comme problème logique et métaphysique chez Jean Buridan, Collège international de Philosophie, Paris, 1991.

63-Biard, J., et Rommevaux, S., Mathématiques et théories du mouvement, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008.

64-Goddu, A., The Physics of William of Ockham, Leiden, Brill, 1984.

65-Grant, E., Physical science in the Middle Ages, Sydney, J. Wiley, 1971.

66-Lamy, A., « L'ontologie des indivisibles et la structure du continu selon Gautier Burley », Asterion, 9, 2012, p. 1-15.

67-« La définition éclectique du mouvement chez Walter Burley », Dogma, 2011, p. 1-13.

68-Trifogli, C., Oxford Physics in the thirteenth Century (ca 1250-1270), motion, infinity, place and time, Leiden, Brill, 2000.