Colloques en ligne

François Dingremont

Les enjeux de la fluidité, retour sur l’intelligence homérique du mouvement

1Résumé : Dans le contexte agonistique qui caractérise les récits épiques homériques, il est demandé aux héros, et plus particulièrement à Ulysse, confronté à l’instabilité de l’étendue marine qu’il est contraint de traverser, de faire preuve d’une aiolomètis, d’une intelligence du mouvement. De quelle nature est-elle ? Quelle logique met-elle en place ? Sur quelles figures épiques, en dehors d’Ulysse, repose-t-elle ? C’est à ces questions que nous essaierons de répondre, en nous appuyant sur des passages de l’Iliade et l’Odyssée. A travers ces indices textuels, nous voudrions montrer la présence, chez Homère, d’une pensée du mouvement, dont les paradigmes sont la fluidité et l’écoulement, en somme ce qui est lié à l’élément liquide vu comme symbole et matière de la vie.

2Si l’on s’en tient à un cadre de pensée évolutionniste, il peut paraître présomptueux d’associer le terme de pensée à Homère. Les études philologiques ont montré qu’aucun élément ne permettait de considérer qu’il y avait un seul et unique auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, de plus, le débat sur la datation de ces poèmes n’est pas encore clos. Les hypothèses les plus couramment acceptées tendent à s’accorder sur le fait qu’il est plus juste de parler d’une tradition poétique s’étalant sur plusieurs siècles1. En l’absence d’une instance auctoriale unique, voire un tant soit peu précise, est-il légitime de présenter une pensée homérique ? Si l’on aborde la question d’un point de vue théorique et abstrait, la réponse sera négative, en revanche, si l’on se penche sur certaines formes de représentations, on sera frappé par leur récurrence et leur logique. Celle du mouvement nous en donne un parfait exemple. Poser que nous avons affaire à une pensée, telle celle d’un Aristote, serait aller un peu vite en besogne, en revanche, nous souhaiterions avancer quelques arguments en faveur de l’expression d’une intelligence ni réflexive, ni spéculative, mais en prise avec le réel. Nous allons voir, en effet, que la tradition homérique conçoit très clairement une nature et une logique du mouvement et de la mobilité. Dans un cadre aussi agonistique que l’épopée, on comprend l’importance que peut représenter le fait de se mouvoir. Devancer, fuir, il existe une infinité de manières de dépasser ou d’échapper à un concurrent, voire à un ennemi. Toutes ont pour ainsi dire en commun de tendre vers la possibilité d’être insaisissable, de glisser entre les mains, entre les mailles du filet de l’adversaire. Les objectifs de cette intelligence sont pragmatiques, il s’agit d’obtenir gain de cause. Pour rendre compte de cette recherche d’efficacité, nous nous appuierons sur une autre notion : la mètis, tant cette dernière semble offrir un cadre conceptuel pour comprendre qualitativement ce qui relève du cadre général d'intelligence, et plus particulièrement de celle du mouvement. Altération des apparences, transformations, métamorphoses, échappatoires, ondoiement, insaisissabilité, dans le cadre épique de la poésie homérique, se mouvoir consiste souvent à tenter de tromper son adversaire, en se faisant plus ondoyant que lui. C’est ainsi que nous concevons l’importance d’une subtilité du mouvement et son ancrage dans l’univers des ruses de l’intelligence2.   

3Notre approche se fera en trois temps. Un premier où nous reviendrons sur la sémantique de l’épithète aiolos qui qualifie avec poikilos, adjectif sur lequel nous n’aurons guère le loisir de nous appesantir, la pensée homérique du mouvement. Il est construit à partir du substantif aiôn. Ce terme définit la matière d’une vie, dont la principale caractéristique tient au fait que, littéralement, elle s’écoule, voire s’épuise.

4Nous verrons, ensuite, passant de l’idée d’écoulement à celle de fluidité ce qui signifie « être aiolomètès ». Nous essaierons de saisir le supplément qu’ajoute la mètis à l’aiolos. Que signifie l’entrée de l’ondoiement dans l’univers de l’intelligence rusée ?

5Dans une troisième partie, nous passerons en revue les modes de présence et d’action de certaines figures épiques du mouvement, nous pensons à Poséidon, Dédale, Okéanos ou Eole.

La matière de la vie

6Bien avant Platon, Xénophane de Colophon et la plupart des penseurs dits présocratiques s’estimaient fort mécontents des poèmes produits par la tradition homérique, ils leurs reprochaient de diffuser des représentations impies3. Le cas de Xénophane,  philosophe poète du VIème siècle avant notre ère, est particulièrement intéressant pour notre propos, car il expose clairement deux conceptions du divin qu’il définit en termes d’opposition entre immuabilité, immobilité et mouvement, changement. Voici ce qu’il considère comme une caractéristique essentielle du divin : « Il reste, sans bouger, toujours en même état ; il ne lui convient pas de s’en aller ailleurs » qu’il oppose à une doxa, une opinion courante : « Les mortels croient que les dieux sont nés comme eux, qu’ils ont des sens, une voix, un corps semblable aux leurs4 ». Si les hommes parviennent à une croyance en l’anthropomorphisme des Dieux, la faute en revient à Homère et à son influence considérable sur les consciences des Grecs, pense Xénophane. Il est impie, pour lui, de croire que les dieux nous ressemblent et que nous puissions leur ressembler5. La représentation de l’économie qui lie les hommes aux dieux par un mouvement concentrique et convergent est tout à fait blâmable. Le principe divin auquel croit Xénophane est distant, immobile, sans inclinations. En fustigeant la proximité des dieux et des hommes, il touche à un des aspects les plus séduisants et les plus vivants de la poésie homérique6. Les représentations homériques du vivant sont une porte d’entrée à l’intelligence du mouvement que le poète met en relief.

7Pour exprimer le phénomène du vivant, Homère emploie souvent deux adjectifs : poikilos et aiolos. « D’après l’analyse linguistique, la signification fondamentale d’aiolos est : rapide, mobile, changeant », écrivent Detienne et Vernant (1974 : 27). Ils ajoutent : « le terme évoque d’abord l’image d’un mouvement tourbillonnant, d’un changement incessant7 ». Dans une épopée guerrière telle que l’Iliade, on trouve à de nombreuses reprises l’expression : « aiola teuchéa », armes étincelantes. À l’aspect brillant des épées, lances, boucliers est associé, dans l’évocation des batailles, leurs mouvements tournoyants, mais aussi éclatants.

8Aiolos est, pour Homère, la qualité de ce qui est vivant. Comme le montre Richard Broxton Onians (1999 : 245-251), l’épithète est construite sur la même racine que le substantif aiôn qui signifie le fluide vital, la matière de la vie. Le vivant est donc lié au mouvement. Avoir une vie longue, c’est, pour Achille, voir son aiôn durer (Iliade, IX, 415). Mais en même temps, le fait de vieillir est vu et vécu comme un desséchement, un refroidissement du corps. Aristote (Génération des Animaux, 784a34) affirme que « la vieillesse est froide et sèche ». L’aiôn est donc un fluide, un liquide qui se répand dans le corps, le chauffe, l’irrigue et l’anime. Ainsi, lorsqu’on périt sur le champ de bataille, l’aiôn s’écoule par la blessure infligée par l’ennemi. Un guerrier est tué lorsque son aiôn est atteint par la lance, l’épée ou la flèche de son adversaire (Iliade, IV, 478). On n’est mort qu’une fois l’aiôn tué en soi8. A l’inverse, en temps normal, lorsque les conditions du bonheur sont réunies, le glukus aiôn, le doux aiôn s’écoule (kateibô) paisiblement. Lorsque l’on vit une existence pacifique, la réserve d’aiôn est stable. Plus elle augmente, plus l’impression de vitalité sera forte9. L’aiôn est en quelque sorte la mesure fluctuante, ondoyante de la vie. Dans les gestes et les situations de la vie courante, le mouvement de l’aiôn, sa fluidité rappelle que l’on est bien vivant et sensible aux événements extérieurs. Ainsi, lorsque Calypso s’approche d’Ulysse pleurant sur un rocher aux limites de son île, elle lui conseille, magnanime, de ne pas consumer (pthinesthai) sa vie (aiôn) dans la tristesse (Odyssée, V, 160). De même, Pénélope a bien conscience qu’en cédant au chagrin, avec les larmes, elle verse de l’aiôn et risque de se flétrir (Odyssée, XVIII, 204). Elle est un cas typique d’épuisement de l’aiôn dans l’attente du retour du mari. À l’autre bout du spectre des affects, l’humidité de l’aiôn peut submerger le corps de celui qui subit un fort émoi notamment lors des transports amoureux. La passion sexuelle bourgeonne au sein du corps de Pan, nous dit l’Hymne homérique (XIX) : «  en ces lieux, lui, dieu puissant, garda les blanches brebis d’un simple mortel, car il avait conçu le plus vif désir (traduction de Falconnet)  de s’unir à une belle nymphe, fille de Dryops10 ».  

9Pour résumer les représentations homériques, Onians écrit : « On croyait qu’il y avait dans la chair un liquide, on un élément liquéfiable qui l’emplissait ou la constituait, et qui pouvait s’en échapper et se perdre » (1999 : 247). Matière de la vie et de la vigueur, l’aiôn pouvait se matérialiser par les larmes et la sueur, par un liquide circulant en soi et pouvant également se répandre hors du corps. Le vivant est donc toujours assimilé à des formes de mobilités, de mouvements propres aux éléments liquides. Larmes, transpiration, semence, le liquide qui anime de l’intérieur le corps, peut aussi dans des circonstances assez brutales s’en échapper. Onians (254-262) fait également allusion à la forme verbale aionaô, que l’on traduit par humecter, baigner, fomenter. Rappelons le sens concret de fomentation : acte de préparer un cataplasme, un onguent, afin d’entretenir le feu de la vie. Il s’agit, en rapport au contexte qui nous intéresse, d’administrer, d’introduire dans le corps de l’aiôn. Par l’onction, pénètre à travers les pores de la peau, l’huile, l’onguent vital qui par la suite s’échappera par la transpiration, les larmes ou le sperme.

10Pour clore ce chapitre, il est bon de rappeler que ces éléments d’une liquidité vitale et primordiale sont interprétés dans un contexte religieux où le culte des eaux possède une grande importance11. La fluidité des eaux est ce qui met en mouvement la vie. Les fleuves et les rivières sont des puissances génératrices. Nous reviendrions dans la dernière partie de notre exposé sur la figure d’Okéanos, mais il est bon d’ores de garder à l’esprit que l’épopée d’Ulysse est une épopée maritime, où il s’agit pour le héros de faire en sorte, pour avancer sur le chemin qui le ramène à Ithaque, d’épouser la logique ondoyante du monde aquatique, afin de se laisser conduire par son subtil mouvement.

L’aiolomètis

11La tradition homérique associe fréquemment les épithètes poikilos et aiolos avec mètis (poikilomètis et aiolomètis), l’intelligence rusée. La mètis, puissance ambiguë et ondoyante, est, comme l’ont montré J. P. Vernant et M. Detienne, une forme d’intelligence qui, à force de tours, de détours (tropoi), de circonvolutions met en difficulté, au même titre que la sophistique, la philosophie et sa recherche de l’orthos logos, de la raison droite (Aristote) et sa pratique de la diorthosis, de la correction, de la rectification. Hésiode fait allusion à  l’association autant efficace que déstabilisante d’aiolos et de mètis lorsqu’il décrit Prométhée, celui dont le nom signifie qu’il « pense avant », qu’il anticipe, comme possédant une « poikilon aiolomètis », (Théogonie, 511) une intelligence ondoyante, variée et changeante. Être aiolos suffit déjà amplement à celui qui, contraint de passer des épreuves, doit faire preuve d’une souplesse et d’une agilité d’esprit. Être aiolos, être mobile, vif, rapide, changeant, veut dire, dans le contexte homérique, être tel que la situation l’exige, c’est-à-dire être capable de s’adapter aux circonstances en un temps record, surprendre, ne pas être là où l’on est attendu, être souple et ondoyant. L’impact de la mètis ne fait qu’accentuer et conceptualiser un penchant pour l’efficace du mouvement, en le plaçant dans le registre des ruses et de la tromperie.

12Par l’agilité de son corps et de son esprit, Ulysse, le héros par excellence de la mètis, parvient à retourner les situations défavorables. Cependant, son souhait le plus cher est de retrouver la stabilité et le repos. Pour le réaliser il doit garder une liberté de mouvement et refuser l’illusion du repos chez Circé ou Calypso. Le réconfort proposé par les nymphes et la connaissance pétrifiante promise par les Sirènes sont des pièges visant à faire d’Ulysse un prisonnier. Ulysse passe des épreuves afin de se rapprocher d’Ithaque, mais en même temps, dans la majeure partie du récit il est dérouté et confronté à l’errance, au mouvement sans but. Pour qu’il y ait Odyssée, une tension doit voire le jour entre ces deux pôles opposés : le repos et le mouvement. Le mouvement d’Ulysse est aussi celui d’une narration qui navigue entre ces deux polarités.

13Donnant à sa mètis une texture aiolè, l’intelligence d’Ulysse, comme celle d’Hermès, est mobile, en perpétuel mouvement. Le héros sait se rendre ondoyant, sans perdre de vue le cap, l’issue qui lui permettra de sortir de l’impasse. Rien n’interdit, cependant, au rusé de rester immobile si la situation l’exige, nous pensons à l’épisode des Sirènes. Il faut être rapide pour esquiver, pour fuir, pour être insaisissable, mais, selon le principe économique du mimimum de moyens pour un maximum d’effets, la rapidité est une arme encore plus redoutable lorsque elle se situe dans l’intervalle des passages et des transformations, notamment lorsque le rusé passe du mouvement au repos et du repos au mouvement. Le déplacement est réglé sur la rapidité du coup d’œil, sur une habileté à juger l’espace, la qualité du terrain et la course de l’adversaire. Prenons comme exemple la course d’Antiloque dans l’Iliade (XXIII, 302-441). Elle montre toute l’importance qu’accordent les individus pourvus de mètis à la mesure des distances, des mouvements, ainsi qu’au coup d’œil permettant une saisie de l’occasion. Antiloque, le fils de Nestor, doit affronter Ménélas lors d’une course de char. Malheureusement pour le Nestoride, ses chevaux sont de piètres canassons. Nestor réconforte son fils, aussi doué que lui pour les ruses, en ces termes : « Tes concurrents ont des chevaux plus prompts. Mais en revanche, ils ne sont pas aussi versés que toi dans la matière (mètis). Allons mon fils, combine en toi autant d’expédients (mètis) que tu pourras […]. L’adresse (mètis), plus que la vigueur, fait le bon bûcheron. L’adresse (mètis) permet au pilote, sur la mer vineuse, de diriger son fin navire assailli par les vents » (traduction F. Mugler). Nestor compare le concurrent sûr de sa force à celui prétendument plus faible mais qui « connaît maintes astuces ». Il ajoute une description où est vantée l’adresse du pilote en prise à l’ondoiement marin ; ce qui prouve, au passage, que l’élément marin est considéré comme le plus éprouvant en termes de déplacement. Nestor a observé la piste pour son fils, il sait à quel moment ce dernier doit attaquer, à quel moment la qualité du terrain peut lui être favorable, il sollicite son coup d’œil : « Je te signale un bon repère (sèma), il ne peut pas t’échapper : C’est un vieux tronc, de chêne ou de sapin, haut d’une brasse » (326-327). Notons que, pour Nestor, conduire un char, diriger un navire, ou abattre un arbre nécessite la même adresse, la même science de la mesure, dans les trois cas, il s’agit de donner une direction et un mouvement efficaces. Conduire un char ou une nef convoque, finalement, le même savoir-faire. C’est après avoir dépassé un tronc d’arbre qu’Antiloque doit attaquer : « Si jamais tu doubles de près la borne dans ta course, nul dès lors ne pourra plus te rejoindre » (345). En effet, à cet endroit, la piste se rétrécit, un seul char peut s’engouffrer. Tout se passera comme l’a prédit Nestor. Antiloque, faisant corps avec l’ondoiement de la piste l’emporte sur Ménélas. Il a pris conscience de la distance entre les deux chars, mais également de la dimension et du tracé de la piste. Ainsi il gagne la course en effectuant une queue de poisson à son adversaire. L’espace devient complice. L’exploit d’Antiloque ne consiste pas à être plus rapide que Ménélas, mais à trouver le moyen et l’occasion de freiner les chevaux de son adversaire, de les brider. L’art de la mesure prend donc en compte l’espace et le temps. Il s’agit d’imprimer à ce dernier son propre rythme, soit en l’accélérant, soit en le ralentissant et surtout en investissant, en prenant place dans, l’espace/temps de l’adversaire. Rythmer consiste à battre la mesure. On a là une magnifique illustration de ce que dans le registre de la mètis, on appelle le kairos, la saisie de l’occasion.

14Comme le pilote sur la mer, Antiloque doit garder le regard fixé sur la borne, il est contraint de guetter, d’être attentif aux signes. Pour se mouvoir, il faut donc faire preuve de fluidité et se couler dans une dynamique. Ulysse y parvient lui aussi car il est agile sans être agité. Il passe l’épreuve des Sirènes, de Charybde et Skylla, car il sait résister au mouvement aporétique des monstres marins, il glisse entre leurs mains, en se faisant plus souple, plus agile qu’eux – aussi bien en esprit qu’en acte. Il fait aussi preuve de subtile fluidité lorsqu’il s’échappe de la caverne du Cyclope en se dissimulant sous le ventre d’un de ses béliers (Odyssée, IX, 437-460). L’intelligence du mouvement est aussi un art de passer inaperçu.

15Le mouvement de l’individu aiolomètès n’est jamais linéaire ni à vitesse constante, il s’inscrit dans un rapport au rythme. Rappelons que la possession de l’aiolomètis permet de combler une déficience physique, une infériorité dans le rapport de force. Le déplacement de l’homme ou de l’animal rusé se fait en zigzag, son efficacité tient à son habileté à jouer sur les changements de rythme, de positions et d’apparence. Navigation, course de chars sont des bons exemples de cet art de la stabilité et de l’équilibre qu’est l’intelligence du mouvement.

Figures épiques d’une intelligence du mouvement

16Le mouvement, comme artifice trompeur, est un jeu sur l’apparence, Protée, maître dans l’art de la métamorphose, excelle en la matière. Ménélas, de retour de Troie, est bloqué sur l’île de Pharos dont Protée est un des habitants (Odyssée, IV, 306-570). Ménélas, ayant besoin de connaître de la bouche de ce devin, les raisons pour lesquelles les vents lui sont systématiquement défavorables, est contraint de se frotter à son aiolomètis, à une forme d’insaisissabilité par le recours aux métamorphoses. La fluidité de Protée le rend, à l'instar de  tous les « Vieillards de la Mer » comme les appelle la tradition homérique, détenteur d’un savoir mantique, comme si la rectitude du verbe était l’apanage des figures les plus ondoyantes et les plus ambivalentes, voire paradoxales12. L’ennui pour Ménélas est que Protée ne supporte pas la présence des êtres humains, dès qu’un d’entre eux s’approche, il se métamorphose. Ménélas est donc obligé de surenchérir sur la subtilité et la fluidité de Protée, afin de faire cesser le cycle de ses transformations et d’obtenir l’information qui lui manque. En effet, ce dernier ne peut délivrer son savoir qu’une fois fait prisonnier. Aidé par la fille de Protée, qui lui donne le moyen de tromper la vigilance de son père, Ménélas le piège et parvient à défaire la chaîne des métamorphoses13. Pas plus qu’on ne saurait empoigner de l’eau, pas plus on ne saurait, sans ruses, se saisir du polymorphe Protée. Il peut être vaincu par celui qui parvient à rompre le lien de l’unité et de la diversité. Pour obtenir la victoire sur Protée, il faut l’emprisonner dans une apparence unique et stable, mettre un terme à la dynamique aiolomètès qui gouverne la chaîne des métamorphoses. Ménélas et ses compagnons, dissimulés sous des peaux de phoques que leur a livrées la fille de Protée, empoignent le vieillard et le maintiennent si fortement que le mouvement interne des transformations ne peut faire son effet.

17Comment appréhender le principe de transformation et d’altération des apparences, sommet d’aiolomètis, dans une réflexion sur le mouvement ? Régulièrement utilisé par Athéna ou Hermès, il suppose de l’unité et de la diversité. Sous la diversité des apparences, Protée reste Protée14. Seule la magie autorise ce tour de force. Le Vieux de la mer ne se déguise pas, sa stratégie ne repose pas sur une duplicité, mais sur une insaisissabilité du même ordre que celle qui régit l’univers aquatique. Comme l’eau, rien ne retient Protée, il est fuyant : « Comme l’eau courante, l’être à mètis glisse entre les doigts de son adversaire ; à force de souplesse il se fait polymorphe », écrivent Detienne et Vernant (1974 : 53).

18L’efficacité de l’aiolomètis se situe aussi, pour ne pas dire plus, dans cet interstice temporel, entre les changements d’apparence, de position et de rythme, c’est-à-dire dans les retournements et les renversements créateurs de surprises. Les transformations, comme celles de Protée par exemple, fonctionnent, car le temps entre deux changements d’apparence est trop rapide pour que quiconque intervienne.

19S’il n’est pas fait directement allusion, dans la tradition homérique, à la tragique légende d’Icare, le nom de son père, Dédale, est cité (Iliade, XVIII, 592) lors de l’évocation du bouclier qu’Héphaïstos fabriqua pour Achille. C’est à la figure de l’artiste/artisan qu’il est fait référence, lequel est capable, grâce à un savoir-faire exceptionnel, de donner une impression de vie à l’objet fabriqué ou représenté. Nous avons un parfait exemple de ce phénomène au chant XIX (221-235) de l’Odyssée, à travers la description faite par Ulysse d’un daidallon, d’une agrafe que le héros avait reçu de Pénélope lors de son départ pour Troie. Le terme daidallon est évidemment à mettre en rapport avec le nom propre Dédale. Ce dernier est particulièrement doué pour donner cette impression de vivant, de mouvant aux créations qu’il fabrique. Sans que l’agrafe du chant XIX lui soit attribuée, elle est intéressante à analyser dans la perspective dédalienne d’un art du jeu sur les mouvements. Elle représente un chien attrapant entre ses pattes et étranglant la tête d’un faon à la robe poikilon (mouchetée). La scène est rendue d’une façon tout à fait vivante : d’après le poète, on a l’impression que les pattes du faon remuent. L’aspect plaisant de l’œuvre est dû à cette illusion de mouvement, rien n’est statique, pas même la robe du faon dont la bigarrure frappe l’œil. Au lieu d’être simple et de couleur unique, elle est composée et résulte d’un mélange bigarré (poikilos) de nuances colorées15. Se dégage de la représentation du faon un sentiment de vibration, dont même le chien semble être le spectateur (229). Faire que se dégage des objets créés une sensation de mouvement semble être, d’après la description homérique, un summum du travail artistique. On songe là encore à Dédale, dont la légende rapporte qu’Héraklès s’était fait piéger par une statue fabriquée de ses mains. La croyant animée, il l’avait détruite d’un jet de pierre. L’ingéniosité et l’inventivité de Dédale dans l’utilisation du mouvement mérite qu’on s’y attarde un moment.

20Dans une très belle étude, Françoise Frontisi-Ducroux (1975 : 166-70) compare la démarche intelligente de Dédale faite « d’un heureux équilibre de hardiesse et de prudence, et son contraire, la démarche désordonnée et excessive » d’Icare. Dédale, l’artisan, est le technicien du mouvement et de la stabilité. Aussi bien dans l’art architectural, où il s’agit de concevoir des cheminements entre des volumes, que dans celui du vol, où il s’agit de s’entendre avec les vents, de trouver l’équilibre au sein du mouvement, l’important est d’éviter la chute.

21Pour s’échapper du labyrinthe qu’il avait construit et dans lequel il était tenu prisonnier par Minos, Dédale fabrique des ailes. Il trouve un équilibre dans les airs, ce qui n’est pas le cas de son stupide de fils. Le vol d’Icare est rapide, plus que celui de son père, il doit cette qualité à Apollon, mais elle ne procure ni équilibre ni stabilité. Icare est un « oiseau raté » écrit Françoise Frontisi. Sûr de sa puissance, il vole trop haut et la cire de ses ailes fondera à proximité du soleil. Il ne suit pas la voie de son père qui, lui, ne bénéficiant pas de la même force et de la même texture d’ailes, se contente de voler à mi-hauteur.

22Les liens entre l’art de la navigation et la compréhension du vol des oiseaux sont connus dès l’âge archaïque16. Voler consiste à trouver un équilibre au contact des vents, de même naviguer consiste à trouver un équilibre au milieu de l’ondoiement des flots en s’appuyant sur les vents favorables. L’aiolomètis est l’art de la complicité avec les courants, qu’ils soient marins ou aériens. Elle permet de trouver et de garder l’équilibre et la stabilité nécessaire à la locomotion. Le navigateur utilise les rames pour bénéficier de l’élan des flots et les voiles pour recevoir l’aide des vents, mais s’il ne parvient pas à rester stable, il a toutes les chances de chavirer17.

23L’ondoiement et la mobilité sont les caractéristiques permanentes du mouvement des flots et de l’air, ils sont même leur équilibre, mais des accidents, des tempêtes peuvent surgir dans ce dynamisme et faire passer l’ondoiement et la mobilité dans le registre du désordre et du chaos. Cette forme d’instabilité est provoquée par des éléments extérieurs que les Grecs assimilent à une intervention de Poséidon. Ce dernier, comme Pontos, le large, est de nature chtonienne, il est qualifié par Homère d’« Ebranleur du sol ». L’équivalent de la tempête, dans les airs, est l’ouragan ou le cyclone, et sur terre, il est le tremblement sismique ou l’éruption volcanique. Dans tous les cas, le phénomène est le même : l’équilibre interne aux flots, aux airs et au sol est brisé, une brèche cataclysmique s’ouvre. Le chaos se répand et recouvre mer, ciel et terre. Les mouvements s’emballent. Le pôle désordonné de la nature fait irruption et détruit tout sur son passage. Il y a donc cinq principes à prendre en compte dans la dynamique des phénomènes naturels : la stabilité de Gaia, la terre, la mobilité des airs, l’ondoiement de Thalassa, et, face à ces trois permanences, le désordre du Pontos causé par les puissances chtoniennes. Nous ne sommes donc pas dans une logique de bipolarité, mais de diversité (stabilité, mobilité, ondoiement, désordre). Dans l’univers bariolé odysséen, les pôles opposés de stabilité et de mouvement, habituellement, cohabitent. Si l’enracinement est impossible sur l’étendue marine, l’ancrage, la stabilisation temporaire l’est. L’aiolos et l’empedos (le solide, l’enraciné) sont des contraires, des opposés complémentaires. Les îles sont des terres de repos pour le navigateur. De même, si on se laisse emporter par l’ondoiement d’un cours d’eau, il est possible, sur terre, de glisser. D’ailleurs, pour les Grecs de l’époque archaïque, l’Océan et les fleuves sont reliés souterrainement, ils communiquent, l’ondoiement du flot marin est le même que celui des eaux douces. Poséidon initie le mouvement, et, en tant que maître des profondeurs marines et terrestres, il assure le passage de l’eau, de l’Océan aux fleuves, puis il laisse à la part féminine des éléments liquides, aux nymphes, figures des sources, le soin de rendre ce mouvement permanent (empedon)18. Pour que la source jaillisse, il faut qu’une entaille, une béance soit ouverte dans la terre, cet exercice bienveillant pour les mortels revient à la puissance chtonienne de Poséidon. Grâce à l’Ebranleur du sol et aux nymphes, l’ondoiement passe de la mer aux fleuves et aux rivières. Le pouvoir de Poséidon est totalement ambivalent, pourvoyeur de ressources vitales, il peut aussi créer le désordre, déchaîner les flots, faire trembler la terre, provoquer l’éruption volcanique.

24Au déchaînement, à la violence irrationnelle chtonienne de Poséidon et de Pontos s’oppose l’ondoiement, le glissement, le mouvement souple, sans heurts, de Thalassa. L’ondoiement, le mouvement régulier des flots, n’est pas la tempête, il est un principe féminin de permanence. Il caractérise l’élément marin dans sa normalité et sa stabilité. Poséidon, en tant que principe masculin, provoque, par un brusque jaillissement, le phénomène d’ondoiement, mais sa permanence, sa stabilité pourrait-on dire, n’est pas de son ressort, elle appartient sur mer à Aiolos (Eole), le solide Maître des vents, dont l’action sur le rythme et la hauteur des vagues est évidente, et sur terre aux nymphes qui, par les sources qu’elles contrôlent, alimentent les cours d’eau. Nous avons donc d’un côté Poséidon qui, lorsqu’il intervient, brise le mouvement régulier d’ondoiement et de mouvement permettant au navire d’avancer, crée la furie du flot et fait perdre l’équilibre, de l’autre la bienveillance des éléments et des phénomènes naturels, représentée, dans le domaine des eaux calmes, par les nymphes, et dans le pontos par Eole et les « Vieux de la Mer ». D’une façon générale, on note dans l’organisation symbolique du monde archaïque une tendance à la complémentarité des contraires, les pôles de violence sont adoucis par des pôles de douceur, il en est ainsi pour l’univers marin : à la violence des mouvements de Poséidon répond la douceur de ceux d’Eole et des Océanides, les filles d’Okéanos.  

25Dans ces mouvements de génération, n’oublions pas non plus la place essentielle d’Okéanos. Tel un fleuve (potamos), il entoure le disque qu’est la terre. On lui doit un culte, à l’instar de celui rendu aux puissances aquatiques. Okéanos, puissance primordiale, est l’aîné des Titans, il est le père des fleuves. Il est caractérisé par ses courants (Odyssée, XI, 13), par le fait qu’il est un moyen de locomotion (639). Là encore la subtile fluidité par laquelle il est perçu, le rapproche de l’idée de vivant. C’est par le cours de son écoulement que le principe du vivant se déplace. L’eau des fleuves apporte la fertilité, d’où le culte que lui rend la jeunesse.  

26En Eole (Aiolos) se trouvent tous les aspects logiques que nous avons cités jusqu’ici. Ulysse passe un certain temps sur son île. Elle est décrite comme flottante, perpétuellement en mouvement (XI, 1-4). Au départ d’Ulysse, Eole, dans un outre, « coud les airs des vents impétueux », il fait prisonniers les vents contraires, ceux qui, se querellant, amènent l’indistinction et la tempête (X, 17-26). Eole agit sur les mouvements, il excite ou retient les vents. Une bonne navigation ou un vol réussi nécessite d’avoir Eole de son côté.

27Le pilote, qu’il soit d’un navire ou d’un engin volant, comme Icare et Dédale, s’appuie sur les courants d’air et tente de garder un certain équilibre. Répétons-le : l’aiolomètis n’est pas seulement une aptitude à l’exécution rapide d’un mouvement, en tant que savoir technique, elle est aussi un art de l’utilisation des courants. Le vent non seulement s’engouffre dans les voiles ou les ailes, mais il rythme également la cadence des flots.

Une pensée pratique du mouvement

28L’alliance de la subtilité et de la fluidité pourrait être une définition de l’aiolomètis. Elleest l’instrument permettant d’intervenir sur le rythme du temps. Elle freine le mouvement trop rapide, accélère celui qui est trop lent, et débloque les situations, apportant un surplus de fluidité. Elle met de la fixité là où il y a trop de mouvement et du mouvement là où les choses sont bloquées. La logique de l’aiolomètis repose sur le balancement, le rythme ondoyant des disparitions/apparitions, voilements/dévoilements, repos/mouvements, elle structure des réalités fuyantes.

29Aiolos ne qualifie donc pas le mouvement permanent et encore moins l’agitation, mais l’habileté au changement. Dans l’efficace du mouvement, l’immobilité a sa place, l’important étant de ne jamais basculer dans l’immuabilité du mouvement ou du repos, c’est-à-dire dans l’indistinction. Le mouvement aiolos renvoie à l’idée de balancement entre des polarités et des logiques qui peuvent paraître opposées et contraires, ainsi le repos et le mouvement, le masculin et le féminin.

30Proche de poikilos, adjectif également abondamment utilisé par Homère, la sémantique foisonnante d’aiolos laisse penser que l’expression du mouvement est un sujet qui préoccupe particulièrement la tradition homérique. Associant le vivant avec le changeant, la logique de cette pensée est difficilement cernable si l’on fait fi de l’environnement marin traversé par Ulysse. Ce dernier est un maître du mouvement physique et intellectuel, son habile esprit s’inspire de son expérience du monde aquatique, à savoir un contact avec un univers gouverné par une ondoyante fluidité. Il nous semble donc que le registre de la souplesse, de la fluidité caractérise mieux la pensée homérique du mouvement que celui de la rapidité. Qui dit fluidité, dit aussi porosité, l’atmosphère brumeuse, liquide propice aux altérations visuelles et corporelles, rend flou les zones de contact. L’aiôn s’échappe du corps du défunt, mais dans le cas d’un traitement thérapeutique il peut être aussi introduit à travers les pores de la peau.

31Le fait d’être aiolomètis, de posséder une intelligence du mouvement, permet de se glisser à travers les mailles des filets des adversaires, de devenir insaisissable. Basée sur une conception kaïrique de la temporalité, l’aiolomètis confère une habileté à renverser les tendances, à infléchir les mouvements, à tenter des coups mobilisant un minimum de moyens pour un maximum d’effets19. La recherche d’insaisissabilité en œuvre dans l’aiolomètis rend-elle cette notion conceptuellement insaisissable ? Nous avons tenté d’apporter des éléments de contradiction à cette hypothèse. Si l’on élargit le champ de la réflexion, force est cependant de constater, avec Detienne et Vernant, que la logique positivo-philosophique de non contradiction qui s’élabore à l’époque de la Grèce classique, cherchant à distinguer dans la confusion du langage et de la pensée des éléments de stabilité, n’est pas la mieux armée pour exploiter la potentialité de l’aiolomètis. Mais cela ne condamne pas pour autant les expressions homériques du mouvement à rester cantonnées dans un en-deçà de la pensée. Nous voyons plutôt se mettre en place avec cette réflexion autour de l’aiolos une sorte de préoccupation intellectuelle pour ce qui relève d’un mode d’agir efficace. Nous n’avons certes pas affaire à une pensée spéculative, mais à une logique de l’efficacité que l’on oserait appeler d’un terme tout à fait anachronique pour l’époque : pragmatique. Le mouvement est sujet d’étude non pas en soi, mais parce qu’il produit des effets qui sont autant de sources et de raisons d’étonnement.

32François DINGREMONT

33(EPHE, Paris)

34Bibliographie

35De Certeau, Michel, L’invention du quotidien. T. I, Arts de faire, Paris, Union Générale d’Editions, 1980

36Detienne, Marcel, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspéro, 1967

37Detienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, La mètis des Grecs. Paris, Flammarion, 1974

38Dingremont, François, « Homère, le génie du paganisme et les philosophes. Un conflit des sagesses », L’Homme, n° 201, Paris, Ed. de l’EHESS, 2012, p. 55-84

39 _______, « La subtilité du phoque, retour sur l’avantage de posséder une nature équivoque dans la Grèce archaïque », Les Cahiers d’anthropologie sociale, n° 9, Paris, L’Herne, 2013

40Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, Traduction de C. Vial, Paris, Les Belles Lettres, 1975

41Frontisi-Ducroux, Françoise, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1975

42Hymnes homériques, Traduction de J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1936

43Nagy, Gregory, Homeric Questions, Austin, University of Texas Press, 1996

44_______, Homeric Responses, Austin, University of Texas Press, 2003

45Onians, Richard Broxton, Les Origines de la pensée européenne, Traduit par B. Cassin, A. Debru, M. Narcy, Paris, Editions du Seuil, 1999

46Rudhardt, Jean, Le thème de l’eau primordiale dans la mythologie grecque, Berne, Ed. Francke, 1971

47Sissa, Julia et Detienne, Marcel, La vie quotidienne des Dieux grecs, Paris, Hachette, 1987

48Xénophane de Colophon,Fragments, in Luc Brisson, Introduction à une philosophie du mythe. T. I, Sauver les mythes, Paris, Vrin, 1996