Colloques en ligne

Delphine Vernozy

Le Jour, un livret de ballet de Jules Supervielle

1Le Jour demeure un texte méconnu de Jules Supervielle, et, semble-t-il, son unique livret de ballet. L’œuvre fut d’abord donnée dans une version de concert avec chants, le 13 décembre 1931, sur une musique de Maurice Jaubert1. Cette représentation a été suivie tardivement d’une version chorégraphique, signée par Serge Lifar pour l’Opéra de Paris et montée pour la première fois le 23 juin 19432.

2Le livret de Supervielle adopte une forme remarquable en entremêlant discours didascalique et texte à chanter. Cette dimension lyrique renforce le statut théâtral du texte qui n’est plus seulement une trame narrative destinée à être intégralement transposée en mouvements dansés, comme c’est plus souvent le cas pour les livrets de ballet. Supervielle se lance d’ailleurs dans ce projet au moment même où il commence à écrire pour le théâtre3. En effet, en 1930, on donne de lui une première pièce, une farce intitulée Adam et qui deviendra en 1938 La Première famille,interprétée par les Pitoëff. Ses pièces suivantes (citons La Belle au bois, Bolivar, Le Voleur d’enfants, Robinson) intéresseront aussi Louis Jouvet ou Jean-Louis Barrault. Il s’agit de comédies, de féerie pour l’une des versions de La Belle au bois, ou encore de mimo-farce pour Les Suites d’une course. Que Supervielle prenne sa prose ou sa poésie comme point de départ, on observe que son théâtre est souvent le fruit d’une réécriture. Et ceci vaut aussi pour son ballet. Le Jour serait une version à peine remaniée de la version manuscrite d’un poème intitulé « Haut Ciel » publié dans le recueil Gravitations. De fait, « Haut Ciel » ressemble beaucoup plus au Jour qu’au poème qui porte ce titre dans Gravitations. Du poème manuscrit au poème publié, seul le titre et les quatre premiers vers ont été conservés4 : « S’ouvre le ciel touffu du milieu de la nuit/Qui roule du silence/Défendant aux étoiles de pousser un seul cri/Dans le vertige de leur éternelle naissance5. » Michel Collot, qui a publié cette version manuscrite, souligne l’impossibilité de dater le document. S’agit-il d’une version du poème de Gravitations que Supervielle n’aurait pas gardée mais qu’il aurait ensuite reprise en 1931, ou bien le texte a-t-il été écrit spécialement pour la scène, à partir de fragments de Gravitations ? Selon Michel Collot, nous ne pouvons pas trancher. La première hypothèse a pour elle la proximité thématique du poème manuscrit et du recueil qui, tous deux, traitent de la question des origines6.

3Revenons au livret du Jour avec un premier constat : sa création chorégraphique a laissé relativement peu de traces. Cela n’a en soi rien d’exceptionnel pour un ballet lambda mais, ici, la notoriété des créateurs aurait pu laisser espérer davantage. Malheureusement, à ce jour, je n’ai retrouvé aucune photo, encore moins de vidéo, et aucun programme un tant soit peu détaillé. Il n’existe pas d’autres témoignages d’interprètes que celui de Serge Lifar lui-même qui dansait dans son propre ballet. Le ballet n’étant pas entré au répertoire de l’Opéra de Paris et ayant été dansé dix fois en un an, il y a de toute façon peu de gens qui ont eu l’occasion de le voir et d’en parler. Ultime lacune : Supervielle et Jaubert n’ont pas pu assister à la représentation. Maurice Jaubert mourut en 1940 au front, et la création de son ballet se fit sans lui. Quant à Supervielle, en 1943, il était en Uruguay.

4Malgré tout, à partir des quelques archives qui nous sont parvenues, il est possible de creuser des hypothèses concernant la création scénique de ce texte et d’essayer de le replacer dans l’histoire des relations entre la littérature et la danse au xxe siècle. Je m’attarderai ainsi sur la collaboration de Supervielle avec le chorégraphe et le compositeur du ballet, pour m’intéresser ensuite au livret proprement dit et à sa réalisation en spectacle. Ce sera finalement l’occasion d’esquisser une réflexion sur les rapports entre danse et poésie au xxe siècle.

Le contexte de création du ballet

La collaboration écrivain/chorégraphe : Jules Supervielle et Serge Lifar

5Si l’on sait donc peu de choses sur la représentation et sur sa réception, qu’en est‑il du travail de collaboration entre les différents créateurs ? Supervielle semble s’être peu exprimé sur cette attirance, peut-être ponctuelle, pour l’univers du ballet, et sur cette expérience, pour le coup sans doute unique, d’écriture pour la danse. Maurice Jaubert ne s’est guère montré plus bavard. Ajoutons à cela que le chorégraphe Serge Lifar se contente de mentionner très rapidement ce ballet dans Ma Vie, son écrit autobiographique. Il vient alors de raconter qu’il a refusé de chorégraphier deux livrets de ballet (l’un était de Valéry, l’autre de Céline7, excusez du peu !), sous prétexte que ces deux livrets n’étaient que des réécritures de la Giselle de Théophile Gautier. Or, voici comment il s’en explique :

6Mes projets allaient dans une tout autre direction : je m’attachais alors à monter un ballet d’un musicien mort à la guerre : Le Jour, de Joubert [sic], tombé en 1940. Je réussis à en obtenir l’autorisation, à faire même figurer sur l’affiche la mention “mort pour la France” qui accompagnait le nom du musicien. […] Jacques Rouché8 la fit pourtant supprimer par prudence. La femme du musicien, plus tard de la Résistance, en garda toujours rancune au directeur de l’Opéra. Telle était la politique artistique de ces années9!

7Il est tout de même remarquable que Lifar évoque ce ballet sans même citer Supervielle. Monter ce ballet serait donc, si on l’en croit, sa décision à lui. Le poète, l’ami de Maurice Jaubert, ne serait pas intervenu. On peut également supposer que le choix de monter Le Jour est avant tout politique, lié à la mort récente et glorieuse de Maurice Jaubert. Serge Lifar présente en effet son projet comme une commande visant à célébrer la disparition du compositeur : « Pour rendre hommage à la mémoire de Maurice Jaubert, le Théâtre National de l’Opéra m’a chargé de la réalisation chorégraphique de l’une de ses œuvres, Le Jour, sur un livret de M. Jules Supervielle10. » À la différence de nombreux ballets du xxe siècle, ce ne serait donc pas sous les auspices de l’amitié que le poème de Supervielle fut porté à la scène.

8Sans qu’on puisse en déduire l’existence d’une amitié, il semble toutefois que le ballet fut dès le départ destiné à Lifar. C’est en tout cas ce que croit savoir A. Hoe :

9En 1931, Maurice Jaubert avait passé ses vacances avec Jules Supervielle, et la même année, Le Jour naissait de leur collaboration. Les auteurs destinaient leur œuvre à Serge Lifar et leur conception s’était sans cesse orientée en vue de cette destination11.

10Évidemment, la source de ce critique n’est pas connue. Le fait que Serge Lifar fut, avant Le Jour, le chorégraphe d’une œuvre scénique de Supervielle incite toutefois à accorder du crédit à cette anecdote. En 1936, Bolivar est en effet créée à la Comédie française par Émile Fabre et la pièce est accompagnée de ballets chorégraphiés par Serge Lifar sur une musique de Darius Milhaud12. Si dès 1931, Supervielle songeait à Lifar pour Le Jour et si leur collaboration se concrétise en 1936, on peut se demander pour quelle raison le ballet n’a pas été donné dans sa version chorégraphique dès 1931. Sur ce point, nous en sommes réduits à des suppositions. On sait par Lifar que l’Opéra était tenu de faire des économies pour la saison 1931-193213. Le chorégraphe écrit avoir ainsi renoncé à monter des créations, forcément plus coûteuses que des reprises. En tout cas, aucun élément ne vient étayer l’idée que le ballet a été abandonné pour cause de mésentente entre les collaborateurs ou avec la direction de l’Opéra. Pour autant, il semble impossible de prouver que nous sommes face à un cas de véritable collaboration entre un écrivain et un chorégraphe, comme ce fut le cas par exemple entre Jean Anouilh et Roland Petit après 1945, ou entre Jean Cocteau et Serge Lifar précisément, pour le ballet Phèdre en 1950. Nous n’avons en effet aucune trace d’un travail qui aurait réuni le chorégraphe et le poète, le spectacle et son livret semblent avoir eu une existence relativement indépendante.

La collaboration écrivain/musicien : Jules Supervielle et Maurice Jaubert

11Nous avons un peu plus d’éléments au sujet de la relation entre Jules Supervielle et Maurice Jaubert, et, surtout, la trace d’une profonde amitié qui remonterait aux années 1920. Une première création les rassemble quand, en 1928, est donné au concert Trois Sérénades. Maurice Jaubert a mis en musique trois poèmes, dont l’un de Supervielle. Il existe par ailleurs une correspondance entre les deux amis. Les seules lettres rendues publiques datent principalement de la Seconde Guerre mondiale, alors que Maurice Jaubert était au front. Il écrit travailler à mettre en musique d’autres poèmes de Supervielle14. Il s’agit de la section « Saisir » du Forçat innocent. Cette partition sera de fait écrite entre 1939 et 1940, et jouée en 1953. La lettre la plus ancienne que j’ai trouvée date de 1933 : Supervielle répond à son ami qui lui a demandé d’écrire un scénario pour le cinéma15. Les projets que Supervielle et Jaubert continuent à monter ensemble après 1931 laissent penser que leur amitié n’est pas en cause dans l’abandon du projet chorégraphique de 1931.

12Ces fragments de correspondance ne nous renseignent donc pas sur Le Jour dont la version concert, en 1933, a déjà été donnée. Selon François Porcile, c’est avec cette partition que Maurice Jaubert s’attaque à sa première grande œuvre symphonique16. Il ajoute : « c’est un poème chorégraphique dont Jules Supervielle a écrit spécialement pour lui l’argument17 ». On aimerait pouvoir soutenir cette affirmation par des preuves tangibles mais tout ce qu’il reste de ce concert, ce sont des articles de presse. La critique se montre partagée. On reproche notamment à Jaubert sa gaucherie. Et, pour certains, la beauté du texte de Supervielle dessert le compositeur : « le choix du sujet, la qualité du poème, entraîne le compositeur à la poursuite d’effets grandioses qu’il n’atteint jamais18 ». Ces articles de 1931 ou 1932 permettent au moins de s’assurer que dès le départ le texte fut pensé comme un livret de ballet et non comme un poème à mettre en musique. Les critiques, répétant sans doute l’expression du programme, parlent bien d’un « poème chorégraphique ». Rappelons que Maurice Ravel avait rangé sa Valse dans la même catégorie. Écrite pour les Ballets russes entre 1919 et 1920, la partition fut refusée par Diaghilev, qui, après l’avoir écoutée, la jugea indansable. Comme Le Jour, La Valse a ainsi d’abord été donné au concert, avant d’être de nouveau l’objet d’un projet chorégraphique, porté à la scène par les Ballets Ida Rubinstein en 1928. Le Jour fut-il à son tour jugé indansable en 1931 ? Sur la création de 1943, les avis seront pour le moins divergents :

13Ni les rythmes, ni le mouvement, ni l’expression, rien, dans cette musique ne s’approche d’une façon quelconque de la danse19.

14La musique de cette partition est foncièrement conçue pour la danse en ceci que les soubassements rythmiques sont nets et périodiques20.

Le livret de Supervielle

Du livret au spectacle

15Comme souvent avec les livrets de ballet, le texte est instable et on peine à désigner la version définitive. Le Jour est donc d’abord publié dans la partition musicale en 1942. Il existe également une version publiée dans la presse par le chorégraphe Serge Lifar, sous forme d’un texte en prose. Ce texte paraît en 1943 au moment de la création scénique. Enfin, la troisième version est celle du manuscrit mis au jour par Michel Collot.

16Ces trois états du livret présentent somme toute peu de variations. Je choisis ici de m’intéresser plus particulièrement à celui que l’on peut lire dans Comœdia. En effet, ce texte, bien qu’il transite par la plume de Serge Lifar, est probablement de la main de Supervielle, et on peut penser qu’il s’agit de l’argument que les spectateurs eurent sous les yeux dans le programme. « Ce livret est tellement beau, écrit Lifar, que je me dois de le reproduire ici » :

17Le ciel souffre du milieu de la nuit. Les planètes roulent dans le tourment et la noirceur. Une comète traverse alors l’étendue : « Je fuis ! Quelle est donc cette immense horreur qui me poursuit ? Je la sens dans mon dos. Si je me retournais, je coulerais à pic durant l’éternité. Mes cheveux brûlent. Ils ont brûlé mes yeux. Je ne suis qu’une aveugle qui flambe dans le ciel. Où trouverais-je un petit abri, moi qui sors de la tête incendiée de Dieu ? Où trouverais-je un petit abri, moi qu’il a chassée dans la nuit ? Je fuis. Quelle est donc cette immense horreur qui me poursuit ? » Mais les ténèbres se reforment partout et les étoiles essayent en vain de s’y opposer. La lune paraît. On s’étonne de voir que réellement elle est là. Les ténèbres se divisent et bleuissent. « Compagnes lointaines du ciel, puissiez-vous ne jamais savoir ce que c’est que d’être morte, morte de douceur dans le ciel et de tourner tout de même sans la moindre petite flamme, de tourner sans espoir, comme tourne dans sa tombe et se retourne une morte inconsolable. Mais la lumière est belle est pure ! Elle délivre des anges. Touchez mes bras qui sont glacés sous le givre sidéral. Je n’ai pas de chaleur assez pour changer un peu ma route. » La lune s’éloigne. Et les sphères désespèrent au fond des ténèbres plus denses que jamais.

18Mais sans qu’on sache comment cela s’est fait, le jour s’est mêlé à la nuit. Et les rivières luisent les premières. L’eau est la plus pressée de se montrer. Et voici les arbres qui se fient peu à peu à leurs branches et leurs branches à la lumière. Et voici les animaux dans l’ombre disparaissante. Le ciel s’interroge, immobile dans une attente circulaire. Le soleil fait un bond sur la scène et aussitôt pense que tout lui appartient.

19Mais dans une caverne encore très sombre d’où la nuit ne se retire que malgré elle – attention ! –, voilà l’homme qui bouge et regarde à droite et à gauche. « Enlevez-moi ces choses noirâtres qui traînent encore ça et là ! Et dans le ciel, je ne veux pas qu’il reste une seule étoile. Cette fois, jamais plus ce ne sera la nuit. La lumière aura raison une fois pour toutes. Et l’arbre sera toujours l’arbre avec toute sa couleur et ses moindres ramilles. La montagne aura toujours son épaisseur et ses sources vives. Et la lumière brillera comme aux premiers jours du monde. Et j’aurai vaincu le sommeil21. » 

20Confronter ce livret à la description que donne Lifar de sa chorégraphie s’impose, pour tenter de superposer mentalement le texte et sa transposition scénique :

21Chorégraphiquement parlant, le ballet commence par un long adage ; l’éclat et la pureté des étoiles se traduisent en larges arabesques, en attitudes, en parcours frémissants sur les pointes ; les bras des danseuses s’élèvent au ciel, comme autant de fils diaphanes reliant les deux mondes. L’arsenal académique, avec son spiritualisme, m’a paru le plus apte à traduire cette ronde d’étoiles : le corps de ballet s’unit et se désunit, se disperse comme une poussière sidérale. La danse de la comète, inquiète et dynamique, trace des zigzags sur ce fond de tutus ; la lune paraît à son tour, pâle, rêveuse, nocturne dansé lentement sur pointes, vision romantique et pure.

22 Le soleil fait un bond sur la scène, donnant l’éveil à une bande d’oiseaux et d’animaux qui dansent leur joie de retrouver la lumière… L’homme clame son bonheur de vivre et son adoration du soleil, auquel il s’unit dans une danse orgiaque…

23 Le tableau de la nature se développe et se complète ; un fleuve de danseurs sillonne le plateau, majestueux, calme, serein. Les ports de bras des danseurs sont nobles, ralentis. Tout à coup l’homme danse ; c’est un primitif ; sa danse échevelée fait penser aux danses nègres ; ses poses et ses pas contrastent brutalement avec la lenteur du fleuve. L’homme se penche et veut voir son reflet ; aussitôt la danse du fleuve épouse la sienne et les danseurs qui, jusque là évoluaient majestueusement, esquissent des mouvements de primitifs. L’homme se redresse et le fleuve redevient calme22.

24Lifar conclut sur le choix d’avoir mêlé la technique académique classique à des éléments de danse primitive. On est tenté de rapprocher sa démarche de celle de Blaise Cendrars, qui en 1923 imagina pour les Ballets suédois un « ballet nègre ». Sans aller aussi loin que Cendrars, Lifar réalise en quelque sorte sa Création du monde. N’oublions pas que c’est lui qui interprète l’homme dans le ballet. Quand on connaît la mégalomanie du chorégraphe, on ne peut qu’y voir une projection fantasmée de lui-même, le plaçant en tant qu'homme, mais aussi peut-être en tant que chorégraphe, aux origines du monde, aux origines de la danse.

25 Laissons à présent de côté la chorégraphie de Lifar que nous ne pouvons qu’imaginer, et revenons au texte de Supervielle pour nous demander ce qu’il nous dit de sa conception du ballet.

Le ballet selon Supervielle

26Notons que Supervielle imagine son livret à un moment où les écrivains sont moins nombreux à écrire pour la danse. Après la période faste des Ballets russes et suédois, les écrivains semblent en effet s’éloigner du ballet ou du moins ne plus trouver autant d’espaces de collaboration. C’est notamment l’époque où Céline tente de faire représenter ses livrets, en vain. C’est aussi le moment où certains écrivains, comme Valéry ou Gide créent des spectacles qui intègrent la danse mais prennent leur distance avec le genre du « ballet », préférant en l’occurrence le terme de « mélodrame », pour renvoyer à une forme hybride qui mêle la musique, le théâtre et la danse. Valéry est l’auteur de deux mélodrames, Amphion (créé en juin 1931, au moment donc où Supervielle et Jaubert conçoivent Le Jour) et Sémiramis (1934), et Gide du mélodrame intitulé Perséphone (1934). Pascal Lécroart souligne que le terme est alors « entendu dans son sens originel de texte déclamé soutenu par un accompagnement musical23 ». Valéry donne une définition plus précise, révélant son ambition de renouveler ce genre :

27J’ai donné à ce genre de spectacle le nom de mélodrame, usurpé depuis fort longtemps par de noires et cruelles productions, dont l’objet n’est que de serrer les cœurs et de faire venir les larmes. Mélodrame, c’est littéralement : action avec musique ; action en intime liaison avec le dessin et les impulsions d’une œuvre de musique24.

28Si Amphion n’est pas un désastre, ni un néant, je me laisserai peut-être tenter par ce genre vieux neuf, et ferai-je quelques autres antiquailleries avec mimes, danse, chant et orchestre. On peut régler ces diverses armes dans un esprit un peu différent de celui des ballets et des opéras. Ce serait de la rééducation mythologique25.

29Mais la déception semble grande. Valéry regrette qu’Amphion soit devenu un « ballet russe », alors qu’il l’avait conçu comme une « cérémonie religieuse26 ». S’il souhaite intégrer de la danse à son spectacle, et de fait Amphion et Sémiramis furent interprétés par les Ballets d’Ida Rubinstein, le texte d’Amphion n’en sera pas moins désigné comme un « livret de théâtre » dans la version publiée en 193127. Et dans une conférence prononcée en 1932, Valéry précisera bien que cet ouvrage n’est « ni un opéra, ni un ballet, ni un oratorio28. » Inclassable, c’est un ballet « dans lequel on trouve des pièces instrumentales, des pièces vocales et chorales, des séquences déclamées, chorégraphiées, mimées29. »

30Par sa dimension composite, Le Jour pourrait rappeler le mélodrame tel que le pense Valéry. La presse n’y fait pas allusion mais la proximité temporelle des textes incite au rapprochement. On pourrait ainsi faire l’hypothèse d’une influence de Valéry sur Supervielle. Notons toutefois que cette hybridation entre chant, danse et théâtre, a connu des précédents et s’est pratiquée dans le cadre même du ballet. Renard, interprété en 1922 par les Ballets russes, est ainsi présenté comme une « histoire burlesque et chantée30 ». Et aux antipodes d’une possible référence contemporaine au mélodrame, se tient aussi le ballet de cour auquel Jean Cocteau par exemple fait allusion : « La comète, les étoiles, la nuit et l’irruption du soleil composent la troupe de cette machine de théâtre où Louis XIV aurait trouvé son rôle31. » Le ballet de cour mêlait en effet lui aussi le chant ou la déclamation à la danse et se montrait friand de sujets allégoriques32.

31Quoi qu’il en soit, en choisissant d’intituler son livret « poème chorégraphique » et non « ballet », Supervielle met l’accent sur la littérarité de son livret. Il fait aussi le pari que la transposition de la poésie en danse est possible. Ce sous-titre rappelle certes l’œuvre de Ravel mais aussi le « poème plastique » qu’était L’Homme et son désir de Claudel, représenté en 1921 par la troupe des Ballets suédois.

Danse et poésie33 : alliance idéale, alliance impossible ?

32Quand le librettiste de ballet est un écrivain, il a souvent tendance à occuper le devant de la scène dans la presse. C’est le cas de Claudel au moment de la création de L’Homme et son désir34. Or, ce n’est pas ainsi que cela se passe avec Le Jour. Rappelons que la création de 1943 intervient après la mort de Maurice Jaubert au combat. De là résulte sans doute la tendance de certains articles à éclipser Supervielle, au point parfois de ne pas le citer. Le Petit Parisien, de façon un peu étonnante, évoque la poésie non pas du livret, comme on pourrait s’y attendre, mais de la musique. La partition de Maurice Jaubert est ainsi « d’une poésie prenante, qui nous semble aujourd’hui doublement attachante, émouvante35 ».

33Ce qui frappe à lire les critiques, c’est également que le passage du spectacle musical au spectacle chorégraphique semble dicté par les circonstances. Tout se passe comme si on oblitérait le fait que, depuis le départ, le texte est écrit pour la danse, qu’il s’agit d’un « poème chorégraphique ». Par contre, les critiques considèrent avec évidence que le livret de Supervielle est un poème. À partir de là, ils posent souvent le problème de la compatibilité entre poésie et danse :

34On se rend compte, à la lecture, que ce poème, s’il appelle la musique, n’était aucunement destiné au théâtre. Il réclame la forme symphonique. C’est une gageure d’en avoir cherché la représentation chorégraphique36.

35On lira aussi que « le livret, qui est une belle page de pure poésie due à M. Jules Supervielle, est un véritable défi à toute réalisation chorégraphique » ou encore que le livret est « obscur ». Notons que Supervielle n’est pas le premier poète-librettiste à essuyer de tels reproches. Si en 1921 la critique s’en prend peut-être davantage à la réalisation scénique de L’Homme et son désir qu’au livret de Paul Claudel, certaines voix s’élèvent pour dénoncer le caractère inintelligible du texte :

Avec une merveilleuse adresse les compositeur, poète, costumier et peintre-décorateur de ce « poème plastique » ont réuni la quintessence des idées les moins limpides et les plus nébuleuses. Malgré notre sincère bonne volonté, il nous eût été impossible – sans l’argument de M. Paul Claudel – de déchiffrer ce logogriphe ultra-symbolique […].37
C’est l’insignifiance même. Qu’on ne dise point que nous n’avons pas compris. M. Claudel explique sur le programme ce qu’il a voulu. Lisez attentivement. Il n’a rien voulu du tout38.

36Cette critique est tributaire d’une conception théâtrale de la danse, pour laquelle le livret doit être au service de l’action dansée et, de préférence, n’être chargé d’aucune valeur esthétique39. L’œuvre c’est le ballet, le livret ne doit pas la concurrencer et se doit uniquement d’être « dansable », transposable et transparent. Or par sa forme même, à la fois écrit pour la scène et poésie, le texte de Supervielle met en question le statut du livret de ballet. Ce faisant, il participe peut-être à l’élaboration d’un nouveau rapport entre danse et littérature, en germe tout au long du xxe siècle. Pour La Conjurationde René Char créé en 1948, la chorégraphe Françoise Adret parlera ainsi de « ballet-poème40 », insistant sur la difficulté du travail de transposition qui fut le sien –  rejoignant, même si c’est sur un versant positif, les critiques qui voient dans la poétisation du livret un obstacle à la chorégraphie. A contrario, deux décennies plus tard, le chorégraphe Dominique Dupuy, alors qu’il commente L’Homme et son désir de Claudel, n’envisage plus l’alliance de la danse et de la poésie comme une difficulté. Il attribue même à Claudel la réussite d’avoir écrit un vrai livret de ballet, c’est-à-dire non pas une « affabulation dramatique » mais une « proposition poétique », « une sorte de partition sur laquelle se greffent immédiatement, normalement et d’une façon absolument évidente les images chorégraphiques41 ». Le livret, bien plus qu’une charpente, apparaît alors comme un lieu de passage entre les images poétiques et les images scéniques.

37Mais là où Supervielle va peut-être encore plus loin, c’est en rendant co-présents le texte poétique et la danse. Le défi est alors grand pour le chorégraphe s’il veut que la danse ne devienne pas une simple illustration du poème chanté. C’est aussi une manière de montrer que la danse n’est plus dans l’ombre de la littérature, que le livret, c’est-à-dire le texte, la narration, n’est plus la béquille du ballet. La poésie des mots et celle des corps sont invitées à cohabiter dans un même espace scénique et à se fondre ainsi en une seule œuvre. Aujourd’hui, les créations contemporaines sont nombreuses, après avoir chassé le texte, après s’être affranchi du livret, à réintégrer du verbe sur scène, à en faire un élément du spectacle chorégraphique42. Dernièrement, dans une création du chorégraphe Emanuel Gat, un « poème de T.S. Elliot, Four Quartets, [se voit] recomposé et rimé en direct par […] les phrases chorégraphiques des deux interprètes qui se croisent, se répondent et s’entremêlent43. » Est à l’œuvre ici une tentative de transposition de la forme poétique elle-même par les corps, et une réappropriation du texte par les danseurs. Une autre étape a été franchie. Mais il me semble qu’un ballet comme celui de Supervielle, malgré l’oubli dans lequel il est tombé, allait déjà dans cette direction.