Colloques en ligne

Marion Simonin

Ne ressembler à personne, toucher tout le monde : Supervielle et ses amitiés littéraires

1Dans sa préface aux Œuvres poétiques complètes1 éditées en 1996 dans la collection de la Pléiade, Michel Collot choisit pour titre « Supervielle entre deux mondes ». Ce clivage explicite prend de multiples formes chez le poète, puisque Supervielle est ce « Hors-venu »2  qui oscille entre la vie et la mort, entre l’Europe et l’Amérique, entre le classicisme et la modernité, et qui tente de concilier ses opposés multiples en un équilibre toujours remis en question, car fait de tensions, comme le note, sobrement, le directeur de publication de ses Œuvrespoétiques :

Supervielle est partagé entre deux mondes, géographiques, métaphysiques et littéraires. Il convient donc de revoir nos catégories intellectuelles, de dépasser les clivages habituels, pour pénétrer plus avant dans cet entre-deux où réside sa poésie3.

2Notre communication mènera une réflexion sur les divers visages – réels et figurés – qu’ont pris les liens d’amitiés littéraires et artistiques entre Supervielle et les écrivains et artistes français d’une part, et uruguayens et plus largement hispano-américains d’autre part, permettant la mise en place pour Supervielle de sa voix propre, et inversement la reconnaissance et la promotion de jeunes artistes hispano-américains très tournés vers la France à l’époque, grâce aux ponts qu’il jette entre les deux continents. L’amitié se crée selon des modes variés, en fonction des personnes et du contexte : il y a les amis guides, ceux avec lesquels Supervielle compte pour affiner son écriture poétique et participer à la vie littéraire de son temps, les amis artistes avec lesquels une circularité et des échos se créent, et le destinataire du texte : nous ouvrirons en dernier lieu un questionnement sur  cette figure chez Supervielle, par une analyse des dédicataires amis, réels ou fictifs, qui deviennent dépositaires de l’écrit, et l’engagement que cela implique.

Les guides

Les amitiés lointaines

3Lors de ses débuts en poésie, Supervielle est fortement influencé dans son écriture par ses lectures et le style de ceux dont il a connu les écrits à l’école, ou qu’il découvre plus tard. Ainsi, Brumes du passé, dont le titre même indique la tonalité dominante, celle des émois de l’adolescent teintés d’une grisaille assez uniforme, présente des poèmes de facture très académique. En effet, Supervielle venait de découvrir avec enthousiasme les grands romantiques, pour lesquels il avait précisé son admiration débordante dans des notes manuscrites4. Il évoque Musset, Hugo, Lamartine, ainsi que les parnassiens comme Leconte de Lisle, Sully Prudhomme ou encore François Coppée. Il côtoya ce dernier, qui lui fit grande impression lors de leur première entrevue, où le très jeune poète qu’il était alors fut reçu et écouté dans la lecture d’un de ses poèmes5. Des cahiers où il avait consigné ses premiers poèmes d’inspirations disparates, le jeune Supervielle opère alors une sélection sévère, qui révèle l’élan portant alors son écriture : sa joie d’écrire est contrainte par sa volonté de ne laisser passer que des vers conformes aux modèles admirés. De ce fait, les poèmes du recueil sont écrits en vers réguliers, pour la plupart en alexandrins ou en octosyllabes, répartis en quatrains au mètre souvent figé. Par exemple, le poème intitulé « À Kruger »6 est proche du modèle hugolien, dont le poème « Canaris », dans Les Orientales, a été pris comme base d’écho.

4Les thèmes qui sont abordés dans Brumes du passé sont convenus, chargés de réminiscences romantiques et symbolistes, forme de reconnaissance du jeune poète à ses amis, ses aînés du siècle précédent. Il développe la fuite du temps, symbolisée par « La fumée »7 qui « monte et fuit insensiblement »8, et dont la mort est le corollaire. Le poème qui précède donne le ton du recueil et ouvre la voie de l’écriture supervillienne, qui prend ses assises sur la mort elle-même, au cœur de sa vie dès son départ : « À la mémoire de mes parents » rappelle dès l’entrée la tragédie multipliée sur laquelle se fonde sa destinée. Les souvenirs d’amour brisés9, la solitude, l’automne et la mélancolie qu’il engendre10 sont autant de thèmes qui le poursuivent plus qu’il ne les choisit : l’amitié naïve pour ses maîtres lointains l’empêche plus qu’elle ne lui permet de développer ses obsessions majeures, qui ici seulement affleurent, et continuent dans le recueil suivant, Comme des voiliers (1910), bien que celui-ci commence à opérer des passerelles avec la nature sud-américaine11. Dans ce second recueil, ce sont les accents amicaux de Verlaine que l’oreille perçoit. En effet, le rythme du vers, qui s’étire dans une binarité berçante, le voilage de l’aveu, notamment par la suspension du phrasé, et les scènes de rêverie foisonnent. Les amis parnassiens sont encore présents : on sent l’influence de Leconte de Lisle et de José-Maria de Heredia dans les poèmes descriptifs, comme ceux des sections « La pampa » et « Un peu de soleil ».

5Peu à peu, Supervielle intègre ses modèles et en fait de véritables amis des lointains, cherchant à se libérer de chaînes qui lui pèsent. Dès son troisième recueil, il reconnaît textuellement le poids des aînés, qui l’entrave, avec le poème « Le doute suit mes vers comme l’ombre ma plume »12, où il évoque Baudelaire et Villon et métaphorise les influences auxquelles il se sent assujetti par une « étrangère flamme ». Paul Fort, dans sa préface au recueil Poèmes, en 1919, résume les sources dont la poésie supervillienne afflue :

Dans ces Poèmes, [Supervielle] dérive de François Villon, de Montaigne […], de Ronsard, de La Fontaine, de Baudelaire et de Verlaine, enfin des symbolistes. Il est aussi en lui beaucoup de cet énigmatique et troublant Jules Laforgue. […] Comme lui, mais à sa propre manière, Jules Supervielle dit très simplement et avec une franchise dénuée de calcul tout ce qu’il éprouve13.

6Supervielle assimile progressivement la leçon des maîtres et les prend à son compte, élevant sa propre voix parmi ceux qu’il admire, devenant peu à peu le « poète d’anthologie » qu’il pensait être à la fin de sa vie. À ce titre, le poème en prose « Ma dernière métamorphose » est exemplaire. Sophie Fischbach, dans le numéro 2 de la revue Gravitations, signale dans son analyse une proximité de perception avec Lautréamont, dans l’utilisation du double adjectival « affreux, répugnant », souhaités par le poète. En outre, sa faculté de remémoration du vers mallarméen le sauve en quelque sorte de sa propre violence, qui le conduirait à sa perdition, dans la « dernière métamorphose » dont l’achèvement est différé, puisqu’il conclut ainsi : « Ma métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu’en ses profondeurs et tournait au chef-d’œuvre, lorsque j’entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans ma tête dure et cornée. Décidément, tout était à recommencer14. ». Ainsi les amis lointains, s’ils envahissent par leurs échos amplifiés dans les débuts poétiques, deviennent vers la fin, par renversement, des garde-fous contre une violence qui pourrait se débrider, au péril de la raison du poète.

7Supervielle lui-même, à sa disparition, devient un ami-guide lointain pour les générations de poètes qui l’ont côtoyé ou qui le lisent. Ces derniers y trouvent inspiration pour leur écriture, qui devient à son tour écho de la poésie supervillienne. Ainsi, le jeune Robert Lhoro (plus connu sous son pseudonyme de poète, Lionel Ray), dans l’article qu’il écrit dans le numéro d’hommage à Supervielle paru en octobre 1960 suite à sa disparition15 rappelle une matinée passée avec le maître Supervielle, durant laquelle il lui avait lu quelques-uns de ses poèmes. Il se souvient de l’indulgence de l’aîné pour le débutant qu’il était et de l’enthousiasme avec lequel celui-ci avait lu les poèmes qu’il lui avait soumis à haute voix. Pour Supervielle, les critères académiques comptaient peu face à la bonne foi dont Lhoro témoignait. Jean Tardieu lui rend hommage aussi : si Supervielle lui avait dédicacé un volume des Amis inconnus en 1934, où il signe « son admirateur et ami », Tardieu considérera Supervielle comme un « aîné fraternel »16 et lui dédie un poème, « Supervielle dans le gave d’autrefois », paru ensuite dans Formeries en 1960, dans lequel transparaît le carrefour paradoxal où se situe la voix du poète disparu, révélatrice de distances tout en se logeant dans les plus intimes profondeurs du lecteur :

et si d’un mot à un autre mot tout simples
il y a soudain tant de mélodie et tant de distance
c’est parce que s’insinue en lui en nous dans notre bon sens quotidien
la tentation de la folie, la douce clairvoyance la lumineuse folie
qui donne enfin un sens à tant de confusion […]

La stimulation des échanges entre artistes

Les éclaireurs-conseillers

8La voix de Supervielle est celle d’un « hors-venu » ; elle ne peut donc être que « [h]ors courant », comme la qualifie Lionel Ray dans un article de la revue Europe  de 995. Elle doit pourtant se faire une place dans le monde littéraire, pour être reconnue dans sa singularité. Il est une « voix ‘’qui n’est pas d’ici’’, famili[ère] des distances interstellaires qui sont en nous et hors de nous », pour reprendre, là encore, les propos de Lionel Ray17. Pour ce faire, les premières reconnaissances amicales dont il bénéficie, celle de Paul Fort dans sa préface élogieuse de Poèmes par exemple, ou le soutien essentiel de Gide, qui l’intronise dans le cercle privilégié des écrivains de La Nouvelle revue française après avoir remarqué ses textes, lui sont favorables. « L’esprit NRF », engagé et familial, permet à Supervielle de travailler sous l’égide d’écrivains reconnus et influents : Valéry Larbaud devient son premier maître et son conseiller pendant plus d’une décennie, et c’est sous son œil attentif et bienveillant qu’il travaille Gravitations. Jean Paulhan, directeur de la revue, avec lequel l’amitié se consolide dans le temps, devient son conseiller principal à partir de son roman LeSurvivant (1929). Les échanges qu’il a avec lui et d’autres, comme Étiemble, sont fructueux, et l’obligent à opérer une véritable réflexion sur son art, le rythme de ses vers, l’élaboration des images, car ses amis, s’ils s’extasient lorsqu’ils apprécient ses poèmes, n’hésitent pas à lui signaler la maladresse de l’expression ou la médiocrité de certains écrits. Les écrivains cherchent, mutuellement, à faire évoluer leurs écritures. Comme le précisait Florence Davaille dans le n° 34 de la revue Épistolaire (2008), il s’agit bien d’un « processus partagé » entre amis véritables plus que de prescriptions d’écriture. Supervielle est très content de ces échanges et tombe souvent d’accord avec les commentaires de ses amis, qui élèvent une voix presque unanime pour dire que son théâtre est de bien moindre qualité que ses poèmes. Paulhan écrira une note patente à ce sujet à un ami commun, André Lhote : « cette manie de transformer toutes les pièces en opéra, en ballet, en opéra-bouffe, est ridicule18. »

L’effervescence autour de La nouvelle revue française

9À partir de 1928, Port-Cros devient une sorte de centre littéraire estival, suite à la villégiature de Paulhan et des Supervielle dans le secteur cette année-là, où ils reçoivent de nombreux amis de la revue. Les idées fusent lors de ces périodes, et les échanges épistolaires entre les membres témoignent des liens amicaux qui se tissent au fil de l’histoire de la revue. Ceux-ci ouvrent la voie de la création d’une nouvelle littérature : la collaboration entre auteurs, l’échange de textes et d’idées dessine peu à peu l’invention d’une véritable culture estampillée N.R.F. Les écrivains échangent sur ce qui se publie. Ainsi, Paulhan demande son avis à Supervielle au sujet du Mur de Sartre dans une de ses lettres, et s’enthousiasme sur « Prière à l’inconnu » parue dans La nouvelle revue française en 1937 : « Tout le monde est fou de ton poème19», mais lui fait part aussi de ses difficultés à écrire Les Fleurs de Tarbes deux mois plus tard. Si l’esprit NRF est bienveillant, l’amitié est aussi faite de tensions. Par exemple, Paulhan reproche ouvertement à Supervielle son théâtre, qui ne le porte guère loin :

Peut-être y a-t-il dans une pièce quelque chose comme le souffle, l’élan. Le tien ne te porterait pas beaucoup plus loin qu’un second acte20

Les lectures mutuelles : l’amitié de Jules Supervielle et de Don Alfonso Reyes

10Je voudrais évoquer l’amitié particulière, de toute une vie, qui lia ces deux écrivains tous deux rattachés à l’Amérique latine (« Julio » est considéré, en Uruguay, comme un écrivain uruguayen qui s’exprime en français) et d’une importance éminente sur le plan personnel et scriptural pour Supervielle, car elle lui permit, outre le fait de réfléchir sur un plan intellectuel à propos du façonnement de ses vers, d’entendre les inflexions de sa voix par sa propre voix qui lisait les poèmes à l’ami.

11Reyes et Supervielle font connaissance en 1913, dans le petit cercle d’intellectuels sud-américains et d’étudiants spécialistes de l’espagnol formé autour du Professeur Martinenche, lequel avait fondé le Groupement des Universités et Grandes Écoles de France pour les rapports avec l’Amérique latine et créé une Bibliothèque américaine avec un Bulletin, afin de resserrer les liens entre la France et ce continent. Alfonso Reyes, second secrétaire de la légation mexicaine, se joint à ce groupe cette année-là. Il repère vite Supervielle, dont il avait lu les fragments de thèse publiés entre 1910 et 1912 dans le Bulletin. Si Supervielle avait entamé des recherches sur « le sentiment de la nature dans la poésie hispano-américaine », qu’il n’achèvera pas, Reyes avait traité du « Paysage dans la poésie mexicaine du XIXe siècle »21. La connivence littéraire et personnelle est alors évidente : une même attention portée à la nature et aux lettres du Nouveau Continent rapproche les deux jeunes gens, d’autant plus qu’elle relève d’une attitude assez nouvelle à l’époque, où les écrivains hispano-américains se préoccupaient plus de décrire l’exotisme de leurs séjours parisiens que de célébrer la beauté originale de leur pays.

12En décembre 1924, Reyes est nommé ministre du Mexique à Paris. En 1925 et 1926, la fréquentation quotidienne des deux écrivains plaît à Supervielle, car il y trouve l’approbation de son écriture dans un cœur ami. Reyes écrit dans son Journal (Diario) :

Supervielle […] est enchanté de vivre près de moi pour me montrer petit à petit ce qu’il écrit, habitude qui lui fait du bien, et qui est très agréable22.

13Il y a donc, dans cette proximité physique et presque métaphysique, un bénéfice réciproque, puisque chacun se voit comme dans un miroir dans le regard et l’oreille de l’autre. Reyes précise : « C’était un véritable besoin, pour Supervielle, de lire, de sa voix sourde, à une oreille amie, les poèmes griffonnés sur des bouts de papier qui encombraient ses poches. » Plus tard, revenu à Mexico, Reyes évoque ces lectures, dans un petit bar de la rue du Faubourg Saint-Honoré :

Jules Supervielle et moi, à Paris, vers 1925, nous passions nos après-midi à l’Adêga do Porto à nous réciter l’un à l’autre nos vers, épreuve qui ne résiste qu’à la vraie cordialité23

14Le dernier terme employé est à entendre avec la remotivation de son sens étymologique : cette véritable amitié est un rapprochement de cœurs attentifs aux mêmes battements de vie. Reyes repart de l’autre côté de l’Atlantique en 1926. Les deux amis ne cesseront de correspondre, Reyes envoyant à Supervielle avec fidélité chaque ouvrage qu’il publie. En juillet 1953, Supervielle adresse des compliments élogieux sur la nouvelle publication de Reyes, en des lignes qui pourraient lui échoir :

Vous vous êtes illustré dans les vers comme dans la prose. Vos livres sont particulièrement amicaux…. C’est le règne de l’exquise complicité d’auteur et de lecteur, livres d’humanités (avec ou sans s), livres qui ne pouvaient être que de vous mais tout de même rattachés à l’homme par ce qu’il y a de divin en chacun de nous, que vous savez susciter ou ressusciter, livres où le cœur est lui aussi très inventif, livres de tout l’homme et pas seulement de vos idées et de vos trouvailles intellectuelles. Que c’est beau quand la Méditerranée et le golfe du Yucatan ne font qu’un24.

15Dans de nombreuses lettres, Supervielle fait part à Reyes de l’amitié qu’il a sentie à la lecture de ses œuvres : l’amitié qui circule entre ces deux âmes d’écrivain vont jusqu’à se transposer dans leurs écrits, pour se distiller ensuite dans les cœurs.

16Par ailleurs, Supervielle, en faisant œuvre de traducteur, passe de technicien du vers au statut d’artiste à part entière : dans l’acte de traduction, « Mettant ses pas dans ceux du poète, guidé par la sympathie, l’amitié, la déférence ou l’admiration, il parvient à revivre l’émotion créatrice, ‘’l’impulsion lyrique’’, selon l’expression d’Alfonso Reyes. » Il crée alors un authentique poème, dans l’autre langue, qui est à la fois même et autre : « Seul un poète peut traduire un autre poète25… »

17Parallèlement, Supervielle entretient des relations étroites avec les artistes de son époque, notamment les peintres, de part et d’autre de l’océan. Ce sont des amitiés de grand respect mutuel, qui aboutissent parfois à des collaborations : une illustration pour un recueil, ou un poème comme démonstration de cette amitié respectueuse.

Les amitiés artistiques

L’amitié avec les artistes

18Amitié avec Fenosa

19Le sculpteur catalan Fenosa fait sa première exposition parisienne en 1924, galerie Percier26. Max Jacob préface le catalogue publié à cette occasion et Supervielle acquiert une des sculptures. Trois ans plus tard, Fenosa sculpte le buste de Pilar, et Supervielle lui dédie un poème que l’on retrouve dans Oublieuse mémoire, « À un sculpteur » C’est cette même année 1948 que Fenosa érige le buste du poète. Le titre du poème est passé d’une ébauche intitulée « Le Sculpteur » à celui qui comporte un article indéfini : à l’article défini à valeur d’unicité se substitue le déterminant à valeur de particularité, qui vient témoigner de l’admiration que Supervielle éprouvait pour l’art de Fenosa, et que renforcent et entérinent la dédicace et l’apparition du nom au dernier vers.

20Les deux artistes se rejoignent dans leur rapport aux choses et au monde, qu’ils transposent avec une délicatesse aérienne dans leurs œuvres : aux anges de Fenosa répond le « cimetière aérien, céleste poussière »27 de Supervielle. Un commentaire du Catalogue de l’exposition « Jules Supervielle : poète intime et légendaire »28 précise que « Supervielle avait en commun » avec Fenosa « une extrême finesse de sensibilité » et « le même sens de l’immensité de l’espace qui aspire les êtres et les choses dans un grand tournoiement et les confond dans un rayonnement universel29 ».

21Amitié avec des peintres et des photographes

22Plusieurs peintres, amis de Supervielle, illustrent certaines de ses œuvres, témoignant d’une collaboration amicale entre artistes. Pierre Roy, proche des surréalistes, réalise des dessins pour L’Enfant de la haute mer, et la photographe Yvonne Chevalier illustre l’ouvrage de Claude Roy sur Jules Supervielle paru en 1953, dans lequel apparaissent plusieurs portraits du poète et des dessins.

23La personne même de Supervielle fascinait : il incarnait ce « hors-venu » qui occupe une place singulière, autant par ses écrits que par sa silhouette qui se détache toujours dans un groupe. Les qualificatifs abondent à propos de cette étrange stature, figure sortie de la page de « l’albatros baudelairien ». Son ami Alfonso Reyes disait l’admirer « pour sa grande bravoure et pour sa haute taille » – il fait ici référence à Hugo – et le qualifie de « girafe de la poésie française, de Tour Eiffel en marche, une Tour Eiffel en vacances »30 à ses côtés (lui était plutôt petit). Marie-Laure de Folin, petite-fille du poète, résume avec justesse ce que Supervielle renvoyait comme image lorsqu’on le regardait :

Il était grand, haut personnage penché, comme embarrassé de lui-même, maigre et charmant. Son sourire, ses yeux, le bleu très vif de ses yeux qui voyaient tout mais ne s’attardaient pas, ne voulaient s’attarder plus que nécessaire, se détournaient donc31.

24Et il est vrai que sur la plupart des photographies, Supervielle regarde vers un ailleurs insaisissable, sondant l’espace et le temps avec un naturel qui désarçonne, car il interdit de penser à de la désinvolture. Les artistes sculpteurs, photographes ou peintres, peut-être grâce à la complicité qu’ils avaient avec lui, ont su capter cette image de « poète cosmique » par leur art.

Mises au point théâtrales et traductions

25Supervielle correspond abondamment avec les directeurs de théâtre de son époque, qui créent ses pièces ou ses contes (par exemple, Les Suites d’une course est montée en 1950 au théâtre Marigny par la compagnie Renaud-Barrault), et intervient parfois pour rectifier une mise en scène qui ne convient pas à un théâtre qu’il juge poétique. En atteste une « Lettre à Émile Fabre », lettre autographe signée à Émile Fabre et conservée à la bibliothèque d’Oloron-Sainte-Marie (datée du 12 février 1936), où l’écrivain s’adresse à Fabre par rapport à la mise en scène de sa piève Bolivar, et lui fait quelques suggestions de poète : il pense que trop d’actions ou de mouvements de cruauté nuiraient au texte, et signale qu’il a fait acte de poète dans cette pièce de théâtre.

26Dans le domaine de la traduction, les poètes se traduisent entre eux, et nombre de poètes l’ont fait pour Supervielle en espagnol, dont Pedro Leandro Ipuche, poète uruguayen. Supervielle lui-même, même s’il n’était pas à l’aise ni n’appréciait ce travail de critique et de traducteur, s’y était adonné au sein de La NRF : en faisant œuvre de traducteur, il passe alors de technicien du vers au statut d’artiste à part entière. En effet, dans l’acte de traduction, « Mettant ses pas dans ceux du poète, guidé par la sympathie, l’amitié, la déférence ou l’admiration, il parvient à revivre l’émotion créatrice, ‘’l’impulsion lyrique’’, selon l’expression d’Alfonso Reyes32. » Il crée alors un authentique poème, dans l’autre langue, qui est à la fois même et autre. « Seul un poète peut traduire un autre poète33 », car il sent et ressent comme lui, et parfois mieux que lui, donnant naissance par la traduction au même poème et à un autre poème.

Analogies

27Supervielle accueille Michaux lors de sa venue en France en 1925. Ces deux artistes sont liés par une amitié essentielle, et ce qui les relie se trouve particulièrement dans le rapport qu’ils ont au corps. On peut parler chez certains écrivains d’événement corporel34. Chez Supervielle, la perte de l’événemential, de l’événement originel de la naissance, lui fait prendre conscience que la mémoire ne peut être qu’oublieuse et que le poète ne peut qu’écrire sur un objet qui est hors sens. Chez Supervielle comme chez Michaux, la maladie, la faiblesse physique et la mort sont très présentes, dès le début de leurs productions poétiques. Leur poésie, comme toute poésie, est une quête de la profondeur cachée sous la surface des mots et des maux : aux « tremblantes aurores »35 dont parle Supervielle répond « l’espace du dedans »36 que parcourut Michaux dans ses textes.

28Or, si Michaux cherche à creuser toujours plus avant dans ce corps troublant et inconnaissable par les sens, s’aidant parfois de substances hallucinogènes - ce qui lui fait écrire Misérable miracle, sous-titré « la mescaline », en 1956 - Supervielle cherche à sonder ses espaces intérieurs par la douceur et la tempérance, car il se méfie de ses monstres et de leur surgissement possiblement violent, ce que Michaux avait bien noté :

Supervielle, au rebours de ceux qui y nichent, n’ayant rien à craindre, sûrs de garder leur équilibre, prenait peur de tout ce qui peut aider les forces de dislocation et de démence, guettant le poète qui se laisse aller […] De plus en plus, se détournant des voies dangereuses […] il se plaisait à être gracieux et courtois avec les mots, les états, les créatures, dans un immense désir de rassurer, de calmer, de pacifier et, par le charme des mots rendant le réel inoffensif, de faire que les choses soient simples et non plus redoutables37.

29Alors que Michaux tente de voir l’invisible et l’interdit, Supervielle refuse de provoquer ses monstres. Ainsi, le « Beau monstre de la nuit »38, s’il approche du poète, qui se déclare « ami » de ses « gestes obscurs », finit par « s’éloign[er] dans l’ombre téméraire, » permettant au ciel de s’étoiler à nouveau. Supervielle avoue un jour à Alain Bosquet qui l’interrogeait :

J’ai horreur de voir en moi. Toute ma vie, j’ai essayé d’éviter le moi, de le masquer. C’est pour cela que j’aime tant le dehors, pampas, univers lointains. Michaux, lui, se ronge, et passe au travers de soi sans le savoir. Il se troue : c’est horrible39.

30On perçoit des échos dans certains poèmes des deux amis : dans « Lieux lointains »40, Michaux évoque un « remourir » incessant : « Ici les morts débarqués d’autres planètes viennent résider, ceux qui ailleurs n’avaient pas trouvé place. Ils viennent silencieux, loin des exigeants, des éternels exigeants, se tapir pour remourir encore, pour remourir doucement. » Supervielle évoque une idée proche, celle d’un perpétuel recommencement de la mort. En effet, ce qui a vécu ne peut mourir tout à fait, dans une conscience qui rejette la mort de l’autre, telle celle du marin de L’Enfant de la haute mer, qui condamne sa fillette à vivre d’une survie invisible, ou cette « vague morte depuis trois mille ans, et qui renaît en moi pour périr encore41». Si l’amitié entre Michaux et Supervielle prend source dans une angoisse corporelle similaire, elle s’exprime avec plus de cruauté chez le premier, aspect que le second cherche sans cesse à atténuer.

31Nous retrouvons souvent cette amitié fraternelle et circulaire que Supervielle inspire à tous ceux qui l’ont côtoyé, réellement ou par le biais de sa poésie. Nous avons alors l’impression que le poète s’adresse à chacun et à tous, et que sa présence discrète accompagne, grâce à une voix « inimitable », et enjoint à aller jusqu’au plus profond de soi. Les hommages qui lui sont rendus dans La Nouvelle revue française de 1960, dont le tombeau écrit par Monique Jutrin, alors étudiante en maîtrise de lettres lorsque Supervielle meurt, attestent de cette communion quasi taciturne :

À force de poèmes murmurés en silence
À force d’amitié et de distance
Tu avais pris corps d’ami sûr et inconnu
Pour ceux qui cherchaient quelque ombre lointaine
Où mêler leur voix à la tienne42

32La parole de Supervielle, à force d’insistance dans son labeur, se diffuse autour d’elle et invite spontanément à l’amitié. Il y a dans sa poésie une multiplication des destinataires ou des figures du destinataire, qui s’organisent en réseaux de sens et révèlent le rôle que ces destinataires prennent par rapport à sa poésie : l’amitié se distille dans les dédicaces et les adresses aux êtres chers, et l’originalité de Supervielle réside dans sa propension à revivifier ses amis morts, et à créer une connivence avec les inconnus.

La question des destinataires

L’entourage

33La famille

34Le poète se penche avec délicatesse sur les nouveaux enfants de la famille, notamment dans la section « L’enfant née depuis peu »43, où le poème « Pour Anne-Marie » ouvre la porte à son admiration étonnée à l’occasion de la naissance de sa sixième enfant. Le ton y est amical et débonnaire : il interprète, en poète fantaisiste, ce qu’elle pense et ce qu’elle crée dans ses rêves de nouveau-né.

35Il est un personnage éminent parmi la famille : c’est, évidemment, Pilar, « pilier » fondamental sans qui Supervielle ne serait pas véritablement devenu lui-même. Elle est l’épouse idéale, présence discrète et constante à ses côtés, lui assurant la permanence d’une quiétude silencieuse en tout temps et en tout lieu pour sa poésie. Elle est dédicataire de plusieurs recueils : Comme des voiliers, en 1910, porte la dédicace « À ma femme » ; La Fable du monde, en 1938, explicite sa reconnaissance : « À Pilar, pour la remercier de m’être si chère », et le poème « Cœur »44 la met, par images, au centre physique et poétique du texte. Il dit d’elle : « Sûre de vous, vous souriez dans l’embrasure / Quand j’hésitais encor entre mille figures45». Pilar est le garde-fou qui préserve de la folie : elle sait se couler en de multiples objets, puis recouvrer sa forme initiale afin de rappeler sa réalité tangible à son poète de mari. In fine, elle est l’amie-repère convoquée lorsque le poète se sent perdre pied.

36Les médecins

37Supervielle avait un rapport en apparence paradoxal au corps, puisqu’il était poète grâce à la conscience aiguë qu’il avait de son corps souffrant, mais aussi grâce à l’intervention de son médecin, qui le soulageait de ses douleurs et lui permettait alors d’écrire. Il dédie un de ses poèmes, « Les nerfs »46 au docteur Alajouanine, neurologue, plus dans le but d’un plaisir de lecture que dans celui de lui offrir un texte didactique47. Par ailleurs, le poète se risque plus loin dans sa confiance complice avec ses bienfaiteurs, en faisant acte de don total de son corps à la science dans « Testament »48 :

Je lègue l’heure de ma mort
Sans vouloir leur faire tort,
À tous médecins de ma vie
Afin qu’enfin ils l’étudient
Ou plutôt même, sans rancœur,
À leurs oreilles bénévoles
Qui se penchaient à tour de rôle
Sur mes poumons et sur mon cœur.

38L’humour triste qui teinte ce poème permet un legs amical et une reconnaissance pour ceux qui se sont attentivement occupés de lui et particulièrement de son cœur arythmique.

39Les amis

40Le destinataire du poème est aussi l’ami, cette figure engageant des formes variées. Il y a l’ami éditeur, Jean Paulhan, à qui Supervielle destine ses poèmes pour critique préalable et à qui il dédie Le Forçat innocent (1930), le destinataire-éclaireur, aîné et guide, Valéry Larbaud, à qui il dédie l’un de ses recueils majeurs, Gravitations (1925), le destinataire lecteur, qui est sollicité pour venir se loger au cœur même des mots offerts : « Allons, mettez-vous là au milieu de mon poème… »49. Le destinataire est aussi l’ami artiste : Pedro Figari, peintre uruguayen, se voit dédicataire de l’« Âge des cavernes »50, et Maria Blanchard, peintre espagnole, reçoit  « Mathématiques »51. Il dédie également des poèmes à des pairs, comme Ramon Gomez de la Serna, écrivain espagnol, alors en passe d’être traduit sous l’impulsion de Larbaud, à qui Supervielle dédie « Sans murs »52, Victor Llona, écrivain, traducteur, critique et collaborateur à LaN.R.F., à qui il dédie « Le matin du monde »53, ou García Calderón, juriste et écrivain péruvien installé à Paris, à qui il dédie « Je serai franc ainsi qu’une main grande ouverte… »54, et à des amis fraternels, comme Michaux, à qui il dédie son « Au feu ! »55.

41Les destinataires que nous venons d’évoquer sont des destinataires réels et vivants au moment de la dédicace. Supervielle, poète affectionnant particulièrement l’obscurité et sondant ses profondeurs, adresse naturellement ses amitiés aux disparus.

Amitiés aux morts

42Il y a donc, à l’inverse et de manière prégnante chez Supervielle, une propension à destiner des poèmes à des amis morts. Les destinataires sont divers, et permettent au poète de chercher à poser sa voix, par l’écriture de plusieurs poèmes dont le ton et le rythme évoluent au fur et à mesure des versions. Ses parents, ces êtres chers trop tôt perdus, se voient attribuer une dédicace a posteriori, au conditionnel futur. Le poète tente par ce tour une influence inversée par le truchement de la poésie. La figure maternelle est davantage convoquée. En effet, Supervielle lui consacre divers poèmes, dans des sections différentes : « À ma mère »56, « Les Portraits »57, dédicacé « À la mémoire de mes Parents » et « Le Portrait »58 tentent de réunir fils et mère le temps de l’écriture, et le recueil Poèmes lui est destiné.

43Les destinataires historiques (par rapport à l’histoire littéraire et personnelle de Supervielle) occupent une place importante dans la poésie supervillienne. Outre le fait qu’ils sont une démonstration d’admiration et de reconnaissance posthume à ces amis émérites à des dates clés, ils engagent parfois l’écrivain dans un dialogue avec un monde impalpable. C’est le cas dans le texte « Jeunes filles de Jean Giraudoux (In memoriam) »59, où apparaît un double objectif spirituel. Il s’agit là pour Supervielle de rendre hommage au dramaturge et de confirmer son admiration pour lui, en même temps que de continuer sa quête dans le monde des morts et d’affirmer les contradictions douloureuses de sa quête. Car si la mort est perceptible par la présence symbolique du marbre, les morts eux-mêmes demeurent inaccessibles à cause de la légèreté sans poids et imaginaire des corps disparus, réduits à des esprits qui sont tout autant fruits de l’imagination du poète. Supervielle écrit également des textes de circonstance, rapprochés ou non de l’événement. Ainsi, il dédie un poème à Rainer Maria Rilke qui venait de mourir en décembre 1926, « Oloron-Sainte-Marie »60, et offre au poète Julio Herrera y Reissig un texte circonstancié, « Anniversaire : Hommage au poète Julio Herrera y Reissig (pour l’anniversaire de sa mort) »61, témoignage d’amitié autant qu’explication de la situation tragique de tout poète.

44Ces dédicaces et ces poèmes destinés procèdent d’une amitié ambiguë : le poète paraît vouloir protéger ses morts de l’oubli en les incluant dans sa parole, par les titres, les vers ou les dédicaces, et faire par retournement acte de destruction par la parole même, ce qu’il dit à son « Interlocutrice incertaine »62 : « vous cherchant, je ne vous trouve, / Vous retrouvant, je vous détruis. »

Les destinataires inconnus

45L’ « ami inconnu », c’est celui que la poésie de Supervielle touche comme les autres, quelle que soit la distance géographique ou ontologique qui les éloigne, car le corps et l’esprit ne différencient pas le réel de l’imaginaire :

Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d’’étranges battements
Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus63.

46À l’inverse, Supervielle peut aussi figurer l’ami des lointains, inconnu pour ceux qui ne le connaissent que fictivement, par l’intermédiaire de son œuvre. C’est ce que fait savoir Jean Orizet :

Entre fable et mystère, chaque poème de Supervielle est peut-être cette lettre venue d’un ami proche, et qu’il faut garder, sans l’ouvrir, contre son cœur, afin que, par une étrange et subtile osmose, elle finisse par nous habiter, par nous investir tout entier. Lisez Supervielle et il deviendra votre ami64.

47Supervielle nourrit une amitié profonde pour les animaux, particulièrement la vache d’Uruguay, le cheval - qui lui fit goûter aux premières sensations grisantes avec le monde - et le chien, tous animaux de la pampa de son enfance, qui furent ses premiers compagnons dans l’apprentissage de la sensibilité au monde. Il leur consacre plusieurs poèmes, transférant son expérience personnelle dans une image plus générale de naissance au monde par l’ouverture des sens, itération perpétuelle pour chaque nouveau venu :

Ce cheval qui tourna la tête
Vit ce que nul n’a jamais vu […]
C’était ce qu’un autre cheval
Vingt mille siècles avant lui,
Ayant soudain tourné la tête
Aperçut à cette heure-ci65.

48Chercheur inlassable, le poète sonde les silences, et rien de plus naturel pour lui que de se rapprocher de ce qui s’exprime sans dire. Il est alors fréquent d’assister à la naissance d’un arbre66 puis au tragique de sa suppression par des mains humaines, qui laisse dans son sillage la silhouette d’un souvenir67, ou de participer au jugement obscur d’une rose68 et, enfin, de clore les paupières pour s’unir au mystère du monde : ayant compris que le corps est premier dans l’équilibre des êtres et la connaissance véritable des choses, il revient sans cesse puiser à ces « sources de la vie »69, qui drainent tout corps, en lui consacrant son dernier recueil, Le Corps tragique. Se faire l’ami du corps, c’est s’éveiller à soi et accepter les joies de la santé autant que les souffrances que la maladie et le vieillissement entraînent. Peut-être également innutri par les théories nietzschéennes, Supervielle a compris que le secret de la grande santé réside dans le surpassement de ces aléas, et « Dans un monde où l’on respire, en suffocant»70, s’unir à soi et à la beauté complexe et contradictoire du monde, c’est alors atteindre une ubiquité singulière, celle qu’il vit poétiquement, en survivant qui s’éprouve « des deux côtés de la vie à la fois »71.

49Supervielle, celui que les écrivains de LaN.R.F. choisirent unanimement comme Prince des poètes en 1960, jouissait de la condition idéale pour lui du « hors-venu », qui le situait au carrefour de la solitude poétique et d’amitiés littéraires et artistiques multiples. Celui à qui les reconnaissances faisaient du bien avait été servi, d’une part par les conseils avisés du cercle parisien et par les gratifications officielles, puisqu’il reçoit notamment la légion d’honneur en 1933 et 1939, d’autre part par le passage d’amis proches ou lointains, mais toujours présents, qui lui offrirent la possibilité de devenir véritablement poète, avec des qualités rares que Jean Schlumberger tente de circonscrire en ces termes : « De là cette qualité si difficile à définir et si rare, bien que d’aucuns croient pouvoir la considérer comme mineure : le charme. De là aussi le sentiment que nous éprouvons pour cette œuvre et qui n’est pas un sentiment mineur : je l’appelais amitié72. »  

50Ce que ses amis retiennent avant tout de ce « paysan du ciel », tel que le qualifie Jean Cocteau, c’est ce « quelque chose d’étranger » « qui donne une grande noblesse à son œuvre, l’éloigne de nous et l’en rapproche. », et on le reconnaît aussi à « son visage et [à] cette manière de parler, qui le dénonce73. » Supervielle est une de ces voix amies dont le sillage peut demeurer en creux d’oreille toute une vie une fois qu’elle nous a surpris. Elle aura été pour Claude Vigée, qui entend encore, à la fin de sa propre vie, « résonner en lui, ‘’comme un chant secret, cette longue plainte inachevée, le thrène de Supervielle sur le destin tragique des vivants », cette « voix vive »74qui scandait les textes, et qui sans doute aucun nous accompagne encore aujourd’hui, car Supervielle, selon les mots de Jean Dutourd « est aussi un ami très cher, quelqu’un que l’on pouvait aimer autant qu’on admirait75. »

51Dans le poème « Testament », qui regroupe tous les légataires de sa poésie, avec des legs spécifiques et élargis, Supervielle lègue ses mots au monde entier, afin de lui rendre ce qu’il a reçu de lui et que cela serve pour ses pairs et les générations futures : les influences et amitiés littéraires, et plus largement artistiques, sont reconnues et remises en jeu pour les alter ego espérés.