Colloques en ligne

Ève Rabaté

Supervielle, Larbaud et la revue Commerce

1Si l’amitié entre Jules Supervielle et Valery Larbaud n’est pas entrée dans la légende à l’instar de celle qui unit Fargue à Larbaud, elle n’en a pas moins été durable, profonde et surtout très féconde sur le plan littéraire. Tous deux sont de grands voyageurs qui aiment à arpenter le monde, et tous deux jouissent grâce à leur richesse – qu’ils assument d’ailleurs parfois difficilement1 – d’une relative liberté. Ils jouent, tous deux, un rôle de passeur inestimable pour les lettres de l’entre-deux-guerres. La générosité et le dévouement de Larbaud sont exemplaires. Polyglotte, il œuvre dans de nombreux domaines linguistiques, ce qui apparaît au travers de son rôle capital pour l’introduction des littératures étrangères de Commerce, revue parue de 1924 à 1932, dont il a été le co-directeur avec Fargue et Valéry.

2Les deux écrivains se trouvent au cœur d’un réseau cosmopolite espagnol et hispano-américain. L’inventeur de Barnabooth, personnage né à Campamento en Amérique du Sud, et de la jeune Colombienne Fermina Márquez, a passé quatre ans en Espagne mais n’a jamais franchi l’Océan2. La double appartenance de Supervielle, né tout comme Isidore Ducasse et Jules Laforgue à Montevideo, avec un ancrage familial dans les Pyrénées, est constitutive du questionnement qui guide sa plume. Supervielle est en effet un trait d’union entre la France et l’Uruguay, et plus généralement l’Amérique latine, ou, comme l’écrit joliment Rilke en 1925, un « grand constructeur de ponts dans l’espace3 ».

3Supervielle publie à plusieurs reprises dans la revue Commerce, essentiellement grâce à Larbaud puis grâce à Paulhan. Ses contributions illustrent trois volets de son activité littéraire : poèmes, prose et traduction. Nous explorerons la richesse des liens entre Larbaud et Supervielle, tels qu’ils se donnent à lire dans Commerce, en prenant appui sur la correspondance encore inédite de Supervielle à Larbaud4.

Supervielle dans la vie littéraire française des années vingt

4Jules Supervielle, au moment de la fondation de Commerce en 1924, en est au début de sa carrière d’écrivain, carrière placée sous la constellation de La NRF. Il a déjà publié deux recueils à compte d’auteur5 ; mais ce sont les Poèmes en 19196, et surtout la préface très élogieuse du Prince des poètes, Paul Fort, qui le lancent dans le monde littéraire. Ils lui valent les compliments de Paul Valéry et d’André Gide, qui l’introduit à La NRF. Supervielle connaît sa « première joie littéraire » lorsqu’il publie pour la première fois dans La NRF d’avril 1920 trois poèmes, revue à laquelle il était abonné depuis 19137. Supervielle s’affirme comme poète et comme prosateur, avec une publication régulière à la fois dans la revue et dans la maison d’éditions – pour la première fois en octobre 1923 avec L’Homme de la pampa.

5Supervielle n’est donc pas une découverte de Commerce, mais il n’est pas encore un écrivain dont la publication va de soi. Commerce ne comporte pas à proprement parler de comité de direction, mais sa fondatrice et mécène, Marguerite Caetani, princesse de Bassiano, l’âme de la revue, s’est entourée de trois directeurs officiels, Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, et Valery Larbaud qui se montre de loin le plus actif, tandis que l’on peut considérer Saint-John Perse et Jean Paulhan comme des directeurs « officieux ». Supervielle éprouve une grande admiration pour Valéry, jamais démentie. Si Valéry qualifie ses Poèmes de « délices, réussites exquises, choses vivantes et parfumées8 », il est encore plus touché par le recueil Débarcadères qui éveille sa « corde marine » : « Je résonne depuis l’enfance à tout ce qui me rappelle la mer […]. Les impressions du poète véritablement voyageur sont toutes-puissantes sur le voyageur imaginaire9. » L’estime cependant ne donne pas naissance à une grande intimité : le nom de Supervielle ne revient que dix fois dans la biographie somme que Michel Jarrety consacre à Paul Valéry, et les échanges restent anecdotiques.

6Les liens amicaux entre Fargue et Supervielle ne semblent pas s’être matérialisés dans les sommaires de Commerce. Supervielle, certes, participe au numéro d’Hommage à Fargue des Feuilles libres de juin 1927, avec un poème, « Signes » ; mais aucune occurrence de son nom ne figure dans l’échange de lettres dont on dispose entre Fargue et la princesse. Supervielle fait mention de demandes de Fargue dans des lettres à Larbaud10, mais il s’adresse simultanément à Larbaud et paraît s’en remettre davantage à lui.

7Aucune lettre entre Supervielle et la princesse n’a pour l’heure été retrouvée, ni à la fondation Caetani, ni à la fondation Saint-John Perse, qui conserve quelques lettres que la princesse avait confiées au poète, son amant. Il n’est pas possible de déterminer avec exactitude si le refus de plusieurs textes de Supervielle est dû à l’influence de Saint-John Perse, homme de l’ombre tout comme Paulhan. Supervielle et Saint-John Perse, qui se rencontrent en 1928 à Port-Cros, s’admirent mais gardent une certaine distance11. Le nom de Supervielle n’apparaît jamais parmi les différents témoignages qui évoquent la fondation et les débuts de la revue.  Des lettres de Supervielle à Jean Paulhan mentionnant la princesse en 1938 laissent supposer que les liens avec Marguerite Caetani se sont renforcés par la suite12.

Les publications de Supervielle dans Commerce

8La présence de Supervielle dans Commerce n’est pas toujours allée de soi : Marguerite Caetani se montre d’abord réticente. Une tentative de Larbaud pour faire publier « trois pièces13 » avorte en 1925. Malgré la satisfaction du poète et le soutien du directeur (« Le Portrait est, je crois, un de mes meilleurs poèmes, sinon le meilleur et je suis profondément heureux du grand éloge que vous m’en avez fait14 »), Marguerite Caetani décline en effet : « Cher Larbaud laissons Supervielle en lui disant que peutêtre une autre fois15. » Il s’agit probablement du « Portrait » publié in fine dans le premier numéro du Navire d’argent de juin 1925. Larbaud incite d’ailleurs Adrienne Monnier à publier à nouveau Supervielle16.

9Marguerite Caetani est bien plus conquise en février 1926 : « Supervielle m’a envoyé quelques poèmes et j’ai choisi un que je trouve très bien17. » Le poème « Whisper », dans le septième cahier du printemps 1926, marque ainsi l’entrée de Supervielle dans Commerce. La deuxième publication survient peu après, dans le numéro 10 de l’hiver 1926, le très beau poème « Oloron-Sainte-Marie », que Supervielle a sans doute adressé à Madame de Bassiano après qu’elle lui a demandé des extraits du Voleur d’enfants, en ayant oublié qu’il n’était plus inédit18. En juin 1927, Larbaud sert encore une fois d’intermédiaire pour son ami auprès de la princesse, sans succès : « Jules Supervielle m’a demandé quelle décision avait été prise à l’égard des poésies qu’il a traduites et qu’il a offertes à Commerce19. » Il s’agit sans doute de la traduction par Supervielle du poème d’Alfonso Reyes « Amado Nervo » dont Larbaud s’occupe, et qu’il fait publier à LaRevue Européenne en octobre20. Supervielle, qui le remercie en septembre de son « heureuse intervention » pour La Revue européenne, évoque également sa propre production :

Vous êtes bien bon de songer à montrer de mes vers à Commerce. Ceux dont je vous parlais dans ma dernière lettre paraîtront chez Paulhan le mois prochain. Mais j’en aurai bientôt d’autres et il me sera très agréable de savoir ce que vous en pensez. Peut-être voudrez-vous bien aussi les soumettre à la Princesse de Bassiano21

10Les projets de collaboration se multiplient en 1928. Marguerite Caetani écrit ainsi à Larbaud en juin : « Paulhan m’a cédé un fragment d’un nouveau roman de Supervielle qui est justement un voyage, très bien je trouve, et cela fait partie de ce prochain numéro ce qui ne l’empêchera pas de faire l’autre voyage pour nous qu’on publiera plus tard22. » Sa troisième contribution sera en effet « La Pampa aux yeux clos » au printemps 1928. Larbaud témoigne de sa gratitude à la princesse :

[J]e vois se former en Jules Supervielle un prosateur encore supérieur au Poëte de « Gravitations ». Les promesses contenues dans « L’Homme de la Pampa » et « Le voleur d’enfants » se réalisent pleinement. Et comme vous faites bien de l’encourager dans cette voie ! Nous vous devons tous beaucoup […]23.

11Ce sera pourtant le seul voyage car il s’agit ensuite d’une traduction, « de très beaux poèmes d’un jeune Espagnol Lorca traduits par Supervielle24 », selon les termes de Marguerite Caetani.

12Supervielle quant à lui semble privilégier Commerce à d’autres périodiques. Il regrette ainsi d’avoir déjà promis des poèmes à la revue Les Pages, alors que la princesse vient de lui « demander des vers pour Commerce25 ». Il tient la revue en très haute estime ; ainsi, à propos de livres de Manuel Rojas communiqués par Larbaud en 1930, répond-il avec diplomatie :

Je les trouve presque tout à fait très bien ! […] Je me demande si ces pages sont tout à fait de la “classe” de Commerce. Je me pose seulement la question », tout en suggérant de les porter plutôt à Europe26. Il propose à Larbaud des poèmes pour Commerce de Robert Vivier et d’Eugenio Montale, mais en février 1932, alors que la fin de la revue a déjà sonné27.

13Le fait de publier trois textes personnels dans Commerce n’est pas donné à tous : à l’exception du noyau rédactionnel, les écrivains sont rarement publiés plus d’une fois, et rappelons que la consécration de Supervielle est encore bien modeste. Larbaud est clairement le premier intercesseur de Supervielle pour Commerce, suivi par Paulhan dont le nom apparaît de plus en plus dans la correspondance. Si Gravitations en 1925 est dédié à Larbaud, le recueil de 1930, Le Forçat innocent, l’est significativement à Paulhan, à l’image du glissement d’une influence à une autre.

Larbaud, le premier mentor et ami28

14C’est bien d’une rencontre amicale et littéraire qu’il s’agit : Larbaud inaugure la lignée de guide et mentor dans laquelle s’inscriront Paulhan puis Étiemble. Les lettres de Supervielle à Larbaud s’échelonnent de 1923 à 1955, et surtout jusqu’en 1935, la correspondance se raréfiant à partir de l’accident cérébral de Larbaud. Le premier échange porte sur l’envoi du recueil Débarcadères29 paru en 1922, alors qu’ils ne se connaissent pas encore. La belle dédicace qui accompagne l’ouvrage est placée sous le signe du voyage : « Au Maître Valery Larbaud, au précurseur, au géographe illimité, en signe d’une admiration qui a résisté à tous les climats30 ».

15Le terme de « maître » dont use initialement Supervielle paraît pour la dernière fois en février 1924, Supervielle s’adressant ensuite à son « cher ami ». Même s’ils ont seulement deux ans et demi d’écart – Larbaud est né le 29 août 1881 à Vichy, Supervielle le 16 janvier 1884 à Montevideo – Supervielle lui apparaît comme un « jeune » qu’il faut lancer, injustement absent de la scène littéraire. Il est significatif que quelques années plus tard, lorsque Larbaud entre en campagne pour Emmanuel Lochac, il prenne Supervielle comme paradigme du poète alors injustement méconnu qui mérite d’être encouragé : ainsi dépeint-il Lochac comme un poète « de la même génération que [Supervielle]31 ». Lochac cependant est né en mars 1886, ce qui représente exactement le même écart qu’entre Larbaud et Supervielle, illustrant combien est subjective la notion de « génération ». Une lettre de Larbaud à Paulhan éclaire au début de 1929 la distinction établie par Larbaud : « Chronologiquement (au point de vue publication, non âge), je dirais : L.P. Fargue ; Saint-John Perse ; Jules Supervielle, – et celui-là32. » Au sein de toute une série de lettres pour convaincre Paulhan de publier Lochac, à La NRF ou à Commerce, Larbaud précise ensuite :

Le refus de “Commerce” ne me décourage pas : quand j’ai présenté les premiers vers de Supervielle, ils m’ont été refusés dans les mêmes termes, et un peu plus tard une pièce de lui a été acceptée33

16D’ailleurs, en avril 1934, il songe dans son Journal à un « manifeste anonyme sur le thème “Place aux jeunes” », afin d’encourager la future génération, et semble considérer que pour « Supervielle et Leger », qui sont « connus et même illustres », sa tâche est accomplie34.

17Si Larbaud joue bien un rôle de protecteur face à Supervielle, la dimension amicale est également essentielle dans leur relation. De nombreuses marques privées d’affection transparaissent dans les lettres, échangées directement ou à d’autres, ainsi que dans le Journal de Larbaud. La première mention figure dans les pages de 1918-1920, et les occurrences du nom de Supervielle sont toujours positives. Les hommages, les articles et les recueils dédiés reflètent publiquement les liens qui les unissent. Supervielle participe au numéro d’hommage à Larbaud d’Intentions de novembre 1922(alors qu’il ne le connaît pas encore personnellement), avec le poème « Cinq, sept et neuf », qui est repris dans l’édition originale de Gravitations en 192535. Larbaud annote son exemplaire d’Intentions de l’expression « ami sûr » à la fin du poème de Supervielle36. L’évolution de la dédicace personnelle quand Supervielle reprend Gravitations en 1932 est à l’image de leur relation. L’exemplaire dédicacé de 1925 comporte :

Vous êtes l’inventeur des plus beaux jeux de cartes que l’on donne d’un pays à l’autre, à la hâte, sur les tapis des Continents. / À Valery Larbaud, maintenant que l’ouvrage est bien séparé de moi, je me trouve fort audacieux, mon cher maître et ami, de vous l’avoir dédié aux yeux de tous. Puissiez-vous voir dans cet hommage le signe de ma gratitude et de mon admiration les plus émues.

18En 1932, la formule résume de façon lapidaire et limpide leur amitié : « À Valery Larbaud, son vieil ami, Jules Supervielle37. »

19Les différentes correspondances illustrent pleinement la profondeur de leur amitié, comme lorsque Larbaud écrit à leur ami commun Alfonso Reyes (« J. Supervielle est un de ces bons et vrais amis que je vois38 »), ou lorsque Supervielle, très fréquemment cité dans la correspondance entre Larbaud et Paulhan, figure à plusieurs reprises dans la liste – avec Marguerite Caetani – de ceux qui sont dans le secret de sa présence à Paris et non pas des Chronophages ou Enherbeurs39.

20S’il est trop tard pour que Larbaud participe aux différents recueils d’hommages consacrés à Supervielle (comme la revue Regains en 1938, La NRF en 1954 puis en 1960), il prend la plume pour défendre L’Homme de la pampa dans La Revue d’Amérique latine. Larbaud n’écrit finalement pas l’article projeté pour les lecteurs de La Nación sur Supervielle et Daniel Thaly qui se serait intitulé Les Poètes d’Outremer (français) en 192540. Mais il n’en est pas moins extrêmement efficace en privé, et s’entremet régulièrement pour le placer, encourager sa publication, auprès de Marguerite Caetani, d’Adrienne Monnier, ou encore à La Revue européenne.

Larbaud, un lecteur privilégié

21Les envois de livres rythment leurs échanges épistolaires. Supervielle est toujours très admiratif quand il reçoit un livre de son ami. Larbaud de son côté joue le rôle de conseiller, de guide, aide à choisir le meilleur poème, encourage, permet de trancher entre différentes versions. Supervielle lui manifeste une profonde reconnaissance, lui écrivant ainsi en 1926 : « Je n’oublie pas dans tout ceci que vous avez été un des premiers à me comprendre et me réconforter pleinement41 ». Il accorde un crédit absolu à son jugement ; en décembre 1923, Supervielle écrit ainsi à propos de L’Homme de la pampa : « Comment vous dire ma joie et mon remerciement pour l’intérêt que vous portez à mon roman ? J’en suis aussi confus qu’émerveillé. De tout cœur merci42 », puis au sujet de l’article que Larbaud a publié dans La Revue de l’Amérique latine :

Vous ne savez pas assez ce que vos pages représentent pour moi ! Que de fois ne me suis-je pas dit avant de publier quelque chose : « Ah ! Si Larbaud pouvait aimer ça ! Je saurais ensuite rêver tranquillement sur mes deux oreilles. » / Et voilà que Larbaud non seulement « aime ça » mais il l’écrit dans sa langue merveilleuse / Je suis si fier d’être en quelque sorte propriétaire de deux pages de vous. Je n’ai pas de plus suave richesse, de plus chère, de plus indispensable43.

22L’amitié et l’écriture sont indissociables, ce qu’éclaire la lettre du 11 février 1926, dans laquelle Supervielle glisse le poème « Derrière le silence ». Il cherche à savoir quelle version Larbaud préfère : « Voici mes derniers vers, mon cher ami. Ne voyez dans cette suite qu’une façon de vous donner de mes nouvelles44 ! » Son inquiétude est patente quand il attend en mai 1926 son « opinion très véritable45 » au sujet du Voleur d’enfants. Il est amplement rassuré deux semaines plus tard, et livre un beau portrait de Larbaud en lecteur :

Comme je vous remercie du soin, de la générosité avec laquelle vous avez lu et relu mon roman / Et de vos notes, de vos suggestions ! La précision, la profondeur, l’envergure de vos remarques ! Voilà un lecteur qui m’éclaire vraiment et me rassure. J’étais si impatient de connaître vos réactions / Que va-t-il dire de tel passage ? Et de cet autre ? Ah ! laissez-moi vous avouer naïvement, cher et grand Larbaud, que j’avais le plus grand besoin de vos éloges ! J’ai porté près de trois ans ce livre, je l’ai promené sur les mers et dans ma tête, je l’ai roulé au fond de moi... mais laissons cela / J’aurais pu ne pas le réussir. Me voilà transporté et heureux maintenant que je sais ce que vous en pensez46.

23S’ensuit une discussion sur des points à changer, notamment la fin. L’envoi de poèmes au sein de lettres amicales est bien l’occasion d’ouvrir les coulisses de l’écriture. Lorsque Supervielle lui adresse « Naissances », le poème composé après la naissance de sa fille Anne-Marie, il précise ainsi : « Ce n’est pas un texte définitif mais plutôt l’extrait d’un poème qui est encore en moi dans sa plus grande partie47. » Il s’entretient longuement de sa pièce Bolivar en 1933 ; étant donné que nous ne disposons pas des réponses de Larbaud, nous en sommes en général réduits à faire des hypothèses en fonction des lettres de Supervielle, mais en ce cas nous avons la chance de pouvoir lire le Journal de Larbaud, qui témoigne d’une lecture très attentive avec de multiples et minutieuses remarques consignées sur plusieurs pages48.

24La joie de la lecture est mise en scène comme un moment privilégié. Supervielle avoue même à Larbaud qu’à Port-Cros il se délecte d’extraits de lettres que Paulhan a reçues de lui « touchant la chose littéraire49 », et semble répéter à loisir ce plaisir de lire ensemble dans la lettre suivante avec des Catalans50. La lecture est bien le lieu d’une communion, de retrouvailles intimes. Ainsi Supervielle en janvier 1930 exprime-t-il le désir d’une lecture commune avec Larbaud : « Un jour, à mon retour de Montevideo, quand vous serez à Paris, j’aimerais que nous lisions ensemble quelques poètes de l’Amérique du Sud. J’ai souvent pensé à cela51. »

« Sans murs »

25« Sans murs » est l’un des titres que Supervielle a failli donner à Gravitations, qu’il écarte comme « mauvais » mais « assez éclairant », d’après une lettre à Larbaud de décembre 192552, et qui sera en définitive le titre d’une des sections du recueil. Le poète a alors plusieurs formules capitales : « Oui désir d’abattre les murailles et pourtant de laisser aux espaces infinis un goût profond d'intimité53. » Cette tension ou torsion entre ouverture et resserrement prend nettement une dimension poétique, dont semble prendre conscience Supervielle à mesure qu’il écrit :

[…] Ce sont en quelque sorte des poèmes d’intérieur et d’extérieur dans un même temps, que j’ai voulu écrire, sans m’en douter naturellement (Je m’en aperçois maintenant que je m’interroge) / Je me fais l’effet d'un voyageur qui voudrait toujours tout emporter avec soi, même et surtout l’autre monde, dans les autres mondes54.

26L’écrivain creuse les paradoxes du voyage par l’écriture, qui est à la fois exploration de soi et de l’inconnu, en une quête qui peut tendre vers un absolu mortifère. Le motif du deuil et de la finitude est sans doute moins présent chez Larbaud, mais lui aussi questionne les frontières et les passeports, et il est frappant de voir comment se crée dans leur correspondance une topographie intime et partagée. Si la mention des lieux, récurrente dans les lettres de Supervielle à Larbaud, est propre à l’ancrage énonciatif de l’écriture épistolaire, ces lieux semblent au service d’une symbolique personnelle. Supervielle traverse très souvent l’océan, et on sait quelle place la mer a revêtu dans son histoire personnelle ; l’océan est d’ailleurs explicitement présenté comme un lieu de séparation et de réunion en même temps. Supervielle écrit ainsi de Montevideo, en octobre 1924, « Et voici de nouveau l’Océan entre nous. Du moins tout me porte à le croire. En réalité ce qu’il y a surtout entre nous (et pour mieux nous unir) c’est un ami de plus : Ricardo Güiraldes », alors qu’il vient de rencontrer le grand ami argentin de Larbaud55. Le don du livre couronne l’aventure amicale en un voyage commun dans et par l’écriture : « Je voudrais vous dédier mon prochain livre de poèmes. Ce serait pour moi une merveilleuse façon de voyager avec vous56. » Il évoque significativement dans cette même lettre la perspective d’un voyage réel que Larbaud pourrait entreprendre en Amérique du Sud : « Avec quelle joie ne vous verrions-nous pas débarquer en ces terres lointaines où certains de vos héros vous ont précédé […]. »

27Outre l’océan figurent souvent des lieux du quotidien, comme si un besoin d’ancrage était nécessaire pour permettre une certaine élévation. Les demeures parisiennes de l’un et de l’autre sont ainsi souvent évoquées. Supervielle se plaît à l’imaginer au 71 rue du Cardinal-Lemoine pour Larbaud, « au milieu de [ses] livres et de [sa] pensée, et de [son] rêve57 ». Supervielle se réjouit de revoir Larbaud et de pouvoir lui « montrer la physique du 47 Bd Lannes », puisqu’il en connaît « déjà la métaphysique », en un jeu de mots qui fait référence au poème intitulé en 1925 « Métaphysique du 47 boulevard Lannes »58. Supervielle insiste beaucoup pour que Larbaud vienne planter son drapeau à Port-Cros, où il passe une grande partie de son temps au fort François Ier tandis que Paulhan se trouve au fort de la Vigie. Le poète se rend à Valbois en 1927 ; même si en définitive son ami n’y est pas, Supervielle rencontre tout de même la mère de l’écrivain. D’ailleurs, à la réception d’Allen publié en volume, Supervielle mêle voyage réel et voyage par la lecture, voyage « refait avec joie dans [son] livre, pour la troisième fois », et se montre très sensible à cette évocation du terroir français : « Après Paris de France voilà France en Europe59. »Larbaud représente en même temps le modèle du poète européen, ouvert comme lui à différentes cultures et influences. Alors que Supervielle est à Londres en juin 1929, il pense immanquablement à Larbaud avant d’exprimer son plaisir à voyager dans des contrées variées : « On ne peut pas arriver dans une grande ville d’Europe sans penser à vous qui les avez si bien chantées60. » La lettre se poursuit par une amicale injonction à venir en Amérique du Sud, Supervielle l’imaginant déjà « faisant entendre la voix de l’Europe littéraire61 ». La correspondance dessine ainsi une géographie commune, donnant à lire la carte du monde à la lumière de l’œuvre de l’ami écrivain.

Deux passeurs

28Larbaud et Supervielle sont tous deux des « agents de liaison » entre les deux continents et c’est un élément de plus qui les unit. Au début de l’année 1930, Supervielle annonce son départ prochain pour l’Amérique du Sud où l’on « aime tant » Larbaud : « j’ai souvent pensé que c’était vous limiter que de dire que vous êtes un écrivain européen.Vous êtes aussi autre chose62. » Il semble paradoxalement davantage interroger sa propre appartenance sud-américaine que celle de Larbaud : « Montevideo, oui, mon cher ami, j’y suis depuis une dizaine de jours, tous beaux et sans vent, sous le ciel austral plus étoilé que le nôtre. (Oui je dis “le nôtre” mais en réalité je me sens uruguayen pour un bon quart, pas plus.)63. »

29Si les écrivains hispano-américains sont très influencés par les lettres françaises, prédomine à l’inverse en France une grande méconnaissance de la littérature d’Amérique du Sud, qui rend d’autant plus précieux des passeurs comme Supervielle et Larbaud. Supervielle est un familier du cercle formé autour du professeur Ernest Martinenche, fondateur en 1918 d’Hispania, puis en 1922 de La Revue de l’Amérique latine, dont Larbaud est un contributeur. Commerce semble à l’écart du réseau hispanisant qui existe en France. Contrairement aux autres domaines linguistiques de la revue, aucun correspondant étranger n’est responsable du domaine espagnol, grandement influencé par Larbaud et dans une moindre mesure par Supervielle, chargé par Marguerite Caetani de transmettre des exemplaires de Commerce en Amérique latine64. Ce domaine est curieusement peu représenté et même le moins important de tous, avec seulement quatre contributions, dont deux poèmes traduits par Larbaud (les « Poèmes solitaires » de l’Argentin Ricardo Güiraldes au printemps 1928, et « Les Herbes du Tarahumara » du Mexicain Alfonso Reyes à l’été 1929), ainsi qu’un poème traduit par Supervielle, « Le Martyre de sainte Eulalie » de Federico García Lorca à l’automne 192865. Alfonso Reyes et Ricardo Güiraldes sont tous deux de grands amis communs de Larbaud et de Supervielle, très fréquemment mentionnés dans les différentes correspondances. Après la mort de Güiraldes en octobre 1927, Larbaud et Supervielle entreprennent de nombreuses initiatives pour honorer sa mémoire, dont la traduction dans Commerce.

30La traduction de García Lorca est un choix de Supervielle, car Marguerite Caetani lui fait confiance et le sollicite. Le poème n’est pas inédit en espagnol, mais il vient tout juste d’être publié en pré-originale dans LaRevista de Occidente de janvier 1928, et c’est l’un des premiers poèmes de García Lorca traduits en français. Supervielle décide de le reprendre en 1959 dans son recueil Le Corps tragique. Sa traduction reflète une communion stylistique et thématique avec son propre univers intérieur. C’est d’ailleurs la version reprise dans l’édition des Œuvres de García Lorca de La Pléiade, même si André Belamich montre que le poète a pris une certaine liberté, ajoutant ou enlevant un vers un peu arbitrairement66. Au-delà des inexactitudes de traduction, « Le Martyre de sainte Eulalie »transmis par Supervielle est un bel exemple de rencontre entre deux poètes, et correspond à la traduction d’un poète par un poète que Marguerite Caetani désirait tant. Ce texte illustre la liberté du traducteur louée par Larbaud dans « Le Patron des traducteurs », paru dans le numéro 21 de Commerce à la toute fin de l’année 1929. Supervielle se montre à son habitude enthousiaste : « Ce “patron des traducteurs” est très excitant dans le sommaire67 ! », reprenant quelques mois plus tard : « Est-il encore temps de vous dire combien j’ai aimé votre patron des traducteurs dont on m’avait dit tant de bien (Paulhan, en particulier). On est fier de traduire, après ça68. » Pourtant, le poète semble parfois réticent face à la traduction, par exemple lorsqu’il loue « Lorca Reyes Guillén » mais en ajoutant : « ils perdent beaucoup à la traduction, n’est-ce pas69 ». On peut s’étonner qu’il n’ait en définitive pas traduit davantage70, ce qui rend d’autant plus précieuse la traduction pour Commerce.

Les « murailles intérieures »

31« Le Martyre de sainte Eulalie » résonne, en 1928 puis en 1959, en écho avec les déchirures du poète ; les trois contributions personnelles de Supervielle pour la revue évoquent également, chacune à leur manière, une plongée dans l’intime et une quête de soi et des origines. Il serait bien sûr illusoire de vouloir à tout prix établir une cohérence entre des textes dont la publication dans la revue, de 1926 à 1928, tient parfois du hasard, mais ils reflètent de façon révélatrice des leitmotive chers à l’écrivain. Si le poète à propos de Gravitations évoquait son désir « d’abattre des murailles », la tension n’est pas levée car il dépeint le recueil suivant, Le Forçat innocent, dans lequel sont intégrés les deux poèmes de Commerce, comme le « livre des murailles intérieures71 ».

32Les deux poèmes de Commerce, en effet, sont liés au deuil et au passage entre les vivants et les morts. « Whisper » publié au printemps 1926 dans la revue, repris sous le titre « Whisper in agony » dans Le Forçat innocent, suit le poème « Oloron-Sainte-Marie » dans le recueil, poème figurant dans la section du même titre d’ailleurs significativement dédiée à Rainer Maria Rilke, qui avait envoyé plusieurs lettres superbes à Supervielle et ce jusqu’à sa mort en décembre 1926. La seule variante entre la version de Commerce et celle du recueil réside dans le titre, et dans la suppression de l’ultime espace. La régularité des hexasyllabes est contrebalancée par une liberté dans les finales : ce ne sont pas toujours des rimes croisées, mais souvent des jeux d’allitérations et d’assonances. On peut le lire comme une acceptation de la mort, de l’immobilité progressive qui gagne tout le corps, des « paupières » invitées à se transformer en « pierres » au front « nu » et « vide72 ».

33« Oloron-Sainte-Marie » est écrit à l’occasion d’un pèlerinage avec Michaux (autre familier de Commerce) sur la terre de ses pères en 1926. Ce poème qui mêle vers libres et vers plus réguliers est l’un des plus retravaillés entre la pré-publication en revue à l’hiver 1926 et la version du recueil73. Il repose sur une série de contrastes suggérant une grande hésitation entre la vie et la mort, avec dans la première strophe l’opposition entre l’écoulement du « gave » (« Le gave coule paupières basses ne voulant faire de différence / entre les hommes et les ombres »), et dans la strophe suivante la montée erratique du poète, qui semble complètement aplanir la différence entre les morts et les vivants. Après une apostrophe aux morts et un étrange dialogue avec les os, le poète en appelle en un sursaut au « ruisseau de vie ». Gaëtan Picon estime justement à propos de sa poésie qu’« au-delà de la confidence lyrique, il y a les éléments d’une mythologie générale, un sentiment profond de l’éternité cosmique, un face à face de l’homme et de son destin originel74 ».

34Le très joli titre de la troisième contribution de Commerce, « La Pampa aux yeux clos », unit les trois textes de Commerce par le motif de la paupière fermée, du sommeil comme préfiguration de la mort. Cependant il s’agit en l’occurrence plutôt d’une renaissance dans ce conte qui fait revivre le personnage du Voleur d’enfants qui s’était noyé dans la mer. Supervielle annonce à Larbaud qu’il achève « la suite (indépendante) du Voleur d’Enfants75 » en juillet 1927. Le conte du quinzième cahier de Commerce au printemps 1928 constitue la deuxième partie du Survivant publié chez Gallimard la même année76. On retrouve en effet le personnage du Voleur d’enfants, le colonel Philémon Bigua, escorté de trois enfants. Supervielle comme toujours quête l’approbation de son ami : « Quand nous nous reverrons je vous demanderai si vous estimez que j’ai bien fait de ressusciter Bigua dans le Survivant77. »Ce conte renoue avec l’imaginaire de la pampa, mais ne cède en rien à un exotisme facile. On est frappé par la violence de certains épisodes, comme lorsque le personnage doit marquer les vaches au fer : « Et il faudrait bientôt les marquer, une à une. Dans des conditions absolument primitives, au fer rouge78. » Ce « voyage » comme le désigne Marguerite Caetani raconte un cheminement, une quête identitaire qui passe par la quête d’un lieu, et commence symboliquement par une traversée en diligence. L’errance dans le pays se poursuit jusqu’à l’arrivée ultime à la ferme Santa Teresa, que Bigua recherche sans savoir s’il en est encore propriétaire. La tension du personnage entre intérieur et extérieur est explicitée dans une lettre à Larbaud : « Oui Biguá est un cousin de Guanamirú. C’est une espèce d’homme de la pampa renforcé par le dedans79. »

35Le jeu des variantes est révélateur. S’il s’agit bien du même texte entre la revue et la deuxième partie du volume, la version de Commerce est plus épurée : les premières et les dernières pages de la partie ne figurent pas dans la revue, ainsi que quelques courts passages d’un paragraphe à une page et demie. Ce resserrement dans les cahiers trimestriels prend toujours la même signification : les passages absents renvoient au passé du personnage, à des références au Voleur d’enfants, à des épisodes ou à des pensées qui donnent une explication aux agissements des personnages. Dans Commerce, la continuité avec le roman précédent n’apparaît qu’au travers de quelques allusions, et les noms des personnages sont donnés sans que l’on sache exactement de qui il s’agit. On peut sourire en lisant le nom de Misia Cateyana – dont on ne sait pas explicitement dans Commerce qu’il s’agit de la mère du personnage –, dans une revue commanditée par Marguerite Caetani, mais la coïncidence est peut-être fortuite. Le motif amoureux est comme gommé : Marcelle Herbin, nommée une seule fois, est à peine un rêve ou un fantôme. Toute dimension psychologique disparaît avec l’absence d’éléments d’élucidation de cette quête. L’immersion dans une nature libre et sauvage qu’il faut dompter pour se retrouver soi-même est mise en exergue dans cette version, en écho avec le titre, « La Pampa aux yeux clos », et confère ainsi une dimension plus universelle et mythologique au conte pour le lecteur de Commerce.

Les coulisses ou la « fabrique » de l’écriture

36La correspondance avec Valery Larbaud permet bien souvent de lire un premier état du texte, dont la pré-publication en revue est une forme de prolongement : Supervielle retravaille beaucoup, et Larbaud, lecteur privilégié, partage ainsi les différentes strates de son travail. Le poète, qui n’a jamais vraiment cherché à théoriser de façon dogmatique, distille dans ses lettres une sorte d’art poétique. En effet, on a déjà vu que partager le poème naissant était une façon d’établir le contact avec son ami. Ce qui frappe est un jeu constant entre les êtres de chairs et les êtres de papier. On confond parfois Barnabooth avec son inventeur ; le rapprochement est également établi entre le milliardaire larbaldien et le richissime Guanamiru80. Supervielle mêle à loisir invention de papier et projet d’écriture, comme lorsqu’il envisage d’écrire un poème pour Queenie, la jeune héroïne de Beauté, mon beau souci… dont il se sent amoureux81. Pour exprimer sa gratitude à l’égard de Larbaud qui vient de défendre L’Homme de la pampa, il convoque son personnage : « C’est bien le plus beau rêve que pourrait faire Guanamiru s’il était encore de ce monde ! Je tâcherai de lui envoyer votre article par la voie des songes. Avec un vent favorable peut-être aurai-je la chance de le toucher82. »

37La porosité entre fiction et chair se double d’un questionnement sur les frontières génériques entre vers et prose, comme si c’était en écrivant à Larbaud qu’il trouvait la formulation juste de son idée. Supervielle l’informe ainsi de l’évolution et de la progression de son écriture, comme en juillet 1927 :

J’écris aussi des vers depuis quelque temps – et réguliers ou à peu près (mais je ne renonce pas aux vers libres) Vous en verrez en automne à la N.R.F. Chut ce sont des vers d’amour – et ma femme n’en est pas exclue. À mesure que le temps passe elle prend de plus en plus d’importance dans ma vie intérieure83

38Ce prolongement d’une forme dans une autre devient un leitmotiv des lettres de Supervielle, ainsi en 1929 : « J’ai souvent éprouvé le besoin de revenir en prose sur un sujet que la poésie ne pouvait songer à épuiser84 », ou un an plus tard, alors qu’il évoque l’écriture de nouvelles inspirées de ses poèmes : « C’est que la prose est aussi un bien étonnant véhicule de poésie ! Et j’ai tenté l’aventure85. » La lettre privée rejoint tout à fait ces lignes d’En songeant à un art poétique : « Comme [le poème] baigne chez moi dans le rêve intérieur je ne crains pas de lui faire prendre parfois la forme d’un récit. La logique du conteur surveille la rêverie divagante du poète86. »

Deux « conciliateurs »

39Dans l’une des premières lettres qu’il adresse à Larbaud, Supervielle multiplie les antithèses pour évoquer l’écriture du recueil Amants, heureux amants… : « Que je voudrais pouvoir remercier, un peu comme vous savez écrire, avec ces mots de tous les jours que votre plume émerveille87 ! » Le « Mystère de cette prose aérienne qui laisse de si profondes traces ! » l’impressionne vivement. Ces pages écrites « pour nous révéler des âmes et nous les voiler sous une soyeuse, une voluptueuse discrétion » reflètent ce que l’on pourrait appeler l’esprit « classique moderne » de Larbaud et de Commerce. Larbaud tout comme Supervielle se retrouvent dans une recherche de la conciliation. Supervielle se présente d’ailleurs en « conciliateur » ou « réconciliateur » dans En songeant à un art poétique :

Je ne parvenais pas à franchir les murs de flamme et de fumée qui séparent ces poètes [modernes] des classiques, des romantiques. […] J’ai tenté par la suite d’être un de ceux qui dissipèrent cette fumée en tachant de ne pas éteindre la flamme, un conciliateur, un réconciliateur des poésies anciennes et modernes88.

40Ces formules sont très proches de ce que Supervielle écrit à Larbaud en 1933 : « Votre originalité est celle des classiques du grand siècle, elle est dans la trame même du siècle bien plus que dans ses ornements89 ». Le poète dépeint ainsi son ami : « Jamais endimanché dans son classicisme, il est aussi de notre temps sans le moindre souci de modernité90. »

41Supervielle tout comme Larbaud se tiennent à l’écart de toute école et de tout engagement politique91. Les luttes de leur temps ne les intéressent pas. Il n’est sans doute pas anodin que les soldats de plomb, passion bien connue de Larbaud, occupent une place considérable au début de leur échange épistolaire. Supervielle s’est particulièrement démené pour trouver des « documents relatifs aux uniformes de l’armée paraguayenne92 ». Dans l’article que Larbaud consacre à L’Homme de la pampa, il file la métaphore du livre relié comme un soldat, décrivant d’abord la reliure d’ouvrages hispano-américains de sa bibliothèque, qui sont comme des « uniformes », notant ensuite à propos du livre de Supervielle : « je ne le vois pas vêtu autrement que du drapeau uruguayen93. » La lettre de Supervielle qui exprime sa reconnaissance est émaillée de références à l’article même, et s’achève avec un ultime clin d’œil : « merci de tout mon cœur franco-uruguayen que je voudrais aussi faire relier aujourd’hui94. »

42Si Larbaud s’abstient des débats d’actualité, de politique même littéraire, il s’engage en revanche sous le drapeau des lettres. Pour Larbaud, le goût des petits soldats et « la création artistique » sont unis par une « étroite parenté95 » ; c’est un substitut au voyage et surtout un substitut pacifique à l’impérialisme96. Larbaud évoque ses échanges avec un autre amateur de soldats de plomb, son ami Pierre de Lanux, et montre que leurs relations sont tout sauf belliqueuses : 

[…] Nous échangeons des ambassades, et la présentation des lettres de créances de nos plénipotentiaires sert à des revues, auxquelles prennent part nos pièces les plus belles et les plus rares. […] Au fond, c’est ce que nous désirons tous : avoir notre armée à nous97

43Comment ne pas lire de façon sylleptique le fait de « servir à des revues », et ne pas penser, chez ce revuiste infatigable, aux périodiques auxquels il a inlassablement contribué ? Larbaud mieux que quiconque fait passer ses amis en revues et les aide à être publiés, surtout les « jeunes » et ceux qui ne jouissent pas encore de la reconnaissance qu’ils méritent, à l’instar de Supervielle. L’expression « avoir notre armée à nous » évoque d’ailleurs « l’armée de lecteurs » dont la progression est dépeinte dans la très belle contribution inaugurale de Larbaud. Son texte, publié dans le premier numéro de Commerce, « Ce vice impuni, la lecture », éclaire l’orientation esthétique des cahiers trimestriels. La présence de Supervielle dans Commerce est révélatrice du mode de fonctionnement de la revue, de son opacité et de son exigence ; elle témoigne de son esprit d’ouverture à des écrivains qui ne sont pas encore des plumes consacrées, ainsi que d’un enthousiasme et d’une communion dans la traduction.

44Larbaud, dont la présence sur la scène littéraire fut à la fois modeste et incontournable, est à son tour célébré par Supervielle dans l’Hommage de La NRF qui lui est consacré en 1957. En ultime hommage à son ami décédé, Supervielle imagine une saynète significativement intitulée « Scène secrète98 ». Le poète met en scène Barnabooth et Larbaud, en un dialogue qui évoque l’attribution du Prix Nobel ; il éprouve le besoin d’imaginer que « le rideau ne tombe pas », comme pour refuser la fin d’une belle amitié et le tarissement d’une plume amie.