Colloques en ligne

Anne-Marie Cocula

Actualité du Discours de la servitude volontaire dans l’histoire du XVIe siècle

1Trois périodes sont déterminantes pour situer le Discours de la servitude volontaire dans l’histoire du XVIe siècle : celle de sa rédaction par La Boétie, sans doute entre 1548 et 1553 au moment de son entrée au parlement de Bordeaux, celle de ses publications anonymes par les protestants dans les années qui suivent les massacres de la Saint-Barthélemy à partir de 1574, enfin, celle de sa non-publication par Montaigne aussi bien en 1570, lorsque il publie à Paris des écrits épars de son ami, qu’en 1580 lorsque paraissent à Bordeaux chez Simon Millanges les deux premiers livres des Essais. Chaque fois Montaigne s’en excuse auprès de ses lecteurs en faisant porter la responsabilité de ce renoncement aux fauteurs de troubles qui relancent les guerres civiles dans le royaume depuis les années 1560 : d’abord les protestants, ensuite les ligueurs à partir des années 1585-1586, car les partisans de la sainte Ligue catholique ne prennent pas seulement pour cible le roi Henri III dont ils dénoncent la tyrannie, mais aussi le prétendant au trône protestant Henri de Navarre, futur Henri IV, qui connaîtra en 1610 le même sort que son prédécesseur Henri III assassiné en 1589, ces deux assassinats étant tous deux marqués du sceau de la tyrannie.

2L’évolution historique joue donc un rôle déterminant dans le destin du Discours, mais en est-il de même de sa conception et de son contenu ? L’actualité englobe plusieurs approches territoriales pour les contemporains les mieux informés dont font partie les magistrats des parlements du royaume en relations constantes avec la Cour, avec de proches conseillers du roi à Paris comme en province, même si les distances et la lenteur relative des communications retardent l’arrivée des nouvelles et facilitent la propagation de rumeurs, parfois extraordinaires.

3Au milieu du XVIe siècle, les futurs collègues de La Boétie ne perdent pas de vue la situation des monarchies européennes voisines de la France, celle du royaume de France, et celle de la province de Guyenne qui correspond au ressort du parlement de Bordeaux. Celui-ci s’étend de la Saintonge aux Pyrénées occidentales et du littoral atlantique jusqu’au Périgord et au Quercy.

L’Europe

4L’Europe du milieu du XVIe siècle est marquée par l’échec des princes humanistes, Henry VIII, Charles Quint et Francois Ier dont les avènements étaient porteurs d’espérances pour leurs sujets. Espérances rapidement déçues au profit de guerres coûteuses et douloureuses, sources d’un endettement croissant préjudiciable à l’économie et aux catégories les plus défavorisées d’une société profondément hiérarchisée, dominée par des noblesses aux étages multiples. En 1547, les décès des rois de France et d’Angleterre qui scellent de sombres fins de règnes laissent peu de marge à leurs successeurs, Henri II et Édouard VI. Il en sera de même, en 1555, pour Charles Quint qui choisit d’abdiquer après avoir partagé ses États entre son frère Ferdinand, élu empereur du Saint-Empire, et son fils Philippe II, héritier du royaume d’Espagne et des Pays-Bas.

5 À cette date, encore plus grave est la fracture religieuse de l’Europe chrétienne qui devient officielle lors la signature de la paix d’Augsbourg en 1555 qui reconnaît dans les États du Saint-Empire l’existence du protestantisme luthérien et l’autorité temporelle des princes luthériens dans leurs États. Ainsi les Allemagnes deviennent un territoire de relative tolérance et de coexistence politique entre princes protestants et princes catholiques sans que soient prises en compte dans ce partage religieux la présence et la diffusion du calvinisme qui ont commencé dans les années 1535-1540 avec la parution en latin puis en français de l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin. Face à cette déchirure religieuse, l’Église catholique donne une impulsion nouvelle à une réforme interne et à une remise en ordre du clergé au cours des différentes sessions du concile de Trente, dont la dernière se termine en décembre 1563, quelques mois après la mort de La Boétie.

6Enfin, toute l’Europe chrétienne vit alors sous la menace des Turcs, soit par terre, soit par mer, avec pour date-clé de délivrance la bataille navale de Lépante remportée par Don Juan d’Autriche sur l’armada de Selim II, le successeur de Soliman le Magnifique. Cette victoire qui consacre l’Espagne de Philippe II comme première puissance de la Chrétienté se déroule le 7 octobre 1571, moins d’un an avant les massacres de la Saint-Barthélemy à Paris, à partir du 24 août 1572, puis en province au début de l’automne.

Le Royaume de France

7Quant au royaume de France, il connaît au milieu du XVIe siècle des événements dont l’enchaînement et le retentissement ont impressionné les contemporains, notamment les lettrés et les milieux de la Cour : en 1545, la sanglante répression contre les Vaudois, accusés d’hérésie ; en août 1546, la mort sur le bûcher du grand imprimeur Étienne Dolet ; enfin, le 31 mars 1547, la mort de François Ier et l’avènement de son fils Henri II, nanti de son favori, le connétable de Montmorency, dont c’est le retour en grâce ; sans oublier Diane de Poitiers, favorite en titre, dont l’influence éclipse celle de la reine Catherine de Médicis. Ces événements forment la trame des révoltes qui éclatent alors contre l’extension de l’impôt sur le sel ou gabelle. Leur déroulement et leur violence en Guyenne entraînent une répression impitoyable dont les conséquences auraient, si l’on en croit Jacques-Auguste de Thou, inspiré au jeune La Boétie la composition et l’écriture du Discours de la servitude volontaire.

La Guyenne

8La province de Guyenne occupe une place particulière dans le royaume qui explique l’intérêt que lui porte la monarchie.Elle est une province stratégique frontalière de l’Espagne, l’adversaire privilégié, menacée aussi par l’Angleterre, côté façade atlantique. Depuis le XVe siècle, elle est dominée par une maison princière de plus en plus puissante, celle des Albrets, liés à la maison régnante des Valois depuis le mariage en 1527 du roi de Navarre, Henri II d’Albret, avec Marguerite d’Alençon, la sœur de François Ier. En 1548, leur fille et héritière, Jeanne d’Albret, épouse l’aîné du lignage des Bourbons, Antoine de Bourbon, premier prince du sang. À cette date, ce couple Bourbon-Albret représente une menace potentielle qui se concrétise, dans les années 1550-1555, par la protection qu’il accorde aux protestants du royaume dans le prolongement de leur mère et belle-mère, Marguerite de Navarre décédée en 1549. C’est seulement à partir de 1560 que Jeanne d’Albret adhère officiellement à la Réforme.

9  Le mariage de Jeanne d’Albret et d’Antoine de Bourbon à l’automne 1548 coïncide avec la répression qui s’abat sur la ville de Bordeaux et ses habitants pour les punir de s’être révoltés en plein mois d’août contre l’imposition de la gabelle, cette taxe sur la consommation obligatoire et tarifée du sel dans chaque foyer, unanimement détestée. Menée par le connétable de Montmorency sur ordre de Henri II, cette répression exemplaire aurait provoqué dans la population un effroi et une stupéfaction qui auraient dicté au jeune La Boétie le Discours de la servitude volontaire. Telle est du moins la version de l’historien Jacques-Auguste de Thou, dès la fin du XVIe siècle :

Jamais on ne vit succéder au plus grand trouble un calme plus profond ; jamais les esprits quoique effrayez par la vue des châtiments dont ils étoient menacés, ne se montrèrent si dociles, et après un soulèvement si général, si disposés à l’obéissance. Ainsi se vérifia dans cette occasion ce qu’on dit vulgairement, que les Princes ont les mains longues, et que leur puissance se communique si bien de l’un à l’autre, qu’il s’en forme une chaîne qui captive tous les hommes et les subjugue nécessairement. C’est ce qu’Etienne de La Boétie, natif de Sarlat, a fort bien prouvé dans un petit livre intitulé le Contre-Un, ou de la Servitude volontaire, qu’il fit à ce sujet. Il n’avoit que dix-neuf ans lorsqu’il composa cet ouvrage ; mais à cet âge il avoit déjà un esprit supérieur et un jugement formé, qui le rendirent depuis un des principaux ornemens du Parlement de Bordeaux1.

10Ce récit-témoignage doit sans doute beaucoup à Montaigne que Jacques-Auguste de Thou, issu d’une famille marquante de parlementaires parisiens, a rencontré en octobre 1588 lors de l’ouverture des états généraux de Blois convoqués par Henri III sous la pression de la Ligue. Témoignage qui ne laisse guère de doute quant à la source du Discours et qui révèle, en même temps, le manque de renseignements concernant son auteur, signalé simplement par la ville de sa naissance, par son jeune âge au moment de l’écriture du Discours, et par sa renommée ultérieure au sein du parlement de Bordeaux. Dans ce récit, nulle mention de sa future amitié avec Montaigne qui était parfaitement connue de l’historien Jacques-Auguste de Thou.

11Donc, ce n’est pas le soulèvement d’un peuple qui serait la raison d’être du Discours mais sa résignation et son abattement qui, à l’issue d’un cycle de révoltes, le privent de réaction et le paralysent comme s’il était ensorcelé ou sous les effets d’un charme au sens le plus fort de ce terme. Arlette Jouanna dans sa récente étude sur le Prince absolu retient cette emprise quasi magique qui a pu étonner La Boétie, cité à trois reprises dans son ouvrage lorsqu’elle insiste sur l’abêtissement collectif engendré par la force de l’habitude, sur les charmes quasi magiques du pouvoir, et le miracle de l’obéissance2.


Le cycle des révoltes contre la gabelle en Guyenne (1545-1548)

12Il débute avec l’extension de l’impôt du sel aux régions franches de gabelle parce que productrices de sel marin.

131) Les signes visibles de cette extension, décidée en 1541, sont présents dès 1543 avec la venue de géomètres chargés du relevé cartographique des salines. Parmi eux, un jeune artiste, potier et céramiste, nommé Bernard Palissy remarqué par le duc de Montmorency, chargé de superviser ces opérations. Cette enquête menée sur les zones des marais salants de l’Aunis et de la Saintonge se double d’un repérage, dans les villes et les bourgs de la province, pour l’implantation de greniers à sel en présence d’officiers du roi, faciles à repérer au sein d’une population où tout le monde se connaît et où les étrangers sont la plupart du temps indésirables.

14Après des mois d’inquiétude et de rumeurs propagées dans les régions concernées par l’installation de greniers à sel, les premières émeutes éclatent en 1545. Elles provoquent l’embrasement des villes et bourgs du Périgord, dont Sarlat, la ville natale de La Boétie, et surtout Périgueux. Ce soulèvement est précédé de négociations entre les corps de ville et les officiers du roi chargés de l’implantation des greniers à sel. Leur échec révèle une solidarité inquiétante pour la monarchie : celle de la bourgeoisie et du peuple. À Périgueux, la révolte est suivie d’une répression menée par le sénéchal de Périgord, François de Bourdeille, père du mémorialiste Brantôme qui se souvient dans son œuvre combien cette tâche déplut à son père obligé de châtier des gens de sa « patrie ». La ville de Bordeaux est restée en dehors du mouvement pour une raison bien simple : la persistance d’une épidémie de peste qui a obligé les habitants à déserter la ville. Quant à La Boétie, alors absent du Périgord, il a pu être tenu au courant de ces événements par son oncle et parrain chargé de veiller sur ses études puisque les consuls de Sarlat sont présents lors des négociations de Périgueux.

152) C’est dans ce cycle de révoltes populaires qu’interviennent, en mars 1547, la mort de François Ier et l’avènement d’Henri II qui n’a pas reçu l’éducation humaniste de son père et reste profondément marqué par sa captivité en Espagne comme otage du roi de France, son père. Au titre d’une simple coïncidence, l’année de son avènement paraît l’ouvrage posthume de Guillaume Budé intitulé De l’institution du Prince où il reconnaît aux souverains une toute-puissance émanant de la volonté de Dieu : « et doit suffire pour leur (aux rois) commander la Loy divine seulement qui a autorité de Dieu législateur souverain, et non pas des hommes ».

163) La révolte de Bordeaux est précédée de celle d’Angoulême au printemps 1548 avec destruction des greniers à sel : ce premier épisode de violences trouve une solution négociée dans l’été grâce à l’entremise de Laurent Journault, ancien maire de la ville. Le second épisode se déroule au même moment dans Bordeaux où l’émeute entre le 17 et 21 août embrase la ville avec le renfort de gens venus de l’extérieur et des faubourgs de la ville. Le 21, rue des Ayres, à proximité de l’hôtel de ville, le représentant du roi, Tristan de Moneins, est massacré et mis en pièces par les émeutiers. Montaigne, témoin direct de cette émotion d’un « peuple furieux » (Essais, I, 23, p. 135), retient l’attitude de plus en plus craintive de Moneins lorsqu’il s’avance vers la foule et pénètre dans « cette mer tempestueuse d’hommes insensés ». Rien de tel dans le Discours de La Boétie qui prend pour point de départ la stupéfaction d’un peuple interdit de réaction face à une implacable et immédiate répression.

174) Celle-ci revêt la forme d’une terreur faite pour impressionner, briser toute résistance, et englober tous les aspects répressifs afin que tant de violences orchestrées par l’autorité du roi puissent hâter le moment de son pardon dans une période encore si proche de son avènement. Vindicte royale d’autant plus globale et légitime que les instances du gouvernement de la ville et de la province (jurade et parlement) sont accusées de connivence et de compromission avec les séditieux au regard des intérêts de riches Bordelais dans la possession et l’exploitation des marais salants... Pour le moins, s’il n’y a pas collaboration, il s’agit bien aux yeux de la monarchie d’une tiédeur coupable envers les révoltés qui a permis l’extension de la révolte et l’assassinat de Tristan de Moneins, les premiers jours de la sédition. En conséquence, personne n’est épargné.

18Le chef d’orchestre en est le connétable de Montmorency, impliqué depuis quelques années dans la mise en place de la gabelle avec d’autant plus d’énergie qu’il bénéficie de la faveur d’Henri II. Bordeaux va éprouver sa cruauté en matière de répression. Le châtiment s’exerce contre tout le monde : les meurtriers ou présumés tels du représentant du roi sont suppliciés et exécutés, il en va de même de leurs complices et de tous ceux qui sont dénoncés comme émeutiers. La justice rendue par des tribunaux d’exception échappe aux magistrats bordelais puisque la jurade et le parlement sont privés de leurs fonctions et remplacés par des magistrats des parlements de Paris et de Toulouse. Quant à la ville, jugée elle-même coupable, elle est privée de sonneries de cloches, punies pour avoir sonné le tocsin de la révolte, elle est frappée d’une lourde amende qui accroît son endettement, et elle perd une partie de ses libertés municipales en se voyant imposer le modèle de Paris pour l’élection et le choix de son corps de ville. Délibérément et farouchement, la monarchie impose son contrôle politique pendant que Montmorency installe ses soldats mercenaires chez les habitants pour s’y comporter en gens de guerre. Même si le pardon royal intervient sans tarder pour des raisons déjà évoquées, la marque et les cicatrices de la révolte restent durables dans la vie de la cité et la mémoire des Bordelais à tous les niveaux de responsabilités.

Le retentissement de la révolte

191) De 1553 à 1563, durant la trop brève carrière de La Boétie au parlement de Bordeaux, le souvenir de la révolte de 1548 reste vivace dans la ville parce que les procédures judiciaires se prolongent contre les coupables : l’un d’eux se souvient par exemple dans son audition, en 1554, avoir pris l’un des maillons de la chaîne d’or de Tristan de Moneins qui l’avait arrachée de son cou et jetée au peuple afin de détourner sa colère vers un butin de prix. Geste vain qui ne le sauvera pas et que Jacques-Auguste de Thou rapporte dans son histoire. Plusieurs années après la révolte, les élites rentrent en grâce, mais de façon différente car la monarchie a besoin du parlement pour lutter contre « l’hérésie » protestante : aussi les membres du parlement sont-ils mieux traités que les jurats qui doivent patienter davantage. Enfin, date symbolique mais significative, c’est seulement en 1566 que les clés des portes et des tours de la ville sont de nouveau confiées à la jurade, près de 20 ans après la révolte. Et la méfiance, héritée du passé anglo-gascon de la ville, ne cessera de grandir entre les Bordelais et la monarchie avec pour apogée les Frondes parlementaire et princière du milieu du XVIIe siècle où se reconstituent connivences et solidarités entre le peuple et les instances politiques de la cité.

202) Cette solidarité entre le peuple et les élites urbaines ne pouvait qu’inquiéter les représentants de la monarchie dès le début des guerres civiles ou guerres de religion. Ainsi, Blaise de Monluc, mandaté en mars 1563 par Catherine de Médicis pour rétablir l’ordre dans Bordeaux, où s’affrontent au sein du parlement et dans la cité les partisans de la politique royale de pacification religieuse et les catholiques zélés, n’a aucune difficulté à rafraîchir la mémoire des uns et des autres : il suffit de rappeler l’émeute de 1548 et la mort de Moneins : « [...] si l’on mettoit la main au sang et donnoit licence au peuple, mesmes à celuy du dehors; qu’ils se souvinssent de ce qui estoit advenu, lorsque monsieur de Monens fut tué et que le peuple print l’auctorité » (Commentaires, mars 1563, p. 578). Ce simple rappel aurait suffi, selon Monluc, à calmer les esprits et à empêcher désordre et troubles de la part des autorités qu’il visite tour à tour.

21Enfin, dernier exemple de ce retentissement de la révolte de 1548 et de son empreinte durable : le récit que fait Montaigne au chapitre 23 du premier livre des Essais (Divers événemens de mesme conseil, p. 135-136), où il met au point à l’intention de ses collègues jurats une attitude contraire à celle de Tristan de Moneins avec l’objectif d’imposer leur autorité municipale à des soldats suspects d’être ligueurs qu’ils doivent passer en revue. Et la description circonstanciée qu’il fait de la marche au supplice du représentant du roi a toutes les chances de refléter fidèlement la tragédie dont il a été témoin en 1548. Nous sommes alors en 1585, à la fin de son second mandat de maire, soit près de trente ans après le cycle des révoltes contre la gabelle dont le déroulement, la violence et la répression contiennent bien des aspects capables d’avoir influencé le Discours d’Étienne de La Boétie et attiré vers lui bien des lecteurs parmi ses futurs collègues du parlement, dont le conseiller Guillaume de Lur Longa auquel il est dédié.