Colloques en ligne

Katarzyna Matul

« Une chemise neuve chaque jour… » : la « posture d’auteur » des créateurs d’affiches en Pologne après 1945

1« Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle ». La fameuse citation de Beckett, reprise par Foucault dans son exposé « Qu’est-ce qu’un auteur » et qui a suscité un écho considérable dans les études littéraires, peut-elle être comparée, dans le cas de l’affiche, à la non moins fameuse citation de Cassandre, dans laquelle le graphiste définit la fonction de ce médium, ainsi que le rôle de son créateur ?

2La peinture est un BUT en soi, l’affiche n’est qu’un moyen de communication entre le commerçant et le public, quelque chose comme le télégraphe. L’affichiste joue le rôle du télégraphiste : il N’ÉMET pas de message, il le TRANSMET ; on ne lui demande pas son avis, on lui demande simplement d’établir une communication claire, puissante, précise1.

3À cette vision de l’« affiche-machine » et de la figure de l’affichiste – médiateur entre le commanditaire et le récepteur – à qui « on ne demande pas l’avis »2 conformément aux attentes du marché publicitaire des années 1930 s’oppose une figure de l’affichiste construite en Pologne sous le régime communiste et liée aux graphistes polonais tels que Tomaszewski, Lenica, Cieślewicz ou Młodożeniec, réunis sous le nom d’« école polonaise de l’affiche ». Ces graphistes se caractérisaient par leur ambition et « le désir ‟intime” de se défaire du rôle du télégraphiste postulé naguère par Cassandre. » Ils se voyaient créateurs de l’affiche d’artiste, qualifiée également d’« affiche d’auteur », qui devait se libérer de sa fonction utilitaire afin de servir le peuple à la manière de l’« art démocratique », l’« art de la rue », accessible à tous. Ils étaient toutefois conscients que « tous les efforts visant à l’affranchissement complet de l’affiche, cherchant à faire entendre sa voix et non celle des autres, sont un peu désespérés, contraires à sa nature, rappelant un cheval qui voudrait voler ». Néanmoins, ils demeuraient persuadés que l’indice incontestable de la valeur d’une affiche« n’était pas ce qu’elle doit transmettre, mais ce qu’elle a à nous dire »3.

4La revendication de l’autonomie artistique de l’affiche et du statut d’auteur, amorcée en Pologne à partir du milieu des années cinquante, s’est trouvée conditionnée par le régime communiste, qui a certes libéré l’affiche des contraintes publicitaires dont parle Lenica en évoquant Cassandre, mais qui a également complexifié son statut en y ajoutant une dimension politique et idéologique. L’appel de Lenica à l’émancipation de l’affiche a été lancé en 1966, à l’occasion de l’ouverture de la première Biennale internationale de l’Affiche de Varsovie, organisée au musée d’art contemporain, et durant laquelle le statut d’œuvre d’art des affiches polonaisess’est trouvé confirmé, ces dernières étant jugées exceptionnelles pour leur affranchissement novateur des codes typographiques et graphiques traditionnels, ainsi que pour leur utilisation libre de la peinture et du lettrage. Le statut de l’affichiste polonais est demeuré tout à fait exceptionnel, tant à l’échelle européenne que par rapport aux autres domaines artistiques en Pologne. Non seulement l’affichiste se voyait qualifié d’« artiste » par les critiques d’art et les conservateurs de musée en Pologne, mais encore jouissait-il d’un statut économique considérable dont l’achat journalier d’une chemise blanche par les graphistes Waldemar Świerzy et Roman Cieślewicz est devenu le symbole, ainsi que l’évoque Świerzy :

Nous étions riches à l’époque. Nous recevions 1800 zloty de salaire plus des bonus. Le salaire moyen polonais s’élevait à 1500 zloty. (…) Sur notre chemin vers le café Kameralna, nous achetions chaque jour une chemise blanche. Une chemise élégante coûtait à l’époque quelques 55 zloty. Nous avons eu le studio, et notre garde-robe, après un certain temps, était pleine de chemises blanches portées qu’une seule fois.4

5Cet article relève d’une volonté d’expliquer les circonstances de la revendication de la liberté d’expression et du statut d’auteur par les affichistes polonais, revendication couronnée de succès et amorcée très tôt dans le contexte polonais par rapport à d’autres domaines artistiques. Ainsi, la peinture du début des années cinquante, contrairement à l’affiche, devait être « purgée des valeurs esthétiques et de toute forme d’expérimentation artistique. »5

6Il est significatif que l’historiographie ne mette pas en lumière le rapport entre les dimensions artistiques et politiques de la production des affiches polonaises de cette époque6. Cette négligence de la part des conservateurs et des chercheurs peut s’expliquer par le fait que le discours sur l’affiche polonaise, à l’époque comme aujourd’hui, participe de la construction d’un mythe qui constitue l’âge d’or de l’art polonais de la seconde moitié du XXe siècle et l’une des rares tendances artistiques polonaises « exportées » en Occident. Le maintien de ce mythe est assuré par l’accentuation récurrente des valeurs artistiques de l’affiche par les différents acteurs de son champ.

7Ajoutons que le problème de l’interprétation de l’art polonais des années cinquante se pose de manière plus générale, comme l’ont relevé certains historiens de l’art tels qu’Andrzej Turowski qui, à ce propos, a introduit le concept d’« Idéose » qu’il définit comme :

[…] un espace de pensée et de systèmes, mais un espace où les choix individuels se révèlent à la lumière des stratégies politiques dominantes. Il s’agit d’un espace imprégné d’idéologie qui restreint toute manifestation de pensée souveraine. Quelque soit l’argument de cette perspective idéologique imposée et omniprésente – ‘nécessité historique’, ‘raison d’état’, ‘consensus général’ ou ‘seul objectif juste’ – il est formulé du point de vue de l’instance politique et de son primat sur les décisions individuelles.7

8Il ajoute :

L’art polonais d’après-guerre a toujours été assujetti à la pression de l’« idéose ». Une juste interprétation des postures et des valeurs artistiques créées à sa base ne peut pas se restreindre à une réflexion sur la tradition dans l’art national ou international. Je ne veux pas dire par là que chaque œuvre d’art est imprégnée idéologiquement – au contraire : c’est le contexte du pouvoir total qui ne laisse pas une œuvre d’art innocente.8

9Partant de ce principe, un autre concept, celui de la posture, s’avère éclairant pour notre propos. JérômeMeizoz le définit comme « la manière singulière d’occuper une ‟position” dans le champ littéraire »9 ou d’une manière plus générale – artistique10. Il s’agit donc ici de voir comment les graphistes se positionnent dans les champs à la fois artistique et politique à travers l’élaboration de leurs affiches et comment ils se construisent par leur discours.

Entre la « posture de silence » et le « pacte avec le diable »

10Le débat organisé à l’occasion de la première exposition nationale de l’affiche, à la Galerie Nationale « Zacheta » de Varsovie en juin 1953, constitue un moment charnière dans la revendication de la liberté d’expression par les affichistes polonais, mais n’a jamais fait l’objet d’une analyse en profondeur11. Ce débat visait à faire le point sur les critères du réalisme socialiste dans l’affiche polonaise. Les interventions, généralement critiques, portaient sur les affiches présentées à l’exposition. Bien que le débat ait été organisé à l’initiative des dirigeants politiques, ceux-ci n’ont pas pris la parole en direct. La discussion a été animée par les graphistes, les critiques d’art et le public constitué d’ouvriers des usines polonaises.

11Rappelons brièvement que la rencontre a eu lieu à un moment où le réalisme socialiste battait son plein. La doctrine avait été rendue obligatoire pour les artistes dans toutes les nouvelles démocraties populaires en 194912. Elle se singularisait par sa dimension idéologique et politique : il s’agissait avant tout de remplir une mission de propagande et d’éducation13. Les directives esthétiques demeuraient en conséquence très générales : il s’agissait alors de lier l’iconographie à l’actualité du pays socialiste, dans un style qui devait surtout éviter les écueils du « formalisme » et du « naturalisme » – deux mots-clés de cette doctrine qui ont souvent prêté à confusion. Le réalisme socialiste n’a jamais été véritablement présenté comme un courant ou une théorie artistique au moment de sa création dans les années 1930. Comme le note Antoine Baudin dans son livre sur l’art du réalisme socialiste soviétique de la période jdanovienne, « la discussion sur les références et les modalités de réalisation du réalisme socialiste rend compte à la fois de la confusion des positions esthétiques et de la crispation progressive de celle-ci »14. D’où les confusions et les incertitudes qui ont en effet permis aux affichistes polonais de proposer une vision revisitée de la forme plastique du réalisme socialiste, comme nous le verrons.

12La mise en place de la doctrine du réalisme socialiste a forcé les artistes à choisir entre rester actifs en tant qu’artistes ou refuser d’adhérer à la doctrine du réalisme socialiste, ce qui équivalait alors à un silence artistique d’une durée indéterminée15. Certains cas de « postures de silence » étaient particulièrement dramatiques, comme celui du poète Zbigniew Herbert, qui, de 1953 à 1956, a dû travailler dans une usine pour gagner sa vie. Mais accepter la doctrine n’a pas été pour tous les artistes synonyme de « pacte avec le diable ». Le choix s’est en effet trouvé complexifié par les nombreux points communs entre les idéaux de la démocratisation de l’art, proclamés par les communistes, et les tendances avant-gardistes de l’autonomisation de l’art, populaires chez les artistes polonais des années 1930. Le réalisme socialiste se présentait ainsi comme une possibilité séduisante de mettre en œuvre ces idéaux, tout en favorisant l’obtention d’un statut social d’exception pour l’artiste ; en reconnaissance de son rôle de médiateur entre l’art et la société, l’artiste recevait en effet une protection sociale et économique de la part du parti communiste. Cependant, le prix à payer n’était pas anodin. Puisque l’art devait constituer avant tout l’émanation de l’idéologie communiste, l’artiste se trouvait dès lors devant l’obligation de renoncer à la conception de l’art comme expression d’une vision individuelle. Il devait subordonner son « je » créateur aux besoins du nouveau récepteur de l’art visé par les dirigeants : les classes ouvrières en Pologne socialiste.

13Face à ces nouveaux impératifs, les affichistes polonais ont emprunté une voie médiane. Tout en renouant avec l’idéologie du réalisme socialiste, ils se sont ouvertement opposés à son « illustration » plastique. Ils ont défendu le droit pour l’auteur de « se montrer soi-même sous certaines couleurs »16, pour reprendre les paroles d’Aristote, et de laisser leurs propres traces, leurs propres empreintes sur l’affiche. Ils ont essayé de convaincre les dirigeants que le recours à la notion d’auteur n’allait pas à l’encontre de la doctrine du réalisme socialiste, mais au contraire, constituait sa meilleure réalisation. Si une telle revendication a été possible lors du débat du 1953, c’est aussi parce que les dirigeants politiques n’avaient pas encore une vision cohérente de la réalisation artistique de la doctrine du réalisme socialiste et que certains d’entre eux se sont montrés assez ouverts à la réadaptation du modèle soviétique. Le terrain avait déjà été préparé par le débat qui avait eu lieu en 1952, à l’occasion de la deuxième exposition nationale de l’art polonais, pendant laquelle le Ministre de l’art et de la culture, Włodzimierz Sokorski aurait dit que la lutte pour le réalisme socialiste avait été mal conçue, car elle avait supprimé l’art en général, et que les artistes, tels que Tadeusz Trepkowski, avaient été obligés de se rabattre sur la polygraphie17.

La posture de Tadeusz Trepkowski

14Tadeusz Trepkowski représente une figure significative pour notre propos. Né en 1914, il a commencé sa carrière de graphiste dans les années d’entre-deux-guerres. Souvent considéré comme autodidacte, il n’a en effet fréquenté l’école de l’Industrie graphique de Varsovie [Szkola przemyslu graficznego im. Jozefa Pilsudskiego] que durant l’année académique 1931-193218, où il a notamment pu apprendre la technique de la lithographie. Dans les années trente, ses affiches, très synthétiques et sobres, ont souvent été remarquées par la critique et primées lors des concours. Lors de l’exposition internationale d’Arts et Techniques dans la Vie moderne de Paris de 1937, il a obtenu le Grand Prix pour son affiche portant sur le domaine de la santé et de la sécurité au travail : « La main blessée ne peut pas travailler ».Cette affiche représente bien sa méthode de création qui repose sur l’élaboration d’un signe graphique synthétique, concis, dépourvu de détails superficiels et qui reste en étroite relation avec le sujet annoncé.

15Après 1945, Trepkowski, communiste de conviction, a commencé à créer des affiches politiques et de propagande. Elles répondaient aux impératifs idéologiques du communisme, mais leur style renouait avec celui élaboré dans les années 1930 : ascétique, sobre, comprenant souvent un motif au milieu de la composition qui synthétise de manière métaphorique le message. Il utilisait souvent des objets banals, tels que les fleurs, les jumelles, les oiseaux, qui, pour les dirigeants politiques, rappelaient trop les affiches publicitaires des années d’entre-deux-guerres, stigmatisées par les communistes. Sur l’affiche « Grunwald 1410, Berlin 1945 » (1945) qui juxtapose la victoire sur l’hitlérisme et la bataille de Grunwald qui s’est déroulée le 15 juillet 1410 et pendant laquelle le royaume de Pologne-Lituanie a combattu les chevaliers Teutoniques, Trepkowski présente deux casques rouillés, l’un hitlérien et l’autre teutonique, avec deux corbeaux comme symboles de malheur. Le lettrage indiquant juste les lieux et les dates dans des polices de caractères correspondant à l’époque évoquée (l’une gothique pour le mot « Grunwald », et l’autre plus contemporaine pour le mot « Berlin ») renforce le message de propagande qui consiste à légitimer le pouvoir des dirigeants communistes par le recours à une victoire importante dans l’histoire de la Pologne19. Dans l’affiche éditée à l’occasion du mois de la reconstruction de Varsovie, intitulée « Nous construisons Varsovie socialiste » (1950), Trepkowski présente une truelle accompagnée d’un dessin de la carte de Varsovie, sur fond de drapeau soviétique rouge, ce qui constitue un signe graphique très clair et ne nécessite pas, selon le graphiste, de complément typographique. L’affiche pour le Congrès des Nations pour la Paix à Vienne (1952), représentant une ruine délimitée par le contour d’une bombe, offre un abrégé graphique fort des destructions faites par la guerre, renforcé par un simple mot « Non ».  

16Très vite, Trepkowski a été accusé de ne pas répondre par ses réalisations aux objectifs stylistiques du réalisme socialiste. L’opposition entre les convictions politiques de l’artiste et ses affiches, qui se voulaient une interprétation nouvelle des directives du réalisme socialiste, constituait un problème épineux pour les dirigeants politiques. Pendant le débat, Trepkowski est resté fidèle à sa vision de l’affiche d’auteur, qu’il a défendue de manière spectaculaire et dramatique : « L’affiche est la plus grande passion de ma vie. Si dans ma méthode de création je me trompe, convainquez-moi. Si je ne me trompe pas, avouez-le »20. Sa stratégie rhétorique a consisté à citer ses adversaires et à leur prouver qu’ils avaient tort en recourant à des citations d’artistes communistes soviétiques. Il a ainsi défendu son style d’auteur, tant critiqué :

On dit que l’on peut reconnaître mes affiches sans lire ma signature. À ceux qui voient cela comme un défaut, Iwanow répond : « Nous, les plasticiens-affichistes, nous devrions nous laisser reconnaître dans nos travaux au premier abord, avant même que l’on aperçoive notre signature. Nous devrions garder notre caractère, notre visage. »21

17La plus grande controverse portait sur son affiche pour le film Étape ultime (Ostatni etap) réalisée en 1948 traitant de la vie des femmes à Auschwitz-Birkenau. Trepkowski a décidé d’exprimer le drame vécu par les femmes dans le camp de concentration par la présentation subtile d’une fleur cassée sur un fond rayé qui fait référence aux habits portés dans les camps. Au-dessus du lettrage du titre du film se trouve un numéro correspondant à celui qui était attribué aux détenues après leur arrivée au camp de concentration et un triangle rouge dont la pointe est dirigée vers le bas, désignant la catégorie la plus importante des prisonniers politiques, dont une majorité de femmes polonaises.

18On a reproché à cette composition de ne pas être assez sérieuse pour traiter d’un sujet aussi dramatique. Trepkowski a notamment cité l’une des critiques : « Avec quelle légèreté, à l’aide d’une fleur cassée, il s’est débarrassé de la mort de millions de gens »22 et a ajouté avec amertume que cette œuvre n’avait pas été reproduite dans la dernière publication étatique sur l’affiche polonaise. Le graphiste a tenté de se défendre en relevant que ses collègues soviets, tchécoslovaques et hongrois avaient confirmé que la forme de cette affiche répondait aux exigences du réalisme socialiste. Mais, ses collègues graphistes avaient imaginé une autre ligne de défense pour celle-ci. Ils ont en effet profité de cette critique pour défendre le droit de l’auteur d’affiches à réaliser des compositions plus poétiques et subtiles. Tomaszewski a déclaré :

Hier, quelques collègues ont critiqué l’œillet de l’affiche de Trepkowski en argumentant que c’était un symbole trop futile pour représenter les meurtres hitlériens. Je ne soulève pas ce sujet pour défendre Trepkowski. Moi aussi, au début, j’ai pensé la même chose. Mais j’ai discuté ensuite avec ceux qui ont vécu Auschwitz et ils ont apprécié cette affiche. La symbolique délicate n’offense pas leurs sentiments […]. En conclusion : en lisant ou en regardant, laissons-nous émouvoir par ce qui nous émeut. Nous nous protégeons à tort contre l’effet émotionnel de l’art. […] L’œuvre doit parler à l’homme, et non pas aux signes algébriques, dont la valeur peut être librement modifiée.23

19Si Henryk Tomaszewski a ouvertement défendu Trepkowski, c’est que sa conception de l’affiche était proche de la sienne. Les affiches de Tomaszewski ont d’ailleurs aussi fait l’objet de critiques, pour n’être pas assez imprégnées idéologiquement, notamment son affiche pour le 1er mai où l’expérimentation typographique (en plus dans deux langues étrangères et « ennemies ») a été taxée de « formaliste », un reproche qui aurait pu avoir des conséquences plus graves. Si Tomaszewski a pris parti d’une manière aussi décidée pour l’affiche d’auteur, c’est aussi parce qu’il occupe une position privilégiée dans les champs à la fois artistique et politique. Personnalité hors pair, nommé professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie en 1952, Tomaszewski connait bien les dirigeants politiques. Il a toujours occupé une position à part et a systématiquement exprimé ses convictions artistiques avec audace. Dans le cas présent, l’argumentation de Tomaszewski était difficilement discutable, puisqu’il avait démontré que l’affiche de Trepkowski répondait aux attentes du récepteur. Or, n’était-ce pas celui-là même que les dirigeants politiques avaient placé au cœur de la doctrine du réalisme socialiste ? N’était-ce pas l’entente entre l’art et la société que le réalisme socialiste avait promis aux artistes ? La lecture des courtes communications fournies par les ouvriers lors du débat indique clairement qu’ils n’aimaient pas les affiches « typiques », « idéalisées », bref celles du réalisme socialiste et qu’ils demandaient des affiches qui « incitent à la réflexion », à l’instar des affiches de film ou de théâtre.

20Les remarques des ouvriers ont ainsi permis aux affichistes de défendre leur droit à la liberté artistique. Selon Wojciech Fangor, le débat avec les travailleurs avait clairement montré que l’« on ne peut pas juger la valeur de l’affiche selon des critères rigides, que si une figure humaine est représentée – c’est une bonne affiche, et que s’il n’y en a pas – c’en est une mauvaise ; que si la composition inclut des couleurs ‟naturelles” – c’est une bonne affiche, et que si elle comprend des couleurs pas naturelles – c’est une mauvaise […]. »24 Il terminait son article en constatant que le choix des moyens d’expression et leurs justesses dépendent de la sensibilité du créateur, de son talent et de sa maîtrise – une revendication audacieuse en 1953.

L’objet et la figure

21L’opposition entre la figure humaine et l’objet, évoquée par Fangor, était au cœur du débat sur l’affiche du réalisme socialiste. Selon les directives soviétiques, la représentation de figures humaines était ce qui permettait le mieux d’évoquer une union de l’art avec la réalité du peuple et des classes ouvrières. Ainsi, on peut lire dans un article de la revue soviétique Pravda :

La tâche noble et honorable des artistes soviétiques consiste en une reproduction fidèle des grands hommes de l’époque stalinienne, évoquant leur rôle fondateur dans la création du  communisme, ainsi que leurs pensées profondes, leurs sentiments, leur conscience supérieure et leur culture.25

22En l’occurrence, la transposition d’une telle consigne idéologique en une réalisation plastique a dû porter à confusion. Les portraits trop idéalisés, comme ceux du duo d’affichistes Jagodziński et Chmielewski se sont en effet attiré de vives critiques. La représentation d’une fille souriante et heureuse sur leur affiche célébrant les moissons dans la campagne polonaise (« Plon niesiemy plon w nasz ojczysty dom») était, selon Grzegorz Lasota, l’un des critiques d’art liés aux dirigeants politiques, idéologiquement fausse et ne différait pas beaucoup des images de femmes présentées dans la revue Life26.

23Wojciech Fangor témoigne de la lassitude de l’artiste se trouvant devant l’obligation contraignante de toujours représenter des figures humaines :

Pendant quelques années, je réalisais les affiches pour le 22 juillet, le 1er mai, les autres fêtes nationales et les élections et je me suis rendu compte que je faisais toujours les mêmes compositions représentant des ouvriers portant la bannière, vus une fois depuis la droite, une fois depuis la gauche, ou depuis derrière, ou de front… J’ai reçu une fois encore cette thématique et je me suis dit : « Je ne peux plus faire ces ouvriers. » Et après, j’ai vu l’affiche de Mroszczak pour le 22 juillet qui m’a surpris et m’a fait réaliser que l’on pouvait exprimer la cordialité de cette fête d’une autre manière.27

24Mais, cette fois encore, l’utilisation de fleurs pour illustrer un sujet politique ne fut pas bien reçue. Les critiques ont accusé Mroszczak de se rapprocher du « formalisme » et du « surréalisme » avec cette affiche, reproches de poids. Pendant le débat, non seulement Fangor mais aussi Tomaszewski ont ouvertement défendu l’affiche de Mroszczak. Cette fois encore, l’enjeu était considérable car les affichistes en avaient tout simplement assez de représenter des ouvriers et voulaient plus de liberté dans l’interprétation du sujet. Tomaszewski, après avoir défendu l’œillet de l’affiche de Trepkowski, poursuit : « C’est la même chose avec l’affiche de Mroszczak ‟Le 22 juillet”. Les roses en l’air, c’est tout de suite du surréalisme et du graphisme suisse. Les mêmes roses dans un vase, est-ce que c’est correct et réaliste ? »28. Tomaszewski a tenté de convaincre ses interlocuteurs que l’auteur de l’affiche avait le droit à sa propre vision de son sujet et que l’utilisation d’objets et de motifs autres que les figures humaines n’offensait pas l’idéologie communiste. Le 22 juillet étant une fête joyeuse (l’anniversaire de la création de la Pologne populaire), les affiches l’annonçant pouvaient bien être illustrées par des fleurs qui ne sont pas un symbole banal et qui expriment bien la joie de la célébration. Fangor a également apporté son soutien à Tomaszewski dans la défense de cette affiche, en arguant du fait que dessiner en perspective ou juxtaposer de grandes roses avec un horizon bas ne faisait pas d’une affiche un exemple du style « suisse », « cosmopolite » ou « surréaliste ». Encore une fois, les affichistes ont profité de la confusion dans la terminologie utilisée par les critiques d’art et les dirigeants politiques, et de leur incertitude concernant la forme d’une affiche-type selon les critères du réalisme socialiste, pour revendiquer plus de liberté.

Citations et révisions

25Mais, en réalité, Mroszczak, Trepkowski ou Tomaszewski se sont beaucoup inspirés des tendances artistiques provenant de l’Occident, ce qui révèle une véritable divergence dans leurs démarches discursives et artistiques, comme le remarque Jagodziński :

[…] d’habitude, lors de différents types de débats sur l’affiche, on entend toujours des citations, des citations et encore des citations. Quel genre de citations ? Les citations des plasticiens soviétiques. Elles donnent des indications sur la façon dont nous devrions créer. Mais, est-ce que la plupart des graphistes polonais prennent les affiches soviétiques comme exemples ? Non, chers collègues. C’est un sujet délicat. Nous jonglons avec les citations des maîtres soviétiques, mais nous lorgnons sur le graphisme « à l’occidentale ».29

26La composition de l’affiche du film L’Express Moscou-Océan Pacifique, réalisée par Trepkowski en 1947, renoue avec les affiches de Cassandre dans l’utilisation des lignes qui se rejoignent à l’horizon – donnant ainsi l’impression du mouvement –, dans le remplacement du train par un point rouge qui fait allusion à l’affiche de Cassandre « Voyagez la nuit en wagons-lits », ainsi que dans l’utilisation des couleurs noire, bleu marine et rouge. L’inspiration du maître français est aussi visible dans l’affiche pour le Festival des arts soviétiques, réalisée en 1949. La composition, qui intègre des jumelles comme motif principal et des couleurs qui se réfèrent à celles du drapeau français (et non soviétique), fut l’objet d’attaques particulièrement virulentes. Elle fut jugée « formaliste » et « naturaliste » pour la représentation minutieuse des jumelles, ce que Trepkowski a tenté de réfuter pendant le débat en démontrant que les jumelles étaient représentées selon deux perspectives différentes, ce qui faisait qu’une telle image n’aurait jamais pu exister dans la réalité. On voit à quel point les discussions autour des affiches du réalisme socialiste pouvaient tourner au ridicule.

27Bien que Trepkowski ait reçu le premier prix à la Première exposition nationale de l’affiche en 1953, (ex aequo avec Tomaszewski et Fangor), il ne se sentait pas assez apprécié par les dirigeants, ni même par ses collègues. Suite au débat, son état de santé s’est progressivement aggravé jusqu’à sa mort précoce le 30 décembre 1954, à l’âge de 40 ans. Au lendemain de son décès, il a été honoré par les mêmes critiques qui l’avaient auparavant attaqué, et qui célébraient soudain en lui l’un des plus grands affichistes polonais, artiste maudit dont la conception graphique avait été trop précoce pour être entièrement comprise. Dans la presse quotidienne et spécialisée, les articles, réhabilitant son « œuvre » jugée préalablement à tort « formaliste » et « surréaliste », furent illustrés par toutes ses affiches qui avaient fait l’objet d’une critique virulente. « Aujourd’hui, nous voyons clairement l’absurdité des tentatives de remplacer l’affiche par une mauvaise image »30 constate Lasota, critique qui encore quelques mois auparavant, attaquait les affichistes polonais pour leur « formalisme » et leur « surréalisme ». Le prix Trepkowski de la meilleure affiche politique fut inauguré à peine deux mois après sa mort. Les Éditions Artistique Graphique, qui avaient refusé de publier son affiche pour le film Étape ultime, annoncèrent la publication d’une monographie consacrée à l’artiste. Le 16 avril 1955 (trois mois et demi après son décès), une exposition rétrospective lui était consacrée à la Galerie Nationale « Zachęta » où, parmi les 79 affiches présentées, figuraient non seulement celles qui s’étaient trouvées sous le feu des critiques, mais aussi ses réalisations des années 1930.

28La réhabilitation de Trepkowski témoigne d’un changement progressif de cap dans la politique culturelle en Pologne Populaire, après la mort de Staline en mars 1953. Dès l’automne 1953, de nombreuses expositions d’affiches polonaises furent organisées en Europe. Leur succès, ainsi que leur renommée grandissante à l’étranger, ont participé à la prise de conscience par les dirigeants politiques que l’affiche culturelle d’artiste pouvait servir comme nouveau moyen de propagande. Elle leur permettait en effet de démontrer que, dans un pays communiste, des événements culturels de très haut niveau artistique, reconnus par les instances de consécration des pays capitalistes, pouvaient avoir lieu, ce qui, par conséquent, devait prouver la suprématie du système communiste sur le système capitaliste.

29Depuis, les dirigeants se sont investis dans la promotion de l’affiche culturelle. Les institutions étatiques, telles que les Éditions Artistique Graphique (WAG), la Centrale de location de Film (CWF) sont devenues de véritables mécènes pour les affichistes. Ces institutions leur ont permis la création d’affiches d’auteur, notamment dans le domaine du cinéma et du théâtre. Dans ce cadre, ils pouvaient s’exprimer librement sur le plan formel, ce qui constituait un véritable avantage, notamment par rapport à la peinture. Par ailleurs, si l’affiche ne transmettait pas de messages anticommunistes, le tampon de la censure, obligatoire avant chaque publication, se résumait souvent à une simple formalité. Notons encore que les commandes étaient garanties tout au long de l’année, ce qui mettait les affichistes dans une situation financière privilégiée.

30La mort de Trepkowski a marqué un tournant dans la revendication du statut d’auteur par les graphistes polonais. Les artistes ont non seulement pu continuer à créer sans contraintes publicitaires, mais ils ont également acquis une liberté dans l’interprétation du sujet artistique, réalisant des compositions graphiques dont les motifs et les moyens d’expression correspondaient à leur vision personnelle. Leur statut d’artiste s’est ainsi confirmé et la protection de l’état, symbolisée par l’achat journalier d’une chemise blanche par Waldemar Świerzy et Roman Cieślewicz, a rendu leur statut social très confortable.

31Malgré tout, en analysant le phénomène de l’École polonaise de l’affiche, il faut toujours tenir compte du fait que, malgré les apparences, les graphistes n’ont jamais été entièrement libres de leurs décisions et que la liberté de création leur a été accordée par un système totalitaire.

32(Université de Lausanne)